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Labelling the subject

Les appellations et l’émancipation des étiquettes : Radclyffe Hall et The Well of Loneliness revisités

« Naming, Labelling, Addressing »: Shedding a New Light on Radclyffe Hall and The Well of Loneliness »
Tina Terradillos

Résumés

Cet article examine comment le double étiquetage diégétique et historique du roman The Well of Loneliness de Radclyffe Hall rend compte de l’expérience individuelle et collective de l’« inversion », terme désignant alors l’homosexualité, et quelles relations à la réalité il semble convoquer. Contrairement à la relation d’identification qui émerge d’abord, il apparaît que Radclyffe Hall déconstruit « la » réalité, notamment en détournant l’abject attaché à l’homosexualité et en réutilisant ce motif pour mettre à distance cette réalité. Son projet ne se limite donc pas à une reconnaissance des homosexuels comme la postérité critique le laisse penser, mais à une réflexion sur les modalités du rapport à l’Autre, d’où l’ouverture nécessaire à The Forge et The Unlit Lamp publiés antérieurement. Cette esquisse d’une éthique de l’altérité qui s’appuie sur un questionnement du féminin est alors mise en regard avec la philosophie contemporaine de Malabou qui démonte elle aussi les mécanismes des appellations pour proposer un dépassement du binarisme de l’altérité en suggérant, comme le pressentait Radclyffe Hall, un troisième terme dans la relation afin que chacun, homme et/ou femme, puisse exister en propre.

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Texte intégral

1Dans son étude sur Genet, Eribon écrit que :

[l]es nominations découpent des réalités « objectives » dans le monde social et sexuel, et [que] les mots de la stigmatisation instaurent, et réinstaurent sans cesse, la « réalité  » de ce qu’ils désignent, au moment où ils semblent simplement l’énoncer ou la dévoiler. Dire à quelqu’un qu’il est une « tante », un « pédé », c’est énoncer la « vérité » de ce qu’il « est ». Mais cet individu n’est ce qu’il est que parce que les mots — c’est-à-dire l’histoire collective de l’ordre social et sexuel sédimentée dans le langage et les fantasmes sociaux qu’il exprime — vont inscrire dans sa définition même, et dans son être, toute la « réalité » qu’ils désignent, pour faire de lui un exemplaire, un spécimen d’une espèce particulière, lui attribuant ainsi des traits […] qui ne sont peut-être pas les siens propres, mais qui entrent dans la définition sociale et fantasmatique de cette catégorie de personnes à laquelle il appartient, et donc dans la sienne (Eribon 77).

2Cette citation pourrait s’appliquer au roman publié en 1929 par l’écrivain britannique moderniste Radclyffe Hall qui s’intitule The Well of Loneliness (désormais mentionné sous le titre The Well). The Well témoigne en effet d’un double étiquetage à la fois au niveau diégétique, avec la désignation de l’héroïne comme « invertie », et au niveau historique, par la mise en procès du roman accusé d’obscénité. D’une part, le roman retrace la découverte de l’« inversion » de Stephen Gordon et ses conséquences. L’« inversion » est le terme employé à l’époque pour désigner ce que l’on appellera plus tard « lesbianisme » et par extension « homosexualité », à ceci près que pendant longtemps l’« invertie » a inversé son genre : elle se croit homme et, de fait, est attirée par les femmes. On n’imagine pas encore alors d’amour pour le même sexe. D’autre part, l’interpellation du roman passe par l’accusation d’obscénité qui lui est faite, or sa définition est double : l’Obscene Publication Act de 1857 la définit non pas tant comme une nature intrinsèque — un contenu salace — que comme l’effet ravageur qu’elle peut produire sur des âmes sensibles. De la même façon que Stephen est désignée par son identité d’« invertie » et prisonnière de ce qui devient une assignation identitaire, The Well n’est retenu que sous son étiquette de roman lesbien.

