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Écriture et silence : texte-écran et texte-énigme dans « Evermore » de Julian Barnes

Writing and Silence : the Text as Screen vs the Text as Enigma in Julian Barnes’s « Evermore »
Pascale Tollance

Abstracts

In this short story where a tireless struggle against oblivion is fought, memory is presented as an elaborate way to silence the dead. Whereas memory remains unaware of its fictional nature, fiction widens the gap through doubling and parody. But writing appears also as an attempt to pass the barriers of fiction and metafiction so as to produce another type of gap and conjure up the unknown and the unpredictable.

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Full text

1Pour un certain nombre de théoriciens du postmodernisme, la tension contradictoire entre le besoin de raconter des histoires et le besoin de dire que l’on raconte des histoires serait une des caractéristiques les plus marquantes des œuvres postmodernes. Linda Hutcheon, entre autres, insiste sur cette duplicité et l’illustre dans The Politics of Postmodernism de la façon suivante : « In general terms [postmodernism] takes the form of self-conscious, self-contradictory and self- undermining statement. It is rather like saying something whilst at the same time putting inverted commas around what is being said » (1). L’idée que les stratégies métafictionnelles diverses et complexes qu’élaborent les textes postmodernes rempliraient essentiellement le rôle de guillemets suggère que les écarts créés par le jeu auto-réflexif serviraient avant tout à repérer un discours et à l’exhiber comme tel tout en continuant de le faire entendre et de le laisser produire ses effets. Toute l’énergie du texte serait mise au service d’une hésitation ou d’un partage entre adhésion et déprise imaginaire, à ceci près que cette déprise imaginaire se définit ici largement comme image et conscience de soi (« self-conscious »). En faisant du texte le lieu où l’on pourra simultanément faire semblant et dénoncer le semblant, la formule que propose Hutcheon semble enfermer scripteur et lecteur dans une position résolument névrotique.

2C’est en interrogeant cette approche de la fiction postmoderne que j’aimerais aborder une nouvelle de Julian Barnes intitulée « Evermore », car si ce texte souligne à bien des égards toute la pertinence de l’analyse de Hutcheon, il me semble qu’il nous permet aussi d’en appréhender les limites. La nouvelle met en effet largement en avant le caractère fondamentalement fictionnel et néanmoins vital de l’histoire, du souvenir et de la mémoire : le récit décrit les voyages de cimetière en cimetière d’une vieille fille qui a voué sa vie à la commémoration de la Grande Guerre, vieille fille dont il s’avère peu à peu qu’elle est juive, ce qui embrouille ou clarifie peut-être les perspectives chronologiques. Tout l’édifice qu’échafaude le personnage à travers le rituel commémoratif qu’elle instaure participe de la dénégation voire du déni : il s’agit de continuer coûte que coûte à se souvenir de la première guerre comme si la Deuxième n’avait pas existé. Parce qu’elle fabrique à sa façon un texte du souvenir où se lient inextricablement avant et après, mémoire et oubli, écriture et rature, Miss Moss s’offre comme un double potentiel du narrateur, dont on peut se demander s’il se démarque de son personnage autrement qu’en créant une image à la fois tragique et parodique, pathétique et humoristique de lui-même.

3Or à côté du jeu qu’il instaure en se réfléchissant, le récit produit un autre type d’écart, écart qui s’apparente plutôt à une béance, écart qui déjoue le processus interprétatif et empêche précisément la constitution d’une image. Il se trouve dans la nouvelle un texte à part, une carte postale envoyée peu avant sa mort par Sammy Moss, le frère de Miss Moss, carte qui cinquante ans après constitue encore une énigme totale pour la vieille dame. Par ce texte, la nouvelle matérialise une limite, un point de défaillance du sens qui peut paraître ponctuel dans la diégèse mais qui par ailleurs travaille l’ensemble du récit dans la mesure où il explore d’un bout à l’autre les limites du signifiant et de la lettre. Entre écrans fictionnels et écarts métafictionnels, la nouvelle semble alors dessiner une ligne de fuite par laquelle le sens se dérobe.

