- 1 Mat Collishaw, Albion, 2017, aluminium, lecteur multimédia, miroir, peinture, échafaudage, accessoi (...)
1Présentée au cœur d’une salle plongée dans l’obscurité, au sein d’un cube d’échafaudage, l’installation vidéo Albion1 (2017) met en scène l’apparition spectaculaire de l’image reconstituée d’un vieux chêne imposant. L’arbre, à la blancheur spectrale, dépourvu de feuillage et soutenu de multiples béquilles, effectue une très lente rotation, à peine visible à l’œil nu, pour une révolution complète toutes les trente-trois minutes (« Preserving the Past » 15). L’œuvre repose sur un dispositif complexe de projections et de réflexions optiques qui n’a pas été décrit en détail par son auteur, mais qu’il semble possible de reconstituer. Un vidéoprojecteur situé en hauteur diffuse l’image d’un arbre qu’un miroir adjacent de petite taille réfléchit sur le sol. Cette même image est à son tour renvoyée sur un large film miroir transparent rectangulaire, incliné à environ quarante-cinq degrés, puis, une dernière fois, dans l’œil du spectateur. Ce recours aux principes de l’illusion dite du fantôme de Pepper suscite ainsi une vision quasi hologrammatique d’un chêne en mouvement. Selon où le visiteur se trouve dans la salle, devant ou derrière le grand film miroir incliné, cette vision apparaît ou disparaît.
- 2 Perry Grayson. The Matching Pair, 2017, céramique peinte, deux pièces, 105 x 50 cm et 105 x 50 cm, (...)
2L’œuvre Albion, réalisée par l’artiste anglais Mat Collishaw, qui demeure l’une des figures de proue de la génération provocatrice des Young British Artists, fut immédiatement perçue comme une œuvre très contextuelle, une forme de réponse artistique au Brexit décidé par référendum un an auparavant, le 23 juin 2016. Les débats autour du retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne avaient révélé les nombreuses et profondes tensions, voire fractures, politiques, idéologiques mais aussi socio-économiques et culturelles au sein de la nation britannique, cette étrange entité composite réunissant depuis le dix-huitième siècle nations anglaises, galloises et écossaises. Depuis des décennies, de nombreux spécialistes du champ politique britannique ont montré combien cette entité se trouvait de plus en plus déstabilisée : par le processus de décolonisation et la déconstruction progressive de l’Empire britannique d’abord, par les divers processus de décentralisation entamés dans les années 1970 (devolutions), ensuite, qui ont culminé avec le référendum pour l’indépendance écossaise en 2014. C’est ainsi une division viscérale du territoire, voire du corps national que l’artiste britannico-indien Anish Kapoor a matérialisé par une tranchée organique très évocatrice dans son photo-montage A Brexit, A Broxit, We All Fall Down, une œuvre de commission publiée dans le journal britannique The Guardian en 2019. Dans The Matching Pair2, l’artiste anglais Grayson Perry réalisait déjà en 2017 un Brexit artwork composé de deux céramiques faussement jumelles, tentatives impossibles d’incarnation d’un corps collectif fracturé (Bernard). Perry avait choisi de réunir sur leurs surfaces des motifs évoquant à la fois les imaginaires collectifs des partisans du Brexit et ceux d’un Royaume-Uni européen.
3L’enracinement de l’œuvre de Mat Collishaw dans le contexte du Brexit paraît moins évident à première vue que dans les travaux de Kapoor ou de Perry. Ce lien est en effet d’abord plus lisible que visible. C’est par son titre, en premier lieu, que l’œuvre Albion prend valeur de commentaire sur l’état de la nation anglaise dans le contexte du Brexit, qui a joué le rôle de révélateur d’une crise identitaire non pas seulement de la nation britannique, mais également de la nation anglaise. Nom donné par les Grecs puis les Romains à la Grande-Bretagne ou plus précisément à l’Angleterre, le vocable « Albion » est vraisemblablement dérivé du latin albus en référence à la couleur blanche des falaises de Douvres telles qu’on les aperçoit depuis la Manche ou le continent européen (Readman 31). Depuis des siècles, le terme « Albion » renvoie à une certaine vision nostalgique de la nation anglaise, une vieille Angleterre fantasmée et mythifiée. Ainsi, quand l’écrivain Peter Ackroyd enquête sur l’essence-même de l’anglicité, dans son importante fresque sur l’imaginaire national anglais de 2002, c’est le terme d’« Albion » qu’il choisit de convoquer (Ackroyd). Le chêne, présenté dans le dispositif complexe décrit plus tôt de l’installation de Collishaw, Albion, se présente donc comme une allégorie de la nation anglaise.