3La catégorie de l’« appellation » ouvre une perspective toute particulière à la recherche que je mène sur Radclyffe Hall et son traitement du motif de l’abject comme lieu d’interrogation et de remaniement de la relation à l’Autre. Cette catégorie convoque en effet en anglais non seulement trois autres notions (« naming, labelling, addressing »), mais une quatrième, puisque chacune témoigne d’une association, plus ou moins transparente, plus ou moins lâche, à un référent extérieur. Il s’agira donc de voir comment, dans l’œuvre de Radclyffe Hall, les appellations utilisées rendent compte de l’expérience individuelle et collective et quel type de relations à la réalité elles sous-tendent. Ensuite sera examinée la façon dont Radclyffe Hall a dû déconstruire cette « réalité » étant donné la thématique abordée dans The Well. Cela nous amènera à voir comment il faut largement émanciper ce roman de sa réduction à une littérature lesbienne puisque Radclyffe Hall propose tout au long de son œuvre un questionnement riche et varié sur les modalités du rapport à l’Autre, quelle que soit la définition de cet Autre.

4Dans la citation donnée plus haut, Eribon fonctionne à rebours car il a d’abord dû se déprendre des réalités dites objectives pour réassigner une « réalité » aux mots qui la décrivent ; nous suivrons un cheminement inverse que l’on pourrait qualifier de « naturel » : d’une part, celui dans lequel Radclyffe Hall inscrit son lecteur avec The Well lorsqu’elle montre comment dans un premier temps l’individu est pris dans le tissu des représentations collectives telles qu’elles sont véhiculées par le langage, avant de tenter de l’en extraire pour mieux les interroger — parcours qui a sans doute été le sien dans le sens où son lesbianisme l’a forcée à réfléchir aux conventions sociales ; d’autre part, celui auquel nous oblige la réduction de Radclyffe Hall à ce roman et de ce roman à son étiquette de « bible du lesbianisme » en élargissant l’étude à The Forge et The Unlit Lamp.

5Dans un premier volet, il s’agira de voir comment Radclyffe Hall rend compte de l’expérience singulière et collective de l’« invertie ». Dans The Well, l’expérience singulière de l’« invertie » mène, dans un processus naturel d’identification, à une expérience collective de l’« inversion », le tout semblant relever d’une relation assez transparente à la réalité. C’est ce dont témoignent les formes d’adresse assez directes.

  • 1 Ellis écrit : « [an] inborn constitutional abnormalitu » (35).

6Quelle est cette expérience singulière ? Raclyffe Hall nous invite à suivre la trajectoire de son héroïne Stephen d’avant même sa naissance jusqu’à sa maturité en passant par toutes les étapes qui l’ont conduite à découvrir son identité sexuelle. Ainsi sommes-nous amenés à partager tour à tour la perplexité et le malaise de Stephen face à son inadéquation en société, le reniement de ce corps féminin qui ne correspond pas à son sentiment de genre, le dévoilement progressif de sa spécificité qu’elle doit d’abord parvenir à nommer — et l’on voit bien alors comment la réalité préexiste au mot puisque Stephen est bien « invertie » avant d’accéder au terme qui désigne son « état » ; mais, pour autant, le mot d’« invertie » tient d’une mise au monde, comme si en apprenant le terme qui « la » désigne, Stephen se mettait enfin à exister. Nous partageons également les humiliations de sa « condition » — tout comme les éminents sexologues contemporains tel que Havelock Ellis, la société range alors l’« inversion » entre « une anormalité constitutionnelle et innée1 » et un crime ou une abomination ; l’intégration quasi forcée à ceux que Radclyffe Hall nomme « les siens » jusqu’à sa décision de défendre l’ensemble des homosexuels au moyen de sa carrière d’écrivain. Si The Well se concentre essentiellement sur le personnage de Stephen et offre une trajectoire de vie, relevant ainsi du Bildungsroman et du Künstlerroman, c’est pour mieux permettre au lecteur d’entrer dans la complexité de cette identité sexuelle qu’il rejette peut-être, de la lui faire connaître de l’intérieur et, ce faisant, de partager la même humanité. D’ailleurs, Stephen est amenée à découvrir d’autres homosexuels dans un processus très lent et naturel qui correspond à l’entrée dans l’âge adulte et au besoin d’ouvrir ses horizons, de s’identifier à d’autres modèles : sur le plan géographique, elle s’éloigne ainsi de plus en plus de son foyer, sillonnant à pied ou en voiture la campagne environnante. Pendant la guerre et son engagement dans les unités ambulancières, elle découvre avec étonnement la multitude de femmes qui sont « comme elle ». Plus tard, elle est amenée à fréquenter le salon mondain de Valérie Seymour où sont invités nombre d’artistes homosexuels, ou, dans un milieu très différent, les bars homosexuels parisiens. Son immersion dans le milieu homosexuel fluctue au gré de sa vie, des événements et de ses déplacements.