4On s’intéressera d’abord dans ce texte à une contradiction typiquement postmoderne, la contradiction entre l’impossibilité de raconter et l’impossibilité de ne pas raconter, ou plus précisément en l’occurrence entre l’impossibilité de se souvenir et de ne pas se souvenir. Cette contradiction se trouve énoncée très clairement par Miss Moss elle-même, alors qu’elle se trouve face au monument de Thiepval dédié aux soldats britanniques disparus lors des batailles de la Somme, soldats dont les corps n’ont jamais été retrouvés ou identifiés : « This monument by Sir Edwin Lutyens revolted her, it always had. She could not bear the thought of these lost men, exploded into unrecognisable pieces, engulfed in the mud-fields, one moment fully there with pack and gaiters, baccy and rations, with their memories and their hopes, their past and their future, crammed into them and the next moment only a shred of khaki or a sliver of shin-bone to prove they had ever existed. Or worse : some of these names had first been given known and honoured burial, their allotment of ground with their name above it, only for some new battle with its heedless artillery to tear up the temporary graveyard and bring a second, final extermination. Yet each of those scraps of uniform and flesh whether newly killed or richly decomposed — had been brought back here and reorganised, conscripted to the eternal regiment of the missing, kitted out and made to dress by the right. Something about the way they had vanished and the way they were now reclaimed was more than she could bear : as if an army which had thrown them away so lightly now chose to own them again so gravely » (96-97). Le personnage énonce ici une contradiction indépassable car elle ne supporte pas plus l’indécence des corps affreusement mutilés et à tout jamais perdus que l’indécence du geste qui revient à rhabiller ces corps en morceaux et à les parer de leur uniforme comme si de rien était. Si le monument du souvenir apparaît comme une imposture c’est que littéralement il remembre (« re-members ») ce qui a été totalement démembré, ou récupère (« reclaim ») ce qui est irrécupérable. C’est aussi qu’il chiffre ce qui n’est aux yeux du personnage pas chiffrable. Miss Moss s’offusque en effet de ce que le texte français fasse figurer un total au bas de la liste (73 367), total que la version anglaise omet en vertu de ce qu’elle nomme « a kind of sensible poetry » (97).

5Pourtant ce qui est éprouvé ici comme scandaleux se donne ailleurs comme impérieux. Ce travail de l’histoire qui consiste à rhabiller les morts est précisément ce à quoi Miss Moss œuvre sans relâche, elle qui apparaît comme une sorte d’Antigone ayant sacrifié époux et vie tout court pour ne plus se consacrer qu’à la mémoire de son frère défunt, pour se faire gardienne du souvenir. Comme l’héroïne grecque, elle n’hésite pas à entrer en conflit avec les autorités pour faire valoir d’autres droits, une autre justice qui passe en l’occurrence par un désir de plus grande justesse dans l’expression du souvenir. Miss Moss est mue par un idéal de pureté qui affecte la langue elle-même et se montre prête à se battre pour une césure ou un trait d’union. En se mettant toute entière au service du signifiant, le personnage est bien en guerre contre « cette seconde mort » dont le passage cité donne une illustration on ne peut plus parlante ; contre l’anéantissement absolu elle maintient, comme l’Antigone que décrit Lacan, qu’il y a de l’unique et de l’ineffaçable :

Antigone représente par sa position cette limite radicale qui, au-delà de tous les contenus, de tout ce que Polynice a pu faire de bien et de mal, de tout ce qui peut lui être infligé, maintient la valeur unique de son être.
Cette valeur est essentiellement de langage. Hors du langage, elle ne saurait même être conçue, et l’être de celui qui a vécu ne saurait être ainsi détaché de tout ce qu’il a véhiculé comme bien et comme mal, comme destin, comme conséquences pour les autres, et comme sentiments pour lui-même. Cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est justement la limite, l’ex nihilo autour de quoi se tient Antigone. Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage. (325)

6Mais dans le même temps, en tentant de faire rentrer les morts dans l’ordre signifiant, Miss Moss œuvre pour cette seconde mort qui est aussi pour Lacan la mort qu’instaure le langage, l’effacement et le manque-à-être signifiant du sujet.

