1Translated Accounts, publié en 2001, est le seul roman de Kelman qui juge nécessaire d’afficher sur la couverture le sous-titre « a novel » tant le procédé d’assimilation du textuel et du contextuel semble d’emblée problématique. S’éloignant en apparence d’un mode narratif empruntant à une forme de naturalisme militant, Kelman poursuit en réalité un but manifeste dès son premier roman The Busconductor Hines (1984), celui de placer la représentation au centre de son projet littéraire. Dès ses premiers récits en effet, la concentration de Kelman sur le monde ouvrier écossais dont il est issu, l’absence quasi-totale d’intrigue au profit du contexte et du voyage psychologique, la fusion de l’oral et de l’écrit dans un rendu de ce qu’il nomme lui même « la voix » de ses personnages, et la dissolution du discours direct dans le discours indirect libre, confèrent à ses fictions un statut de texte médiateur, véhiculaire d’un contexte socio-politique et moral problématique qui confine parfois à l’indicible, comme le souligne le critique Cairns Craig : « Kelman’s depiction is not of a working-class community so much as of a working-class world which has become atomised, fragmented, and in which individuals are isolated from one another » (Craig 101).
2Dans Translated Accounts, par un travail textuel qui met en relation étroite la notion de texte(s) avec celles de contexte(s) et de hors texte, le texte devient texte médiat, lui même signe, signifiant à la recherche d’un signifié impossible plutôt que description d’une incommunicabilité fondamentale. Une brève préface indique en effet que la totalité des repères spatiaux-temporels et à valeur contextualisante seront d’emblée supprimés du roman : « These “translated accounts” are by three, four or more individuals domiciled in an occupied territory or land where a form of martial law appears in operation » (ix).
3Quant à la nature du texte, la préface n’est guère plus explicite, insistant essentiellement sur sa propre nature composite : « Narrations of incidents and events are included ; also reports, letter-fragments, states-of-mind and abstracts of interviews, some confessional » (ix).
4Enfin l’obstacle qui sera fait à l’interprétation pour le lecteur est confirmé par l’allusion à un mystérieux brouillage informatique, ou « computative mediation » (ix), qui insiste sur le caractère arbitraire de telles interventions et manipulations sur la transmission du sens. C’est donc sur l’aliénation et la marginalisation de l’interprétation qu’insiste le narrateur de la préface, en s’appuyant dans les récits — ou « accounts » — sur la difficulté pour les narrateurs de se distinguer les uns des autres, et pour le lecteur d’associer le texte à un contexte (extérieur : historique, social, politique ou artistique, ou à visée interne : une unité de signification strictement limitée au monde de la fiction) lui permettant de trouver un sens au texte, de reformer le puzzle afin d’avoir accès à « toute l’histoire », ou « roman ». Une telle entreprise, au demeurant, est condamnée par le texte dès le début puisque, comme le souligne le narrateur, le lecteur est transporté dans un univers fictionnel dé-référentialisé dans lequel les réflexes habituels de recherche de signification ne s’appliquent pas : « I did work as was necessary. Work that I did, I can say she did not approve. She said so, that it had no importance in this world that we share, she said this to me. Meanings. She said of meanings, no meanings. What are meanings? » (68)
5Le lecteur est donc invité à se promener dans un univers de signes discursifs qui oscille entre une teneur franchement hostile à la contextualisation, tel le 5ème « récit » :
tildnottildforSummaryinformationor@ifdotcomwhatlanguage úüÖ+Oh’ë +£ÿ0 ê ò W Ê ~ & 2 > F N Z u @ifdotcom } not paid me paid me no heed à  [ëÉMbõ Ö { i ì + _ Templates :normal ! There was no curfew that evening ‘@úòo æ @ no, here was no curfew, not that evening they spectated also, young and elderly people for babies saw them guest in our country not paid me paid me no heed and fixed bayonets, Äv”úÅA @ $ %a æ @ evening –œ +∞±◊v i ! (37)
- 1 Comme l’indique Graeme McDonald, insistant sur le fait que « the reader is […] manoeuvred into an i (...)