7Le passage de l’expérience singulière à l’expérience collective se fait donc naturellement. De la même façon que l’expérience singulière était singularisée — un personnage essentiel, un seul parcours de vie —, l’expérience collective de l’« inversion » est pluralisée : divers milieux, divers lieux de rencontres homosexuels, diverses formes de couples, diverses approches de l’homosexualité sont exposés. De l’appellation « Stephen », on passe à « her kind ». Sur le plan linguistique, il semble donc que la relation du nom au générique relève d’une adéquation et que de ce fait le rapport du locuteur au langage soit assez direct. On observe d’ailleurs que le narrateur s’adresse directement au lecteur dans The Well, et parfois même que l’auteur se démasque et lui lance des appels à la tolérance.

8Pourtant, cet ordre « naturel » entre expérience singulière et collective, entre nom et générique ou entre nomination et formule d’adresse, est miné. L’ouverture de Stephen aux autres homosexuels tient également d’un processus forcé, non seulement parce que sa mère la rejette violemment du fait de son « inversion » et qu’en l’absence de son père, un départ pour Londres lui semble préférable, mais aussi parce que les personnes dans son cas sont poussées à se rassembler : Stephen n’a quasiment d’autre choix, à son grand regret et celui de sa gouvernante Puddle, elle-même « invertie » secrète, que de fréquenter ceux qu’elle mettra du reste longtemps à voir véritablement comme « les siens ». L’ostracisme dont elle est victime en est la cause. En outre, la relation des appellations désignant l’« inversion » au phénomène lui-même est très longtemps neutralisée : le narrateur évoque très peu les « invertis » qu’il désigne par « her kind » et préfère utiliser des termes comme « it » ou « that thing ». Quand il emploie le générique alors que Stephen ne se reconnaît pas du tout d’appartenance aux « siens », c’est comme si, en passant d’une caractéristique singulière à une caractéristique partagée, l’étiquette obligeait à fusionner avec ce collectif. Pourtant, si le générique est nécessaire au rassemblement et à une reconnaissance sociale, il ne peut témoigner que d’une appartenance réductrice. Quant aux « autres », ils perçoivent les homosexuels au moyen du champ lexical de la maladie ou de la souillure, champs que Radclyffe Hall renverse ensuite à travers notamment la naturalité du désir homosexuel. L’écrivain détourne en effet très habilement le terme d’« inversion » jusqu’à construire une « inversion » inversée où celui qui souille n’est pas nécessairement l’homosexuel. Quant au rapport a priori direct du narrateur au lecteur, il est largement faussé car, dans ce roman plus que tout autre, Radclyffe Hall s’est appuyée sur des stratégies stylistiques, thématiques ou identificatoires pour convertir son lecteur à la cause homosexuelle. L’adéquation apparemment si naturelle sous-tendue par les appellations n’énonce donc pas « la vérité de ce qui est » pour reprendre Eribon : ce serait ignorer tous les brouillages et le poids des représentations mentales que les appellations convoquent.

