Rachel Murray. The Modernist Exoskeleton: Insects, War, Literary Form
Rachel Murray. The Modernist Exoskeleton: Insects, War, Literary Form. Edinburgh: Edinburgh UP, 2020, 224 p.
Texte intégral
1Rachel Murray se propose de lire les innovations formelles de plusieurs figures majeures du modernisme à travers le prisme de leur fascination pour les insectes et d’en tirer de nombreuses conséquences politiques, éthiques, psychologiques et écologiques. Elle ouvre sa monographie par une citation tirée des carnets de lecture de Virginia Woolf, dans laquelle le point de vue panoramique dominant de l’oiseau est remplacé par celui, précaire, de l’insecte désemparé s’accrochant à un point d’appui fragile. Woolf n’était cependant pas la seule à percevoir chez l’insecte l’image de la condition du sujet moderne balloté au gré des bourrasques de l’Histoire. Chez Ezra Pound et T.S. Eliot, l’insecte n’est rien de plus que le symbole de l’effet déshumanisant des armes industrielles sur l’individu. Leur utilisation massive durant la Première Guerre mondiale avait en effet conduit les soldats à porter des masques à gaz qui faisaient ressembler leurs yeux à ceux de mouches ou d’abeilles, et à ramper dans la boue tels des vers de terre. Vivant dans une promiscuité avilissante et cohabitant avec les poux, les moustiques et les mouches, ils semblaient avoir régressé à l’état primitif.
2Or c’est justement vers ces formes de vie que se tournèrent les écrivains modernistes pour comprendre la condition de l’homme. Leur intérêt reflète un engouement plus large pour l’entomologie dû en grande partie à la popularité des travaux de Jean-Henri Fabre, qui mettent en lumière l’organisation sociale très sophistiquée des insectes et les trésors d’ingéniosité qu’ils peuvent déployer pour s’adapter aux difficultés présentées par l’environnement dans lequel ils se trouvent. Traduits en anglais dans les années 1910, ses ouvrages furent lus et admirés par un grand nombre d’écrivains modernistes. Tout au long de sa monographie, Murray montre que la capacité des insectes à créer du neuf à partir de formes en décomposition a été pour eux une source d’inspiration majeure. Sa thèse est novatrice et ambitieuse : selon elle, la tendance à l’expérimentation si caractéristique des œuvres modernistes, connues notamment pour leurs innovations formelles, est en partie due à l’influence exercée sur leurs auteurs par les ouvrages de vulgarisation entomologiques qui fleurirent, ou plutôt proliférèrent, dans les premières décennies du vingtième siècle.
3Crucial, à cet égard, est le motif de l’exosquelette, structure anatomique externe supportant et protégeant l’animal, qui s’en débarrasse régulièrement au cours de son existence pour le recréer et le modifier. Une préoccupation commune aux écrivains étudiés par Murray est en effet de maintenir la vigueur et l’adaptabilité du texte littéraire pour l’empêcher de se réifier ou de s’ossifier en une forme fixe et définitive. Leurs stratégies d’écriture, si différentes soient-elles, s’inspireraient toutes de la nature polymorphe du corps de l’insecte, de sa capacité à se fondre dans son environnement, de sa formation en essaim ou des différentes étapes de sa croissance. Simultanément, l’exosquelette figure les efforts fournis par ces mêmes écrivains pour consolider les frontières du texte dans le but de protéger l’œuvre des différentes formes d’agression (sensorielle, militaire, idéologique) dont elle peut être l’objet. Enfin, et conjointement à ce rôle de bouclier, l’exosquelette se définit comme un site d’interactions entre le sujet et son environnement. C’est en réalité tout le génie du modernisme qui est en jeu ici, c’est-à-dire le défi posé par la conception de formes d’expression qui soient assez robustes pour dire la guerre industrielle et la modernisation à marche forcée de la société, mais aussi assez plastique pour s’adapter à la cadence de ces changements sociaux, technologiques et économiques.