6et, dans la plupart des cas, une collection de fragments, des récits plutôt que des chapitres, placés entre guillemets, juxtaposés, morcelés, incomplets, interrompus, épars. L’impossibilité de « traduire » une réalité elle-même en fuite adopte dans ces textes la forme de difficultés linguistiques récurrentes. L’interprétation est alors correction1 ; elle est nécessairement aliénée, décalée, marginalisée, c’est-à-dire alignée sur un contexte d’aliénation et de déplacement. À cet effet, le texte met en place des « cercles contextuels », avec pour tâche essentielle pour le lecteur de re-contextualiser, de reconstruire un, le plus souvent plusieurs contextes. À l’image du texte 46, intitulé « this comes back », qui retrace à l’envers le chemin de la violence subie par le narrateur-focalisateur, du corps brisé à la douleur en remontant jusqu’à l’agression, l’interprétation se doit de suivre le chemin inverse de celui qu’elle emprunte habituellement : le lecteur doit reconstruire le ou les contextes qui sont à l’origine du chaos narratif à partir des fragments épars d’une syntaxe brisée, d’une ponctuation aléatoire, d’un vocabulaire qui procède allusivement, en créant un paysage de terreur à l’aide de quelques néologismes tels que « securitys », « authoritys » et « terrortory », et de voix narratives non identifiables. Les cercles contextuels dessinés par les récits rendent cette tâche ardue, car le discours semble escamoter son objet sous les yeux du lecteur : telle cette « designated area » (159) qui, contrairement à ce qu’indique la formulation, n’est nullement spécifiée au préalable ; tels encore les « fragments of letters » désignés par la préface qui, lorsqu’ils sont enfin convoqués par le texte aux récits n° 43 et n° 45, semblent s’effacer eux-mêmes dans une répétition insensée ; tel enfin le contexte socio-historique qui, fait surprenant pour Kelman, n’apparaît dans le texte que sous forme de résurgence, comme le reflux d’un texte post-chaotique modelé sur l’univers de ce roman, qui rejette des épaves de discours morcelés. De surcroît, le champ sémantique convoqué, bien que créant un supertexte de science fiction, se révèle lui aussi problématique, car n’empruntant à ce type de fiction à formule qu’un seul de ses éléments : le lexique. Les « translated accounts » apparaissent alors clairement pour ce qu’ils sont, des transformations, des obscurcissements de la communication, en bref, plutôt des « mistranslated accounts ».
- 2 Les deux premières définitions du verbe sont en effet « to explain or express in simple or less tec (...)
7De la même manière, le texte présente plusieurs « narrateurs », « traducteurs » d’une réalité, d’une « vérité » (« I tell the truth », « I so was witnessing » (119) répètent inlassablement ces narrateurs), d’un contexte situé hors du temps et de l’espace. Ces derniers contribuent eux aussi à l’obscurcissement textuel en contredisant leur propre rôle qui, si l’on s’en tient à la définition de l’OED pour le verbe « to translate » tendrait à rendre intelligible ce qui est obscur2. En effet la suggestion de redondance émise par le titre du roman (« translated accounts » plutôt que « translations » ou « accounts »), et par la forme plurielle, l’absence de linéarité entre les récits, voire également d’attribution distinctive à chacune des voix narratives présumées distinctes sont autant de facteurs qui s’interrogent sur le véritable statut discursif du ou des narrateurs dans le roman. Dans ce domaine, la fragmentation est une fois encore employée, créant dans le texte l’impression que deux voix narratives sont non pas à l’origine de deux récits, mais plutôt qu’elles sont superposées à l’intérieur du même : « Before she had left these days ago I was sleeping she would be on this chair, unable to sleep, wondering that I did so, why was that » (66).
8La polyphonie devient alors hétéroglossie, chaque voix se trouvant insuffisamment contextualisée pour être intelligible isolément (telles les « fragmented letters », ou les voix véhiculant des bribes de phrases dans les couloirs de l’institut de Lanark, d’Alasdair Gray). Cette hétéroglossie se présente, littéralement, comme une véritable cacophonie, ainsi que l’indique le narrateur du texte n° 21 : « These other voices never cease. Varied elements, words sometimes distinct. The people there did not notice the voices » (152).