9Autant à travers la construction de son héroïne que dans sa propre vie de lesbienne, Radclyffe Hall a été amenée à interroger les codes linguistiques et sociaux qui régissent les usages et à déconstruire cette « réalité » assignée par le choix d’un certain vocabulaire et de ce qu’il porte en lui de non-dits. Dans ses romans, elle s’appuie d’une part sur les brouillages référentiels et manipule le lecteur comme nous l’avons montré. Elle brouille également le lien entre nom et référent, notamment quand elle tarde à désigner la réalité tangible de l’identité sexuelle de Stephen par le nom qui la désigne. Une fois nommée l’« inversion » particulière de Stephen, le terme collectif reste ambivalent : qui représente « les siens » ? Le brouillage passe enfin par ces génériques non nommés qui informent pourtant toutes les trames de fond telles que les « conventions » ou bien « la norme ». Choisir de ne pas les nommer manifeste sans doute leur caractère diffus mais omniprésent : ils sont si prégnants qu’on les oublie… Le brouillage de la représentation linguistique s’opère aussi au niveau générique. The Well est considéré comme l’œuvre emblématique de Radclyffe Hall. En réalité, elle semble s’en éloigner compte tenu de son dessein très engagé et direct ; The Well formerait plutôt le point culminant des trois premiers romans qui abordent au contraire un thème fondamental sous diverses déclinaisons. En outre, The Well tient lieu de référence originelle dans la littérature homosexuelle tout en étant encore très critiquée pour la vision réductrice que Radclyffe Hall donne du lesbianisme. À l’inverse, la critique majoritairement queer qui s’en est emparée ne cherche souvent qu’à l’évaluer à l’aune de l’histoire littéraire du roman lesbien ou des conceptions du lesbianisme (voir Jay et Glasgow). En ce sens, la critique ne rend pas compte des thématiques et de la construction du roman. Quant à l’appartenance à un courant littéraire, ni The Well ni les autres romans de Radclyffe Hall ne font partie du canon moderniste. Pourtant, certains critiques (Hapgood et Paxton) dénoncent aujourd’hui les cadres définitionnels d’un tel canon qui rejettent par exemple catégoriquement le réalisme comme réponse littéraire à une modernité nouvelle et s’appuient très souvent sur une vision genrée où les femmes, a fortiori les lesbiennes, qui abordent des sujets dits féminins, n’ont pas ou peu de place. Enfin, il va sans dire que selon l’instance qui affuble d’un nom ou d’une étiquette, les catégorisations peuvent entraîner de fortes répercussions : en un temps où l’homosexualité masculine est passible de sanctions pénales, le lesbianisme quasi inconcevable du fait de la sexualité féminine qu’il présuppose et où l’homosexualité passe du champ de la criminalité à celui de la médecine et de la psychologie, devenant alors maladie à soigner (Havelock Ellis), parfois relevant de la folie et appelant l’internement, la « réalité » du champ restait bien opaque.

10D’autre part, pour déconstruire la réalité sociale, Radclyffe Hall détourne le motif de l’opprobre qui semble attaché à l’homosexualité. Très habilement, la romancière déconstruit ces représentations mentales en renversant les valeurs et en montrant que ce qui est abject ressort au contraire de l’aliénation que subissent les homosexuels, aliénation qui entraine humiliation, souffrance et injustice. Abject s’entend ici tel que Kristeva le définit à savoir que « [c]e n’est […] pas absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles » (12). Radclyffe Hall martèle ainsi tout au long du roman que l'homosexualité n'est pas à entendre comme maladie ou déviance, mais comme ce qu'elle appelle « fait de nature ». Et de poursuivre sa redéfinition du bien et du mal en soulignant l'hypocrisie d'une religion qui offre la reconnaissance sociale aux gens dits normaux, à travers le mariage en particulier, en ignorant leur possible indignité. Selon elle, la société tombe dans le piège inéluctable du générique en utilisant une caractéristique du groupe pour discriminer l’ensemble : elle ne voit dans les sentiments amoureux que peuvent éprouver les couples de même sexe qu’une forme de sexualité, et accuse les homosexuels de corruption du seul fait de cette sexualité.