7Que tout le travail de commémoration serve à faire écran et à voiler une horreur indicible est accentué ici par le fait qu’on peut voir à bien des égards dans le sacrifice du personnage la tentative de restaurer un Autre plein et non barré. Ceci transparaît d’abord dans l’importance que revêtent les notions d’autorité et de propriété, (l’adjectif « proper » figure à plusieurs reprises dans le texte), propriété qui est ici à la fois « property » et « propriety ». Précisons qu’à côté des monuments aux morts, Miss Moss consacre ses heures à un autre monument qui est le dictionnaire et pour lequel elle travaille comme correctrice d’épreuves. Que cela soit sur le terrain ou sur la page, on assiste à une interminable lutte territoriale, à une suite de tentatives de la part des uns et des autres pour traverser ou occuper un espace qui est divisé, quadrillé avec ses limites et ses zones interdites. Une analogie se dessine entre l’espace formaté et réglementé de la carte postale militaire, l’espace des cimetières que les familles ne peuvent agrémenter à leur façon et les pages d’épreuves du dictionnaire avec leurs marges que Miss Moss se représente comme interdites pour mieux les couvrir d’annotations. On observe en outre une progression dans le conflit qui oppose Miss Moss aux autorités militaires : suggérant d’abord des modifications aux inscriptions qui figurent sur certains monuments, elle va ensuite jusqu’à ôter l’herbe qui couvre la tombe de son frère pour y mettre du gazon anglais et y planter des bulbes. Demandant dans un premier temps à camper sur les lieux le 11 novembre, elle finit par solliciter la permission d’être enterrée avec son frère.

8Cette reprise décalée de la pièce antique peut faire sourire car elle signe une rupture avec le mode tragique ; à la place de l’Autre barré, sur la tombe même, on voit apparaître quelque chose qui peut tenir lieu d’objet : le gazon anglais dont on sait qu’il est bien plus épais que la pelouse française. À travers les menues batailles qui se livrent autour des tombes, on assiste à une contestation permanente de l’autorité qui permet au fond d’en sauvegarder le principe et de dissimuler la défaillance éventuelle de l’Autre. Le personnage affermit l’interdit en le transgressant, tentant d’oublier peut-être qu’à la notion intangible de propriété — de la terre, du texte — on peut substituer une longue histoire d’appropriations et de dépossessions. Ainsi ses activités horticoles menacent d’ôter aux monuments leur caractère de texte solennel et de page officielle de l’histoire, qui est en même temps ce qu’elle leur demande d’être. De la même façon, elle couvre d’annotations et de points d’interrogation les pages du dictionnaire sans que celui-ci perde à ses yeux sa valeur d’autorité et de référence absolue.

  • 1 « N’y a-t-il pas dans ce que nous faisons nous-mêmes du règne de la pierre, pour autant que nous ne (...)

9À cet égard, il est frappant que l’idée de fidélité au souvenir défendue ici n’a rien à voir avec un quelconque souci de vérité ou d’authenticité historique. Miss Moss se moque éperdument des querelles académiques, tout ce qui lui importe est que l’histoire lui permette de croire encore à un mythe unique. En parlant de Verdun, où elle commence ses visites là où la guerre a commencé, elle dit : « That had been the start of it, anyway. No doubt scholars were by now having second thoughts, but that was what they were for ; she herself no longer had arguments to deploy or positions to hold. She valued only what she had experienced at the time : an outline of strategy, the conviction of gallantry, and the facts of mourning » (95). Le personnage s’accroche à une fiction dont elle se fait la gardienne, venant suppléer une autorité défaillante. Se détournant de l’histoire comme questionnement, elle ne s’occupe que de l’histoire monumentale, de la pierre chargée de « présentifier la douleur1 » : « She claimed no understanding of military matters. All she claimed was an understanding of grief » (97). Cette douleur au nom de laquelle les interrogations de l’historien se trouvent balayées n’hésite pas à se désigner comme une forme de jouissance : « She was hungry for the solitude and the voluptuous selfishness of grief » (95).

10Bien que la position d’auteur lui soit apparemment refusée, et que sa tâche se limite à lire et à relire, Miss Moss, comme tout lecteur, parvient à s’arranger avec le texte existant et à écrire son propre texte à partir de ce qui lui est donné : elle invente notamment sa version personnelle de la commémoration en définissant son propre rituel, son propre parcours à travers l’espace déjà configuré. Non seulement elle suit un itinéraire et un protocole personnel d’une précision minutieuse dans ses visites annuelles des cimetières, mais elle décide peu à peu de fixer elle-même la date de ses pèlerinages, cherchant sans relâche une façon plus « pure » de se souvenir : « […] after some years, she ceased to miss the official ceremony : it seemed to her full of people who remembered improperly, impurely » (108).