4Il s’agit ici d’explorer comment, à travers l’œuvre Albion, l’artiste Mat Collishaw orchestre une mise en scène de la crise identitaire britannique, et en particulier anglaise. L’étude de cette œuvre, qui fera appel à l’histoire culturelle et l’histoire de l’art, nous permettra de réinterroger le rôle de la production artistique britannique dans la construction, la fabrication, mais aussi la déconstruction du grand récit identitaire britannique et anglais. Il s’agira d’abord d’élucider les nombreuses références culturelles et iconographiques de cette œuvre de nature très référentielle, voire sur-connotée. Nous replacerons en particulier l’installation dans la tradition picturale et photographique du portrait d’arbre, avant de rappeler la place ambivalente du chêne représenté dans la mémoire politique nationale et son imaginaire iconographique. Ce premier grand moment nous conduira ensuite à envisager Albion comme un dispositif réflexif et critique interrogeant l’identité anglaise et sa crise. Enfin, nous réfléchirons à la manière dont l’œuvre exploite la persistance, voire la « survivance », pour reprendre le terme de Didi-Huberman dans son étude d’Aby Warburg (Didi-Huberman), du pouvoir de fascination et d’illusion exercé par le symbolisme national.
5L’installation de Mat Collishaw offre au regard un véritable portrait d’arbre en majesté. En cela, elle rentre directement en dialogue avec la tradition picturale — puis photographique — du portrait d’arbre remarquable qui se développa à partir de la fin du dix-huitième siècle en Grande-Bretagne. L’avènement de ce sous-genre de la peinture de paysage coïncida avec l’émergence d’un « culte » (Thomas 212) national voué à l’arbre, comme l’explique Keith Thomas dans une section de son importante histoire du rapport à la nature en Angleterre. L’arbre devint alors un objet de discussion et un sujet de représentation privilégiés :
To Alexander Pope a tree was ‘a nobler object than a prince in his coronation robes’, while for William Shenstone ‘a large, branching, aged oak’ was ‘perhaps the most venerable of all inanimate objects.’… English gentlemen, observed Washington Irving, spent hours discussing the shape and beauty of individual trees, as if they were statues or horses…(Thomas 213)
6Dans ce contexte furent publiés un grand nombre d’ouvrages portant sur des arbres célèbres, anciens et jugés particulièrement beaux ou remarquables, en particulier, dans les années 1820, Sylva Britannica (Strutt) et Eidodendron (Burgess). Ces deux livres sont richement illustrés de gravures — des « portraits » d’arbre pour leurs auteurs : c’est ainsi que Jacob George Strutt sous-titre son ouvrage (Portraits of Forest Trees, Distinguished for Their Antiquity, Magnitude, or Beauty), et ainsi que Henry William Burgess les appelle dans sa préface (Burgess iii).
- 3 Thomas Gainsborough, Study of Beech Trees at Foxley, 1760, craie, aquarelle et bodycolour, 28,7 x 3 (...)
- 4 Paul Sandby, An Ancient Beech Tree, 1794, aquarelle, 42 x 58,4 cm, Victoria and Albert Museum, Lond (...)
7Dans British Vision, l’historien de l’art John Gage revient sur les origines picturales du portrait d’arbre. L’analyse d’un tableau du peintre anglais Thomas Gainsborough, Study of Beech Trees at Foxley3 achevé en 1760, lui permet d’en dégager les principales caractéristiques (Gage 45-6). Invité à Foxley, propriété de son ami et théoricien du pittoresque anglais Uvedale Price, Gainsborough réalisa le portrait d’un hêtre ancien du domaine. L’arbre est dépeint dans toute sa singularité : il ne s’agit pas de représenter un arbre symbolique, comme dans la peinture religieuse par exemple, ou encore dans l’imagerie visuelle des emblèmes de la Renaissance. Il ne s’agit pas non plus d’une vision naturaliste de l’arbre envisagé en tant que spécimen. Pris dans son individualité et son environnement, le hêtre ne joue pas le rôle de coulisse ou de repoussoir comme dans la peinture de paysage classique de Claude Lorrain ou de Nicolas Poussin ; il est le sujet véritable du tableau. En effet, le peintre place le hêtre remarquable, qui se trouve au sommet d’une petite butte, comme sur un « piédestal » (Gage 45), presque au centre de sa composition. Sur la demande de John Stuart, le troisième Comte de Bute, l’aquarelliste anglais Paul Sandby réalisa de manière analogue huit portraits d’arbres remarquables dans son domaine de Luton Park dans le Bedfordshire entre 1765 et 1767 (Payne 45-47). Un portrait exécuté quelques décennies plus tard, An Ancient Beech Tree (1794)4, illustre, selon l’historienne de l’art Christiana Payne, son attention à la personnalité individuelle de chaque arbre (Payne 47).
