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Croissance démographique, paysage politique et diversification culturale dans la région des Grands Lacs

La variable démographique, indicateur et témoin de la diffusion des plantes américaines, entre histoires centrale et périphériques
Population growth and densities, socio-political landscapes and crop diversification in the Great Lakes Region: the demographic variable, indicator and witness of American plants dissemination, peripheral and central histories
Christian Thibon
p. 151-240

Résumés

Cette étude découle d’une hypothèse-évidence, sinon d’un postulat, tant l’hypothèse apparaissait ancrée, selon laquelle l’évolution historique de la région des Grands Lacs relèverait d’une convergence réussie entre espace (écologie), économie-population et construction politique, et ce faisant en arrière-plan d’une connexion, du xvie au xixe siècle, entre les plantes américaines qui amènent un surplus, une croissance, un surnombre démographique et des imaginaires politiques. La reconstitution des densités et des régimes démographiques passés nuance ce propos. Si elle confirme la relation densité-intensité agricole (une corrélation géo-historique), elle dévoile une complexité, en s’arrêtant sur des versants négligés portant sur des populations et des sociétés, périphériques, dans l’ombre de royaumes centraux, et pour cette raison quelque peu oubliées, alors que le « paquet » des plantes américaines agit inégalement selon les espaces et sociétés, bien plus à l’ouest qu’à l’est de la RGL, aussi bien dans les royaumes que dans les sociétés sans État, et que leur diffusion suggère des connexions multiples. Cette étude révise la lecture géopolitique de la RGL et envisage une connexion souple, en amont des routes et des axes d’échanges présents au xixe siècle.

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Texte intégral

  • 1 Les paysages sont « américains », selon l’expression de Jean-Pierre Chrétien.
  • 2 Ce terme caractérise un seuil démographique et d’occupation de l’espace atteint dans une populatio (...)

1À l’évidence, en suivant un plan panoramique et en croisant les paysages humains et végétaux, apparemment « américains »1, mais l’évidence n’est ni une preuve ni une reconstitution, le couple diversité-intensivité agronomique (et ce faisant, la présence des plantes américaines qui y contribuerait) et densité démographique se vérifie au début du xxsiècle. Le peuplement peut alors être qualifié de « monde plein », pour reprendre une expression de Goubert2, révélateur d’une croissance démographique d’ancien régime par accumulation-sédimentation mais ayant atteint un seuil critique, en crise à l’image des crises multiformes, d’origine externe et interne, endurées alors par les populations au tournant du xixe-xxe siècle. La colonisation et le marché vont ensuite forcer cette relation en valorisant les productions de rapport, dont le maïs, et de survie comme les plantes anti-famine dont le manioc et la patate douce, alors que le retour de la croissance naturelle, dès la décennie 1940 selon les espaces et les migrations régionales, accentue les tendances centrifuges de la croissance démographique en situation coloniale.

  • 3 L’inventaire des datations des premières traces archéologiques (Gallagher 2016) est corroboré par (...)

2La seconde évidence est l’arrivée-introduction des plantes américaines sur le continent africain dans le mouvement de connexion mondiale (Crosby 1972 & 1993, Gallagher 2016) à compter du xvisiècle3, plus particulièrement des plantes alimentaires comme de certaines espèces invasives et plantes adventices (dont l’hyptis et l’amarante), comme en témoigne l’environnement végétal agricole et naturel (Roussel & Juhé-Beaulaton 1992) ; toutefois l’introduction d’arbres exogènes, dont américains, apparaît plus récente, associée à l’emprise territoriale coloniale ; à ce sujet, il faudrait plutôt parler de paysage « australien » tant aujourd’hui l’eucalyptus est fréquent.

3Ceci suggère entre ces deux dates une ou des accélérations, d’autant que, dès les xvie et xviie siècles, une nouvelle donne géopolitique et sociale se structure autour de constructions politiques (les royaumes) dans la partie centrale de la région des Grands Lacs et de mouvements de population dans la partie orientale (les migrations luo, luyia, gusii, kuria, des Nilotiques de plaine) comme dans l’ouest mais d’une façon plus complexe, sur les rives occidentales et entre les lacs Kivu, Édouard et Albert.

4Des tournants historiques géopolitique, agro-économique, démographique emboîtés sinon interactifs, du moins qui s’éclaireraient ?

5Comprendre et tenter de reconstituer la diffusion des plantes américaines et leur impact dans la RGL entre ces deux dates-bornes, en s’attachant à la variable démographique, repose alors sur une prise en compte de cette variable à partir de ses traces du présent passé, en réalité celles dévoilées au tournant du xixe-xxe siècle (les densités, les modèles anthropologiques, les pratiques agricoles et les régimes alimentaires), et celles venant d’un passé plus lointain (d’après des sources archéologiques, orales, linguistiques), en suivant deux méthodes. Celles-ci s’inspirent d’une part d’une histoire démographique qui tente de comprendre en s’interrogeant (et modélisant) sur les régimes démographiques anciens et leurs environnements-contextes historiques, un peu comme une écologie-anthropologie historique selon une méthode déductive ou une histoire rurale, sociale, qui prend en compte la complexité sociale de l’adoption-diffusion des nouvelles plantes, d’autre part d’une démographie géo-historique, plus proche de la démographie historique qui tente de mesurer cette relation d’une façon rétro-projective à partir de données quantifiées « satisfaisantes », celles des années 1930. Ceci passe d’abord par une reconstitution des régimes démographiques, qui va faire appel à des données et des analyses multiples, et une rétroprojection descriptive à partir des données-sources littéraires « raisonnables et critiquées », des travaux historiques, ensuite par un état des peuplements d’après des données statistiques, les premières collectes de données, les premières estimations crédibles des populations. Cette reconstitution et ses hypothèses seront confrontées avec d’autres ressources et sources, d’autres approches des sciences sociales et humaines, sur les dimensions politiques, culturelles, géographiques, agronomiques, ethnographiques, linguistiques, seront croisées aux données archéologiques, environnementales…

6Cette reconstitution historique de la croissance et des régimes démographiques anciens traite, entre autres et en particulier, des corrélations entre l’intensification diversification culturale, des populations-peuplements et les environnements sociopolitiques. Au demeurant cette interrogation n’est pas nouvelle ; elle recoupe des débats entre agronomes-économistes-démographes, entre anthropologues, des travaux devenus classiques, ou des approches ethnobotaniques, autant d’observations, d’analyses et des modèles que les historiens utilisent également comme des sources ou des outils. Enfin l’archéologie qui s’intéresse aux traces de l’exercice du politique aborde depuis peu la question de l’intensification agricole et de leurs terroirs pour la période immédiatement précoloniale (De Maret 2012).

7En effet, les relations entre la démographie, plus exactement la pression démographique (et ses deux formes : l’accumulation-capitalisation sous les traits de la croissance et/ou de l’expansion du peuplement, les régimes démographiques dans la mesure où ceux-ci influent sur la fécondité) et l’intensification-diversification agricole, les relations entre la démographie et la construction étatique, sont devenues des hypothèses classiques en démographie, depuis Malthus et particulièrement à la suite des travaux de Boserup. Cette réflexion est alimentée par les hypothèses innovantes de Randles (1974), par un débat récurrent des anthropologues sur la relation population-densité-État à l’image de celui entre Fortes & Evans-Pritchard (1940) et Stevenson (1967) poursuivi par Shipton (1984), par les questionnements sur l’apparition de l’État (dont une abondante bibliographie en anthropologie, de Clastres à Carneiro) auxquelles s’ajoutent les contributions de l’ethnobotanique, à la suite des travaux de Portères.

  • 4 Sur ces débats, voir les communications dans l’ouvrage dirigé par Gendreau (1990).

8Au regard de la question qui nous intéresse, la diffusion des plantes américaines dans la RGL et ses interactions démographiques, ces problématiques-contributions méritent d’être reprises, tout en évitant de se crisper sur des débats théoriques, sur la nature de la variable démographique, est-elle dépendante ou indépendante (problématique abordée par Koponen 1996, Bronson 1975. C’est-à-dire sur la question de la main invisible de la croissance démographique, principale critique à la thèse de Boserup4, et sans se contenter d’un simple tableau ethnographique du moment, a-historique, principal reproche fait aux débats des anthropologues fonctionnalistes.