11Si se souvenir consiste à inventer la fiction d’un lieu auquel les morts appartiendraient en propre, cela revient dans le même temps à faire taire ces morts, à les tuer une deuxième fois.

12Que le souvenir ait pour rôle de permettre l’oubli apparaît notamment à travers l’échec du mariage de Miss Moss avec Denis, soldat rescapé de la guerre qui n’est plus qu’une misérable épave. En épousant Denis, Miss Moss espère, semble-t-il, pouvoir continuer à vivre au quotidien l’histoire de la Grande Guerre, espère épouser la perte et le chagrin. Mais cette perte ne correspond visiblement pas à la défaillance réelle que l’ancien soldat lui offre constamment au regard. C’est ainsi que Miss Moss finit par se débarrasser de l’infortuné, le « rendant » à ses sœurs au bout de deux ans (« she had returned him to his sisters »), pour se consacrer totalement à son propre frère, invisible et absent — ou présent grâce à une seule photo qui fonctionne moins en l’occurrence comme « avoir-été là », pour citer Barthes (35), que comme « être-là », objet qui fige, éternise, et substitue à la présence réelle une présence parfaitement imaginaire.

13Des trois cartes postales officielles qui accompagnent cette photo et qui ne portent à une exception près que les ratures du soldat, Miss Moss finit par apprécier la réserve : « For many years she had ached at what the cards did not say ; but nowadays she found something in their official impassivity which seemed proper, even if not consoling ». Ce qui est « proper », ce qui est adéquat n’est autre que ce qui tait, censure, rature.

14Mais le caractère indissociable de la mémoire et de l’oubli est ici surtout souligné par le fait que la première guerre mondiale sert au moins en partie d’écran à celle qui l’a suivie. Il s’avère que le parcours minutieusement fléché que suit Miss Moss lors de ses visites commémoratives est largement dicté par la nécessité d’éviter certains lieux dans une France qui apparaît comme un terrain miné : « She knew to keep away from those parts of France where the second war happened or at least where it was remembered » (105). Lorsque par mégarde Miss Moss s’égare, elle sait trouver refuge : « When she stumbled […] upon the second war, she would hurry to the nearest village for consolation. She always knew where to look : next to the church, the mairie, the railway station ; at a fork in the road ; on a dusty square with cruelly pollarded limes and a few rusting café tables. There she would find her damp-stained memorial with its heroic poilu, grieving widow, triumphant Marianne, rowdy cockerel. Not that the story she read on the plinth needed any sculptural illustration. 67 against 9, 83 against 12, 40 against 5, 27 against 2 : here was the eternal corroboration she sought, the historical corrigendum » (105-106).

15La première guerre mondiale raconte une histoire à laquelle on peut conférer un statut mythique comme le suggère la statue avec son poilu, sa veuve, sa Marianne et son coq gaulois ; ou simplement peut-être, la première guerre Mondiale (à quelques exceptions près dont Thiepval et ses âmes perdues font partie) permet encore de raconter et de se raconter des histoires. Dans le monument du village, le réconfort n’est trouvé que dans une forme d’horreur (car la pierre déclare « the terrible Primacy of the Great War »), mais horreur qui dans ce cas peut sans trop d’indécence être chiffrée : 67 against 9, 83 against 12. Le « against » signale ici la possibilité d’articuler une sorte de récit minimal, de restaurer et de redonner ses droits à l’histoire qui se raconte pour échapper au silence de celle qui ne se raconte pas. Quant aux cimetières eux-mêmes, ils disent à travers leurs tombes individuelles regroupées en rangs serrées à la fois la possibilité de séparer, de différencier des hommes et de les rassembler au nom d’un destin commun, voire d’une fraternité. C’est ce que suggère en tout cas une des dernières phrases de la nouvelle où, imaginant un xxie siècle qui aurait rasé les cimetières, Miss Moss cherche à fixer le souvenir en un dernier tableau : « Might there be one last fiery glow of remembering ? […] Might there not be at some point in the first decades of the twenty-first century, one final moment, lit by evening sun, before the whole thing was handed over to the archivists ? Might there not be a great looking-back down the mown grass of the decades, might not a gap in the trees discover the curving ranks of slender headstones, white tablets holding up to the eye their bright names and terrifying dates, their harps and springboks, maple leaves and ferns, their Christian crosses and their Stars of David ? » (111)

