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Sur le seuil : le concept de « home » dans Maps for Lost Lovers (2004) de Nadeem Aslam

On the Threshold: The Concept of ‘Home’ in Nadeem Aslam’s Maps for Lost Lovers (2004)
Natacha Lasorak

Résumés

Maps for Lost Lovers, de Nadeem Aslam, s’intéresse à la vie d’une famille pakistanaise exilée en Grande-Bretagne, dans une ville renommée Dasht-e-Tanhaii (« Désert de Solitude ») par la communauté hétérogène d’immigrés qui y habite. Pour s’approprier ce nouveau territoire, des individus de communautés différentes imposent un modèle pakistanais, indien ou bangladais, comme un palimpseste sur l’espace britannique occupé. L’enracinement est compliqué par la mise en tension constante des deux espaces (d’origine et d’arrivée). Dans ce nouveau « home » qui peine à se définir comme tel, le foyer s’inscrit dans une apparente dualité : au cœur d’un espace britannique rejeté se constitue un espace protégé, dépositaire de traditions qui sont gardées avec méfiance, dernier rempart contre un extérieur qui menace de contamination. Face à cette opposition, il s’agira de se demander si un troisième espace géographique et métaphorique peut émerger et se faire le lieu d’une forme de réenracinement.

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Texte intégral

1La littérature du sous-continent indien se fait souvent l’écho d’une expérience diasporique, qui conduit à interroger la définition de ce que les anglophones nomment « home », c’est-à-dire le foyer, la maison qu’on habite mais aussi le pays ou plus généralement le lieu d’appartenance. Le terme désigne en premier lieu un espace localisé, mais peut aussi faire appel à un imaginaire, comme le soulignent Kathy Mezei et Chiara Briganti dans Domestic Space Reader : « Whereas the house is generally perceived to be a physical built dwelling for people in a fixed location, the home, although it may possess the material characteristics of a built dwelling, implies a space, a feeling, an idea, not necessarily located in a fixed place » (Mezei et Briganti 5). Le deuxième roman de Nadeem Aslam, Maps for Lost Lovers, s’inscrit pleinement dans cette problématique. Aslam est lui-même né au Pakistan mais a immigré en Grande-Bretagne avec sa famille lorsqu’il avait quatorze ans. Publié en 2004, son roman met en scène une famille pakistanaise immigrée en Angleterre, dans une ville renommée Dasht-e-Tanaii (« Désert de Solitude » en ourdou) par la communauté hétérogène d’immigrés qui y habite. Les parents, Shamas et Kaukab, vivent seuls dans leur petite maison du centre-ville, leurs trois enfants s’étant installés ailleurs en Angleterre. La famille est ébranlée par la disparition du frère de Shamas, Jugnu, et de sa compagne Chanda, qui avaient élu domicile dans la maison voisine sans être mariés. Le récit, entrecoupé d’analepses, se déploie cinq mois après cette disparition. La narration est divisée en quatre chapitres qui suivent le passage des saisons : la première scène a lieu au début de l’hiver, lors de la tombée de la première neige et le récit se termine à l’automne suivant, après la confirmation que le couple a été assassiné par les frères de la jeune fille. La violence de cet événement reflète la brutalité de la confrontation entre différents modèles culturels qui co-existent sans vraiment se tolérer. En effet, les choix de vie de Jugnu et de sa compagne Chanda sont incompréhensibles pour les membres les plus conservateurs de leurs familles respectives. Une tension idéologique se fait sentir dans les rapports entre les individus, qui se traduit souvent en termes géographiques par le choix d’une allégeance au pays d’origine ou à celui d’adoption.

2L’expérience de la diaspora accentue en effet la comparaison constante entre le pays que les immigrés ont quitté et l’espace britannique qui peine à se définir comme « home », ou pays d’appartenance. Dans Cartographies of Diaspora, Avtar Brah rappelle que l’étymologie du terme « diaspora » repose sur la prémisse de l’existence d’un foyer central : « The word derives from the Greek—dia, “through”, and speirein, “to scatter”. According to Webster’s Dictionary in the United States, diaspora refers to a “dispersion from”. Hence the word embodies a notion of a centre, a locus, a “home” from where the dispersion occurs » (Brah 178). La possibilité d’un enracinement dans un autre espace pose la question de la définition de ce centre d’où partirait la diaspora, question d’autant plus épineuse que cette appartenance originelle n’est pas nécessairement maintenue par les immigrés de deuxième génération. Un personnage de Maps for Lost Lovers s’interroge sur ce déplacement : « Next door, this woman’s neighbour wonders why her children refer to Bangladesh as “abroad” because Bangladesh isn’t abroad, England is abroad; Bangladesh is home » (46). Entre les générations, la définition du concept de « home » a connu un glissement, du pays d’origine vers le pays d’accueil, et si, comme James Clifford le suggère, il est possible de former des communautés diasporiques qui permettent de se sentir chez soi à l’étranger (« having collective homes away from home », [Clifford 308]), la légitimité du pays d’accueil à s’imposer comme lieu d’appartenance n’en est pas moins remise en question par des personnages pour qui le Pakistan est le seul pays capable d’occuper ce rôle. La porosité du concept de « home » est donc contestée par la première génération et conduit le personnage de Maps for Lost Lovers à réaffirmer la frontière entre « home » et « abroad », notamment, dans le passage ci-dessus, par l’utilisation du point-virgule. Le concept de « home » est par ailleurs compliqué par des distinctions de genre qui interdisent toute simplification ; ainsi, pour les jeunes femmes nées au Royaume-Uni qui sont renvoyées dans le pays d’origine de leurs parents pour y être mariées, comme c’est le cas de Mah-Jabin, la fille de Shamas, le Pakistan est bien loin de constituer un lieu d’appartenance familier.

