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Les mondes parallèles dans The Virgin in the Garden, Babel Tower et A Whistling Woman de A. S. Byatt

Parallel worlds in A.S. Byatt’s The Virgin in the Garden, Babel Tower and A Whistling Woman.
Émilie Bourdarot

Abstracts

This paper focuses on the role and status of three singular characters in A.S. Byatt’s « Frederica Quartet » : Marcus Potter, Jude Mason and Joshua Ramsden. My analysis sheds light on a case of intertextuality turned delirious in Byatt’s work. These three characters are defined intertextually : Marcus is a contemporary avatar of the Romantic visionary, Jude Mason a hybrid of Jude Fawley, Gollum and Caliban and Joshua Ramsden considers himself a descendant of Joshua, Isaac and Mani. In order to shield themselves from the hostile outside world, they take refuge in parallel textual worlds derived from Teilhard de Chardin’s theories, Fourier’s utopia and Manichaeism. These virtually hermetic — hermeneutic structures, leading them from ideal thoughts to real entrapment, call for a specific writing technique, centred on the margins and on the notion of indirection, which notably reveals some dysfunctional social phenomena in 1950s and 1960s Britain.

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Full text

1La tétralogie composée de The Virgin in the Garden, Still Life, Babel Tower et A Whistling Woman relate les mésaventures de la famille Potter, tout en dressant un portrait de l’Angleterre des années 1950 et 1960. Dans tous ces ouvrages, à l’exception de Still Life, figure un personnage de visionnaire en marge de la diégèse principale, mais néanmoins central, qui évolue dans un monde parallèle délirant. Le même schéma se retrouve dans Still Life, le dialogue central ne concerne toutefois plus normalité et folie, mais les Sister Arts, autour du peintre Van Gogh. Les trois personnages considérés se distinguent tout d’abord par leur singularité physique : Marcus Potter est d’une pâleur extrême, Jude Mason étrangement gris et Joshua Ramsden d’une blancheur glacée. Ils sont en outre caractérisés par une sensibilité exacerbée et un profond isolement. Surtout, ces êtres au bord de la folie, profondément étrangers à ce monde, se réfugient dans des mondes parallèles. Marcus Potter, victime d’hallucinations, tente d’apprivoiser le réel par la géométrie puis à l’aide des théories de son enseignant de biologie, Lucas Simmonds. Jude Mason projette ses angoisses au sein de la communauté fictionnelle utopique de Babbletower. Joshua Ramsden ne survit au traumatisme de son enfance que grâce à la gnose manichéenne. Byatt voit dans la foisonnante intertextualité de son œuvre une tapisserie singulièrement animée : « a tremendously live, living tapestry » (Chevalier 20). C’est ce tissage, ici particulièrement complexe et dangereux, qui sera l’objet de notre attention. Ces trois personnages sont en effet doublement des êtres de papier : ils ont un statut essentiellement linguistique, comme tout être de fiction, mais ils sont également indissociables d’une multitude de références intertextuelles. Ils s’enferment en outre dans un monde textuel, dans une toile au tissage serré, qui repose également sur plusieurs textes fondateurs, et les mène de l’idéal au carcéral. Enfin, l’évocation de ces personnages et de ces mondes singuliers a imposé une écriture particulière, alliance de la marge et de l’indirection, qui permet d’offrir un regard oblique sur le monde contemporain.