11Ayant renversé les critères de l’abject, Radclyffe Hall utilise à nouveau ce motif, cette fois-ci comme moyen de mettre à distance ce qui passe pour être la réalité. En effet, en anthropologie, Douglas, dont s’est inspirée Kristeva, définit la notion de sale comme un espace à la marge instaurant une frontière : il s’inscrit dans un écart qui circonscrit en même temps la norme5. Elle écrit : « Dirt then, is never a unique, isolated event. Where there is dirt there is system. Dirt is the by-product of a systematic ordering and classification of matter, in so far as ordering involves rejecting inappropriate elements » (44). Radclyffe Hall utilise cet ab-ject, cet écart, volontaire ou forcé, pour mieux se repositionner face au monde en soulignant par exemple la prégnance diffuse mais autoritaire des conventions. L’écart se manifeste, d’une part, à travers le motif de l’instabilité géographique : Stephen se voit forcée de quitter Malvern pour Londres ; de là, elle rejoint l’unité ambulancière sur le front puis séjourne à Paris où elle décide de s’installer après avoir voyagé aux Îles Canaries. En dehors de ces déplacements répétés, Stephen aspire à trouver le foyer stable et rassurant qu’elle a perdu en découvrant son « inversion ». Villes et campagnes s’affrontent autour de la possibilité pour les homosexuels d’y résider.

12Cette instabilité géographique s’accompagne d’une instabilité linguistique : mention est faite de plusieurs langues étrangères, mais également de lettres, chansons, télégrammes, sans compter les langages non-verbaux qu’utilise Stephen pour communiquer avec son cheval Raftery ou son ancienne préceptrice qui a développé une compréhension très fine du monde par le toucher depuis qu’elle a perdu la vue. Une tension très prégnante existe également entre dire et silence. Narrateur et personnages ne sont pas toujours capables de s’exprimer, soit que les conditions ne s’y prêtent pas, soit qu’ils n’osent pas, ne trouvent pas les mots justes ou soient même ignorants du mot qui pourrait nommer leur situation, telle Stephen qui ne sait pas qu’elle est « invertie » ; soit encore qu’ils choisissent de se taire. Le silence chez Radclyffe Hall est ambivalent : silence merveilleux de la fusion charnelle, de la complicité ou de la sincérité, mais silence gêné, lourd de secrets à cacher, silence comme injonction ou comme échec du langage. Le silence a pour corrélat le secret, lui aussi ambivalent puisqu’il relève à la fois de ce qu’on choisit de ne pas dire ou de ce qu’on diffère, mais aussi de ce qui échappe à la compréhension. L’écart se lit en outre sur le plan temporel. Alors que The Well adopte une chronologie très linéaire, il est parcouru par le leitmotiv de l’avance sur son temps : la période où vit Stephen, qui correspond à celle de Radclyffe Hall, est explicitement nommée comme « une période de transition » (« an age of transition »), essentiellement par rapport à la question des homosexuels. Stephen porte en elle les germes d'un avenir plus tolérant pour elle et les siens, comme le croit fermement Puddle qui lui dit : « you're unexplained as yet—you’ve not got your niche in creation. But some day that will come, and meanwhile don’t shrink from yourself, but just face yourself calmly and bravely » (153). Valérie Seymour quant à elle figure déjà l’après transition si bien qu'elle coïncide mal avec son temps : « a creature born out of her epoch, a pagan chained to an age that was Christian » (47). Toutes ces formes d’instabilité témoignent bien entendu de l’instabilité identitaire de Stephen et de sa recherche de modèles identificatoires, car où trouver des modèles quand on est mis à l’écart ? Dans l’histoire du lesbianisme, The Well tient une place à part, à la marge, en tant que pionnier de la littérature lesbienne, et même si la vision qu’il propose du lesbianisme comme « inversion » est largement décriée, il ouvre un écart nécessaire dans le sens où Stephen a fourni un modèle à des générations de lesbiennes en quête d’identité.