3Dans le pays d’accueil occidental, le foyer s’inscrit dans une apparente dualité : au cœur d’un espace britannique que certains personnages immigrés rejettent, se constitue un espace protégé, dépositaire des traditions du pays d’origine qui sont farouchement gardées par une partie de la communauté diasporique. Celle-ci voit dans les murs de la maison un dernier rempart contre un extérieur qui constitue une menace de contamination. L’image du seuil qui traverse Maps for Lost Lovers et la mise en scène de personnages qui interrogent la légitimité de ce contraste permettent toutefois de voir la dualité se fissurer, laissant apparaître des failles qui suggèrent des zones de contact entre les deux espaces. Ainsi, certains espaces autres, ou hétérotopies dans les termes de Michel Foucault, traditionnellement exclus de l’espace domestique, viennent à s’insérer dans le foyer, sans pour autant proposer un refuge à tous les personnages, en particulier féminins. Les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui s’intéressent à un contexte européen mais dont les outils s’avèrent pertinents pour analyser la représentation de la diaspora pakistanaise proposée par Aslam, nous permettront de mieux cerner ces failles en analysant la force des lignes qui sont structurantes dans le roman. Prenant appui sur les études postcoloniales, cet essai s’interrogera sur la possibilité de création d’un espace interstitiel, ou tiers-espace tel qu’il est défini par Homi Bhabha dans The Location of Culture. Il s’agira de se demander si ce troisième espace peut se faire le lieu d’une forme de ré-enracinement.

La maison pakistanaise : « a place where boundaries are respected » (Aslam 63)

4Il convient de noter en préambule que l’espace britannique n’est pas nécessairement choisi par une partie de la population hétérogène d’immigrés qui y habite. Dans Maps for Lost Lovers, par exemple, Shamas est un poète en exil qui a fui le coup d’État au Pakistan en 1958. Les immigrés mis en scène dans le roman d’Aslam, issus de tout le sous-continent indien, doivent s’adapter à leur nouveau cadre, mais comme l’ont remarqué les critiques, l’appréhension de ce « home away from home » se fait sous la forme du palimpseste : sur la carte du territoire d’accueil sont écrits les noms des lieux que les personnages ont laissés derrière eux. L’auteur souligne dans un entretien accordé à Claire Chambers qu’il avait pensé, pour l’image de couverture, à une carte de l’Angleterre où le nom des villes serait écrit en ourdou (Chambers 149). À la lecture du roman, un même effet d’étrangeté apparaît puisque, comme le souligne Cordula Lemke, la ville de Dasht-e-Tanhaii ne figure sur aucune carte de l’Angleterre, suggérant la propension des immigrants de la diaspora à inventer eux-mêmes leurs propres repères (Lemke 172). Ainsi, Dasht-e-Tanhaii comprend plusieurs références à des lieux indiens : un « Scandal Point » comme à Shimla, une « Park Street » comme à Kolkata, une « Malabar Hill » comme à Bombay. L’Inde semble jouer un rôle unificateur à l’arrivée, dans les années 50, de migrants venus de tout le sous-continent indien, qui reconnaissent (peut-être grâce à la très large diffusion de films indiens) ces toponymes. Mais loin de conduire à un mélange, cette imposition de nouveaux noms réinventés au fil des différentes vagues d’immigration efface progressivement la carte britannique : le nom originel de la ville anglaise, par exemple, a complètement disparu du texte. Aslam semble ainsi « pakistaniser » la Grande-Bretagne, dans les termes de Christian Moraru (9), en évitant les toponymes britanniques.

5C’est donc une véritable ville pakistanaise qui s’installe progressivement sur le sol britannique et à une autre échelle, les habitants se familiarisent peu à peu avec leur maison, dans une tentative de recréation du foyer pakistanais. Dès les premières pages du roman, le narrateur précise que les trois couleurs qui ornent les murs de la maison de Shamas et Kaukab sont exactement celles de la maison de Sohni Dharti où Shamas a grandi. Comme le note Ruth Maxey, « Shamas attempts to transform his British house into a version of his Pakistani childhood home » (Maxey 43). L’idéalisation de la maison de l’enfance est imprimée sur les murs d’une maison étrangère, qui peut n’être qu’une pâle copie de l’original : cette copie, « house », ne mérite pas le nom de « home », qui revient au foyer pakistanais.

6Pour comprendre le modèle de foyer qui est proposé par la communauté immigrée à Dasht-e-Tanhaii, il convient de s’intéresser à la façon dont est représenté l’espace domestique dans le pays d’origine, en l’occurrence le Pakistan. À maintes reprises, le pays, que Kaukab définit comme « a place where boundaries are respected » (63), est caractérisé par la présence de lignes et frontières infranchissables. Parmi les analepses qui ponctuent le roman, quelques-unes prennent place au Pakistan et rendent compte du franchissement de ces limites, qui est alors perçu comme un acte audacieux et dangereux. Lorsque le jeune Shamas vient frapper à la fenêtre de Kaukab qui ne connaît pas l’identité de son futur époux, celle-ci est surprise et effrayée de voir un homme face à elle : « [Kaukab] felt terror at the thought that someone might have seen her opening the window to him: a woman’s life was ruined as easily as that. » (66) L’acte de Shamas, qui requiert que l’habitante lui ouvre sans connaître son identité, est une effraction et l’ouverture de la fenêtre pourrait être lue comme une transgression, mettant en péril la réputation de la jeune femme. La terreur ressentie conduit à une colère légitime et au renforcement des limites, ce qu’analysent Deleuze et Guattari lorsqu’ils s’intéressent aux lignes de segmentarité :