8Les arbres faisant l’objet de portraits présentaient généralement les qualités privilégiées par les théoriciens du pittoresque tels que Uvedale Price et William Gilpin (Gage 45) : un âge avancé, une envergure imposante, un tronc massif souvent noueux ou creux et une allure tortueuse avec des branches croulant parfois sous le poids des ans (Barnes 10). Dans Remarks on Forest Scenery, and Other Woodland Views (Gilpin), publié en 1791, Gilpin célèbre également des arbres remarquables particuliers, dont il propose, selon le terme de Christiana Payne, des « biographies » retraçant les histoires associées à chaque individu (Payne 22). Cet intérêt pour le destin singulier de chaque arbre, pour son environnement physique, géographique mais aussi culturel ainsi que pour son enracinement dans les histoires locale, nationale, voire impériale, est caractéristique du genre pictural du portrait d’arbre :
Artists took care to be accurate, not just in distinguishing the species, but in showing how an individual tree had grown over the years. The events it had witnessed, the role it had played in its surroundings, the stories associated with it, all of these were woven into the accounts of particular trees. (Payne 89)
9Cette importance accordée à l’individualité, voire à la personnalité d’arbres remarquables ainsi anthropomorphisés et historicisés se retrouve dans la photographie de nature à l’époque victorienne. Les arbres sont des sujets très fréquents pour les premiers photographes (Barnes 9-10, Millard 25). Dans Nature and the Victorian Imagination, Charles Millard remarque l’attention spécifique portée dans la tradition anglaise pour la « particularité » (Millard 25) de chaque arbre photographié, qui ne fait presque jamais office de simple décor, même lorsque des personnes figurent dans la même image. Le chêne dans l’installation Albion reprend nombre des conventions de représentation du portrait d’arbre pictural, mais tout spécialement celles du portrait d’arbre photographique, rappelé par Millard : « trees are […] more commonly viewed from a distance, usually in winter, to dramatize their salient configurations » (Millard 25).
- 5 Andrew McCallum, Major Oak, Sherwood Forest, Nottinghamshire, 1882, huile sur toile, 266,7 x 373,4 (...)
10Dans Albion, Mat Collishaw expose l’image d’un arbre tout sauf anonyme. Ce chêne, dénommé le Major Oak, fut même élu arbre préféré des Anglais en 2014, lors de la première édition de la compétition Tree of the Year (Stafford). Il s’agit de l’un des chênes remarquables les plus célèbres d’Angleterre, qui figurait déjà dans les ouvrages recensant les portraits picturaux et les biographies textuelles d’arbres remarquables à partir du dix-huitième siècle. On retrouve ainsi, par exemple, une photographie du Major Oak dans le second des sept volumes de The Trees of Great Britain and Ireland (Elwes et Henry). Il fit également le sujet de plusieurs portraits picturaux, notamment par le paysagiste britannique Andrew McCallum en 18825. Le chêne tient son nom de l’antiquaire anglais Major Hayman Rooke, qui entreprit de décrire et réaliser dessins et gravures de nombreux chênes remarquables à l’époque de l’essor du portrait d’arbre dans les années 1790, en particulier dans le domaine de Welbeck, dans le Nottinghamshire (Rooke).