13Quoi qu’il en soit, Radclyffe Hall ne se contente pas de revendiquer une reconnaissance sociale pour les homosexuels, elle poursuit dans The Well la réflexion sur le rapport à l’Autre qu’elle avait entamée dès son premier roman. The Well est spécifique en ce sens que l’Autre y est explicitement un personnage lesbien dont ladite nature altère les relations aux autres et donc à soi. Mais les modalités relationnelles sont explorées dans d’autres configurations : amour conjugal hétérosexuel ou homosexuel, et amour filial. Il s’avère donc plus que nécessaire d’émanciper The Well de son étiquette de « bible du lesbianisme » et Radclyffe Hall de celle d’auteur lesbien. Dans ce dernier volet, il s’agira par conséquent de montrer, en examinant deux romans antérieurs à The Well, comment la romancière interroge l’altérité et comment sa réflexion ouvre sur l’esquisse d’une éthique de l’altérité. Dans ce but, ne seront pas étudiées les modalités relationnelles qui apparaissent dans The Well, mais celles que Radclyffe Hall avait déployées auparavant dans The Forge et The Unlit Lamp et qui forment un des fils conducteurs de son œuvre.

14L’amour sert de cadre privilégié à cette exploration du rapport à l’Autre, sans doute parce qu’il fait le mieux ressortir les enjeux relationnels et identitaires. Dans The Forge (1924), roman au ton léger, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Susan et Hilary Brent forment un couple amoureux bien établi mais un sentiment d’insatisfaction dont ils ne parviennent pas à trouver l’origine les pousse à changer régulièrement de résidence. Progressivement, ils s’engagent dans une quête de réalisation de soi : chacun cherche à trouver un positionnement au sein de la relation de couple où il/elle s’épanouirait ; chacun cherche à négocier un espace de liberté et d’intégrité au cœur du couple. Cette quête pourrait les séparer et elle les conduit en effet à prendre des chemins différents jusqu’au moment où Hilary choisit de quitter sa femme pour vivre une nouvelle vie au Canada. Pour autant, non seulement sa décision arrive comme l’aboutissement auquel chacun était parvenu et se solde par l’envie partagée de reformer un couple, mais tout au long du roman un jeu de miroir opère un effet de rapprochement au moment même où ils semblent diverger : pris par un désir soudain d’éprouver leur liberté, chacun par exemple, à des moments différents, se met à déambuler à l’identique dans la ville. Le dénouement semble positif : le couple se retrouve, amoureux, chacun ayant mené sa quête jusqu’au bout. Pourtant, il apparaît que la décision de reformer le couple coûte bien plus à Susan qu’à Hilary et non pas par défaut d’amour, mais parce que Susan est une femme et qu’en tant que telle elle a beaucoup plus à perdre dans la relation maritale ; et dans une scène finale très forte, à Hilary qui lui demande si elle l’aime, il est ainsi écrit que :

[Susan] stared at him helplessly. She was not Susan Brent, she was just plain primitive woman. The stark femininity of all the ages looked out of her eyes into his at that moment. He saw the look and nodded slowly. That’s all right, he remarked […] She was slipping, slipping. She wanted to cry out, to clutch at any twig in passing. But I do, I do! she exclaimed vehemently, I’m not sure that it is all right! Now she was fighting the age-long fight, the antagonism of her sex surged in her. I’m not just a primitive creature, she wailed, I’m not just that kind of woman! (Hall 1952, 239)