La peur, nous pouvons deviner ce que c'est. Nous craignons tout le temps de perdre. La sécurité, la grande organisation molaire qui nous soutient, les arborescences où nous nous accrochons, les machines binaires qui nous donnent un statut bien défini, les résonances où nous entrons, le système de surcodage qui nous domine, nous désirons tout cela. […] Plus la segmentarité sera dure, plus elle nous rassure. Voilà ce qu'est la peur, et comment elle nous rabat sur la première ligne. (Deleuze et Guattari 277-278)

7Si Deleuze et Guattari se concentrent avant tout sur un contexte occidental, force est de constater que leur étude de la segmentarité fait écho à l’expérience décrite par Nadeem Aslam. Face à des limites réaffirmées, le fait d’entrer dans une maison peut être perçu comme une attaque, une agression. En regrettant d’avoir ouvert la fenêtre, Kaukab démontre sa confiance en la maison comme espace de protection envers un dehors menaçant, et le foyer trouve alors son rôle dans une binarité rassurante.

8Au Pakistan, passer le pas de la porte (ou entrouvrir une fenêtre), comme certains personnages féminins le font dans le roman, est par conséquent une prise de risque qui peut s’avérer fatale. Le roman est traversé par l’histoire de Suraya, née au Royaume-Uni et partie vivre avec son mari au Pakistan, qui erre dans Dasht-e-Tanhaii comme un fantôme après que son mari, sous le coup de l’alcool, l’a répudiée sans vraiment le vouloir. À l’origine de ce divorce figure une transgression dont Suraya s’est rendue coupable, sans en mesurer la portée ; voulant instaurer un dialogue avec une famille ennemie au sein de laquelle une jeune fille a été violée à plusieurs reprises par son oncle, Suraya s’introduit dans leur maison. Le dialogue échoue et les hommes de la famille font courir la fausse rumeur selon laquelle Suraya a elle-même été violée :

the men did […] tell her that they were going to let everyone know that they had raped her because it would cast a mark on their honour and their name and their manhood if people thought they had had a woman from the other side of the battle-line in their midst and hadn’t taken full and appropriate advantage of the opportunity.
As it turned out it was as bad as if they had raped her. (158)

9Le vocabulaire guerrier, qui dessine des lignes de bataille au sein même du village entre des familles ennemies, signale une territorialisation marquée : pour avoir franchi ces lignes qui définissent le camp des alliés et celui des ennemis, Suraya est expulsée de la maison familiale après que son mari prononce les paroles qui entérinent le divorce et la condamnent à l’errance. Pour regagner son domicile pakistanais dans le respect des règles de l’islam telle qu’elle le pratique, Suraya doit d’abord être mariée à un autre homme dont elle divorcerait, pour pouvoir se remarier à son premier mari qui est le père de son fils. L’ironie du narrateur est manifeste dans le traitement différencié qui est fait des témoignages : s’il fallait des témoins masculins pour prouver qu’il y avait eu viol (et pas simplement relation sexuelle consentie) de la jeune nièce que Suraya voulait défendre, Allah lui-même est le seul témoin du divorce prononcé par le mari de Suraya : « There were not witnesses but even they couldn’t ignore what had happened: Allah had witnessed. » (159) C’est donc un système à deux vitesses qui s’établit entre une parole féminine niée tant qu’elle n’est pas confirmée par des hommes et une parole masculine performative. Exclue du foyer familial, Suraya perd son statut en tant qu’épouse et mère, et doit rejoindre le Royaume-Uni.

10Dans le foyer pakistanais, les portes s’ouvrent rarement et une partie de la population voit dans la maison la possibilité de protéger ses habitants d’une possible contamination. Celles et ceux qui espèrent en ouvrir les portes courent pour leur part le risque d’en être tout à fait exclus.

Les dangers de la contamination

11L’importance donnée aux frontières dans le foyer originel explique qu’elles soient renforcées dans la transposition de cet espace sur le territoire britannique, d’autant plus que les personnages craignent d’être contaminés par les mœurs de ce pays d’accueil. Dans Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture and Race, Robert J. C. Young souligne que la contamination, en tant que mélange racial ou hybridation, suscite des craintes en France et en Grande-Bretagne dès le xviiie siècle (98). Avant d’être culturelle, rappelle l’auteur, l’hybridité est raciale. Le roman d’Aslam s’inscrit en miroir de cette peur occidentale en mettant l’accent sur l’idéal de pureté d’une partie de la communauté pakistanaise diasporique qui craint tout autant l’hybridation ou « miscegenation » avec les habitants du Royaume Uni que les colons britanniques de l’époque victorienne avec les habitants des pays colonisés de l’Empire. Dans Maps for Lost Lovers, l’image des fruits et des œufs qui doivent être séparés pendant l’été dans l’épicerie pakistanaise en Grande-Bretagne, sans quoi les clients se plaignent que leur omelette a le goût de papaye, de melon ou d’ananas (214), est révélatrice de la peur du mélange. Avant d’être une contagion métaphorique des idées, la contamination est donc physique et la crainte de l’altération ou de la pollution des corps, en particulier, prend de nombreuses formes : l’alcool, les relations sexuelles ou les menstruations sont autant d’atteintes à la pureté selon Kaukab, personnage traditionnaliste.