9Le second objet implicite de cette recherche est de revisiter l’état des connaissances historiques sur la RGL en relation avec la question de l’introduction, de la diffusion des plantes américaines et en particulier de la connexion de la RGL, ce qui nous amène à nous interroger sur les échanges, les voies d’échanges, des réseaux et les contacts de peuplements entre la RGL et le reste du continent africain.

1. Intensification, diversification agricole et foyer-croissance démographique dans la RGL, le modèle écologique du « monde plein »

10Plusieurs approches agroéconomistes, ethnobotaniques, démographiques, nutritionnelles, rejointes par l’histoire et la sociologie rurale, concourent à confirmer l’hypothèse d’une relation étroite entre densité démographique et intensité-diversification agricole voisinant sinon dépassant un seuil, autour des 40 hab./km2, et à dessiner-reconstituer un modèle démo-écologique, une croissance de « monde plein » ou menant à celui-ci. Quels en sont les indicateurs et les mécanismes dans l’histoire contemporaine de la RGL ?

  • 5 À l’image du modèle décrit par Van Bakel (1981).
  • 6 Avec des densités voisinant les 30 hab./km2 en 1936.
  • 7 Avant la période coloniale, on note les cultures suivantes : sorgho, millet-éleusine, maïs, harico (...)
  • 8 Dans le cas des Konzo (Éthiopie).

11De prime abord, cette hypothèse d’un « monde plein écologique » atteint est suggérée par les premières descriptions des paysages dès la fin du xixe siècle. Les explorateurs occidentaux témoignent de peuplements denses voisins et d’une agriculture intensive qui prennent la forme paysagère d’un jardin et d’un habitat dense, soit dispersé, soit regroupé. Ce type d’occupation est commun aux différents espaces de la RGL, à l’exception de sa partie centrale, une savane arborée sèche, sur un axe sud-nord allant des royaumes du Buha et du Karagwe au Bunyoro. Ces récits, avec leur lot de surestimations et sous-estimations, dessinent un foyer démographique qu’au demeurant le peuplement actuel, ou du moins celui des décennies 1920-1930, corrobore. Ce foyer se différencie des espaces voisins peu peuplés, à l’ouest la forêt équatoriale, le bassin du Congo, à l’est le Rift central, comme au Nord où on observe des faibles densités avec des peuplements dispersés5. Il s’agit soit d’occupations ponctuelles de repli, associant cueillette, chasse et agriculture itinérante comme dans le bassin forestier de l’Ituri, soit d’occupations diffuses quasi-permanentes sous la forme d’un semi-pastoralisme, associant élevage et activités agricoles de case de survivance, comme en pays kipsigi6 (Omvovyo Moenga 2000) ou en pays nandi (Huntingford 1950), soit de peuplements en « tache de léopard », associant des pôles agricoles intensifs-semi-intensifs et des espaces pastoraux circulaires, à l’exemple du mode d’occupation décrit et analysé, au nord de le RGL le long du Nil, chez les Madi, les Kakwa… dans la province Equatoria par Hødnebø (1997) ou chez les Acholi (Atkinso 1978), soit de niches de peuplement dans les montagnes plus au sud, comme dans l’arrière-montagne du Sud-Kivu, ou dans les massifs entrecoupés de rivières et de plaines entre l’Ouganda et le Soudan du Sud. Dans ce dernier cas, les populations dans les montagnes Imatong, les Dongotona et les Didinga composent des îlots d’intensité agricole7 et de densité démographique, sous la forme de villages dans des terroirs montagnards avec des pratiques d’irrigation et à un élevage extensif sur les hauteurs et dans les plaines, des formes d’occupation qui se rapprochent de celles8 étudiées par Widgren & Sutton (2002) plus au nord-est dans l’espace éthiopien, plus au sud en Tanzanie.

12Toutefois en ce qui concerne les périphéries de la RGL, des foyers démographiques sont mitoyens, sinon dans le voisinage du foyer central interlacustre.

  • 9 Sur le Haut-Uele et le Bas-Uele, voir les synthèses récentes sous la direction de Jean Omasombo Ts (...)
  • 10 Selon les premières estimations de Schweinfurth (1874), de De Calonne-Beaufact (1921), reprises pa (...)

13D’une part, la situation des peuplements dans le haut Uele9, le long des zones de contact forêt-savane correspondant au 3e parallèle nord s’apparente à celle de la RGL : au tournant du xixe-xxe siècle, les premières estimations donnent en son centre des densités voisinant ou dépassant les 40-50 hab./km210 qui font de cet espace le foyer démographique le plus proche du foyer de la RGL. À son sujet, l’hypothèse d’un décollage démographique associé à l’arrivée des plantes américaines et à la connexion au commerce atlantique dès les xviie-xviiie siècles a été déjà avancée par Cordell (1983), alors que le bassin du Congo-Oubangui, sous l’effet de la connexion coloniale puis de la traite, présente des centres d’intensité agricole le long des réseaux fluviaux (Widgren 2009). Cet espace a une dimension géopolitique en tant que voie de contact septentrionale Ouest-Est, puis Congo-Nil ; la seconde voie plus centrale suit le bassin du Congo-Amwimi-Ituri débouchant sur la vallée de la Semliki. Plus au sud, dans le bassin forestier du Congo dans le Maniema, existaient des « nœuds de densité » selon Vansina (1991) plus difficilement accessibles. Toutefois la forêt équatoriale n’était pas un espace clos (Vansina 1985).

14D’autre part, mais bien plus éloignés à l’est, les foyers démographiques orientaux des hautes terres, autour du mont Kenya les peuplements Kikuyu-Kamba et autour du mont Kilimandjaro les peuplements chaga-meru ainsi que l’axe des montagnes Usambra-Pare-Moshi (Hakanson et al. 2008) sont à mi-chemin entre la côte et la RGL, bien qu’isolés par le Rift central : mais celui-ci ne fut pas sur la longue durée une barrière infranchissable, comme le suggéreraient les migrations des Eastern Bantus (Kikuyu, Chagga…), des mouvements de population comparables à ceux de la RGL (attraction des hautes terres, importance des voies d’eau…), alors qu’il recèle sur la longue durée des zones ou des îlots d’intensités agricoles, y compris dans la bordure orientale de la RGL (Widgren & Sutton 2002, Davies 2015). Mais cet espace fut, aux xviiie et xixe siècles, en proie à l’« impérialisme massaï », du moins à l’expansion et l’instabilité des sociétés en guerre interne et externe.

15Dans quelles mesures cette coïncidence densité-intensité agricole est-elle vérifiée, une corrélation ? Plus précisément dans quelles mesures les plantes américaines contribueraient-elles à supporter, à renforcer une telle association entre intensité-diversité culturale et densité-croissance démographique du moins sa traduction, des peuplements capitalisés sous les deux traits d’une densification des peuplements et de mobilité-mouvement migratoire, une croissance démographique de « monde plein » ?

16Suivant un plan panoramique et au regard des situations observées au tournant du xixe-xxe siècle, des premiers relevés botaniques, des premières observations ethnographiques, les premières estimations qualitatives et inventaires ont noté une telle coïncidence. Puis, au fur et à mesure que les connaissances et mesures coloniales s’étoffent, cette relation s’impose : les zones peuplées comme d’émigration et les espaces à fortes diversités agricoles se confondent, à l’opposé des zones faiblement peuplées qui correspondent à des espaces moins bien dotés en des termes de diversité culturale et de conditions naturelles favorables. Un peu plus tard, la géographie coloniale confirmera, cartographiera cette relation bénéfique pour la mise en valeur coloniale attendue, mais en pointant le risque à venir de surpopulation (Gourou 1955, McMaster 1962) née de cette relation vertueuse devenue pénalisante car à l’origine d’un processus d’involution (perte de diversité, monoproduction, rendements décroissants et érosion) perceptible à compter des années 1970-1980.