Des êtres de papier

2À l’âge de quatorze ans, Marcus Potter, contraint de figer ses visions mathématiques sous un regard analytique (VG 80), perd ses dons exceptionnels : l’oreille absolue et la capacité de visualiser des équations mathématiques complexes sous la forme de figures géométriques en mouvement. Le jeune asthmatique sombre alors dans l’angoisse. Sa seule protection contre un monde extérieur hostile est une géométrisation compulsive du réel qui atteint son paroxysme dans le fascinant chapitre 9 de The Virgin in the Garden, intitulé « Meat » : sous l’œil terrifié du jeune garçon, la vitrine de la boucherie Allenbury est soumise à un quadrillage géométrique de plus en plus subtil. Marcus est caractérisé par une absence d’expression et une pâleur qui le rendent presque invisible, incolore : « an unnaturally colourless person » (VG 28) et dangereusement perméable au réel. Cette porosité s’incarne dans un jeu que Marcus nomme « spreading oneself », qui consiste en une extension du champ visuel et une expansion de l’être perceptif et tend vers l’ubiquité visuelle et la fusion osmotique avec le réel. Cette pratique l’apparente au poète romantique Wordsworth, qui conte une expérience similaire dans « School-Time », le second livre de The Prelude : « with bliss ineffable/I felt the sentiment of Being spread/O’er all that moves and all that seemeth still » (400-402). L’allusion à Wordsworth est corroborée par l’expression « They [these playing-fields] lay about him in his infancy » (VG 30) qui, faisant écho à « The Immortality Ode » : « Heaven lies about us in our infancy ! », laisse présager une expérience divine. Les Romantiques établissaient une nette distinction entre l’organe de la perception visuelle et l’œil de l’imagination et faisaient de la vision de l’enfant, de sa faculté d’émerveillement le modèle de ce regard de l’imagination (Abrams 377). Du fait de ses intenses visions, Marcus semble pouvoir incarner cet « Eye among the blind » que célébrait Wordsworth, mais loin de procurer la douce béatitude d’une communion avec la nature, ce jeu d’expansion échappe rapidement à tout contrôle et comporte un risque constant de perte d’identité. Marcus est bientôt troublé par une autre sorte de vision, que l’on peut nommer hallucination lumineuse ou photisme (VG 154-156). Cette vision lumineuse semble s’apparenter aux « spots of time » worsdworthiens, aux instants d’éternité exaltés par les Romantiques. Privé de croyances métaphysiques, de sens religieux, Marcus ne peut cependant que subir l’angoissante attaque de ces visions et manque de sombrer dans la folie. Le potentiel visionnaire romantique n’éprouve plus l’extase, mais une profonde angoisse. Ce dévoiement de l’héritage romantique semble traduire un certain désenchantement du monde moderne.

3L’héritage de Jude Mason est plus multiforme. Né « Julian Guy Monckton-Pardew », il a abandonné son prétentieux nom de baptême et se fait parfois appeler Ben Leppard. Son pseudonyme essentiel, ainsi que son nom de plume, est toutefois « Jude Mason », en hommage au personnage central de Jude the Obscure de Thomas Hardy, Jude Fawley, maçon qui rêve d’entrer à l’université. Jude Mason reprend son prénom, siège de l’individualisation identitaire, mais choisit pour patronyme « mason », signalant ainsi sa volonté de revendiquer son statut d’artisan et refusant de voir que son modèle a justement rejeté ce statut. En tant qu’écrivain, Jude Mason se veut artisan, modeleur du réel, retrouvant ainsi l’étymologie de la « fiction », qui vient du latin fingere, façonner. Modèle au sein de la Samuel Palmer School of Art and Craft, il se plaît à exposer son corps gris et angulaire comme une sculpture et conçoit son apparence en termes sémiotiques : « My coat is sky-blue, the colour of truth, and it is the dress at once of the Enlightenment philosophers, and the licentious beaux of the courts. My coat is sullied, as truth is sullied. My hair is nature, untended. As is my skin » (BT 524). Son apparence se veut l’expression d’une philosophie composite, qui s’attache à conjuguer les Lumières et le libertinage, la raison et les sens, la nature et la culture. Sa diction insolite s’accorde à cette apparence hors du commun. Son discours châtié et érudit contient de nombreuses figures de style et des termes archaïsants tels que « animadversions » (BT 421). Il utilise souvent des séries d’expressions synonymiques ou proches, mêlant différents niveaux de langues, et multiplie les allusions littéraires. Il se compare notamment indirectement à Caliban, l’enfant sauvage et difforme de la sorcière Sycorax dans The Tempest de Shakespeare, lorsqu’il adresse la question suivante à Daniel Orton : « Will you acknowledge this thing of darkness, my invisible master ? » (BT 216), qui fait écho aux dires de Prospero « this thing of darkness I/Acknowledge mine » (The Tempest, V, i, 275-276). Son langage et son apparence reflètent sa profonde hybridité et son épaisseur intertextuelle, ainsi que l’expriment Frederica : « He looks like Gollum. Or Blake’s Nebuchadnezzar only thinner » (BT 165) et la journaliste Marianna Toogood : « He is a fairytale figure, a cross between Captain Hook, Gollum, and the Marquis de Sade » (BT 418).