12Le risque est de voir l’individu se transformer, ne plus appartenir à sa communauté d’origine, devenir étranger. Lorsque Kaukab parle de ses enfants, ce risque est clairement énoncé : « Each time they went out they returned with a new layer of stranger-ness on them until I finally didn’t recognize them any more » (146). Cette couche d’étrangeté est le résultat du franchissement du seuil de la maison, de « they went out » à « they returned ». Les deux actions sont juxtaposées dans la phrase, et ne sont pas séparées par une virgule : cet espace dans le texte est une frontière invisible mais les conséquences de son franchissement sont bien réelles pour le personnage.

13Face à cette menace selon les personnages traditionnalistes, le foyer doit se faire refuge, espace de protection et de préservation non seulement d’une tradition, mais aussi d’une identité. Le foyer doit être la source du familier ou « homely », afin de s’établir contre l’étrangeté du dehors, séparé par de véritables remparts. Pour Kaukab, seul cet espace compte : « [T]here’s nothing for her out there in Dasht-e-Tanhaii, to notice or be interested in. Everything is here in this house » (65). L’opposition entre l’extérieur, « out there » et l’intérieur « here in this house » est réaffirmée, comme si le foyer ne pouvait pas se situer au-delà des murs, excluant toute prétention du quartier ou du pays à pouvoir se faire « home » ou lieu d’appartenance. Kaukab et d’autres personnages du roman ne ressentent pas le besoin de quitter leur maison ou leur quartier, et se sentent même menacés en dehors de cette zone par la présence de personnages blancs, pourtant quasiment inexistants dans le récit, et dont la violence semble donc en partie fantasmée. Néanmoins le phénomène n’est pas atypique, comme l’explique Salman Rushdie dans « Step Across This Line » :

The migrant, severed from his roots, often transplanted into a new language, always obliged to learn the ways of a new community, is forced to confront the great questions of change and adaptation; but many migrants, faced with the sheer alienness and defensive hostility of the peoples among whom they find themselves, retreat from such questions behind the walls of the old culture they have both brought along and left behind. The running man, rejected by those people who have built great walls to keep him out, leaps into a confining stockade of his own. (Rushdie 2002, 356)

  • 1 La sortie de Maps for Lost Lovers a suscité certaines critiques dans la mesure où, pour une partie (...)

14La métaphore des murs de la culture d’origine est significative ; en se confinant dans cet espace culturel familier, les personnages renforcent les lignes de segmentarité entre le groupe et le pays d’accueil, mais aussi entre le foyer, qui réunit le noyau familial, et l’extérieur (la rue, le quartier, la ville ou le pays). Cependant, si la fermeture des portes répond, chez Kaukab, à une volonté de protection, elle fait de la maison une véritable prison pour d’autres personnages, notamment féminins. Il n’est pas anodin que les chaussures de Mah-Jabin soient perçues comme de « douces cages pour ses pieds » (« [s]oft cages for her feet » [8]), ou que l’image du papillon femelle, enfermé dans sa cage, apparaisse régulièrement dans le roman. Ainsi Aslam n’hésite-t-il pas à mettre en cause une forme d’islam intégriste utilisée par certains personnages pour empêcher le mélange des communautés et tenir les femmes enfermées1. Un fidèle de la mosquée remarque notamment : « a woman should be a creature of the home and the night, and had no place outside in the world of men » (235). Bien souvent, en effet, ce sont les femmes qui font les frais de cette attitude réfractaire aux ouvertures et la fermeture de frontières physiques se traduit parfois par un emprisonnement ; ainsi, lorsqu’une jeune fille refuse le mariage avec un époux que sa famille lui a imposé, c’est dans la cave qu’on l’enferme pour qu’elle soit exorcisée. La violence extrême de cet événement aboutit à sa mort sous la torture, qui vient confirmer si c’était encore nécessaire que les murs de la maison peuvent tout autant protéger les habitants qu’abriter des regards les pires violences au nom d’un dogme religieux.

15Malgré ces conséquences dramatiques, certains personnages restent animés par la même peur dont parlent Deleuze et Guattari, qui motive l’opposition entre le foyer (« bunker ou oasis, c’est selon », écrit Marc Porée [117]) et le reste du monde, entre le dedans et le dehors. Le renforcement des lignes de segmentarité entre intérieur et extérieur se manifeste très concrètement dans le texte par la décision de garder la porte de la maison fermée : « [Kaukab] opens the front door to throw the date stones into the rose beds. […] But she has to close the door immediately because the Sikh woman Kiran is coming down the slope with the maples, between the church and the mosque » (292). La façon dont Kiran est présentée est significative : elle est avant toute chose « the Sikh woman », définie par sa religion et son sexe. Kiran incarne plusieurs niveaux de transgressions. Tout d’abord, sa religion est peu représentée dans la communauté de Dasht-e-Tanhaii : comme le suggère son trajet, elle évolue entre l’église et la mosquée, membre ni de l’une, ni de l’autre. D’autre part, en tant que célibataire, Kiran habite un espace limite : « at the edge of the road » (10) et à côté de la maison d’une prostituée. C’est donc un personnage marginal, qui occupe une bordure spatiale et morale, et c’est face à elle que Kaukab ferme résolument sa porte.