  • 11 Dont les synthèses de Schoenbrun (1998), Ehret (1988) s’appuyant sur les échanges linguistiques de (...)

17Au premier abord, cette interaction associant la croissance démographique et l’intensification agricole, observée in situ au début du xxsiècle, peut être rapportée à une histoire rurale de plus longue durée. Celle-ci remonte à l’histoire du peuplement, de la diffusion de certaines plantes et du fer, associés aux migrations bantoues, histoire qui a fait l’objet de nombreuses synthèses11, et ce faisant à la capacité d’adaptation des sociétés dont l’adoption de nouvelles plantes africaines, de nouvelles variétés soudaniques dont le sorgho caudatum, une variété plus rustique qui convient à une phase plutôt sèche (Stemler & Harlan 1975), éthiopiennes dont l’éleusine ou le sésame, et asiatiques (dont la banane, la colocase). Dans ces échanges, il convient de noter l’importance de la diffusion de la banane, dont l’introduction est bien antérieure à celle des plantes américaines, qui, en participant à la fixation des terroirs, préfigure l’intensivité des plantes américaines. Elle est aussi démontrée, vérifiée sous les traits d’un modèle, celui d’un « binôme vertueux », entre densité-diversification associées aux plantes américaines et croissance démographique. Pour être testée et vérifiée, cette hypothèse d’un binôme vertueux suppose une reconstitution de ces deux paramètres et de leur interaction. Il s’agit donc, au-delà d’une reconstitution des patrimoines-paysages agricoles tels qu’ils se présentent au tournant du xixe-xxe siècle, d’aborder les questions de la distribution, de l’emprunt et de l’introduction des plantes américaines, puis d’approcher l’impact et les interactions démographiques de ces innovations culturales.

1.1 Le volet agricole du « binôme vertueux », des terroirs, des patrimoines-paysages agraires au tournant du xixe-xxe siècle

  • 12 Dont les travaux de Pelissier & Sautter (1964) et de l’ORSTOM, une somme de travaux repris dans la (...)

18Une cartographie, encore perfectible, des paysages-patrimoines agraires immédiatement précoloniaux, et ce faisant des principales aires de production voire de leurs systèmes agraires, peut être dressée, à l’exemple de terroirs perçus comme des « régions naturelles » où l’action humaine a conditionné les paysages et au-delà les systèmes agraires dans des conditions naturelles singulières (voir carte de la végétation ci-dessous, du relief et données climatiques, voire des sols). Ce concept de terroir, qui a déjà fait l’objet de recherches conséquentes en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale12, intraduisible en anglais, prend en considération des critères naturels autant qu’historiques, la mise en valeur et la fabrique de paysages, non à l’échelle locale (communautaire, villageoise) qui a été retenue par les travaux des géographes, mais à l’échelle régionale entre terroirs locaux et régions naturelles : il s’agit le plus souvent des « green places », écologiquement favorables à l’installation humaine et pastorale, puis bonifiées par l’homme et devenues des « good places », pour reprendre une image avancée par Schoenbrun (1998) concernant la période précédente du viiie au xve siècle.

  • 13 Les premiers récits d’exploration qui surévaluent la richesse des régions et des royaumes découver (...)
  • 14 Une définition économique restrictive qui peut s’élargir en prenant en compte les réserves pastora (...)

19Bien qu’encore approximative, élaborée à partir de données-sources agrégées, les récits d’exploration, les descriptions-collectes botaniques menées par les missions scientifiques puis les inventaires ethnographiques, agronomiques de la période coloniale, des informations croisées avec les thèses universitaires portant sur la période 1850-1920 ou plus généralement sur l’économie précoloniale13, cette carte, perfectible, dessine les couvertures agricoles, les activités agropastorales, sous les traits de paysages-patrimoines-systèmes agraires, agricoles ou agropastoraux, d’ébauches d’agrosystèmes et de terroirs14.

  • 15 Cet étagement permet les associations et les diffuse. Voir à ce sujet, entre autres, les travaux d (...)

20De prime abord se dessinent des grandes unités (cf. carte 1), grosso modo trois grands ensembles. D’une part, une première distinction entre hautes terres et basses terres avec une prime accordée aux hautes terres et à leur étagement15, privilégiant les zones de contact entre savane et forêt (jouant sur deux registres, des cultures associées plutôt forestières et des cultures de rotation plutôt de savane) tant à l’ouest qu’à l’est, qui offrent la plus grande diversité agronomique associant les deux complexes séminal et végétatif de Portères (1962) : les plantes américaines se substituent alors ou se superposent plus facilement à un fonds de plantes indigènes et asiatiques, déjà diversifié (légumineuses, tubercules, céréales).

21D’autre part une seconde distinction plutôt zonale ouest/est, avec une présence des plantes américaines plus forte à l’ouest qu’à l’est où les vieilles céréales, comme l’éleusine, le sésame, le sorgho, le millet perlé restent dominantes, associées à des plantes légumes africains et à des légumineuses asiatiques. Enfin, un système bananier dans la partie centrale lacustre. Au-delà de cette tripartition, on peut dessiner une dizaine de patrimoines paysages-systèmes, de terroirs agricoles ou agropastoraux.

  • 16 La culture de l’éleusine et du sorgho, du moins les chaumes, conviennent à l’élevage bovin, et leu (...)
  • 17 Un exemple de cette association dans les assolements selon des calendriers pluriannuels dans Coche (...)

22On observe un patrimoine bi-saisonnier agropastoral étagé sur les hautes terres inter-lacustres et leurs contreforts avec une activité pastorale sur les friches, les terrains agricoles et des transhumances soit sur les hauteurs, des herbages d’anciennes zones forestières, soit dans les plaines plus insalubres ; la culture des céréales (éleusine, sorgho bicolor), des légumineuses anciennes s’accorde avec les « nouvelles cultures » (sorgho caudatum16, banane), puis avec les plantes américaines suivantes : maïs, patate douce, haricot, courges, tabac ; celles-ci s’associent avec les premières au travers d’assolements et de régimes alimentaires complexes17.

  • 18 Chez les Banyankole, l’éleusine est présente (Roscoe 1923, Taylor 1962) alors que le sorgho fait p (...)
  • 19 Comme dans le cas des Alur dans le Haut-Ituri (Drachoussoff et al. 1991) ou des Banyankole-hima (R (...)

23Ce patrimoine-paysage des hautes terres (cf. aire 1, voir carte 1 ci-dessous) est présent dans la partie méridionale de la RGL (Burundi, Rwanda, Kigezi, Sud du Nkore) et dans le Sud-Kivu et le Nord-Kivu (des monts Mitumba aux monts Virunga, des monts Rwenzori aux monts Bleus dans le Haut-Ituri). Cette intensité diminue sur les marges, en fonction des contraintes écologiques et varie en fonction de l’importance du bétail et sa fixation (pastoralisme ou non), de la complémentarité (agriculture-élevage) et de la bananeraie, voire de l’absence de certaines plantes18 : la faiblesse de ces ressources associées impose alors des rotations avec des jachères plus longues, voire une agriculture itinérante19. On retrouve ce patrimoine plus à l’est (aire 2, voir carte 1) sans continuité avec la précédente zone, sur les pentes et environs du mont Elgon en pays gisu (La Fontaine 1959) et sur les contreforts du pays kissi, en pays luyia et en pays bukusu (Simiyu 1991, Ndalilah 2012), ainsi que sur les contreforts nandi. L’élevage en transhumance ou domestique et l’intensivité associant les cultures y jouent un rôle décisif dans l’entretien des sols, des jardins de case et de champs ouverts ; ces associations culturales et complémentarités agropastorales autorisent des densités élevées, comme dans le cas du Burundi (Cochet 2001).