4La mère et la sœur du troisième de ces personnages ont été assassinées par son père, que l’apparition d’un ange a convaincu de l’imminence d’un terrible holocauste et qui justifie son geste en se comparant à Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac. Seul Joshua, qui passait exceptionnellement la soirée chez un ami, échappe au massacre. Son père y voit un signe divin et décide de lui laisser la vie sauve. Joshua inscrira ce traumatisme de l’enfance dans la continuité et la cohérence d’un destin sacrificiel fondé sur un réseau onomastique symbolique proche de l’allégorie. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Joshua est évacué chez sa « tante » Agnes Lamb, une cousine éloignée de sa mère. Il reçoit le nom de Josh Lamb et ne reprendra celui de Joshua Ramsden qu’au moment où il se sentira prêt à accomplir sa mission spirituelle. Son nouveau patronyme l’identifie à l’agneau, victime sacrificielle par excellence et symbole du sacrifice christique, « Behold the Lamb of God, which taketh away the sin of the world » (St. John, 1, 29), mais aussi bélier en puissance. Son corps est devenu « the ram’s den », « the lair of the horned egregious beast » (WW 110) le « repaire du bélier » réservé pour le sacrifice final, comme dans le sacrifice d’Isaac. Il se compare aussi au Josué biblique et interprète sa destinée à la lumière de l’Ancien Testament (WW 114-115). C’est son enseignant de Latin, Mr. Shepherd, le berger protecteur et guide de l’agneau, qui lui fait prendre conscience de son statut exceptionnel et sa tante Agnes Lamb est doublement qualifiée d’agnelle, par un nom qui mêle racines latines et anglo-saxonnes. À ce réseau onomastique inspiré de références bibliques, et notamment du sacrifice d’Isaac, viennent se greffer de nombreuses références à la gnose manichéenne, Ramsden se croyant une réincarnation du prophète Mani et recevant comme lui des visites d’un ange du Très-Haut, « le Compagnon », « le Jumeau ».

De l’idéal au carcéral : l’enfermement dans un tissage textuel

5Ces trois personnages se réfugient dans des systèmes herméneutiques complexes inspirés de textes centraux : Le Phénomène humain de Teilhard de Chardin, les écrits de Fourier et de Sade et la gnose manichéenne. Autour de ces textes s’élabore un savant tissage, qui fait progressivement passer ces systèmes de l’idéal au carcéral.

6Prêt à sombrer dans la folie, Marcus finit par accepter l’aide de son enseignant de biologie, Lucas Simmonds, auteur d’un ouvrage intitulé The Plan and the Pattern, fortement inspiré des théories de Teilhard de Chardin (VG 164-165, 189-194). « The Plan » est l’Idée parfaite du Créateur, « the Pattern » en constitue l’actualisation spatio-temporelle. Lucas Simmonds est persuadé que la matière est en train de se métamorphoser en esprit, que la Biosphère devient Noosphère : « the present Goal of existence is the transference of Material Energy into Mental Energy » (VG 191). Il pense le jeune Marcus capable d’entrer en communication avec la Noosphère et lui propose à cet effet des exercices de « méditation scientifique » (VG 163). Marcus voit tout d’abord dans l’obligation d’écrire ou de dessiner ses visions un moyen de protection. Cette retranscription devient cependant rapidement torture et génère des hallucinations cauchemardesques. Tout devient signe et doit faire l’objet d’une interprétation, cependant que la valeur des élans visionnaires est systématiquement inversée : « He heard rushing winds, not Aeolian, but like radio interference crackling his proper eardrums. What do you see, the various voices wheedled, sang, threatened, begged, warmly awaited » (VG 219). Le vent qui envahit Marcus n’est pas le pneuma divin mais le vacarme assourdissant d’interférences radiophoniques. La logorrhée verbale délirante de Lucas façonne un système tout à la fois protecteur et destructeur qui finit par imploser à la fin de The Virgin in the Garden, où l’enseignant de biologie est découvert nu au milieu d’un étang, un couteau à la main et le corps couvert de fleurs, en train de chanter (VG 526-527).

  • 1 Selon Gérard Genette, l’architexte peut être défini comme « l’ensemble des catégories générales, ou (...)