15Il est étonnant de noter qu’au contraire de The Well, The Unlit Lamp n’a pas été censuré alors que sa critique de l’amour maternel, sa thématique lesbienne ainsi que le sentiment d’oppression qui s’en dégage et aliène potentiellement le lecteur le rendent très subversif. Ce roman met en lumière les mécanismes de deux relations d’amour, celle de Joan et de sa mère qui, dans un jeu de miroir, est reflétée et transformée par celle qui se développe entre Joan et sa préceptrice Elizabeth. Mary Ogden apparaît dès l’incipit comme une femme soumise à un mari hypocondriaque dont toutes les volontés doivent être accomplies. Elle tire de la force de sa fille aînée Joan avec qui elle semble d’abord partager une relation privilégiée. L’arrivée d’Elizabeth fait progressivement apparaître l’amour que voue Mary à sa fille comme un amour vampirique : la mère joue délibérément de stratégies pour exalter et contraindre l’amour filial. Plus qu’aimer sa fille, elle veut être aimée passionnément d’elle au point de vouloir la garder toujours à ses côtés dans une relation qui devient parfois incestueuse. Les sentiments amoureux qui se nouent entre Elizabeth et son élève forment un contrepoint révélateur : si la mère et Elizabeth entrent dans une sorte de compétition pour l’amour de Joan, compétition qui tend à mettre sur le même pied amour filial et relation amoureuse et témoigne alors de ressemblances troublantes entre les deux femmes, les sentiments que porte Elizabeth à Joan figurent un amour généreux et soucieux de l’autre qui n’exige pas de réciprocité. La nature excessive et même pathologique de l’amour maternel se construit ainsi au fil des pages dans ce jeu de contrepoints qui n’épargne aucun des trois personnages : si Elizabeth et Mary sont rapprochées et opposées, Joan participe également au vampirisme de sa mère qu’elle ne parvient jamais à rejeter, et de surcroît elle devient vampire à son tour, forçant, par son amour, Elizabeth à rester à ses côtés. Ces modalités relationnelles extrêmement complexes sont sous-tendues par la mise en place d’un étau narratif oppressant qui rend la lecture très déstabilisante et témoigne du motif de l’écart déjà évoqué, ici entre amour épanouissant et amour pathologique, entre lecture et lecteur, que Radclyffe Hall déclinera au travers de l’abject dans The Well.

16Dans les trois romans, apparaît donc un rejet de la fusion, et ce, quel que soit le sexe des personnages. Cela révèle bien que le lesbianisme ne sert que d’assise chez Radclyffe Hall à une réflexion sur le rapport à l’Autre qui le dépasse, mais où il joue cependant un rôle très particulier puisque, posé comme l’amour du même, il met nécessairement en question le rapport à l’Autre. La romancière rejette le lien d’amour exclusif dans la relation à deux : Susan forme un contre-exemple aux épouses devenues répliques fantomatiques de leur mari ; l’emprisonnement de Joan finit par sa mort symbolique ; et au moment même où toutes les voix des homosexuels fusionnent avec celle de Stephen, il se produit un anéantissement qui va jusqu'à prendre la forme d'un viol : « in their madness to become articulate through her, they were tearing her to pieces, getting her under […] They possessed her […] And now there was only one voice, one demand; her own voice into which those millions had entered » (Hall 1952, 447). Il semble par conséquent que Radclyffe Hall esquisse une éthique de l’altérité où chacun, quel que soit son sexe ou son genre, trouverait sa place dans une relation généreuse et tolérante à l’Autre. Le rapport à l’Autre ne s’envisagerait plus seulement dans sa dualité ni sa binarité, mais jouerait avec la présence de ces tiers récurrents dans l’œuvre de Radclyffe Hall qui éclairent ou altèrent la relation à deux.

17En guise de conclusion, j’aimerais évoquer Catherine Malabou à qui Didier Eribon faisait référence dans son étude, et ébaucher un rapprochement entre Radclyffe Hall et la philosophe. Il ne s’agit ici que des prémices d’une réflexion dont Radclyffe Hall serait le point de départ en tant qu’initiatrice d’une éthique de l’altérité et dont Catherine Malabou, cheminant depuis, offrirait la forme contemporaine d’une tentative pour « [c]hanger de différence ».