24Notons un patrimoine-paysage original, souligné par les explorateurs nombreux dans les pourtours des monts Rwenzori (dont Royal Geography Society 1898), un terroir de haute terre similaire bien qu’original, bi-saisonnier sur des espaces étagés avec une forte présence de plantes américaines (manioc, patate douce, haricot, maïs, courge, piment, tabac), associé aux bananiers mais sans présence d’élevage bovin, sinon du petit bétail, dans l’espace Banande et Konjo-Bwamba (Winter 1960), à l’ouest de la rivière Semliki et autour des monts Rwenzori (aire 3, voir carte 1).

  • 20 D’une façon générale, en Afrique centrale (Congo), le maïs est associé aux axes fluviaux et au com (...)

25Les basses terres présentent plusieurs configurations. Ainsi la presqu’île du Bukerebe et les îles voisines (aire 4, voir carte 1) offrent au xixsiècle le cas exceptionnel d’un système bi-saisonnier « commercial », récent (xixsiècle) car marqué par le commerce caravanier de longue distance et lacustre du xixsiècle et son ravitaillement en maïs, manioc et pombe, la bière de banane20. Cette évolution s’inscrit et s’apparente aux changements dans les paysages et productions observés plus à l’est en Tanzanie entre la côte et le mont Kilimandjaro, sur un axe Usambara-Pare (Håkansson et al. 2008).

  • 21 On trouve au Busoga toutes les plantes présentes dans la RGL : l’éleusine, le sorgho, le maïs, le (...)

26Dans la partie centrale-occidentale du lac Victoria, le paysage dominant associe des plantes pérennes (avec une dominante, le bananier avec de nombreuses variétés, de 20 à 30 selon les sociétés), des céréales, des cultures pérennes (colocase), des légumes et certaines plantes américaines (patate douce, manioc, maïs, haricot, courge) et des activités pastorales dans les zones périphériques plus sèches comme au Buganda, au Busoga21, en pays gisu et au Bukkedi (aire 5, carte 1). Cet espace correspond à un système qualifié d’agroforesterie indigène qui aurait défriché et mis en valeur une forêt de plaine dont on observe des traces résiduelles (Hamilton et al. 2015). Il en est de même dans des espaces plus restreints, souvent cantonnés par les marais et les réseaux fluviaux, comme au Busoga ou dans le bassin du lac Kyoga (Mwaka 1989) et plus au sud au Buzinza (Schmidt 1978), dans les États haya (Reining 1967) où on note la présence du taro asiatique, de la colocase, de la patate douce, de la banane, associés aux céréales, comme plus à l’est au Burundi et au Rwanda, ou dans les îles comme Ukara (Kjekshus 1996, Reid & Ashley 2016). Dans ces trois derniers cas, l’intensité culturale, dont l’apport de la bananeraie, et la présence de l’élevage, mais aussi trois saisons culturales (cultures de marais) autorisent des densités élevées bien que les milieux soient plus vulnérables (type savane steppe) ou dégradés (déforestation suite à l’activité métallurgique) mais compensés par une agroforesterie : aussi la déprise pastorale suite aux épizooties de la fin du xixsiècle, favorisant l’expansion de la maladie du sommeil, puis la récession démographique seront préjudiciables à cet équilibre écologique atteint.

  • 22 Selon Doyle (2006), l’instabilité politique au xixe siècle ne permet pas l’essor des bananeraies d (...)

27Plus à l’ouest, correspondant à l’espace Bunyoro-Toro, ce paysage-modèle, souvent qualifié de « bugandais », réapparaît mais d’une façon marginale et dégradé (aire 6, carte 1) pour des raisons politiques22, mais aussi écologiques.

  • 23 Selon Nasimiyu (1985), chez les Luya bukusu, le calendrier bi-saisonnier est récent (fin du xixe s (...)

28Dans la partie orientale (kényane) du lac Victoria, on note un patrimoine-paysage saisonnier ou bi-saisonnier23, agropastoral de basse terre associant, d’une façon secondaire, des céréales, des tubercules et des plantes américaines, dont le maïs, la patate douce, l’arachide et le tabac, comme en pays luyia, luo, voire nandi (Huntingford 1950) dans les pays Samia et Padhola : les plantes asiatiques-éthiopiennes (sésame, mungo green gram) occupent la petite saison culturale et l’introduction du maïs y est plus récente (Hay 1976) (voir aire 7, carte 1).

29Au fur et à mesure que les niveaux de pluviométrie baissent (total annuel et durée de la petite saison des pluies), plus au sud-ouest du lac Victoria comme à l’intérieur des terres, le patrimoine-paysage de basse terre devient annuel, céréalier : dominent alors les associations éleusine-millet perlé, sorgho-tubercule (patate douce) comme en pays kuria (Adada 2016, Babere Kerata 1999) et en pays sukuma (voir aire 8, carte 1) avec des systèmes intermédiaires extensifs-intensifs associant des cultures permanentes et itinérantes (Koponen 1988).

30Il en est de même dans le nord de la RGL qui présente des situations intermédiaires avec un système annuel, parfois bi-saisonnier céréalier : une dominante africaine avec l’éleusine, le sorgho, le sésame, le pois-cajan et une sous-dominante des plantes américaines dont le maïs, l’arachide et la patate douce, et asiatiques, associées à l’élevage, comme en pays teso, lango ou acholi (aire 9, carte 1) (Tosh 1978, Uchendu & Anthony 1975, Vincent 1982, Atkinson 1989 & 1978), y compris plus au nord en pays jie (Gulliver 1954). Cette distribution des cultures varie selon les espaces lacustres ou septentrionaux, les premiers producteurs de surplus céréalier, les seconds une agriculture itinérante dans un milieu de plus en plus arides en bordure d’une zone pastorale de steppe boisée.

31Plus au nord, dans la province de l’Equatoria, dans l’actuel Soudan du Sud, le patrimoine paysage diffère associant des îlots d’intensité agricoles nichés sur les hauteurs avec en contrebas des espaces agricoles fluviaux et pastoraux dans la vallée du Nil (Hednebe 1997), il dévoile des niches-refuges de peuplement dans les espaces montagnards, avec une diversité agricole, des échanges de produits agricoles contre du bétail avec leurs voisins (Schneider 1979), suggérant des relations avec le Nord, autant soudanais, nubien qu’éthiopien (Abélès 1979).

  • 24 Ces derniers semblent associés à une présence arabe, zanzibarite.
  • 25 En pays azande, on distingue quatre types de champs-associations successives : éleusine (défrichem (...)

32Enfin, au nord-ouest (aire 10, carte 1), on découvre un patrimoine-paysage original bi-saisonnier, associant céréales et tubercules (manioc, maïs, patate douce) en pays azande bandia-nzakara-mangbetu et dans l’actuelle West Nile sub-region ougandaise (Lugbara, Madi). Le pays azande (De Schlippe 1956, Lloyd 1978), et dans une moindre mesure le royaume voisin de Mangbetu où l’on trouve des tomates, des oignons et des citrons24 (Lacomblez 1918, Tisserand 1953), offrent la plus grande palette de diversité culturale, complexe séminal et végétatif, complexe forestier, éthiopien et soudanique, avec une présence bien marquée de plantes américaines, maïs, manioc, patate douce, arachide, tabac dans les paysages et dans les assolements-champs25. Au demeurant le maïs est intégré dans les rituels agraires et religieux, ce qui présage de son ancienneté, alors qu’en général, mais à l’exception du tabac, aucune plante américaine n’est présente dans les traditions historiques des royaumes centraux. Les usages que l’on y observe, s’apparentant à une agriculture de rotation bien plus qu’itinérante, telle qu’elle a été caractérisée par les premières observations, dévoilent une diversité et un usage du manioc qui appauvrit les sols. Ces pratiques compensent alors la faiblesse ou l’absence pastorale, bien que la ressource pastorale alimentaire soit remplacée par la réserve de chasse.

Carte 1. Patrimoines-paysages-systèmes agraires précoloniaux

Carte 1. Patrimoines-paysages-systèmes agraires précoloniaux

Source : Christian Thibon.