16Le geste de Kaukab de fermer la porte, comme celui de Shamas, plus loin, de garder la porte ouverte, est significatif. Dans La Poétique de l’espace, où il s’intéresse à l’opposition entre le dehors et le dedans, Gaston Bachelard fait allusion à ces fermetures et ouvertures de portes dans une formule éloquente : « On dirait toute sa vie si l’on faisait le récit de toutes les portes qu’on a fermées, qu’on a ouvertes, de toutes les portes qu’on voudrait rouvrir » (Bachelard 307). Or il faut noter que Maps for Lost Lovers n’est pas seulement centré sur ces portes fermées qui confortent les lignes de segmentarité, mais laisse aussi entrevoir des portes ouvertes, de possibles « lignes de fuite » ou « de déterritorialisation » que mentionnent Deleuze et Guattari (16).

Ouvrir la porte ?

  • 2 L’ouverture, chez Emmanuel Lévinas notamment, signale la possibilité d’une rencontre avec l’Autre, (...)

17Laisser entrer l’autre, c’est s’exposer à la contamination, à son influence et pourtant les personnages de Maps for Lost Lovers font à quelques rares reprises l’expérience de cette ouverture que l’on pourrait qualifier d’éthique2. On peut par exemple s’intéresser au moment où Kaukab et Shamas invitent Jugnu à dîner, accompagné de sa petite amie anglaise du moment. Kaukab est bien sûr réticente à l’idée de laisser entrer le couple non marié et la jeune femme qu’elle considère comme impure. Le dîner est par ailleurs un échec de communication : la barrière de la langue empêche Kaukab, qui parle ourdou, de participer pleinement à la conversation, et elle se rend compte que Shamas a servi à ses invités une bouteille de vin avec le dîner, ignorant la règle selon laquelle l’alcool n’est pas autorisé dans la maison.

18Mais ce qui est peut-être le plus marquant est la transformation de la maison elle-même à l’arrivée de Jugnu et de son amie, qui n’est jamais nommée. En effet, le foyer semble ne pas pouvoir fonctionner avec une personne étrangère dans ses murs : « The moment the front door opened, the electricity in the entire street happened to fail and—praise be to Allah—the house plunged into darkness. » (36) La coupure d’électricité qui plonge la maison dans le noir est ultérieurement interprétée par Kaukab comme un signe divin, et c’est probablement à elle que revient l’apposition « praise be to Allah » dans ce passage. Tout se passe comme si la maison refusait d’être le lieu d’une hospitalité ; la porte est ouverte mais le foyer n’est plus fonctionnel. Dans The Politics of Home, Rose Marangoly George souligne que les maisons excluent plus qu’elles n’incluent : « [h]omes are not about inclusions and wide open arms as much as they are about places carved out of closed doors, closed borders and screening apparatuses » (George 18). C’est bien ce processus qui est à l’œuvre face à cette intrusion.

19À l’inverse, entre les membres de la même communauté, les allées et venues sont nombreuses dans la maison : Kaukab n’a aucun mal à faire entrer une voisine venue lui demander un châle ou une inconnue musulmane qui admire les fleurs de son jardin. Les lecteurs ne manqueront pas de reconnaître, sous les traits de cette dernière, Suraya avec qui Shamas entretient une liaison ; l’accueil de Suraya par Kaukab est source d’ironie dramatique quand on sait à quel point les relations extra-maritales la rebutent et qu’elle est ici la femme trompée. Sa religion semble accorder à Suraya une crédibilité immédiate aux yeux de Kaukab, et c’est aux lecteurs qu’il revient de discerner, sous cette rencontre a priori anodine, la remise en question de cette confiance immédiate fondée sur une imposture. La maison est donc ouverte à celles et ceux qui se réclament d’une même religion, et la voisine de Kaukab n’a, pour sa part, même pas besoin de sonner à la porte ; elle la rejoint en passant par le jardin, de l’autre côté, de la même façon que Shamas peut sauter par-dessus le ruisseau pour atterrir dans le jardin de Jugnu qui habite la maison mitoyenne. Cette porosité dans les déplacements est accompagnée d’une forte perméabilité du savoir : les commérages se répandent eux aussi comme une traînée de poudre, là où la communication entre les immigrés et les Britanniques non musulmans est compliquée par la langue.

20Un système à deux vitesses se met donc en place avec, d’un côté, une porosité extrême entre les membres d’une même communauté et de l’autre, un détachement quasi complet avec les autres individus, exclus de ce phénomène de capillarité. C’est bien ce que décrit Edward Said dans son essai intitulé « Reflections on Exile » :

Exile is a jealous state. What you achieve is precisely what you have no wish to share, and it is in the drawing of lines around you and your compatriots that the least attractive aspects of being in exile emerge: an exaggerated sense of group solidarity, and a passionate hostility to outsiders, even those who may in fact be in the same predicament as you. (Said 141)

21La solidarité que décrit Said est liée au sentiment d’appartenir à un groupe ; en effaçant certaines lignes, elle en renforce d’autres, notamment l’origine géographique et les coutumes communes. Kaukab affirme par exemple ne pas aller souvent dans une certaine rue car « white people’s houses start soon after that street, and even the Pakistanis there are not from [their] part of Pakistan » (42). Le groupe ainsi formé ne se réduit donc pas à une nationalité ou une religion unique, mais bien à une origine localisée. Les membres de la communauté qui franchissent trop visiblement ces lignes sont exclus avec d’autant plus de force : Chanda et Jugnu, qui pensaient avoir créé un espace hors de ces lignes, ne sont pas simplement ignorés comme le reste de la population blanche ; ils sont assassinés par les frères de Chanda eux-mêmes.