11Le Major Oak prend racine au cœur de la légendaire forêt de Sherwood, tout près de Nottingham, le lieu de naissance de Mat Collishaw. Le choix de cet arbre en particulier apparaît ainsi crucial, tant il mêle mémoires individuelle — celle de l’artiste — et collective — celle de la nation. Dans le folklore local, le Major Oak fut le repaire mythique du fameux Robin des Bois et de ses Joyeux Compagnons hors-la-loi (Stafford). Le chêne comporte en effet une large cavité en son sein où il est possible de se cacher. Pour cette raison, il a également été surnommé Robin Hood’s Oak, le Chêne de Robin des Bois. C’est aussi l’un des plus anciens chênes du territoire, âgé de plus de huit cent ans, voire d’un millénaire selon les estimations. Il est ainsi l’un des derniers vestiges survivants de la mythique forêt de Sherwood, très largement déforestée depuis le Moyen-âge. Depuis l’époque victorienne, le Major Oak se trouve au cœur d’un important dispositif touristique (Stafford). Le photographe anglais Martin Parr s’y est intéressé en 1990 dans une série de clichés de visiteurs venus en famille voir le Major Oak, l’une des principales attractions touristiques de la forêt désormais transformée en sorte de parc à thème.
12Albion met en scène un chêne, c’est-à-dire aussi l’un des symboles majeurs dans l’imaginaire visuel politique anglais. Depuis la Restauration monarchique à la fin du dix-septième siècle, le chêne est l’arbre royal (Royal Oak) par excellence. Pour expliquer cette association moderne du chêne à la Couronne britannique, le géographe culturel Charles Watkins fait référence à une anecdote historique liée à la dernière bataille de la Révolution anglaise (English Civil War), la bataille de Worcester, qui eut lieu le 3 septembre 1651. Suite à sa défaite face aux armées d’Oliver Cromwell, Charles II prit la fuite. D’après le diariste anglais Samuel Pepys, le roi aurait alors trouvé refuge dans les branchages d’un chêne récemment écimé (Watkins 136).
- 6 Thomas Gainsborough, Mr and Mrs Andrews, c. 1750, huile sur toile, 69,8 x 119,4 cm, National Galler (...)
13Dans le contexte anglais mais aussi britannique, le chêne est donc un emblème ambivalent qui convoque une mémoire politique complexe : il est à la fois une icône progressiste associée à la figure rebelle radicale de Robin des Bois, mais aussi le chêne de la Restauration monarchique, puis de la royauté, de la nation, ainsi que de l’aristocratie, puis plus largement du conservatisme. Le géographe culturel anglais Stephen Daniels rappelle ainsi le mot célèbre du philosophe Edmund Burke, comparant les membres de l’aristocratie anglaise à des chênes imposants (« the great oaks which shade a country » [Daniels 48]). Ce sont ces mêmes chênes, marqueurs visuels de pouvoir, de continuité et de propriété, que l’on retrouve dans la tradition picturale anglaise du portrait en plein air d’individus ou de groupes de la noblesse terrienne (landed gentry), comme dans Mr and Mrs Andrews (1748-49) de Thomas Gainsborough6. Jusqu’à aujourd’hui, le chêne reste un symbole conservateur privilégié ; et c’est d’ailleurs depuis 2006 le logo du parti conservateur britannique.
14Si le chêne tient une place si centrale dans la mémoire nationale, mais aussi impériale, c’est qu’il fut pendant plusieurs siècles un matériau privilégié pour la construction navale. Les chênes de la nation anglaise, ce sont les « remparts en bois » (« Wooden-walls » [Evelyn 1]) du pays, selon l’expression consacrée par l’écrivain anglais John Evelyn, et, en tant que tel, l’un des éléments stratégiques de la puissance de l’Empire maritime britannique, notamment dans ses conflits avec l’ennemi de toujours, la France. Dès la fin du dix-septième siècle, planter un chêne fut considéré comme un acte patriotique (Evelyn). Ainsi, le premier traité anglais de sylviculture, Sylva, publié en 1664 par John Evelyn, enjoignait la noblesse terrienne à planter des arbres, en particulier des chênes, pour soutenir la Royal Navy.
15Dans le contexte culturel britannique, et en particulier anglais, le chêne est donc un emblème fondamental. En choisissant un chêne, Mat Collishaw choisit de réinvestir un arbre-symbole national mythique, un motif iconographique sur-connoté et hyper-textualisé dans la culture anglaise. L’allégorie qui se joue dans Albion touche ainsi presque au stéréotype. Pourtant Albion est également le portrait d’un arbre dit « remarquable », singulier, le Major Oak, très inscrit historiquement et culturellement dans la « communauté imaginaire » (Anderson) nationale.