7Jude Mason décide pour sa part de projeter ses fantasmes dans l’écriture. Babbletower conte comment, afin d’échapper aux atrocités de la Terreur, un petit groupe décide de s’enfuir et de former une communauté utopique au sein de la Tour Bruyarde, possession de Culvert. Malgré les bonnes intentions affichées, le passage du fol espoir de la Révolution française à la barbarie de la Terreur sera pourtant reproduit dans la Tour. Culvert promet à ses compagnons un espace paradisiaque, mais le bâtiment dans lequel s’installe la communauté, loin de correspondre à ce paradis mythique ou aux caractéristiques maternelles de la cité utopique, traditionnellement symétrique, entourée de paysages agrestes et dépourvue d’inquiétants éléments saillants ou souterrains (Servier 331-354), présente tous les traits du château gothique des romans noirs. La Tour Bruyarde est dissimulée dans une secrète vallée, au-delà de montagnes menaçantes, hérissées de crocs : « the white-capped fangs of the mountains » (BT 10). S’il facilite la protection, son isolement défensif condamne également toute velléité de fuite. La Tour Bruyarde est tout à la fois refuge et prison. Dès leur arrivée, les nouveaux habitants pénètrent dans les sombres entrailles de la Tour « the dark bowels of the place » (BT 26), comme pour annoncer leur introduction prochaine aux instincts primitifs de l’humain. Babbletower oscille constamment entre la fable, l’utopie et le roman noir. La communauté, tout d’abord fondée sur les théories de l’harmonie et du plaisir de Fourier, adopte bientôt de subtiles tortures inspirées des orgies sadiennes, dont l’emblème est l’instrument inventé par Culvert pour Lady Roseace, qui fait songer à la machine de La Colonie pénitentiaire de Kafka et à l’organe sexuel des escargots, le « love-dart » décrit par Luk Lysgaard Peacock dans Babel Tower, qui mêle douces muqueuses et lames tranchantes, amour et torture. Babbletower, c’est aussi la Tour du Babil et Culvert rêve d’instaurer un nouveau langage « universel » (BT 205) instaurant une régression vers la fusion originelle avec la mère et une primauté de l’affect. Fidèle à son nom, la Tour Bruyarde devient bientôt non seulement la Tour du Babillage, mais aussi la Tour de la Cacophonie, où se mêlent une profusion confondante de textes, autour de l’architexte1 central du roman noir, souvent pastiché et conjugué à des références diverses notamment à la fable ou à l’utopie.

8Joshua Ramsden établit quant à lui à Dun Vale Hall, lieu dont le nom préfigure le sombre destin, une « communauté thérapeutique » fondée sur un réseau de contraintes et d’interdits dictés par la gnose manichéenne. La nécessité de préserver les particules de lumière menacées inspire les principaux rituels et accessoires du culte. De nombreux miroirs intensifient la lumière diurne ou sélène, les corps et meubles sont revêtus des mêmes tissus de lin blanc brodés de blanc, captant la lumière et représentant des motifs manichéens (WW 316). Enserrés dans cet habillement et cet environnement uniformes, les individus s’effacent au profit de la communauté. La quête de pureté implique cependant un rejet du mal, en soi et hors de soi. La communauté, qui se sent rapidement menacée par le monde extérieur, décide de bâtir un mur protecteur et Dun Vale Hall devient un espace carcéral. Cette tension entre extérieur et intérieur, entre enfermement et extase ou débordement, est plus sensible encore sur le plan corporel. La quête de transfiguration intérieure implique une violence à l’égard de la chair. Les règles de vie manichéennes imposent végétarisme et abstinence sexuelle. L’amabilité et le calme constants ont pour contrepartie une secrète agressivité qui rend nécessaire une intensification des contrôles et de l’ascétisme. Un intense combat interne reproduit alors la lutte cosmique entre le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres, le microcosme reflète le macrocosme. Le leader charismatique, Joshua Ramsden, est associé à la lumière et à la pureté : sa chevelure s’est teintée de blanc le jour où il a rencontré le Jumeau, il est toujours vêtu de blanc et semble entouré d’une aura blanche. Son toucher électrique semble surnaturel. Il cultive cette altérité, ce charisme prophétique, en s’imposant un ascétisme toujours plus sévère. Il se veut d’une pureté immaculée, qui fait violence à sa nature humaine. Cette mortification de la chair s’accompagne cependant de manifestations de violence réprimée. Il expulse notamment ses pulsions agressives sous la forme de flots de sang imaginaires qui maculent le monde extérieur. Son organisme est le théâtre d’une lutte des éléments, dont le but ultime est la transformation du sang en un fluide lumineux. Cette lutte fatale reproduit et concentre la lutte Manichéenne du Bien contre le Mal. Comme dans Babbletower, les membres de la communauté s’enferment dans un système herméneutique global qui devient carcéral.