9De cette cacophonie émerge un chahut narratif qui à son tour propose une définition du monde fictionnel comme une sorte de « cacotopie », un empilage pêle-mêle d’ontologies distinctes bien qu’interdépendantes. Le texte, à l’image du contexte convoqué, se pluralise, les textes se télescopent dans une concurrence des mondes fictionnels qu’ils établissent. Aidé par le mince contexte fictionnel, l’acte de narration devient alors un acte de violence, de combat, une sorte de guerre textuelle, dont l’indétermination géographique — « a land where a form of martial law appears in operation » — ne serait finalement qu’une vague allégorie. Un des narrateurs ne fait pas mystère de cette nécessaire domination de l’acte narratif : « If I am dangerous to human beings, respect derives from there. It is no criticism. […] You condemn it, saying words with hostility, some, but this work is necessary work, it is to be done, myself yourself, we do it, if not who, if we do not. Please, I said » (73).
- 3 Voir par exemple l’article « The Importance of Glasgow in My Work », SRA 81.
10La table des matières, liste de mots entre guillemets, fournit alors une version visuelle de cette suggestion d’explosion. Un des « fragments », au chapitre 22 par exemple, laisse entrevoir le monde référentiel dans lequel un narrateur dont la voix masque mal celle, sarcastique, de Kelman reprend des thèmes et une rhétorique que l’on retrouve dans les essais de ce dernier. L’article intitulé « Elitism and English Literature, Speaking as a Writer », par exemple, aborde en effet la question de la volonté de Kelman d’inscrire ses romans dans la réalité géographique et contemporaine de l’Écosse moderne, sa résolution maintes fois exprimée d’écrire en tant que membre de sa propre communauté3, qui implique un refus de sélectionner, « d’arranger » le langage :
You cannot write a story without language. That seems an odd statement. Yet received wisdom in this society has demanded it. Yes, they say, go and write a story, whatever story you want, but do not use whatever language is necessary. […] go and write a story about a bunch of guys who stand talking in a pub all day but if you have them talking then do not have them talking the language they talk.
Pardon?
Write a story wherein people are talking, but not talking the language they talk.
Oh.
By implication those in authority ask the writer to censor and suppress her or his own work. They demand it. If you do not comply then your work is not produced. (ATGS 64-65)
11Le récit intitulé précisément « intercession :selection? » est assez littéralement un « translated account », une transposition de cet extrait dans l’idiome du roman, ou encore une évocation du rôle de l’écrivain, et de la marge très étroite accordée à l’auteur écossais : « None thinks the value of what we do diminished. Selection is resolved earlier, it is prior to what we do. What we do is no less integral. It should not be downgraded, this at all costs. To downgrade what we do is a knife-thrust into the core of that culture which is to say their culture, I do not say ours » (153).
12Avec ce fragment, le contexte prend, de manière éphémère, le pas sur les considérations formelles. Pour autant, le référentiel, l’extra-textuel, n’est qu’un des espaces fictionnalisés proposé par la cacotopie du roman. En d’autres endroits, le contexte est lui aussi problématisé. Le récit n° 10 par exemple met en scène de manière très formelle l’étrange procès d’un chien ayant mordu une petite fille. Ce fragment, par son sujet à la fois dérisoire et embrouillé, démontre la capacité de désinformation et de propagande de toute narration. Il vient en outre compliquer de manière semble-t-il gratuite le paysage narratif global, en agissant comme un frein dans la tentative du lecteur de reconstituer « toute l’histoire ». Le roman se présente alors comme une dés-écriture qui souligne sa propre narration comme un acte de dé-représentation : un de ses personnages qui tente de survivre dans l’univers textuel, littéralement, en demandant à son interlocuteur-narrateur de ne pas le supprimer, apprend qu’il est au mieux un leurre, au pire un élément superflu dont il convient de se débarrasser :
He has one daughter, said the decoy, I have two […].
Our colleague held up her hand to him. Why are you speaking ? You have nothing of this, no longer, it does no concern you. This is a new situation, surely you have understood it […].