16Le personnage s’accorde ici un dernier moment lyrique : sous l’impulsion de la relance anaphorique, la phrase équilibrée grâce à ses séquences binaires s’emballe et se clôt sur une acmé qui exhibe la cohabitation des différences, poétisée par les emblèmes gravés sur la pierre, emblèmes parmi lesquels figure une harpe justement. Au-delà du simple récit, d’une simple articulation narrative, c’est en effet l’imagination et la poésie que la première guerre semble autoriser. Alors qu’à Thiepval, la seule poésie concevable est le silence (cette « sensible poetry » qui consiste à ne pas indiquer le total des morts), les cimetières de la Guerre 14-18 ne semble pas interdire les vers :

No Morning Dawns
No Night Returns
But What We Think Of Thee (93)

17Mais outre ces vers que Miss Moss aime à répéter, ce sont les lieux eux-mêmes ainsi que leurs noms qui semblent empreints de poésie : « Such peaceful names they mostly had ». Blighty Valley et Thistle Dump sont décrits comme « both half-hidden from the road in a fold of valley » (94), Quarry « as if it had been abandonned by its village » (94) : dans ce « fold of valley », on entend le petit val, le trou de verdure du début du « Dormeur du Val » ; Quarry a lui-même l’air d’un cimetière endormi qui aurait été simplement abandonné à la nature par ses villageois.

18Miss Moss s’autorise parfois à pousser le « as if » plus loin et se prend à romancer face aux monuments. Ainsi elle imagine toute une histoire au sujet d’un soldat, Malcolm H.W., ayant servi sous le nom de Wilson H. C’est l’erreur ou la falsification du nom qui enflamme ici l’imagination : « Was he under age ? Did he falsify his name to escape home, to run away from some girl ? Was he wanted for a crime… » (98), autant de récits embryonnaires que Miss Moss finit par censurer pour opter pour une autre version des choses : l’erreur ne serait qu’une erreur d’écriture ; « they wrote the wrong name in the wrong column ; then they were unable to change it. That would make sense : man is only a clerical error corrected by death » (98).

19En s’autocensurant et en s’imposant plus de réalisme, Miss Moss ne fait jamais que substituer une fiction à une autre. En même temps, la métaphore qui vient mettre fin aux romans en puissance mérite qu’on s’y arrête, car cette idée que l’homme ne serait au fond qu’une inscription erronée corrigée par la mort jette une autre lumière sur le rapport de Miss Moss aux mots et à la lettre et sur son travail de correctrice acharnée. Avec cette phrase, l’ombre tragique d’Antigone se profile à nouveau, Antigone qui selon Lacan oppose à l’ex nihilo une valeur que l’on peut concevoir comme valeur de langage. Avec ses lettres et ses traits d’union, Miss Moss semble par moments elle-aussi se situer sur cette limite où le langage se donne comme une mince mais ultime barrière contre l’oubli et le rien auquel le nom arrache momentanément l’homme. À ce rien elle oppose une menue résistance, une résistance purement symbolique mais qui, au vu des viols et des profanations de tombes qui sont évoquées à la fin du texte, peut prétendre sans ridicule défendre une loi sacrée dont l’histoire serait appelée à se faire sanctuaire.

20Ainsi, si le signifiant joue d’un bout à l’autre un rôle de rempart pour Miss Moss, on voit sa valeur fluctuer au fil des positions qu’elle adopte et de la façon dont elle habille ce signifiant. Entre les excès dont l’imagination vient parer la lettre et une retenue qui fait de cette lettre un simple barrage contre le néant, le rôle résolument défensif de l’écriture se manifeste par un attachement marqué à la fiction d’un signifiant non polysémique. Miss Moss s’insurge contre la division du mot « recon-naissant » sur le monument aux morts qui fait surgir la naissance au lieu même de la mort. De même, le personnage écarte la seconde définition de « evermore » dans le dictionnaire, s’en tenant pour sa part à la première, comme si l’idée qu’une chose puisse être deux choses à la fois était intolérable, comme si l’adjectif « second », le chiffre 2 étaient inacceptables : sont rejetés de la même façon « sense 2 », « second thoughts », « World War II », deuxième guerre dont la pensée est insoutenable aussi parce qu’elle condamne la Grande Guerre à n’être que la Première au lieu d’être l’unique.