La recherche d’un tiers-espace

22Malgré l’échec de ces ouvertures vers l’autre, le roman est traversé par la recherche d’un espace où les « surcodages » que mentionnent Deleuze et Guattari ne s’appliquent pas. Dans le foyer que les immigrants établissent en Angleterre, les espaces interstitiels, tel le seuil de la maison, sont parfois des lieux où les personnages cherchent leurs repères. Il est significatif que l’incipit du roman (ou son seuil) soit précisément focalisé sur ce lieu d’ouverture. Le personnage de Shamas est en effet sur le seuil de la maison, dans l’embrasure de la porte et le passage est dominé par une situation d’entre-deux, qui ne se laisse définir ni par une temporalité, ni par son état de conscience : le moment choisi est l’aube (« this pause between day and night » [6]), Shamas lui-même n’est ni endormi, ni éveillé (« a shadowy area between sleep and waking » [6]).

23Les premières lignes de Maps for Lost Lovers sont une invitation à rester sur le seuil. L’espace est perçu comme dangereux, même par Shamas, hanté qu’il est par la disparition de son frère et de Chanda, mais cet incipit est aussi l’occasion d’une observation poétique de la nature et de la tombée de la neige.

[Shamas] stands in the open door with an arm stretched out to receive the small light pieces on his hand. A habit as old as his arrival in this country; he has always greeted the season’s first snow in this manner […]. Among the innumerable other losses, to come to England was to lose a season, because, in the part of Pakistan that he is from, there are five seasons in a year, not four, the schoolchildren learning their names and sequence through classroom chants: Mausam-e-Sarma, Bahar, Mausam-e-Garma, Barsat, Khizan. Winter, Spring, Summer, Monsoon, Autumn.
The snow falls and, yes, the hand stretched into the flakes’ path is a hand asking back a season now lost. (5)

  • 3 Voir notamment les analyses de Sadia Abbas, Marc Porée et Sara Upstone.

24La perte d’une saison s’accompagne de la possibilité d’une création, car elle donne lieu à un nouveau rituel (sur le seuil) et renouvelle le regard sur la tombée de la neige. On notera que le roman dans sa division en quatre parties suit la distinction établie entre les saisons en Grande-Bretagne, comme si le rythme des saisons était entériné par la narration. Le moment de grâce de l’incipit est aussi un instant de traduction des saisons du Pakistan dans le cadre britannique. Dans « Imaginary Homelands », Rushdie rappelle que les écrivains britanniques d’origine indienne dont il fait partie sont des « hommes traduits » (« translated men »), qui n’ont pas vraiment la possibilité de rejeter la langue anglaise car elle est au cœur de leur identité indo-britannique (Rushdie 1992, 17). Aslam déclare pour sa part travailler avec deux langues, l’anglais et l’ourdou : « My alphabet doesn’t only have 26 letters, but also the 32 of the Urdu alphabet, so I have a total of 58 letters at my disposal » (Chambers 157). Il se place ainsi à la croisée de plusieurs territoires culturels et langagiers. Les critiques ont d’ailleurs souligné les nombreuses références littéraires anglaises et pakistanaises qui traversent le roman3. Le personnage principal de Maps for Lost Lovers, Shamas, est poète, et l’anglais joue un rôle important dans sa vie professionnelle puisqu’il sert d’intermédiaire entre les immigrants et les autorités britanniques, nombre d’entre eux ne parlant pas ou pas bien anglais.

25Dans The Location of Culture, Homi Bhabha tisse des liens entre le processus de traduction et l’émergence d’un tiers-espace : « It is that Third Space, though unrepresentable in itself, which constitutes the discursive conditions of enunciation that ensure that the meaning and symbols of culture have no primordial unity or fixity; that even the same signs can be appropriated, translated, rehistoricized and read anew » (Bhabha 2004, 37). Pour Bhabha en effet, les cultures ne sont pas données ou antécédentes mais elles sont prises « dans un processus incessant d’hybridation » (Bhabha 2006, 99), et c’est cette hybridité qui rend possible un positionnement qui n’est limité à aucune des deux cultures : « Le processus d’hybridité culturelle donne naissance à quelque chose de différent, quelque chose de neuf, que l’on ne peut reconnaître, un nouveau terrain de négociation du sens et de la représentation » (Bhabha 2006, 99-100). Selon Bhabha, le tiers-espace est celui de la frontière, de la transgression et du passage d’un espace à un autre ; chez Deleuze et Guattari, il se traduit par un espace lisse entre deux espaces striés, l’espace nomade entre deux espaces sédentaires (472). Les auteurs de Mille Plateaux différencient, à cet égard, le nomade et le migrant ; le nomade étant « celui qui ne part pas, ne veut pas partir, s’accroche à cet espace lisse » (Deleuze et Guattari 472) alors que le migrant quitte son milieu : il franchit une frontière pour atteindre un autre espace mais ne s’établit pas dans l’espace lisse, intermédiaire.