You are the decoy, I said.
You are taking no part, said our colleague. (246)
- 4 Voir : « “if that there King was to wake,” added Tweedledum, “you’d go out — bang ! — just like a c (...)
13Dans cette scène métaleptique qui dérive de Lewis Carroll4, c’est le processus représentatif lui-même qui vascille, ainsi que nous le rappellent inlassablement les fantomatiques narrateurs-rapporteurs :
- 5 La faute de syntaxe vient renforcer ce postulat en résistant activement et manifestement à l’interp (...)
« People can to exist, not exist5 ».
« it is said that I did »
14Dans le chaos narratif, c’est le statut ontologique de cette base de l’acte fictionnel qu’est le narrateur qui se trouve mis en danger. En témoigne l’extrait n° 7, faussement intitulé « lives were around me », qui procède en réalité à une annexion de territoires fictionnels qui lui sont étrangers. En effet, le chapitre décrit l’acte en apparence banal pour le narrateur de s’asseoir dans un café pour être servi :
Now the waiter, an older fellow, moving as though to approach my table […]. He was always a waiter, not having progressed. This was his final opportunity. Even so he could not ever be good, not at a job such as this. No, he could not even smile. […] He tells his wife, I cannot even smile.
But you must try.
I try. (55)
15La mutation est pourtant de taille : la focalisation passe dans cet extrait de la simple spéculation externe sur à l’évolution psychologique des serveurs à une construction fictionnelle sous les yeux du lecteur. Le paysage chaotique, désertique et de désolation se mue soudain en paysage mental, en une représentation de la psyché d’un auteur, ou de plusieurs auteurs dont la conscience aurait explosé dans le roman. Car en effet, le serveur, objet de la narration, vient dans ce chapitre à son tour « intérioriser », identifier la narration comme émanant de sa propre imagination, prolongeant ainsi la suggestion de mise en abyme : « These waiters watching her. Yes, beautiful woman. I saw the elder waiter observing also, not antagonistic, inventing our story. He would say it to his wife this afternoon. (59) [C’est moi qui souligne.]
16Le texte et le contexte deviennent alors des données relatives, chacun devenant à son tour victime de l’autre. Les multiples re-contextualisations nécessaires au lecteur pour attribuer une cohérence à l’ensemble proposent un détournement de l’acception théologique du verbe « to translate », celle qui indique un « transfer ([of] a person) from one plane of existence to another », et la succession frénétique de ces transferts suscitent un véritable vertige ontologique qui tend vers une hypothèse chaotique : le 9ème récit, dont le titre « I do not know about morale » évoque vaguement la guerre, suggère un univers post-apocalyptique dans lequel la réalité a été dévorée par un monstre au gigantisme abstrait — le cerveau humain : « We make our shapes, our own fictions. We see these blueblack clouds and shadows, all presences, people now dead in life, living inside our brains » (66).
- 6 Cela est confirmé par le contenu de ce chapitre qui décrit l’enfermement du narrateur- auteur dans (...)
17Le titre du récit n° 8, « words, thoughts » résume à lui seul le statut discursif- non-discursif de chacun des « translated accounts »,ou encore le moment où le mental est inexorablement rattrapé par le verbal, le discursif6. L’instabilité est extrême, le contexte n’est plus qu’un artefact destiné à fournir une existence à des personnages échappés de l’esprit du narrateur, le texte se mue alors en gigantesque piège, une prison narrative pour narrateurs transformés en captifs d’une machine qui les dépasse. Dans cet un univers emprunté à Beckett et à Kafka, la figure narratoriale prend soudain avec horreur conscience de l’enfermement qui le confine dans un monde, un « terreurtoire » de discours, où il se heurte inexorablement aux limites, à un « périmètre » : « She also looked to the window, there were the mountains. Night sky […]. From this place it is also beautiful, there is not the sea, we observe no sailing vessels, the world does not lie beyond, or if so, may it, this world is bounded, there are perimeters, perimeter, one sense of that world which is our world, forced onto ourselves, we ourselves, our people » (66).