La marge et l’indirection

9Nous étudierons ici essentiellement les deux communautés précédemment évoquées, mais Marcus fait également de l’indirection une condition essentielle de ses visions : « it was important to see only obliquely — out of the edge of the eye » (VG 80). L’évocation de la profonde altérité de ces mondes parallèles a imposé un mode d’expression singulier, une alliance de la marge et de l’indirection. L’évolution de ces deux communautés est observée par des personnages en marge, qui, grâce à leur regard autre, oblique, révèlent certains dysfonctionnements. Ces regards périphériques sont en outre associés à une écriture indirecte : Babbletower est une fable allégorique sur le monde contemporain mise en abyme dans Babel Tower et la communauté de Ramsden est évoquée seulement dans le récit principal, mais aussi et surtout dans des correspondances épistolaires.

10Trois personnages singuliers se distinguent des autres membres de la communauté de Babbletower : Samson Origen, le Colonel Grim et Turdus Cantor. Ce groupe au sein du groupe s’apparente au chœur de la tragédie grecque qui danse et chante dans l’orchestra. Leurs dialogues sont généralement séparés du texte principal par un espace blanc ou un astérisque, ce qui leur confère symboliquement un espace autonome, une sorte d’orchestra textuel. De même que l’orchestra est symboliquement situé entre la scène et le theatron, où se trouvent les spectateurs, leurs commentaires établissent un lien entre l’action et le lecteur, qui souligne la volonté didactique de cette fiction. Ils expriment un fond de sagesse populaire, comme le chœur, et interviennent périodiquement pour commenter l’action, qu’ils observent sans y participer, comme les stasima interrompaient les épisodes dramatiques. Par ses commentaires ironiques, pessimistes ou prophétiques, cette triade révèle obliquement les dysfonctionnements de la communauté. Après l’arrivée de Samson Origen (BT 210-211), chaque extrait de Babbletower comprend au moins un commentaire de ce chœur, qui s’intéresse tout particulièrement aux côtés sombres de l’humain. Les trois compagnons quittent la scène de concert après la catastrophe finale et émettent les derniers commentaires, comme lors de l’exodos grec, exodos déroutant qui mêle ici le langage du conte de fées « And they went on walking, and if the Krebs did not catch up with them, they are walking still » (BT 617) et la description d’un massacre. A cette présence du chœur s’ajoute un autre phénomène de marge et d’indirection. Le début et la fin de chaque passage de Babbletower sont marqués par un coquillage, l’un dressé, l’autre à l’horizontale et de moindre taille, faisant songer aux coquillages que l’on s’applique contre l’oreille pour entendre le bruit de la mer, le chant du lointain, symbole d’un décrochage fictionnel et temporel. Entre ces coquillages ne figurent, au sein de Babel Tower, que des extraits choisis de Babbletower. Le roman est comme troué par ces passages manquants, qui créent un appel de sens.