21Toute la nouvelle tend à montrer que cette bataille pour maintenir un sens un et plein est perdue d’avance, car non seulement, comme l’atteste le dictionnaire, le temps se charge d’allonger la liste des définitions, mais encore il menace le texte du souvenir de devenir un signifiant dont le signifié est à tout jamais perdu, si ce n’est déjà chose faite. Car la guerre a été oubliée avant même que l’on ait commencé à s’en souvenir, comme le souligne la souffrance amnésique de Denis : « He had guilt and pain, but no specific memory of what he felt guilty about » (101). Quant à Miss Moss, elle ne fait que faire reculer la signification du souvenir en le figeant dans un rituel immuable. Alors qu’elle ne verse plus de larmes depuis longtemps, elle continue consciencieusement à « pleurer » son frère ; ayant relégué son mari inutile, elle a épousé ce chagrin auquel elle se voue corps et âme et dont elle a fait une profession. Ainsi se désigne-t-elle comme « a connoisseur in grief » (94), parlant de son « understanding of grief » ou de son « expertise in grief » (97). Signifiant dont le sens s’est perdu, signifiant-béquille (« her grief was a calliper, necessary and supporting », 96) le chagrin est le mot auquel Miss Moss a accroché son existence, le mot qui soutient son être en lui permettant de se lier à un destin. Le fait que le personnage travaille pour le dictionnaire, monument auto-référentiel par excellence, revêt alors une nouvelle pertinence.

22En définitive, la loi que Miss Moss défend, telle Antigone, a peut-être une valeur sacrée, mais elle n’a plus rien de transcendant. Plus rien ne la garantit, ce qui n’est certes pas nouveau, mais semble plus vrai que jamais au regard des profanations qui sont évoquées à la fin du texte. Et si par son nom, Miss Moss rappelle le prophète, Moses, c’est moins le « e », privation qui l’identifie ironiquement à ce contre quoi elle se bat, la mousse, à l’action naturelle du temps qui menace de recouvrir les tombes et leurs inscriptions.

  • 2 Rappelons, pour l’anecdote, que Barnes a lui-même travaillé pendant trois ans comme lexicographe po (...)

23Si la vieille dame se présente comme un double à travers lequel l’écrivain2 interroge son propre rapport aux mots, l’effacement du narrateur fait qu’il est toutefois assez difficile de cerner sa position vis-à-vis du personnage. L’idée que le récit postmoderne continuerait à raconter des histoires en leur adjoignant des guillemets peut sembler ici particulièrement pertinente dans la mesure où la conscience qu’a le texte de lui-même se manifeste de façon discrète, par un simple jeu de miroir : il n’y a pas d’effets spectaculaires de décrochage et de polyphonie et la voix du narrateur se fait « entendre » le plus souvent de façon insaisissable par le jeu ambigu du style indirect libre. La nouvelle met en évidence les leurres de l’H/histoire et les mirages du sens mais sans que cela ne produise de cassures ou de tensions au niveau du récit.

24À un moment donné, le narrateur sort pourtant de sa réserve et se lance directement à l’assaut d’une langue qui condamne au silence et ne produit que du semblant ; ainsi entreprend-il de retranscrire le contenu des cartes postales militaires envoyées par Sammy Moss : « He was quite well on each occasion. He had never been admitted into hospital. He was not being sent down to the base. He had received a letter of a certain date. A letter would follow at the first opportunity. He had not received no letter » (92). L’effet humoristique vient de ce que le narrateur traduit par des formes négatives les ratures que portent le texte biffé des cartes postales « à choix multiple » et fait mine de vouloir convertir en récit des inscriptions dont on ne peut finalement rien faire sinon bêtement les transcrire. S’affiche une volonté de faire entendre le vide d’un texte qui censure et évacue toute parole.

