Gonneaud Justine, L’Androgyne dans la littérature britannique contemporaine : Métamorphoses d’une figure
Gonneaud Justine, L’Androgyne dans la littérature britannique contemporaine : Métamorphoses d’une figure, Montpellier : PULM (Presses universitaires de la Méditerranée), collection « Present Perfect », 2020. 330 p.
Full text
1Loin du simple clin d’œil à la matrice ovidienne, le sous-titre de l’ouvrage de Justine Gonneaud place d’emblée la figure centrale de l’androgyne sous le sceau de la mutabilité. Cette exploration des manifestations contemporaines de l’androgynie et de l’hermaphrodisme dans cinq romans britanniques de la seconde moitié du xxe siècle, présente en effet l’androgyne en tant qu’objet mais aussi (et surtout) opérateur de métamorphoses. Il s’agit ainsi, dans ce travail faisant habilement dialoguer considérations théoriques et analyses littéraires (le tout dans une langue alliant clarté et élégance), d’étudier à la fois ce que l’histoire des idées fait à l’androgyne et ce que l’androgyne, en vertu de sa grande plasticité conceptuelle, fait à l’histoire des idées. Retraçant en préambule le parcours de la figure des écrits de Platon à ceux des nouveaux exégètes des années 1980 et 1990, en passant par Coleridge, Woolf ou encore Freud, Gonneaud interroge le rapport de la littérature contemporaine britannique au mythe ainsi que les modalités et les effets de son réinvestissement dans trois parties ayant pour dominantes respectives l’épistémologie, l’esthétique et l’éthique.
2S’ouvrant sur le constat de la « fascination intellectuelle et esthétique inaltérable » exercée par l’androgyne, l’introduction en souligne aussitôt l’ubiquité et l’« incroyable capacité à donner forme et à conceptualiser » (9) à travers les âges. L’auteure procède avant tout à une clarification utile des termes d’androgynie et d’hermaphrodisme, faux synonymes dont les rapports font émerger la nature paradoxale de la bisexualité, « désirable de par sa dimension transcendante » mais « détestable dans sa forme réelle » (11). Ce conflit structurant entre idéal et réalité se retrouve dans le diptyque de textes fondateurs que sont la fable des Androgynes dans Le banquet de Platon, et l’histoire d’Hermaphrodite dans Les Métamorphoses d’Ovide. Se dessine dès lors une tension entre un rêve de totalité dont la perfection de l’androgyne offre une réalisation symbolique, et le spectre d’une dissolution de l’identité qu’incarne l’hermaphrodite dans toute sa dégradation. Les représentations de l’androgynie continueront à osciller entre ces deux pôles de l’Antiquité à la période contemporaine. Après un premier glissement dans la sphère psychologique au tournant du xxe siècle, le centre de gravité de l’androgyne connaît un nouveau déplacement vers la sphère sociale, sous l’effet conjugué d’innovations médicales et d’évolutions critiques. C’est principalement au prisme du genre, fil rouge de la réflexion de Gonneaud, que la notion d’androgynie se trouve re-problématisée depuis les années 1990 par des critiques dont Eve Sedgwick. Les définitions que donne l’auteure d’Epistemology of the Closet du sexe, du genre et de la sexualité ont guidé le choix des cinq œuvres du corpus primaire, mettant en question une ou plusieurs de ces catégories. Tous ces romans (In Transit, de Brigid Brophy ; The Passion of New Eve, d’Angela Carter ; Cock and Bull, de Will Self ; Dan Leno and the Limehouse Golem, de Peter Ackroyd ; et Written on the Body, de Jeanette Winterson) ont pour autre point commun, structurel cette fois-ci, de s’organiser autour d’un renversement identitaire central ou final. À partir de cet échantillon représentatif des réappropriations littéraires contemporaines du mythe, Gonneaud se propose de déterminer ce que font l’androgyne et l’hermaphrodite à la classification et à la conception du genre et, au-delà, de l’identité et de l’altérité.
3Le premier volet de l’étude se concentre sur les manières dont cette figure, lieu même de leur conjonction, problématise la relation des opposés entre eux. Conceptualisée tantôt sur le mode de la cumulation (pro-thèse), tantôt sur celui de la fusion (syn-thèse) du masculin et du féminin, l’androgynie vient bouleverser un système fondé sur la différentiation sexuelle, et donner corps à des théories féministes et queer qui subvertissent ces catégories. Plongeant d’emblée son lecteur dans le détail des textes, Gonneaud y retrace les contours d’une « anatomie du genre » prompte à en réinscrire voire à en renforcer les stéréotypes, par un grossissement du trait caractéristique de l’esthétique satirique. Cette mise en scène outrancière se double donc d’une mise en examen des normes genrées, révélant les mécanismes discursifs présidant à leur construction. Le dérèglement opéré par l’androgyne, « terrain d’expérimentation idéal pour déstabiliser les oppositions binaire », transforme ces romans en véritables « laboratoire[s] du genre » (55). Malgré les stratégies de brouillage à l’œuvre chez Carter et Self comme chez Brophy, Winterson et Ackroyd, la subversivité de l’hermaphrodite est cependant sujette à caution ; le lecteur, dûment averti du danger de réinscription de la norme, est invité à s’interroger sur les limites du pouvoir reconfigurant de la figure. Ces interrogations se concentrent ici sur le rapport que l’androgynie, qui met en relief la discursivité du genre, entretient avec la langue. Pour déterminer s’il peut y avoir « un discours neutre, correspondant à la neutralisation du genre » (91) mise en place par l’androgyne, Gonneaud procède du poétique au politique pour démontrer que se déploie dans les romans contemporains étudiés non pas le ne-uter étymologique, exclusif (ni l’un, ni l’autre), mais un neutre « de la prolifération et de l’excès » (103) — soit à la fois barthésien, en ce qu’il déjoue les paradigmes grammaticaux et narratifs, et deleuzien en ce qu’il produit du sens dans une multiplicité, autorisant la coprésence des contraires.