18Le terreurtoire se précise, se décrivant comme un paysage mental traumatisé :
Men ejaculate, commit masturbation. […] Men masturbate, commit suicide. […]
Why I had survived this period. As we all, we talk. We have habits, they come to our assistance. If there may be questions, I do not think so. People were violated. I do not hide it from myself, certainly. I ask what might others have done. I myself was not humiliated, not violated. I am certain, of course. (142)
19La fragmentation à la fois textuelle et mentale prend alors des allures de stratégie de résistance dans un effort, ainsi que l’indique le titre « I speak of these men », de verbaliser, de fictionnaliser la réalité mortifère. Les récits 50 et 51 insistent sur la résistance, une volonté désespérée d’échapper à l’innommable, symbolisé par la confrontation du narrateur avec un cadavre humain à la fois décomposé et animé : « I had been walking steadily, for how long I do not know. Of course in my own thoughts. […] And looking back seeing the carcass, that it moved, I saw it, the body of the dead man moving it did, moved » (309-313).
20La stratégie d’évitement peut prendre diverse formes, de l’intégration forcée de l’indicible — « I adapt, also. I adapt. We adapt. We all adapt » (313) — à une volonté martelée de fuite, ainsi que le suggère les répétitions : « I walked on walked on » (310). L’ultime constat est cependant un aveu d’échec, sorte de retour au statut secondaire sur lequel le récit tout entier est fondé, et qui est indiqué par le titre du roman : la traduction est un acte qui ne permet pas l’issue créative ; elle est plutôt une simple répétition du piège que le récit peut tout juste transposer, déplacer ou encore répéter. La médiation est, sinon impossible, en tout cas aveu d’impotence. Le texte n’est pas le moyen essentiel de transmission de « toute l’histoire » : « I can speak, speak not speak, I have no power » (315) indique le narrateur.
21Dans un univers dans lequel le contexte devient, comme l’univers textuel, comme les figures narratoriales, une donnée mentale, la réalité a disparu pour devenir un souvenir, une continuation dans le monde de la narration. Le récit opère alors une dé-contextualisation du contexte en l’englobant dans le textuel, le « mental » de cette voix méta-fictionnelle. Ce gouffre ouvert par le récit dès le premier tiers est celui au dessus duquel les « traducteurs » jettent leurs récits, leurs « accounts » dérisoires qui, dans une dés-écriture effrénée — attestée par le mode narratif postulant et niant dans la même assertion (« kill not kill », « speak not speak »), ne peuvent qu’éclairer la brèche, la béance ouverte par la narration. Le narrateur en conclut : « I crossed the footbridge and to the other side, being anywhere now, away, no other possibility, none other existed » (211).
22La médiation est enfin perçue comme impossible car le langage lui-même se dérobe : « Were-couldby w I wasI thought that i. It was a fantasy while waking and no dream. could could, can feel it nowwe tightly yetwaslingd » (215) jusqu’à sa propre extinction :
My heart is a normal heart, signalling my death when the beating stops. Her death as the beating stops
I have no language now. (215)
- 7 Voir par exemple : « Conversations took place rarely in public, people would not put themselves at (...)
23Le texte peut alors paradoxalement montrer sa fascination pour les obscurités de la médiations, pour les manipulations secondaires que, par le recours à l’intertexte, par l’invasion du texte par le hors texte, il fait subir non seulement au sens mais aussi au contexte. L’ingérence du hors-texte devient la seule issue, un autre discours de l’indicible. Il reconstruit une trame intertextuelle qui opère une sorte de fusion entre le Château de Kafka et 1984 d’Orwell7. Il crée un rythme qui vient se substituer au texte pour rendre intelligible l’impression d’enfermement par la répétition syncopée de fragments de phases (I tell the truth (119), « yes it is true » (306), I have narrated it » (124), « I can speak » (315), « I am not sarcastic », « I did not kill him » (300)). Ces répétitions à elles seules tissent un nouveau texte, par le processus mental qui conduit le lecteur à rassembler ces fragments signifiants dans une sorte de supertexte plus suggéré que véritablement construit, à l’image du supertexte de science fiction.