1.2 Le volet agricole d’un « binôme vertueux » : l’emprunt des plantes américaines, une intégration-domestication douce

33Un des avantages, sur un plan nutritionnel comme économique, des plantes américaines, comme pour d’autres plantes exogènes, saisonnières ou pérennes, dont les plantes asiatiques, réside dans la diversité qu’elles apportent et dans leur capacité de dégager des surproduits, des aliments de soudure enfin dans leur performance nutritionnelle : à situation similaire, la production calorique des plantes américaines (manioc, patate douce, maïs) est de 50 à 100 % supérieure aux céréales africaines (Jones 1959). Quant au maïs, les avantages tirés de sa production viennent de sa durée de végétation, de 3 à 6 mois, d’où l’importance de la sélection de variétés à cycle court, et de ses rendements supérieurs au sorgho et au millet à chandelle (bulrush millet) selon Schneider (1979). Ces capacités expliqueraient leur adoption-emprunt fonctionnel et empirique, utilitaire, d’autant plus facilité que ces nouvelles plantes s’insèrent dans les calendriers agricoles existants, devenant alors bi-saisonniers, et qu’elles s’intercalent dans les travaux et usages, dans les rotations existantes, dans les différents espaces agricoles sans trop de risques. Toutefois elles sollicitent un travail plus constant, de maintenance (binage, sarclage), de valorisation (décorticage, broyage) et une main-d’œuvre permanente, domestique et féminine.

  • 26 Des complexes relevant d’usages, de pratiques correspondant à des berceaux ou centres, on distingu (...)
  • 27 Les crises alimentaires des années 1970-1980 inciteront alors à valoriser ces ressources tradition (...)

34Ainsi les plantes américaines complètent les trois complexes agricoles africains existants26, elles s’inscrivent dans des filiations sorgho/maïs, igname voire colocase/manioc patate douce, courges et élargissent la ressource des légumes cultivés intercalés ou associés (légumineuses, tubercules), de champs de case et dans celle soit des légumes indigènes cultivées, soit des plantes de cueillette qui seront dépréciés au xxe siècle27. Dans le cas des légumineuses, la filiation usagère joue un rôle important, tant et si bien que les légumineuses américaines et l’arachide occupent, partagent les places des légumineuses africaines (niébé, voandzou-pois bambara), asiatiques (pois-cajan, petit pois), comme la banane remplace l’igname.

  • 28 Cette diversité agricole des terroirs est à l’origine des échanges en temps de soudure ou de ruptu (...)
  • 29 Ceci se vérifie au xxe siècle quand l’essor des cash crops alimente une accumulation pastorale (An (...)

35Par ailleurs, même si elles sont difficilement capitalisables sur le long terme, certains de ces nouveaux tubercules, les légumineuses et les courges sont conservés en greniers, en pots ou sous terre, et temporairement sous certaines formes de pâtes, de galettes, de porridges (farine et pâte de manioc, de banane) ou sous forme de bières (banane). Aussi ces nouvelles plantes jouent-elles un rôle essentiel pour la sécurité alimentaire : d’une part, bi-saisonnières, elles font fonction de ressources d’appoint, voire d’aliment de soudure alimentaire et parfois de ressources excédentaires ; d’autre part, diversifiées, elles offrent des capacités de redistributions sociales ou d’échanges entre terroirs écologiques, agricoles agropastoraux, pastoraux différents mais de ce fait complémentaires28, au sein ou entre les espaces et sociétés. Enfin, grâce aux excédents dégagés, elles assurent la possibilité de se procurer du bétail, le seul bien capitalisable, donc essentiel autant pour des raisons socio-politiques (domination), sociales (prestige, distinction) que domestique et familiale (constitution de la dot), d’autant que la majorité des sociétés de la RGL sont agropastorales, voire ont été pastorales avant de devenir agropastorales. Ainsi l’agriculture américaine est, indirectement, un facteur de renforcement de l’activité pastorale29 bien qu’elle puisse aussi alimenter les différenciations sociales entre groupes d’éleveurs et groupes d’agriculteurs-éleveurs.

36De plus, certaines d’entre-elles (manioc, patate douce) peuvent être conservées comme une réserve en terre (racines) ou sur sol (l’arbre à manioc dont on consomme les feuilles) ou consommées en temps de disette comme légumes : c’est le cas des feuilles de patate douce et de certaines variétés de haricot de champs ou de clôture, souvent rustiques, qui résistent à la sécheresse. Ainsi autorisent-elles des modes de survivance en temps de pénurie, voire de crise sévère.

37Enfin, elles peuvent être utilisées comme des cultures de défrichement en amont sur les terres sèches ou en aval dans les marais, en quasi-jachère : elles deviennent alors des plantes « naturalisées » en réserve (Gallagher 2016), mais aussi une façon d’occuper-patrimonialiser les sols défrichés.

38Cependant ces nouvelles plantes ont un travers : elles sont plus sensibles aux aléas climatiques que les plantes-céréales africaines et certaines variétés comme le sorgho caudatum, ce qui suppose une maîtrise du calendrier agronomique et de la diversité des plantes, un processus de sélection, une connaissance agronomique des paysanneries. 

  • 30 Autant redevable des variations climatiques que des limites des productions céréalières, y compris (...)
  • 31 Les épizooties, en particulier celles de la deuxième moitié du xixe siècle (pleuropneumonie bovine (...)
  • 32 Les épis de maïs possèdent une enveloppe, une protection naturelle, qui avantage cette culture et (...)
  • 33 Cet aspect est abordé par Fanzo et al. (2013). La relation intensité-diversité apparaît vertueuse (...)

39Ainsi, dans un contexte de pression démographique, et malgré des épisodes fréquents de sècheresse-famines30 et d’épizooties31, ces nouveaux apports dégageaient un surplus, plus facilement conservable, en particulier dans le cas du maïs32. L’ethnographe observe cette accumulation au travers de la présence des greniers et d’ustensiles de conservation, tressés ou travaillés dont les courges (également d’origine américaine), tant et si bien que la RGL, si souvent présentée symboliquement comme les terres de la vache et de la houe voire de la lance, fut aussi celle des greniers. À la suite des explorateurs qui les ont photographiés, l’historien le note dans les marchés-trocs entre espaces écologiques, dans les espaces domestiques de voisinage et dans les capacités d’échanges d’une économie de subsistance domestique. Ajoutons que ces nouvelles plantes accroissent la biodiversité autant culturale, paysagère que nutritionnelle (apports calorique et protéinique) : ce dernier aspect important a été mis en évidence récemment33. Enfin, la diversité des espèces et des variétés assure une protection vis-à-vis des aléas naturels.

40Tous ces éléments militent pour une adoption rationnelle, à moindre risque, d’autant que ces apports-emprunts apparaissent associatifs et que certains amendent les sols.

  • 34 À l’image de « snack », selon l’expression de Were-Kogogo (2016).
  • 35 On note la présence de coleus ancien au Burundi-Rwanda (communication personnelle de Jean-Pierre C (...)
  • 36 Communication personnelle de François-René Picon.
  • 37 Voir la collection des pipes au Musée de Kisumu au Kenya et la synthèse d’Edward (1983), mais dans (...)

41Depuis peu, d’autres facteurs, autres qu’agronomiques et économiques, ont été mis en évidence. Ils interviennent dans la diffusion des nouvelles plantes, l’appropriation de cet apport ou leur emprunt. Selon une approche d’histoire sociale anthropologique, l’alimentation dont les modes de cuisson et de préparation, en particulier les modes alimentaires, les « pâtes-porridge » ou la bière, et l’intégration dans les régimes alimentaires existants jouent un rôle déterminant dans l’adoption des nouvelles plantes, souvent dans un premier temps comme des apports épisodiques ponctuels34. Ainsi certaines nouvelles plantes (céréales, légumineuses, certaines tubercules) se confondent facilement « sur la table » avec les plantes endogènes, autant celles du complexe végétatif qui se développent dans la zone forestière que les plantes du complexe séminal des savanes : c’est le cas du maïs, de la patate douce35 et du manioc qui, bien que les techniques amérindiennes de préparation et de cuisson ne se retrouvent pas en Afrique, à l’exception d’une zone littorale atlantique36, se diffusent comme substitut de l’igname, des céréales à pâte, voire de la banane, mais inégalement en fonction de la présence et des performances de ces deux dernières plantes. Il en est de même du tabac diffusé dans toute la RGL qui se substitue à d’autres plantes avec les mêmes techniques ou modes usant de pipes ou prisé37.