18L’une et l’autre ont parfaitement compris l’emprise des appellations sur les représentations mentales et sociales, et la nécessité d’en mettre au jour les mécanismes afin de leur assigner de nouvelles valeurs. Catherine Malabou le formule ainsi en citant Judith Butler dans Gender Trouble : « Les femmes qui ne parviennent pas à […] comprendre que leur sexualité est en partie construite dans les termes de l’économie phallique sont véritablement condamnées dans ce cadre théorique à une « identification masculine » ou à « rester dans l’ombre » (37). C’est la raison pour laquelle Catherine Malabou critique aujourd’hui la déconstruction de Derrida ou la philosophie de Lévinas, mais aussi les théories queer. Selon elle, ces deux grands mouvements pratiquent une désessentialisation de la « femme » qui est dommageable puisque la « femme » désigne tout aussi bien le masculin que le féminin : « on ne peut éluder […] une certaine complicité entre une violence domestique et sociale qui refuse aux femmes une place et une violence théorique qui refuse aux femmes une essence » (113). Cette critique la conduit à penser que « [la femme] ne se définit et ne peut se définir que par la violence qui lui est faite. C’est la violence seule qui lui confère son être » (115), rejoignant ainsi la dénonciation que proposait Radclyffe Hall de la condition des femmes, en un temps cependant où elles étaient assignées à la sphère domestique. En outre, cette définition peut s’appliquer plus particulièrement aux lesbiennes et s’élargir aux homosexuels puisqu’ils ne correspondent pas au modèle domestique conforme aux attentes sociales. Radclyffe Hall tout comme Catherine Malabou veulent donc se libérer de cette violence et ouvrir aux femmes de nouvelles possibilités d’être. La philosophe parle alors de devenir une femme « en propre » (124), non le simulacre de l’homme que lui impose la déconstruction. Une femme en propre ? C’est sans doute précisément là que du chemin a été parcouru depuis Radclyffe Hall qui portait des habits d’homme et n’avait probablement pas d’autre choix alors que d’en adopter les attributs tant vestimentaires que comportementaux. Pour autant, Catherine Malabou rejoint Radclyffe Hall dans le sens où elle prolonge le dépassement du motif de l’abject qu’utilisait l’écrivain en rejetant la dialectique pur/impur, propre/sale au profit d’un nouveau terme : l’appartenance en propre. Là où Radclyffe Hall construisait l’abject dans un écart autant spatial que stylistique, la philosophe propose l’appropriation d’une identité en propre qui passerait par un lieu, verbal, spatial, propre. Reprenant Luce Irigaray, elle écrit que « [l]e maternel-féminin demeure le lieu séparé de « son » lieu, privé de « son » lieu. Elle est ou devient sans cesse le lieu pour l’autre qui ne peut s’en séparer. Menaçante donc, sans le savoir ni le vouloir, de ce dont elle manque : un lieu « propre » » (140). De là, elle en arrive à proposer une théorie de la plasticité où construire son identité ne passe plus par une division de l’espace entre le sexe et le genre qui multiplie les masques ou les processus de déterritorialisation du corps, mais par une échangeabilité conçue comme libre circulation de l’être et de l’étant.

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Bibliographie

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Notes

1 Ellis écrit : « [an] inborn constitutional abnormalitu » (35).

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Tina Terradillos, « Les appellations et l’émancipation des étiquettes : Radclyffe Hall et The Well of Loneliness revisités »Études britanniques contemporaines [En ligne], 46 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/1229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.1229

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Auteur

Tina Terradillos

Tina Terradillos est professeur agrégée au lycée Jean Monnet de Montpellier et doctorante en deuxième année rattachée au centre d’Études Montpelliéraines du Monde Anglophone. Son doctorat s’intitule « Le Sale comme espace d’altérité abjecté dans les romans de Radclyffe Hall ». Elle est également représentante des doctorants du laboratoire.

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