11La vie de la communauté de Ramsden est quant à elle essentiellement évoquée au sein d’une correspondance épistolaire, forme nécessairement fragmentaire, partiale et partielle, qui permet de préserver un certain mystère et d’offrir des points de vue subjectifs contrastés. Comme Babbletower, ces textes périphériques sont typographiquement marqués : ils sont alignés à gauche et non justifiés. Les auteurs de ces lettres, Brenda Pincher et Elvet Gander, représentent les deux démarches opposées que peuvent adopter les études des cultes et des groupes charismatiques : une optique psychologique centrée sur la personnalité du leader charismatique et de ses disciples et un point de vue sociologique analysant la dynamique du groupe (voir Lindholm). En leur qualité d’experts, l’un en psychanalyse, l’autre en éthnométhodologie, Elvet Gander et Brenda Pincher sont essentiellement des observateurs, ce qui les place en marge de la communauté, mais le rôle d’expert d’Elvet Gander est reconnu, tandis que Brenda Pincher s’efforce de dissimuler son statut d’observatrice et son identité. Leurs deux comptes rendus sont fort différents. Un échange régulier a lieu entre le psychiatre Kieran Quarrell et son confrère psychanalyste Elvet Gander alors que les lettres de Brenda n’ont de correspondance que le nom et s’apparentent ainsi souvent à un journal intime. Outre que leurs écrits se distinguent par le jargon et les références propres à leurs disciplines respectives, le style souvent descriptif et familier, parfois même vulgaire, de Brenda diffère d’autre part fortement de la rhétorique inspirée et de la verve de Gander et la tonalité de leurs écrits évolue de manière antithétique : l’angoisse envahit les lettres de Brenda, tandis que celles de Gander s’enflamment d’enthousiasme. Ces contrastes se manifestent également dans le contenu de leurs missives, tant par les événements retenus que par l’éclairage et les commentaires apportés. Ce net partage a pour effet une distribution complémentaire de l’apport d’informations. Brenda examine les comportements individuels et le mode de vie de la communauté, tout en soulignant dysfonctionnements et dérives, tandis que Gander décrit la vie spirituelle et l’enthousiasme grandissant, en concentrant son attention sur Ramsden. L’évolution de la communauté est ainsi observée à travers un ensemble prismatique composé essentiellement de lettres, mais aussi de scènes narrées ou, à la fin du roman, d’extraits de journaux (WW 405).

12Marcus Potter, Jude Mason et Joshua Ramsden offrent en définitive un éclairage oblique sur le contexte contemporain. Les mondes intertextuels délirants qu’ils habitent et qui forment une véritable « prison-house of language » (Jameson) soulignent indirectement le caractère carcéral de certains dysfonctionnements associés à la société britannique de la fin des années 1950 à la fin des années 1960. Les angoisses de Marcus Potter semblent emblématiques de l’aporie à laquelle se trouve confrontée la littérature britannique contemporaine, prise entre un désir de cultiver l’héritage romantique et la nécessité de faire le deuil de toute possibilité d’accès à une transcendance sublime. Babbletower, qui a pour sous-titre « A Tale for the Children of Our Time », dénonce les conséquences tragiques d’une prise à la lettre des théories de la contre-culture. La communauté adopte de nombreux comportements caractéristiques des années 1960, tels que la célébration de la sexualité, de l’innocence enfantine ou les assauts répétés contre toutes les formes d’autorité. La célébration du plaisir et de la liberté provoque cependant l’apparition du sadisme et de la tyrannie. La communauté de Ramsden s’inspire initialement des théories de R.D. Laing, l’un des fondateurs de l’antipsychiatrie et reflète une des caractéristiques de la contre-culture : la volonté de libérer le moi profond de structures jugées répressives.

13Cette dénonciation de certains carcans sociaux s’accompagne d’un choix esthétique. À travers ces trois personnages, Byatt a choisi de privilégier une esthétique de la marge et de l’indirection, intégrant et dépassant la prolifération intertextuelle, l’allégorie et le pastiche. La marge devient le centre, le « délire », étymologiquement le fait de sortir du sillon, souligne les aberrations de la ligne droite.

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Bibliography

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Byatt, A.S., The Virgin in the Garden (1978), Londres : Vintage, 1994.

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Byatt, A.S., A Whistling Woman, Londres : Chatto & Windus, 2002.

Chevalier, Jean-Louis « Speaking of Sources. An Interview with A.S. Byatt », Sources 7, automne 1999 : 6-28.

Genette, Gérard, Palimpsestes, ou la littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982.

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Lindholm, Charles, Charisma, Oxford : Blackwell, 1990.

Martin, Bernice, A Sociology of Contemporary Cultural Change, New York : St Martin’s, 1981.

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Servier, Jean, Histoire de l’utopie (1967), Paris : Gallimard.

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Notes

1 Selon Gérard Genette, l’architexte peut être défini comme « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes — types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. dont relève chaque texte singulier » (7).

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References

Electronic reference

Émilie Bourdarot, Les mondes parallèles dans The Virgin in the Garden, Babel Tower et A Whistling Woman de A. S. ByattÉtudes britanniques contemporaines [Online], 30 | 2006, Online since 11 July 2022, connection on 09 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/12425; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.12425

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Émilie Bourdarot

Université Paris 7

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