4L’intérêt et l’originalité de la thèse du livre résident précisément dans cette insistance sur l’interaction avec l’extérieur. Car si Murray n’est pas la première à évoquer le motif de l’exosquelette en lien avec l’écriture moderniste, celui-ci a été immanquablement interprété en lien avec la volonté de certains écrivains de se protéger contre les assauts de la modernité, qu’ils soient technologiques ou discursifs, et donc réduits à un outil de défense, une carapace ou un bouclier servant à tenir le chaos du monde extérieur à distance. La rhétorique de la dureté, de la sécheresse voire de la violence stylistique développée par T.E. Hulme ou D.H. Lawrence était alors invoquée. Murray regrette cette concentration exclusive sur la posture défensive des modernistes, et soutient qu’elle est en réalité inséparable de son pendant positif, à savoir une réceptivité accrue, et une prise en considération continue, des stimuli envoyés par le monde extérieur. Les écrivains d’ordinaire dépeints comme soucieux de sauvegarder une flamme vitale en péril derrière une coquille morte sont les mêmes, explique-t-elle, qui s’exposent délibérément aux forces de destruction extérieures pour mieux les transmuer en matière artistique et se prémunir ainsi des dangers qu’elles posent.
5Le premier auteur vers lequel se tourne Murray est Wyndham Lewis. Les transformations incessantes de son écriture, nées en réaction contre l’ambiance suffocante de la scène littéraire de l’entre-deux-guerres, seraient une stratégie inspirée des insectes. Après la Grande Guerre, en effet, Lewis devint rapidement convaincu que la tendance à l’expérimentation formelle d’écrivains tels qu’Ezra Pound ou T.S. Eliot s’était développée au point de devenir une sorte de diktat sclérosant et uniformisant qui avait pour effet de maintenir le statu quo au lieu de le combattre. Il leur reprochait notamment leur méthode « internaliste », qu’il percevait comme le produit d’un culte du temps pur d’inspiration bergsonienne. Voyant dans cette nouvelle orthodoxie une menace existentielle pour la littérature, Lewis partit en croisade contre ses contemporains modernistes. Cette croisade prit la forme, fréquente dans le domaine entomologique, d’un mimétisme offensif, c’est-à-dire que Lewis retourna les méthodes de ses adversaires contre eux.
6D’où la longue parodie, dans le roman de science-fiction The Childermass (1928), de l’idiome du Work in Progress (futur Finnegans Wake) de Joyce. Le mimétisme primaire et quelque peu superficiel de l’écriture de ce dernier et de Stein réduit leurs innovations stylistiques à des épanchements sans rime ni raison qui se dissolvent au final en des borborygmes. Ce que semble dénoncer Lewis à travers cette parodie et les difficultés d’adaptation des protagonistes à leur environnement, c’est tout simplement la faillite de la fluidité formelle du « high modernism », son incapacité à résister efficacement à l’influence pernicieuse des forces socio-politiques de la période. Bien qu’on puisse lui reprocher de donner forme à une parodie quelque peu grossière de ses contemporains, l’interprétation qu’en donne Murray à la lumière de la passion de Lewis pour l’entomologie a le mérite de la réhabiliter. Elle la compare en effet au mimétisme offensif de certains insectes, qui acquièrent certains traits de leurs prédateurs pour mieux les faire fuir. Il s’agit donc d’une stratégie défensive qui ne repose pas sur le principe de dissimulation ou de camouflage, mais sur celui, au contraire, de visibilité maximale.