25Or cet écart que le narrateur introduit dans le récit précède de peu un autre écart, celui que commet Sammy Moss lorsqu’il transgresse les consignes et écrit dans une marge interdite sur une carte qui, contre toute attente, n’a pas été détruite : « But across the top of her second card, Sammy had written something, and it had not been destroyed. A neat line of ink without the rough loopiness of his pencilled signature. 50 yds from the Germans. Posted from Trench.” In fifty years, one for each of the underlined yard, she had not come up with the answer. Why had he written it, why in ink, why had they allowed it ? Sam was a cautious and responsible boy, especially towards their mother, and he would not have risked a worrying silence. But he had undeniably written these words and in ink too. Was it code for something ? » (93) Cette carte dit avant tout le désir de briser le silence, de passer le mur du langage officiel ou du moins d’y faire une brèche. Mais ce qui vient s’inscrire dans la marge interdite n’est pas une parole pleine de sens, c’est une phrase qui crée au contraire un vide, une béance, une autre forme de silence. Ce qui frappe en effet est la tension qu’il y a entre le caractère impérieux de cette inscription (le scripteur qui n’est pas du genre à inquiéter sa mère prend pourtant le risque de voir sa carte détruite) et son caractère laconique et cryptique, d’autant plus cryptique que cela ne ressemble nullement à un code justement (« Was it code for something  ? »). Le scripteur enfreint une limite pour produire une nouvelle limite, mais cette dernière se différencie du barrage qu’édifie le texte officiel en ce qu’elle induit son propre débordement, en ce qu’elle ouvre le sens au lieu de le forclore.

  • 3 Philippe Julien : « […] la question que pose le rêve n’est pas “qu’est-ce que ça veut dire ?”, mais (...)

26L’écriture qui se refuse à être pure et simple rature se donne alors comme une trace, trace non d’une présence pleine comme le voudrait l’attention quasi fétichiste de Miss Moss à la graphie, mais trace qui fait surgir l’inconnu et marque dans le texte la place d’un réel qui fait signe : ce n’est plus ici le dire qui s’efface derrière le dit mais au contraire le dire qui prime sur le dit. Et la question n’est pas tant « qu’est- ce que ça veut dire », mais bien « qu’est-ce qu’à dire ça veut3 ? »

27Outre cette insertion fugitive, et néanmoins cruciale, d’un silence énigmatique au sein de la diègèse, on est en droit de se demander si la nouvelle dans son ensemble ne participe pas elle-aussi en partie de ce désir de contourner ou d’excéder le semblant. Tout d’abord, l’insistance avec laquelle le texte, la lettre et l’espace textuel sont mis en avant contribue à creuser un écart entre la réalité matérielle des signes et leur signification. Cette tendance à détacher, à isoler les mots pour faire ressortir ce qui en eux est indépendant de tout sens matérialise la présence d’une limite fascinante à en juger par la façon dont les mêmes énumérations de lieux ou de noms propres (pour le plupart étrangers pour le lecteur anglophone) reviennent tout au long de la nouvelle. La reproduction continue d’inscriptions ou de listes prélevées directement au référent ne crée peut-être pas tant « un effet de réel » au sens où Barthes l’entend qu’un effet de réel qui serait effet d’écriture : les textes reproduits, encadrés, détachés sont mis en avant dans leur littéralité ; ils ne sont pas purement et simplement recopiés, ils sont repris pour être à proprement parler écrits, pour être présentés dans leur absolue différence et leur radicale étrangeté.

  • 4 La nouvelle « Tunnel » : «  […] was it, in any case, a necessary truth : in order to be a writer yo (...)

28Cette tentative d’arracher les mots au flux du récit et de faire surgir la part d’inconnu qui est en eux peut laisser croire que celui qui écrit n’est pas condamné à « décliner » (pour reprendre un jeu de mots utilisé dans une autre nouvelle du recueil4) autrement dit à conjuguer les mots afin de fuir ou liquider le réel. On voit bien comment ce divorce pourrait rendre tentant le silence pur et simple : « a kind of sensible poetry which made them decline to specify a figure ». À ce mutisme, à ce silence qui exclut les mots, on peut opposer le silence que porte la lettre et qu’elle introduit à l’intérieur du texte. À une poésie raisonnable condamnée à se taire ou inversement à une poésie trop prolixe ou grandiloquente, on peut opposer cet effet poétique de la lettre qui matérialise le travail silencieux du texte et substitue au sens la joui-sens.