  • 38 Dont les proverbes, les dictons populaires à leur sujet, pour le Burundi par exemple dans les trav (...)
  • 39 Voir Vansina sur la perception négative du riz ou du maïs, nourriture associée à la traite, à l’es (...)

42Toutefois, si ces nouvelles plantes n’interviennent pas dans la production de bière, à l’opposé des plantes traditionnelles à bière (l’éleusine ou le sorgho de certaines variétés amères), elles ne connaissent pas d’interdits culturels alimentaires autres que les interdits occasionnels ou ceux déjà existants du complexe laitier ; enfin, elles ne sont pas dépréciées dans la culture paysanne domestique38, à la différence de certaines plantes nouvelles dans le bassin du Congo39. En fin de compte, la dimension non cultuelle de ces nouvelles plantes pourrait être importante dans leur diffusion dans la mesure où leur domestication et leurs usages ne seraient pas entravés par des interdits d’échanges, par des « barrières sociales » culturelles, selon l’expression de Leclerc, qui agissent dans la diffusion sélective de certaines semences anciennes, celles qui ont le plus de charge symbolique et culturelle. Le fait qu’elles soient mises en culture à l’échelle des jardins, des espaces de case aux mains des femmes, peut s’avérer important : la diffusion par les liens d’affinités et d’alliance, de mitoyenneté ou pour la survie en temps de crise alimentaire est relayée par cet apprentissage domestique et féminin.

43Si on la compare à d’autres contextes historiques, cette introduction des plantes américaines – serait-ce une première globalisation ? – apparaît, telle qu’elle se présente au tournant du xixe-xxe siècle, douce, jouant sur la diversité et la complémentarité des plantes endogènes, exogènes et des travaux des champs entre anciennes et nouvelles activités.

  • 40 Les disettes et famines des années 1920-1940 consécutives à la diffusion exclusive du maïs et à la (...)

44Cette évolution tranche avec la seconde phase, courant xxe siècle, durant laquelle la colonisation et la mise en dépendance commerciale et monétaire imposent d’une façon exclusive les plantes américaines avec le risque de famines et de dégradation des régimes alimentaires40. Il s’agit bien plus d’une introduction associative qui diffère de la diffusion massive exclusive des cash crops, et qui relèverait d’un opportunisme paysan profitant de conditions écologiques favorables pour de nouvelles plantes, mais qui vont à terme modifier l’économie rurale (production et échanges).

45Nous retrouvons à ce sujet les termes du débat avancés par Logan (2017), dont ses conclusions : « The trades-offs considered by farmers at the beginning of the adoption may also be quite different than the long term, less visible trades-offs that occurs over time. »

  • 41 Qui a étudié la diffusion-expansion de plantes américaines (le figuier de barbarie à Madagascar) s (...)

46Cette première diffusion précoloniale ne serait donc pas dé-structurante, et, « ironie de l’histoire », pour reprendre une expression de Middleton (200341), elle serait un gage de renforcement, y compris démographique, des sociétés qui souvent résisteront à la pénétration coloniale.

  • 42 Les plantes américaines s’associent aux plantes endogènes, légumineuses, tubercules ou céréales, t (...)

47Pour autant, la compréhension de l’adoption des plantes américaines et le succès de cette diversification au regard de la situation à la fin du xixe siècle ne nous informe pas sur la profondeur d’un tel mouvement. Néanmoins cette antériorité des plantes américaines peut être approchée en suivant deux pistes : la linguistique42 et la génétique des plantes.

  • 43 À rapprocher de la distinction proposée par Gallagher (2016) entre les plantes « naturalisées », c (...)

48Le corpus des noms-appellations est révélateur de leur « naturalisation linguistique »43, soit au travers de l’indigénisation des noms, comme dans le cas de la patate douce, par exemple en burundais ou en rwandais les termes ibijumbu ibijumba ou chez les Luo, Luya, Gusii et Kalenjin par l’usage du terme rabuon (Ochieng’ 1991, Hay 1976), soit sous couvert de néologismes gardant la même racine, comme dans le cas du tabac lorsqu’il s’agit d’une plante nouvelle (Ehret 2017), soit en confondant les noms des anciennes et nouvelles cultures, un mode fréquemment observé dans le cas des céréales à moudre (sorgho-maïs) ou pour certains tubercules (igname-patate douce). Cette interprétation peut être complétée par une reconstitution géochronologique de l’introduction, de la diffusion des plantes américaines selon la distribution spatiale d’après les appellations (voir carte dans Ehret 2011), et plus encore par une taxonomie des différentes variétés pour chaque plante et la distribution spatiale, en particulier à l’intérieur de chaque espace les termes usités concernant les plantes en croissance courte ou longue qui témoigneraient d’une sélection au-delà de la domestication (Labeyrie 2013).

  • 44 Meyer (1984) comptabilisa 70 variétés de haricots au Burundi, la déclaration sur la diversité biol (...)

49Par ailleurs, le nombre de variétés pour chaque espèce et leur filiation génétique est la seconde piste. Observée, collectée, inventoriée de visu par les explorateurs botanistes, la diversité génétique étudiée pour certaines plantes américaines, maïs, patate douce, manioc, haricot44, mais aussi asiatique dont la banane, témoigneraient également de la profondeur ou de l’amplitude sociale de la diffusion. Cette situation pourrait relever d’un « triage-sélection » paysan selon l’expression de Chauvet (2001) à l’échelle des jardins de case selon divers critères (la résistance, la durée de végétation, les qualités, la couleur…) : une adaptation supposant une expérience et une profondeur historique.

1.3 Le volet agricole d’un « binôme vertueux » : la diffusion des plantes américaines, quelle géochronologie ?

50Comment se redistribuent ces nouvelles plantes dans le temps et l’espace ? Répondre à une telle question permet de prendre en compte leur diffusion-domestication dans l’espace des Grands Lacs.

  • 45 Les plantes américaines non alimentaires, les arbres, arrivent plus tard, cette observation faite (...)
  • 46 Certaines plantes américaines paraissent associées, des binômes comme le maïs-haricot.

51Le premier état réalisé au tournant du xixe-xxe siècle dévoile une distribution des plantes américaines alimentaires45, très variable selon les espaces sans qu’on puisse parler de paquets exclusifs46. Ainsi la distribution géographique des cultures, indiquant l’importance et les directions de l’apport, nous aide à saisir un tel processus, bien qu’on soit confronté à des présences dominantes ou secondaires avec de forts différentiels selon les espèces, pas toujours bien mesurés et à des situations diverses entre les plantes « naturalisées », les plantes exploitées…

  • 47 Peu de données sinon celles avancées par Gallagher (2016) dont les datations pour le maïs sur des (...)

52Dans les premières observations des explorateurs puis des ethnologues, les indices de diffusion sont fluctuants : qualitatifs, ils hiérarchisent les productions de visu au travers des paysages parcourus ou des produits exposés dans les marchés ou dans les cours. Cela ne semble pas être le cas des explorateurs botanistes, des missions scientifiques, puis des agronomes coloniaux qui mesurent l’occupation de l’espace et s’intéressent aux calendriers agricoles et aux usages des plantes ; ainsi la distribution-diversité est bien retranscrite dans les relevés et les cartographies botaniques des expéditions scientifiques, en particulier allemandes ou belges dans la partie méridionale et septentrionale de la RGL (dont Stuhlmann 1909, Schweinfurth 1874, Junker 1890, De Calonne-Beaufact 1921 entre autres), puis par les agronomes de la période coloniale à l’échelle des régions dites naturelles. Viennent ensuite des études thématiques portant sur les principales plantes associées à la mise en valeur coloniale (dont le maïs, le manioc, le palmier à huile et les cash crops). Le tout dessine, tel un puzzle, une image encore perfectible mais un à-peu-près satisfaisant. Quelques relevés et datations archéologiques et palynologiques47 complètent marginalement cette reconstitution.