26Le roman d’Aslam met en scène la recherche d’un tiers-espace par certains personnages à qui le confinement dans un foyer ou une culture ne convient pas, et c’est notamment le Safeena qui joue le rôle d’un espace autre, où les règles de la communauté sont mises à distance. Le Safeena est une petite librairie au bord du lac de Dasht-e-Tanhaii où travaille Shamas le weekend, mais bien plus que cela, c’est un lieu refuge pour le personnage et celui qui s’approche peut-être le plus de son « home ». Le terme Safeena désigne le nom d’un bateau que Shamas a construit durant son adolescence, et signifie à la fois « bateau » et « carnet ». Dans « The Idea of Home : A Kind of Space », Mary Douglas affirme que « home » est initialement localisable, mais elle souligne la diversité des espaces qui peuvent prétendre au titre : « Home is located in space, but it is not necessarily a fixed space. It does not need bricks and mortar, it can be a wagon, a caravan, a boat, or a tent. It need not be a large space, but space there must be, for home starts by bringing some space under control » (in Mezei et Briganti 51). Le Safeena est associé à l’intime, aux sentiments, à l’écriture ainsi qu’au passé : comme la maison de banlieue qui arbore les couleurs du foyer de l’enfance, il semble que les lieux de vie britanniques de Shamas ne puissent être considérés comme tels que s’ils sont associés à son vécu au Pakistan. En faisant du bateau un lieu essentiel de liberté et de créativité, Aslam semble adhérer aux propos de Foucault, qui le définit comme « la plus grande réserve d’imagination » : « un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer » (Foucault 19). Le Safeena, par son nom et son emplacement près du lac, appelle à une telle interprétation car il se situe à la frontière de la ville, là où les maisons disparaissent pour laisser place à la végétation, aux légendes et peut-être au croisement du passé et du présent. Rempli de livres, il est aussi un lieu privilégié de l’imagination, du voyage fictif. Le bateau est l’« hétérotopie par excellence » (Foucault 19), c’est-à-dire un emplacement localisable mais « hors de tous les lieux » (15), absolument autre ; dans son hétérotopologie, Foucault évoque notamment les hétérotopies de déviation qui seraient des lieux où sont placés les individus « dont le comportement est déviant par rapport à la […] norme exigée » (16). Or si Shamas souffre parfois des règles trop strictes imposées par la communauté et sanctionnées par son épouse dans la maison familiale, c’est au Safeena qu’il s’autorise les transgressions (la traduction, l’adultère avec Suraya) qui lui permettent de passer outre ces règles et ce n’est pas un hasard s’il faut passer par « Scandal Point » pour atteindre la petite librairie.

27Pourtant, cet espace accueillant qui s’ouvre pour Shamas devient un véritable purgatoire pour Suraya. Lieu où la jeune femme a subi un rapport sexuel (qu’elle considère impur) dans le but de convaincre Shamas de l’épouser (puis de divorcer, pour qu’elle puisse retourner auprès de son fils et de son ex-mari), le Safeena est synonyme de souillure, et lorsqu’elle y partage un moment intime avec Shamas, elle ressent ensuite le besoin de se laver dans le lac voisin.

28Lieu pour le moins ambigu, le Safeena tel que l’a conçu Shamas ne s’inscrit pas dans un rejet de la culture pakistanaise mais se veut un lieu multiculturel, sorte de tiers-espace où Gustave Flaubert et James Joyce côtoient Mirza Ghalib et Abdur Rahman Chughtai sur les étagères. Dans la tendresse que Shamas éprouve pour le Safeena, on peut percevoir son attachement à un espace à lui, où la parole est plus libre, mais également une tendresse pour les mots, la fiction et la traduction, qui invite à s’attarder sur la possibilité de se sentir chez soi (« at home ») dans un espace autre métaphorique, celui de la culture.

29À cet égard, il est révélateur que le Safeena puisse accueillir les interrogations lexicales de Shamas et Jugnu dans les choix de traduction littéraire. La réappropriation des signes et leur relecture, dont parle Bhabha à propos du tiers-espace, soulèvent une question récurrente dans le roman : ainsi, Shamas se rappelle une interrogation de son frère à propos de la traduction en ourdou du terme « moth » (mite, papillon), qui apparaît dans Ulysses : « I wonder which Urdu word for moth they would use — parvana or the more prosaic patanga? » (236). Cette interrogation met en évidence les ponts qui s’établissent entre deux langues : il n’est pas question ici d’imposer une idéologie mais de se demander comment un signe peut être traduit, donné à comprendre à un lecteur pakistanais. Selon Bhabha, la traduction est le franchissement par excellence de la frontière entre des cultures différentes. Elle contredit l’idée essentialiste selon laquelle les cultures pourraient être authentiques ou pures, en en faisant plutôt le produit d’une hybridation constante.

30Le choix même de ces papillons comme personnages à part entière du roman crée un décalage dépaysant, comme le souligne Marc Porée dans son analyse : « [la faune et la flore] semblent avoir migré du Sud au Nord, avoir ‘muté’ en trouvant refuge en Angleterre, où elles prennent leur envol, un envol inédit, d’un exotisme aussi inattendu qu’incongru ou extravagant » (Porée 117). En choisissant de faire de Jugnu un lépidoptériste, Aslam s’inscrit peut-être dans le sillage d’Arundhati Roy, qui, dans son premier roman The God of Small Things, fait intervenir Pappachi, personnage fasciné par les papillons. Dans son article sur les bordures et les frontières en littérature indienne, Vanessa Guignery remarque que le métier de Pappachi consiste à opérer une sélection puis une classification des papillons, un choix significatif dans un contexte social indien où les individus sont eux aussi classés selon leur caste, leur genre et leur classe sociale (Guignery 309). Dans Maps for Lost Lovers, si Jugnu s’intéresse lui aussi aux papillons et à leur classification, il semble cependant que les lépidoptères soient presque systématiquement associés à une forme de transgression. Dans les premières pages du roman, les papillons mâles éclosent dans la maison de Shamas et Kaukab, et sont irrésistiblement attirés par la femelle dans la maison voisine, chez Jugnu. Ils traversent la maison de Shamas, visitent les différentes pièces à la recherche de la femelle avant de s’envoler par la fenêtre du grenier pour entrer chez Jugnu. La fluidité de leurs mouvements souligne la perméabilité des espaces alors même que les portes de la maison restent fermées. Aucun code ne retient leur traversée ; aucune frontière ne barre leur chemin.