7Une tension semblable entre protection et exposition est décelable dans les écrits de D.H. Lawrence, dont toute l’œuvre serait tiraillée par la peur de la contamination et la tentation du recroquevillement sur soi d’un côté, et le désir de crever les limites du moi en forgeant une intimité tactile avec les insectes de l’autre afin d’en tirer une énergie vitale qui serait à même de contrecarrer l’influence avilissante de la société industrielle. Ainsi s’expliquerait l’évocation récurrente de sensations physiques qui suggèrent l’infiltration du moi par une multitude entomologique menaçante. Rachel Murray met en lumière plusieurs passages où les personnages semblent éprouver le phénomène connu sous le nom de formication, trouble psychique qui prend la forme d’une hallucination cutanée, puisque le sujet a des fourmillements à la fois sur et sous la peau. Loin de rejeter cet état de dissolution épidermique, la fiction de Lawrence semble au contraire se l’approprier. L’exposition à l’essaim prendrait alors la forme d’un contact fréquent avec l’énergie perturbatrice de la culture de masse et du discours politique de l’entre-deux-guerres, laquelle fournirait un antidote aux effets abrutissants de la modernité industrielle.
8Au lieu de rejeter ce qu’elle ne peut soutenir, l’écriture de Lawrence se frotte ainsi contre les forces-mêmes qui la dérangent, et ce faisant se renouvelle. On trouve une illustration de ce phénomène dans Kangaroo (1923) lorsque Somers lit The Sydney Bulletin. Le texte éclate alors en une myriade de fragments textuels disparates, puisque le lecteur se trouve confronté à une liste décousue de faits divers, de recettes de cuisine, de slogans publicitaires, de pensées du personnage ou d’intrusions du narrateur. Un peu plus loin dans le roman, Somers se promène en ville avec Harriet, et ils se retrouvent soudain assaillis par une nuée de signes publicitaires. Cette exposition à la prolifération de signifiants a, selon Murray, un effet vivifiant tant sur le sujet que sur le texte, puisqu’elle nourrit la verve étymologique de Kangaroo. Les jeux de mots auxquels il a recours témoignent d’une certaine forme de défiance face à la surstimulation, car ils reflètent un esprit aux aguets tirant profit des opportunités créatrices de cet état d’hypersensibilité.
9Là où Lawrence ouvre délibérément son écriture au grouillement vital de la vie moderne, H.D. expose de manière répétée la sienne au traumatisme subi pendant la guerre, transformant ainsi son potentiel de perturbation en une source d’inspiration. On connaît l’impact traumatisant de la Première Guerre mondiale sur H.D. : elle fut victime, en 1915, d’une fausse-couche qu’elle attribua au choc causé par la nouvelle du torpillage du paquebot Lusitania par la marine allemande, puis son frère Gilbert fut tué au combat en 1918, perte suivie peu de temps après par la mort de son père. Les romans de guerre de H.D. sont donc, avant tout, des tentatives de mise en mots du trauma, un état psychique situé sur le seuil entre le souvenir et l’oubli, la transparence et l’opacité. Ainsi défini, le trauma, et les premières étapes de sa guérison, présentent une ressemblance frappante avec le processus liminaire que constitue la transformation de l’insecte à l’intérieur du cocon. Il s’agit d’une comparaison établie explicitement par H.D., qui était elle aussi férue d’entomologie, dans son roman Asphodel (1920-7), où la sensation d’amorphie éprouvée par Hermione résulte du glissement d’un état psychique marqué par la paralysie à un état de conscience visionnaire qui voit le lent retour de ses pouvoirs de création.
10H.D. savait en effet que pour se recréer à neuf, la chenille doit dans un premier temps s’auto-dissoudre entièrement. Dans ses œuvres de fiction, le cocon fonctionne dès lors comme un espace dans lequel des états psychiques débilitants révèlent d’authentiques potentialités esthétiques, transformant le trauma en une source de créativité. Il ne s’agirait pas ici simplement d’un motif présent dans son œuvre, puisque l’état liminal caractéristique de la vie à l’intérieur du cocon trouve un corollaire dans l’instabilité générique qui caractérise les romans de H.D., lesquels oscillent entre fiction et autobiographie, ainsi que dans leur langue dense, fragmentée et complexe, marquée par des ruptures temporelles et la déstabilisation fréquente des référents. Le cocon permet ainsi de mettre en lumière les efforts de l’auteur pour maintenir le texte dans un état fluide et inchoatif, dissolvant les expériences passées pour mieux les réarticuler et assurant la survie du moi par sa propre désintégration.