  • 48 Voir le débat sur la présence précoloniale du manioc au Burundi et au Rwanda dans Barampama (1993)

53De ces différentes trames, il ressort que certaines plantes américaines, dont la patate douce (cf. carte 2 suivante), les légumineuses (haricot), certains légumes (dont les courges), le tabac (autant à priser qu’à fumer), mais aussi le manioc48, sont présents dans tous les terroirs à l’arrivée des Européens.

Carte 2. Distribution de la culture de la patate douce

Carte 2. Distribution de la culture de la patate douce

D’après Stuhlmann (1909) (hors Kenya).

  • 49 En pays kuria sa diffusion ne date que de la période coloniale.

54Ainsi la patate douce est connue dans la majorité des terroirs, à l’exception de quelques-uns49 : cette antériorité, son adoption précoloniale, expliquerait le succès de son exploitation rapide en tant que plante anti-famine durant la période coloniale.

  • 50 Cette variété tendre viendrait du Congo, à la différence de la variété dure venue du Nil-Bahr El G (...)

55Il en est de même pour le maïs (voir carte 3), qui joue le rôle du sorgho, bien que d’une façon secondaire : la diffusion de son mode de cuisson, et peut-être d’une variété tendre50, va accentuer son usage avant que la période coloniale l’impose comme une culture de rapport. À son sujet, Portères (1955), met en évidence les axes de diffusion d’une part du maïs tendre, venu du Brésil, par l’ouest, via le Golfe de Guinée vers l’Uele, d’autre part du maïs dur, venu du Mexique, via l’Europe méditerranéenne, le Moyen-Orient et les routes du Nil et l’Éthiopie : cette voie-présence nordique est confirmée successivement par Miracle (1965) et Hødnebø (1997), enfin par McCann (2006).

56Pour le manioc, la diffusion n’est pas générale. Il est bien présent dans toute la partie occidentale, dans le bassin du Congo (Vellut 1996, Vansina 1997), l’ancienne West Nile Province, la vallée du Nil en aval du Lac Albert et sur les hautes terres du Soudan (Jones 1959), sur les versants occidentaux le long des lacs Tanganyika-Kivu-Édouard, mais aussi sur les hautes terres sèches quartzitiques de l’intérieur de la RGL, comme au Burundi et au Rwanda (Barampana 1992), et sur la côte en Tanzanie. Bien que connu comme au Buganda, il ne va se généraliser dans la partie centrale qu’au xxe siècle : la généralisation du manioc semble associée à la mobilisation-entretien d’une population servile, un indicateur de la traite comme dans le bassin du Congo, puis de la mobilisation coloniale.

57Il en est de même de l’arachide cultivée sur la côte de l’océan Indien et dans le nord-ouest de la RGL.

Carte 3. Distribution de la culture du maïs

Carte 3. Distribution de la culture du maïs

D’après Stuhlmann (1909) (hors Kenya).

  • 51 Pour la RGL et l’Afrique de l’Est, voir les synthèses d’Ehret (1985, 2011), de Philippson & Bahuch (...)
  • 52 Voir les derniers travaux et mises au point de Bostoen (2010) et Ricquier (2014).

58Ces contributions des agronomes, des ethnobotanistes à la suite des travaux pionniers de Portères (1955 & 1962) puis celle des linguistes51, prenant en considération la distribution des dénominations des plantes et depuis peu des préparations culinaires52, avancent des hypothèses que l’on peut croiser avec les travaux des historiens linguistes, puis ruralistes sur les échanges, sur les peuplements et les migrations.

59En effet, la distribution géographique des cultures et géolinguistique des appellations (Ehret 1983, 2011) suggère plusieurs tracés-aires de diffusion des plantes américaines (voir carte 4), mais aussi asiatiques et africaines, une géochronologie que l’on peut croiser avec la connaissance sur les voies en amont d’accès (dont l’arrivée sur la côte bien datée) et sur les axes d’échanges (la diffusion vers l’intérieur du continent).

Carte 4. Diffusion des plantes américaines

Carte 4. Diffusion des plantes américaines

Source : Ehret (2012).

60D’une façon schématique encore perfectible, se dessinent alors des tracés ou des voies de diffusion qui recoupent en partie des aires de diffusion linguistique. Une voie orientale « bantoue-swahili », présente sur la côte avec l’axe Kamba jusqu’aux monts Kenya et Kilimandjaro, l’axe des monts Usambara-Pare et plus au sud le corridor tanzanien, dont l’axe Nyamwezi qui se poursuit dans la cuvette du Congo en suivant le fleuve Congo vers le Maniema. Une voie occidentale « bantoue » de la savane, du moins suivant le trajet nord-sud-est de l’expansion linguistique, mais aussi « soudanique » par le Nord connecté, du Nil-Chari au bassin du Congo (bassin du Congo-Oubangui-Uele), suivant l’Oubangui et l’Uele. Enfin une voie nordique « nilotique » avec le relais nilotique, luo en particulier.

61D’autres voies existent, mais sans une continuité linguistique du peuplement : celle du Nord-Est, en partie associée au Nil mais orientée sur l’Éthiopie sans le relais luo via les massifs montagnards Imatong (Hødnebø 1997, Wright 1949) ; celle du Sud, plus ancienne, du Zambèze-Angola, et une plus récente la voie swahili, zanzibarite, inter-lacustre suivant les rives occidentales des lacs Tanganyika-Kivu passant à l’est du lac Albert. Ces voies et rythmes de diffusion sont aussi des voix, celles des langues bantoue, soudanique, nilotique, et correspondent plus tard à des langues continentales de communication, le lingala-sango au Nord-Ouest et le swahili au Sud-Est.

  • 53 Empruntée par la colonne de secours à E. Pasha puis par la colonne militaire de Denys.
  • 54 Sur l’impact du commerce de l’ivoire sur l’ouverture de routes et relais au xixe siècle, voir Mari (...)

62La diffusion dépend aussi des points d’entrée. Ainsi les historiens travaillant sur les routes et échanges ont mis en évidence l’importance d’une certaine géopolitique en amont, c’est-à-dire de l’intensité, du rayonnement des pôles d’introduction variant en fonction de l’activité de ces voies d’entrée et de l’intérêt qu’ils portent à leur hinterland : c’est le cas des facteurs politico-commerciaux, à l’exemple des cités swahili de la côte orientale et de leurs relations avec le continent qui ont connu des variations importantes (Kusimba 1999), ou des routes commerciales et de la traite de l’Afrique centrale et du bassin du Congo aux limites de la forêt et des savanes, et de l’importance des échanges fluviaux entre bassins supérieurs et inférieurs du Congo, dans ce cas de l’importance de la traite atlantique. Il en est de même des réseaux associés à la vallée du Nil, associés à la stabilité ou non du relais qu’est le Soudan. La viabilité de ces routes vient aussi du fait que les populations et économies rencontrées puissent les ravitailler en nourriture, ce qui n’est pas le cas de la route centrale du bassin du Congo53, via le bassin de l’Aruwimi-Ituri affluent du fleuve Congo empruntée par les traitants arabes en quête d’ivoires54.

63Ces échanges, qui reposent sur un commerce à longue distance, des axes caravaniers et fluviaux, sont d’autant plus importants lorsqu’ils sont relayés-connectés à des circuits-réseaux commerciaux ou des échanges internes régionaux s’apparentant à des échanges de proche en proche. Ceux-ci ont été reconstitués en raison de l’intérêt historiographique qu’ils soulevaient (dont la thèse de l’émergence de l’État suite à la captation des ressources). Au xixe siècle, on en dénombre cinq : un réseau oriental le long de la rive-est du lac Victoria ; un réseau central et lacustre (sur le lac Victoria) capté par le royaume du Buganda ; un réseau occidental sud-nord autour des lacs Tanganyika, Kivu, Édouard ; moins étudiés, un réseau septentrional ouest-est, le long des lacs Albert, Kyoga jusqu’au nord du mont Elgon qui se prolonge vers l’Est-Kavirongo (Cohen 1996 : 320) et un réseau nord-ouest entre les bassins du Nil et du Congo (Keim 1983 & 1979). Tous correspondent à des zones de contact entre espaces écologiques, économiques et politiques différents.