16Le recours à la figure du Major Oak dans Albion permet à Collishaw d’engager une réflexion critique sur l’identité anglaise. L’installation repose sur un dispositif réflexif de manière très littérale, d’abord, puisque le portrait de l’arbre est rendu visible au spectateur par un jeu de miroirs successifs. Ces multiples réflexions du portrait, dont l’enchaînement n’est pas caché au spectateur, relèvent d’une mise en scène explicite de la production, de la fabrication de ce portrait du végétal. L’arbre n’est pas simplement « là », en pure présence ; il est le résultat d’un jeu optique relativement complexe et précis à penser — à réfléchir. La dernière réflexion, c’est bien sûr celle du spectateur face à l’arbre, l’Autre végétal par excellence, si souvent anthropomorphisé, « dans [un] étrange rapport en miroir » (Dumas 54), comme le suggère le philosophe français Robert Dumas dans son Traité de l’arbre :
Individualisé, détaché de la forêt, l’arbre, comme l’homme, se dresse sur la surface de la terre. Ces deux êtres se retrouvent face à face : nous comprenons que, dans cet étrange rapport en miroir, nous n’ayons jamais cessé d’évaluer nos ressemblances et nos différences. (Dumas 53–54)
17Le portrait d’arbre dans l’œuvre de Mat Collishaw, c’est ainsi aussi un portrait qui dit, qui reflète quelque chose de soi, un soi à la fois individuel et collectif. La persistance du motif de l’arbre dans le champ littéraire — et nous ajouterons, dans le champ artistique — « laisse penser que le dossier est en cours d’instruction, que l’homme […] ne parvient pas à conclure ce débat avec l’arbre, qui masque fondamentalement un débat avec lui-même » (Dumas 54). Par cette confrontation avec le Major Oak, Albion cristallise un débat intérieur et national.
18Ce dispositif réflexif est également critique : l’arbre remarquable choisi par Collishaw, le Major Oak, est un vieillard sans feuille, présenté à l’hiver de sa vie, soutenu à bout de bras métalliques. Pour produire son portrait, l’artiste a collecté des données sur le chêne à l’aide d’un scanner laser 3D (« Preserving the Past » 15). Cet examen méthodique, qui fournit une radiographie détaillée du Major Oak, révèle à la fois la structure de l’arbre et, pour partie, sa biographie médicale. Au début du vingtième siècle, afin d’empêcher l’affaissement, voire l’écroulement de ses branches maîtresses et de son tronc creux, des chaînes et des poutres verticales métalliques furent installées (The Ancient Tree Forum). Ces dernières existent encore aujourd’hui. Les artisans locaux eurent également recours, tour à tour, à du plomb, de la fibre de verre et du béton pour remplir certaines cavités et consolider la structure du chêne (Andrews). Plusieurs de ces interventions s’avérèrent nocives à l’arbre et certains éléments finirent par être retirés. L’intention collective a toujours été, en somme, de s’efforcer de figer l’arbre, d’empêcher que l’arbre ne change de forme, qu’il ne casse, qu’il ne meure, enfin. Plus récemment, des barrières en bois ont été installées suite à une fréquentation touristique trop intense. Le blocage de l’accès direct à l’arbre a visé à limiter un tassement excessif du sol, fatal au végétal. Du paillis a également été ajouté dans l’espoir de favoriser l’aération du sol et la vitalité du système racinaire ; ces efforts se sont néanmoins révélés contre-productifs (The Ancient Tree Forum). Les êtres humains ont ainsi tenté de sauver, réparer, restaurer avec plus ou moins de maladresse l’arbre survivant, de telle sorte que le Major Oak de la forêt de Sherwood s’est métamorphosé en un être hybride, un chêne-cyborg pour ainsi dire, entre naturel et artificiel. Dans l’installation Albion, les poteaux et les branches du chêne paraissent ne faire plus qu’un.
19Ce soutien apporté au chêne de la forêt de Sherwood, qui se trouve du même coup anthropomorphisé et technologisé, est ambivalent. Comme le rappelle Fiona Stafford, il suggère certes une relation humaine de soin, d’empathie et de protection unissant toute une communauté sur plusieurs générations autour de l’une de ses figures tutélaires ancestrales (Stafford 110). Mais il évoque également un attachement nostalgique maladif, manifestation d’un conservatisme passéiste dont résulte une sorte d’acharnement thérapeutique monstrueux, que l’artiste a lui-même commenté dès les années 1990 et assimilé à une forme de « cruauté » (Patrizio 3) collective. Mat Collishaw souligne, dans un entretien consacré à l’œuvre Albion en 2017, que l’attention prêtée au Major Oak s’inscrit certes dans le cadre de la conservation du patrimoine forestier de la forêt de Sherwood, mais se justifie tout autant par le souci d’assurer la bonne santé des activités économiques locales liées au tourisme (« Preserving the Past » 15).