31Si cette fluidité est le signe d’une liberté de mouvements, difficile pour autant d’y voir l’élaboration d’un tiers-espace car le franchissement des limites ne conduit pas à la recherche d’une occupation d’un espace interstitiel, et ces déplacements s’effectuent entre les maisons de la même communauté. Les références aux mouvements des papillons fonctionnent bien plutôt comme des suggestions de transgression, des possibilités d’ouvertures qui ne sont pas toujours exploitées.

32La répétition du motif poétique des papillons qui traverse le roman d’Aslam ne fait pas oublier la violence intolérable qui fait suite à la transgression des limites parmi les hommes. C’est donc une vision assez pessimiste du « home away from home » qui nous est offerte ici, où les espaces interstitiels que représentent la littérature, la traduction ou les mouvements des insectes restent des métaphores et ne parviennent pas à masquer la rigidité du cadre imposé par la communauté qui empêche le ré-enracinement : Shamas, comme Jugnu, ne parvient pas à trouver sa place dans cette communauté qui refuse toute forme de traduction culturelle.

33La communauté de Dasht-e-Tanhaii cherche à établir un lieu d’appartenance qui respecte une stricte séparation avec l’Autre, au détriment d’une forme d’hybridité. Dans les termes de Deleuze et Guattari, le foyer tel qu’il s’élabore dans le pays d’accueil vient renforcer des lignes de segmentarité plutôt que de créer des ouvertures vers cet espace. L’exil conduit à un « état jaloux », comme le dit Said, dans lequel les frontières sont farouchement gardées ; ces frontières sont incarnées à l’échelle du quartier dans les murs de la maison. Si les failles s’insinuent comme autant de lignes de fuite et permettent d’imaginer des ouvertures fugaces, celles-ci peinent toutefois à interroger la prégnance de l’opposition entre le dedans et le dehors. Les zones de contact sont réduites à leur minimum et le seuil, comme les fenêtres, reste le lieu d’un franchissement qui empêche toute forme d’enracinement, mais aussi d’hybridité telle que la définit Bhabha. En conséquence, semble suggérer Nadeem Aslam, et c’est la lecture que fait Marc Porée du roman, la perte prévaut : perte individuelle et collective, de la mousson, des enfants, de la vie (116). La maison se vide, les enfants partent, ceux qui enfreignent les lois sont punis de mort. Les murs restent, mais les habitants fuient : il devient alors difficile de continuer à appeler cet espace foyer, ou « home ».

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Bibliographie

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Notes

1 La sortie de Maps for Lost Lovers a suscité certaines critiques dans la mesure où, pour une partie de son lectorat, le roman entérine certains clichés associés aux immigrés musulmans au Royaume-Uni (voir notamment l’analyse de ce phénomène chez Amina Yaqin, « Muslims as Multicultural Misfits in Nadeem Aslam’s Maps for Lost Lovers »). Pour Sara Upstone, par exemple, la religion présentée dans le roman est homogène et manque de diversité (Upstone 105). Le portrait lugubre d’une communauté musulmane qui est fait dans le roman lui a valu d’être qualifié d’anticlérical ; dans The Economist, on a notamment pu lire « [the novel] is so anti-clerical that it would be no surprise were the author to become the subject of a fatwa » (« New Fiction » 70). Pourtant, Aslam ne nie pas l’existence de variations dans l’adhésion à la foi religieuse, mais utilise l’écriture pour s’attaquer à une forme d’islam fondamentaliste, comme il le signale par exemple dans son entretien avec Marianne Brace (« Most ordinary Muslims say, ‘We just want to get on with our lives. Don’t identify us with the fundamentalists.’ But it’s a luxury. We moderate Muslims have to stand up »). Cela ne le conduit pas, cependant, à renier son héritage culturel. Ainsi, dans At Freedom’s Limit: Islam and the Postcolonial Predicament, Sadia Abbas remarque que Nadeem Aslam s’appuie sur la tradition littéraire soufie (notamment celle du poète Faiz Ahmed Faiz) pour contrer le binarisme morbide d’une conception étriquée de l’islam. Selon Abbas, « The mullahs are the ones to want to introduce a life-denying dualism into everything, and the Sufis respond with a vitalism that insists that everything in the world is alive » (Abbas 196).

2 L’ouverture, chez Emmanuel Lévinas notamment, signale la possibilité d’une rencontre avec l’Autre, or « [l]’absolument étranger seul peut nous instruire. Et il n’y a que l’homme qui puisse m’être absolument étranger » (Lévinas 71).

3 Voir notamment les analyses de Sadia Abbas, Marc Porée et Sara Upstone.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Natacha Lasorak, « Sur le seuil : le concept de « home » dans Maps for Lost Lovers (2004) de Nadeem Aslam »Études britanniques contemporaines [En ligne], 60 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/10528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.10528

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Auteur

Natacha Lasorak

Natacha Lasorak est doctorante à l’École Normale supérieure de Lyon et membre de l’Institut d’Histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM). Ses recherches sont dirigées par Vanessa Guignery et portent sur la représentation du foyer (« home ») dans la littérature anglophone contemporaine du sous-continent indien. Courriel : natacha.lasorak(at)ens-lyon.fr

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