11On retrouve une même fascination, chez Beckett, pour l’état liminaire que constitue la phase larvaire de la vie de certains insectes et pour les possibilités créatrices qu’elle recèle. Suite aux massacres et aux destructions de la Seconde Guerre mondiale, Beckett partit en quête d’un art qui pût rendre le sentiment de perte et d’échec qui dominait alors, et la figure de la larve lui sembla alors incarner particulièrement bien ce qu’il nomme, dans une lettre à son ami et critique d’art Georges Duthuit, « l’imperfection du non-être […], où vient nous assaillir la tentation d’être encore, un peu, et la gloire d’avoir été un peu », comme si l’homme, après avoir frôlé l’extinction, ne pouvait survivre qu’à cette échelle et sous cette forme. C’est ainsi que le larvaire, selon les termes et les rythmes qui lui sont propres, devient l’état à la lumière duquel l’humain est pensé à neuf chez Beckett.
12Dans L’innommable (1953), il dépouille la forme romanesque de toutes ses caractéristiques les plus élémentaires jusqu’à aboutir à la phase pré-narrative ou larvaire de la représentation littéraire. Situé sur le seuil du non-être et rétif à toute stabilité ontologique, le personnage de Worm est condamné à la fois à la parole et au silence. Au moyen d’une lecture fine et méticuleuse de l’écriture beckettienne, Rachel Murray montre que cette insaisissabilité catégorielle se reflète dans la nature vague et indéterminée du langage qui le décrit. Qu’il s’agisse de la syntaxe tortueuse qui fait obstacle à l’intelligibilité du texte, des nombreuses polyptotes qui conduisent à des apories, ou de la prolifération des virgules qui suggère une forme de scissiparité, rappelant en cela « les formes infiniment plastiques » des premiers êtres vivants dont parle Bergson dans un passage de L’évolution créatrice que Beckett connaissait, le style de Beckett annule toute possibilité de trajectoire linéaire. Requérant un mouvement vermiculaire de l’œil, chaque phrase oblige le lecteur à s’arrêter à mi-chemin pour recommencer. Si frustrante soit-elle, cette lecture autorégressive libère cependant des potentialités sémantiques, car pénétrer les cadences du phrasé beckettien permet d’entrevoir ce qui se cache sous la surface du texte.
13Originale et témoignant d’une connaissance intime des auteurs étudiés, la monographie de Rachel Murray est passionnante de bout en bout. Elle fourmille de micro-lectures qui permettent d’éclairer d’une lumière neuve certaines œuvres pourtant abondamment commentées par la critique. On regrettera seulement que n’ait pas été davantage prise en compte la place des insectes dans la fiction victorienne et les possibles liens de filiation qu’elle implique ; de même, on aurait aimé que la nature précise de l’influence exercée par les entomologistes sur les écrivains modernistes soit plus problématisée. À l’heure où l’on assiste à un déclin spectaculaire du nombre d’insectes à travers le monde dû à la pression exercée par les activités humaines sur l’environnement et où le problème des risques que fait planer ce phénomène sur l’avenir de l’humanité se pose avec une urgence toujours renouvelée, The Modernist Exoskeleton vient rappeler de manière salutaire la capacité des insectes à ébranler, voire à dissoudre, les frontières de l’humain, à ouvrir le moi à une altérité porteuse de vie et à élargir ainsi le champ du sensible.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sylvain Belluc, « Rachel Murray. The Modernist Exoskeleton: Insects, War, Literary Form », Études britanniques contemporaines [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 24 octobre 2021, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/11575 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.11575
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