24Le rythme syncopé, l’agencement des mots qui semble souvent plus imputable à leur sonorité et à l’effet que produit leur combinaison, évoque, outre la prose expérimentale de Joyce dans Finnegans Wake, outre la poésie de Tom Leonard, la musique comme mode de composition. Kelman fait souvent mention de son intérêt pour le blues américain comme source de stimulation pour son œuvre. Translated Accounts, par son évocation du rythme et du ton des chansons rap des années 1990 et 2000, réaffirme, après deux décennies de comparaison de son œuvre avec celles de Kafka et des philosophes existentialistes, la volonté de son auteur de parler d’une voix qui emprunte à la culture populaire, ainsi que le pratique Irvine Welsh, figure de proue d’une « repetitive beat generation » (Redhead).
25De même, le texte semble répondre à l’impossible médiation, impossible traduction, par une tentative de mettre en place un hors texte visuel. Une description méticuleuse d’échanges de regards dans le récit, instaure une thématique de l’espionnage, de l’observation, centrée autour d’un personnage de « watcher » introduit au texte 12, qui apparaît et disparaît de manière aléatoire, créant en cela une sorte de sous-texte de la communication, chaotique et épisodique elle aussi, d’un sens non verbal par la seule dimension visuelle. Enfin, dernière manifestation du hors texte, les degrés variables d’intelligibilité du texte (de l’absence totale comme dans le récit n° 5, à un rétablissement quasi systématique de la syntaxe ainsi que d’une ponctuation conventionnelle) viennent commenter sur la proximité plus ou moins grande de l’abîme qu’approche le texte : plutôt qu’une simple analepse, ce dernier semble en fait construit comme un périlleux voyage effectué à tâtons, retraçant le chemin de l’horreur et de l’indicible des premier chapitres, vers une rationalisation passant par un rétablissement de la ligne de démarcation entre la vie let la mort, l’existence et le néant. Le cadavre grouillant du récit n° 50, symbole protéiforme s’adaptant aux diverses interprétations des récits, vient paradoxalement ponctuer les tentatives de médiation — les « traductions » — d’une grotesque et finale surenchère qui problématise ou infirme cette démarcation.
26En réponse à l’accusation souvent formulée du caractère non dramatique de sa fiction, Kelman a fréquemment commenté sa volonté de mettre en lumière ce qu’il nomme « l’horreur ordinaire », ou « the things that make up everyday reality for such an enormous proportion of the population » (McNeil 9). Translated Accounts propose une version littérale, sans compromis de cette volonté. Lorsque la signification s’enfuie, le texte se heurte au « périmètre », à la limite d’un contexte de production tout autant que de réception qui l’invalide, ainsi que le souligne la femme anonyme du chapitre intitulé « if I may speak » :
The woman did not hear me. What will you do for us ?
I said to her, He will tell our stories, he will tell them to all people.
No, she said, stories for our people and stories for foreign people will differ. […] There are the stories, yes, they can be the stories one will recount but some will not. Some cannot recount stories, these stories, any stories. (208)
27Ce sont donc, en dernière analyse, à une série de « un-translated accounts » qu’est convié le lecteur de ce roman, une démarche expérimentale qui, pour paraphraser l’extrait ci-dessus, vise à présenter une « histoire pour notre peuple » dans l’idiome (théorique, et non plus simplement linguistique) de ce dernier. Le dernier récit, constitué de quelques lignes, porte alors son titre « it is true » comme une torche éclairant le vide, la brèche ouverte par l’acte de narration. À cette affirmation répond celle, ultime, de la valeur de la création artistique pour Kelman, telle que définie par l’auteur lui-même en 1999 : « There is one thing integral to what I am saying and that is freedom. More than anything maybe that is what it comes down to. Art is one of the only places on the planet where you can find freedom ; remember that » (ATGS 445-6).
28Translated Accounts, en proposant au lecteur un exploration de ce territoire abstrait, cet « endroit sur la planète », l’autorise finalement à faire sienne cette appréciation du narrateur : « I have arrived to there. Yes a journey » (152).