29Le travail ou le flottement du texte se trouve renforcé par des indéterminations d’ordre générique : Barnes nous propose une nouvelle où l’histoire se réduit presque à rien, un morceau de fiction où l’Histoire est omniprésente mais où l’insertion même du référent historique déstabilise ce référent. Ces ambiguïtés font finalement le jeu du texte, font que c’est plus comme texte que comme histoire que la nouvelle s’offre à nous. Sans renoncer à produire du semblant et du sens, le récit se double d’un en-plus qui n’apparaît qu’entre, au milieu de ce qui donne par ailleurs au récit une cohérence et une tenue — de même que la phrase de Sammy n’apparaît qu’en marge de la carte. Il faut peut-être d’abord les béquilles et les pansements, tout ce qui habille, rhabille, remembre et recouvre pour pouvoir par ailleurs écarter le voile.

  • 5 « Such an edifice assured the newest eye of the pre-existence of the profoundest emotions. Grief an (...)

30Face au spectre de l’oubli pur et simple et imaginant les cimetières rasés par des générations pour qui la guerre ne voudrait plus rien dire, Miss Moss imagine comme ultime recours une solution miraculeuse : « She wondered if those too young to have original knowledge could be given memory or could have it grafted on […] Christian cathedrals could inspire religious faith by their vast assertiveness ; why then should not Lutyens’ memorial provoke some response equally beyond the rational ? That reluctant child, whining about the strange food its mother produced from plastic boxes, might receive memory here » (100). Ce qui dans l’esprit du personnage permettrait que la greffe prenne est une forme de poésie ou de magie des lieux qui fait peut-être appel à un imaginaire collectif tout-puissant (« She wondered if there was such a thing as collective memory », 100). Mais on peut aussi imaginer cette poésie palliant l’absence d’une « mémoire collective » à proprement parler et sauvant le passé, ou plutôt que les cicatrices qu’il a laissées5, au prix d’une discontinuité. Faute de pouvoir croire à un passé qui « se conserve » tel quel, Miss Moss pourrait alors espérer que quelque chose de ce passé continue d’être parlant, qu’il fasse symptôme pour les générations suivantes. Pour continuer à vivre à travers ceux qui ne l’ont pas vécue, l’histoire serait condamnée à n’être jamais elle-même : la pierre parlera aux générations futures en leur permettant de se raconter leurs propres histoires — ce qui n’est ni plus ni moins ce que fait la vieille dame. Mais la pierre a peut-être aussi le pouvoir de faire entendre un silence qui invoque une histoire jamais mise en mots, un silence qui interpelle ou interdit. D’une façon ou d’une autre, la rencontre poétique avec le passé ne saurait se concevoir comme une simple fuite dans l’imaginaire, mais comme une aventure où la parole a prise sur les corps, une autre forme de corps à corps, ou encore — l’image fantaisiste serait finalement heureuse — une greffe réussie.

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Bibliography

Barnes, Julian, Cross Channel, London : Picador, 1997.

Barthes, Roland, L’Obvie et l’obtus, Paris : Seuil, 1982.

Hutcheon, Linda, The Politics of Postmodernism, New York : Routledge, 1989.

Julien, Philippe, Le Retour à Freud de Jacques Lacan, Paris : E.P.E.L., 1990.

Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la Psychanalyse, Paris : Seuil, 1986.

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Notes

1 « N’y a-t-il pas dans ce que nous faisons nous-mêmes du règne de la pierre, pour autant que nous ne la laissons plus rouler, que nous la dressons, que nous en faisons quelque chose d’arrêté, n’y a-t-il pas dans l’architecture elle-même comme la présentification de la douleur  ? », Lacan, 74.

2 Rappelons, pour l’anecdote, que Barnes a lui-même travaillé pendant trois ans comme lexicographe pour l’Oxford English Dictionary.

3 Philippe Julien : « […] la question que pose le rêve n’est pas “qu’est-ce que ça veut dire ?”, mais “qu’est-ce qu’à dire cela, ça veut ?” » (176).

4 La nouvelle « Tunnel » : «  […] was it, in any case, a necessary truth : in order to be a writer you needed in some sense to decline life ? Or : you were a writer to the extent that you declined life ?  » (194).

5 « Such an edifice assured the newest eye of the pre-existence of the profoundest emotions. Grief and awe lived here » (100-101).

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References

Electronic reference

Pascale Tollance, “Écriture et silence : texte-écran et texte-énigme dans « Evermore » de Julian Barnes”Études britanniques contemporaines [Online], 30 | 2006, Online since 12 July 2022, connection on 12 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/12454; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.12454

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Pascale Tollance

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