4Ce constat du parcours contemporain de l’androgyne vers la multiplicité conduit à une réflexion sur les concepts connexes de mixité et d’hybridité, à travers une figure elle-même connexe à celle de l’hermaphrodite : le monstre, étymologiquement lié à l’image. La deuxième partie entreprend ainsi une étude de la monstration, soulignant tout d’abord que théâtralisation et picturalité de l’écriture permettent d’exposer l’envers du décor et d’explorer les marges (où l’androgyne devient l’incarnation de l’obscène ou de l’abject). Gonneaud cherche ensuite à élucider les liens qu’entretiennent monstruosité et hermaphrodisme, avec comme clé de voûte le rapport du monstre à la normativité, et à l’altérité. Le travail de la norme par l’hermaphrodite-monstre œuvre chez les auteurs du corpus tantôt à son renforcement, tantôt à son déplacement, et conduit à une réévaluation du mixte. Cette amorce d’une réflexion éthique largement approfondie dans le volet suivant de l’ouvrage, laisse place à un développement sur les limites de la représentation : si ostentation et exhibition marquent de leur sceau l’esthétique contemporaine de l’androgyne, que faire du risque d’aveuglement, et d’un « noyau de résistance » (186) à l’expression ? En soulignant les limitations imposées par le langage à une pensée hors-cadre, tous ces textes démontrent selon l’auteure que « l’écriture contemporaine est une tentative toujours réitérée de présenter l’imprésentable […] rappelant la quête androgynique vouée à l’échec et à la réitération » (208).
5La troisième et dernière partie de l’étude scelle le passage d’une esthétique à une éthique de l’androgyne, revenant sur la dimension éminemment politique du mythe dont la réécriture postmoderne permet, au-delà même de la (re)définition du genre, de reposer la question du rapport à l’autre et de ses modalités. Cette réflexion, inscrite dans le cadre de l’ipséité pensée par Ricœur, et de la conception lévinassienne de l’altérité, s’appuie tout d’abord sur le constat que le réinvestissement du mythe passe dans les romans du corpus par la disqualification du motif pourtant central de la fusion avec l’autre. Pour penser un mode relationnel fondé non sur une synthèse aliénante, mais sur « l’ouverture, l’invitation, et la vulnérabilité » (230), les réécritures contemporaines de l’androgyne lui préfèrent ainsi celui de la rencontre. Il s’agit en clôture de cette étude d’analyser dans ces récits la tension et/ou l’articulation entre l’éthique lévinassienne, l’éthique du care et une éthique plus pragmatique — rapport que l’androgyne permet de penser en termes non plus de confrontation, mais de négociation. Gonneaud s’intéresse plus particulièrement au passage d’une théorie à une pratique éthique chez ces auteurs, à travers « une écriture mobile et métamorphique tournée vers l’altérité » (263) qui œuvre à la responsabilisation du lecteur. Elle rappelle enfin que « l’androgyne et l’hermaphrodite donnent forme à un imaginaire non seulement poétique, mais aussi politique » (265), qui se joue précisément dans une redéfinition de l’altérité au-delà du genre. Plusieurs des romans du corpus interrogent ainsi, entre autres, la faisabilité effective de l’indifférenciation sexuelle ou de la « dégenderisation » (284), relevant de l’utopie chez Carter et Brophy, et de la dystopie chez Self. L’ambivalence quintessentielle de l’androgyne ouvre un spectre politique permettant aux auteurs de repenser entièrement la notion de sujet.
6Tout aussi précis dans son apport stylistique que théorique, l’ouvrage de Justine Gonneaud démontre bien que la figure de l’androgyne permet d’explorer plusieurs des champs constitutifs de la littérature comme de la critique contemporaine. Quiconque s’intéresse à l’œuvre des auteurs étudiés, aux études de genre ou aux problématiques éthiques, entre autres, trouvera de précieuses ressources dans ses développements comme dans sa bibliographie, illustrant notamment la polyvalence théorique inhérente à une approche comparatiste maîtrisée. Le travail des sources primaires et secondaires est dans l’ensemble très équilibré, bien que la théorie semble parfois prendre le pas sur l’analyse en fin de troisième partie. Par ailleurs, le propos sait souligner les effets d’échos d’un texte à l’autre sans effacer la singularité de chaque œuvre. Si l’on peut parfois regretter l’absence d’autres exemples ponctuels de métamorphoses contemporaines de cette « figure énigmatique » (27) de l’androgyne, c’est bien le refus de la tentation panoramique qui permet une immersion si plaisante dans la matière des romans choisis.
References
Electronic reference
Diane Gagneret, “Gonneaud Justine, L’Androgyne dans la littérature britannique contemporaine : Métamorphoses d’une figure”, Études britanniques contemporaines [Online], 60 | 2021, Online since 01 January 2021, connection on 11 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/10831; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.10831
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