20L’artiste note cependant que le souci de préservation du chêne est également motivé par son « statut mythologique » (« Preserving the Past » 15) : par-delà la légende de Robin des Bois, le Major Oak convoque des mémoires culturelles nationales multiples, évoquées plus haut, qui hantent l’installation de Collishaw. Dans les années 1990, l’historien de l’art britannique Andrew Patrizio résumait la situation du Major Oak en ces termes: « It is as if the authorities are behaving like children obsessively demanding an old story to be re-read to them » (Patrizio 3). Les pratiques visant à la préservation du chêne de la forêt de Sherwood seraient alors aussi le signe d’un attachement capricieux et obsessionnel, à la fois affectif et politique, à un certain récit national. Par sa réappropriation du genre pictural, puis photographique, du portrait d’arbre et son intérêt pour le symbole du chêne anglais et pour un arbre vivant remarquable, le Major Oak, Collishaw ouvre avec Albion un espace de réflexion critique sur la « survivance » (Didi-Huberman) de traditions, de pratiques et de symbolismes culturels nationaux.
21Nous l’avons vu plus tôt, l’œuvre Albion renvoie par son titre à une nation anglaise mythique, fantasmée, nostalgique, immuable. Elle est une allégorie du corps national incarnée par la figure du chêne et, plus précisément, du Major Oak. Pourtant, dans Albion, la scanographie du Major Oak présente une figure spectrale, comme un fantôme du passé ou du présent. Le support matériel du symbole national en manque d’incarnation est cet arbre vieillissant, croulant, bricolé car jugé dysfonctionnel, présenté sous la forme d’un hologramme évanescent, qui disparaît ou réapparaît au gré des déplacements du visiteur. Il ne semble ainsi plus capable de pleinement prendre en charge le symbolisme national ; en tant que symbole devenu fantomatique, il ne peut plus fonctionner rhétoriquement de la même manière.
22Dans l’œuvre de Mat Collishaw, Albion, l’arbre est certes figé hors du temps ; mais il n’est pas figé sur un socle, il tourne sur lui-même. Cette lente mise en mouvement pourrait évoquer une lente remise en question, une lente déstabilisation de l’arbre-symbole fantasmé et fétichisé ; mais aussi une réinscription de la figure symbolique dans le temps, notamment historique, un temps dans lequel la réflexion est possible. Selon Mat Collishaw lui-même, le mouvement est ainsi un élément clef du dispositif de l’œuvre :
My desire is to show the viewer how the time in which we live affects our perception of the world around us. These days, it’s difficult to slow down and absorb imagery of the past […] We don’t generally stand around looking at a picture that’s not moving, because it’s not that interesting compared to what else is on offer. I’m trying to reintroduce the concept of time to these works, to prompt the viewer to look at each of them a little longer and thus immerse themselves in the history of each picture. (« Mat Collishaw : Albion »)
23Il ne semble cependant pas que Mat Collishaw propose une véritable déconstruction du symbolisme national dans Albion. La figure du Major Oak prise dans une lente rotation demeure avant tout fascinante et suscite l’émerveillement. L’arbre blanc surgit telle une apparition grâce à une illusion d’optique, le fantôme de Pepper, ici de taille monumentale. L’illusion du fantôme de Pepper tient son nom du chimiste anglais John Henry Pepper, qui popularisa son usage dans les années 1860 dans les fantasmagories et les pièces de théâtre d’horreur pour faire apparaître sur scène des fantômes (Leveratto et Gœtz). L’apparition du Major Oak est donc spéculaire, spectrale, mais avant tout spectaculaire, une célébration des pouvoirs de l’illusion. Elle fait sensation avant de faire appel à l’intellect. L’installation fait surgir une « image-fantôme » (Didi-Huberman 9) de manière littérale, mais également dans le sens où Didi-Huberman l’envisage dans sa lecture d’Aby Warburg, qui concevait son histoire des images comme « une histoire de fantômes pour grandes personnes » (Didi-Huberman 88). L’œuvre interroge ainsi quant à la puissance de la « survivance » (Didi-Huberman) imaginaire du motif du chêne anglais, qui continue de hanter avec force les imaginaires contemporains.