64De tels échanges régionaux, qui portent sur des produits basiques (fer et sel, poterie, paniers) et de luxe (parures, bracelets tressés, peaux, écorces d’arbres tannées) et qui concernent également les produits viviers et le bétail, peuvent donc faciliter la circulation, le transport de semences, de boutures exotiques, car ils sont connectés aux réseaux à longue distance, continentaux portant sur des produits de la traite (esclave, ivoire) ou des biens rares (comme le cuivre, les coquillages, les perles dont les perles industrielles européennes devenues à la fin du xixe siècle des instruments monétaires).

  • 55 Comme le remarque Thomas Vernet, communication au Séminaire GlobAfrica, UPPA, Pau, novembre 2017.

65La chronologie de cette connexion pose problème : est-elle tardive ou précoce, en liaison avec la côte atlantique et celle de l’océan Indien ? À ce sujet, il est difficile de projeter la situation de la deuxième partie du xixe siècle, dont les axes caravaniers empruntés par les explorateurs, mécaniquement sur les siècles antérieurs55 et bien que les échanges attestés sur la longue durée par les peuplements bantous et par certains objets collectés sur les sites archéologiques (Sutton 1973) abondent dans une vision longue des échanges, mais l’expansion déstabilisante massaï ainsi que les variations au sein des cités swahili peuvent expliquer la rétraction des échanges au xvii-xviiie siècle. Il en est de même de la rupture madhiste au Soudan dans la deuxième partie du xixe siècle.

66Certains indicateurs peuvent témoigner de l’intensité des relations intérieur-côtes, comme la traite des esclaves, bien que la traite atlantique semble dans le bassin du Congo antérieure à la traite orientale, ou le commerce de l’ivoire qui reste calé sur la demande explosive du xixe siècle, ou celui des perles : ce produit est bien plus intéressant car il relève de plusieurs périodes ou d’une longue durée.

67Cette histoire des perles ébauchée par Vanacker (1984) apporte en partie une réponse qu’il reste à confirmer. À la différence d’autres espaces régionaux intérieurs plus au sud (Zambèze, Katanga) où les perles vénitiennes et indiennes sont présentes, bien avant l’arrivée des perles industrielles massivement présentes dès le milieu du xixe siècle, les perles vénitiennes ou indiennes comme les coquillages ou certaines pierres (dont la cornaline d’Inde) sont rares dans les sites archéologiques de l’intérieur du Kenya, plus encore sur les sites de la RGL, elles ne restent que des objets de luxe ou de prestige associés à certains rois, à certaines fonctions.

  • 56 Comme dans le cas du Burundi ou du Rwanda, voir Wagner (1983), Lugan (1984).
  • 57 L’apparition de marchands indiens, zanzibarites venant de l’Est, précédés par des commerçants arab (...)
  • 58 Dont celle du riz pluvial dans les zones arabo-swahili via les Bagwana.
  • 59 Cette diffusion en deux temps est présentée dans le cas du Buyogoma, région orientale du Burundi p (...)
  • 60 Communications de Christian Leclerc et Geo Coppens, Séminaire GlobAfrica, voir Labeyrie (2013).

68Fait décisif pour notre question, ces activités « commerciales », ces échanges dépendent « du bas », bien plus de relais-intermédiaires et des mobilités paysannes dans certaines populations périphériques56 ou professionnelles (colporteurs, forgerons, navigateurs des fleuves et lacs…) que de commerçants quasiment absents dans la RGL57, elles sont redevables du facteur humain, qui expérimente les innovations culturales. Cette médiation paysanne ou rurale, souvent le fait de femmes, est importante car, si les semences (céréales) voyagent bien et peuvent faire l’objet de réquisitions guerrières ou de dons politiques, de spéculations commerciales, en revanche les boutures, les oignons, voire les tubercules, difficilement conservables, reposent sur des pratiques d’apprentissage de proximité, à l’échelle des jardins et des espaces étagés. Si les jardins des comptoirs coloniaux portugais, comme ceux des cités-États swahili ou des peuplements zanzibarites dans l’intérieur du continent dont le Maniema, bien étudiés, et plus tard les jardins botaniques coloniaux, expliquent la diffusion-acclimatation des nouvelles plantes58, il en est de même des jardins de case. Dans les deux cas, ceci repose sur une domestication volontaire, élitiste dans le premier cas (dont la domestication-sélection des fruits), populaire dans le second cas (la domestication d’aliment de base) : selon Bahuchet & Philippson (1998, p. 87-116), « la diffusion du manioc en Afrique se distingue de celle du maïs en ce que le hasard est exclu… L’introduction du manioc en Afrique est donc nécessairement le résultat d’une action volontaire », d’une diffusion médique à l’image des maladies ou des langues. Ainsi la diffusion du maïs au Burundi est révélatrice de cette adoption graduelle, d’abord dans les champs-jardins de case – il est alors consommé directement vert ou grillé, voire distribué car venant en production en temps de récolte –, puis il sera cultivé dans les champs ouverts et conservés59 ; il en est de même au Nord, en pays azande, où le maïs est une « plante potagère », de case selon Schweinfurth (1875). Cette diffusion suit aussi les voies familiales, des échanges domestiques et des alliances matrimoniales, selon un mode vérifié autour du mont Kenya60, un espace étagé comparable aux hautes terres de la RGL ; elle peut prendre des formes exceptionnelles mais courantes en temps de disette puis de famine, des échanges de travail contre de la nourriture, contre des semences ou des boutures, des pratiques couramment citées dans les études sur les famines et sur les « commodities », les denrées-marchandises dans la RGL, et plus généralement dans l’Afrique de l’Est (Mwaruvie 2012).

  • 61 La distribution des appellations de la banane dévoile des aires différentes, entre la côte, l’inté (...)

69Dans un tel scénario de connexion de voisinage en chaînes suggérant une diffusion médique, les zones sèches à l’image du Rift ont pu être des obstacles à la diffusion de certaines plantes61, alors que les zones de contact (forêt-savane), étagées (les hautes terres) ou les réseaux hydrographiques (les bassins du Congo-Oubangui-Uele et du Nil), les espaces forestiers profitant d’un continuum climatique et de végétation (voir carte 5) ont été plus profitables à de telles expérimentations-appropriations. Dans ces conditions, la médiation de foyers démographiques à mi-chemin entre les côtes (de l’océan Atlantique et de l’océan Indien) et la RGL en tant que relais apparaît essentielle.

70Au sujet de cette diffusion, une comparaison de la géochronologie des plantes avec celle des épidémies est possible, dans la mesure où les routes des plantes et des épidémies se confondent.

  • 62 Voir la distribution des pratiques d’inoculations dans Herbert (1975). L’épidémie de variole est p (...)
  • 63 D’après les informations de Gérard Chouin, axe 1 Globafrica.

71Le relais humain dans la diffusion des maladies-épidémies, des pandémies comme dans celle des plantes apparaît déterminant. Ainsi le cas de la variole dans la RGL nous en offre un exemple : les pratiques d’inoculation dévoilent indirectement une antériorité et une diffusion de la variole (comme du choléra) dans le nord de la RGL, alors qu’au tournant du xixe-xxe siècle, la connexion humaine avec la côte orientale fera exploser cette épidémie dans les populations de la partie méridionale, moins immunisées car peu en contact avec cette maladie62. De même la diffusion de la syphilis, d’origine américaine, suit des voies singulières, elle fit des ravages dans la partie nord-ouest de la RGL mais toucha moins la partie méridionale et orientale. Toutefois la présence de souches de la peste noire, pandémie médiévale, en Ouganda et dans sa partie nord-occidentale, permet d’envisager une diffusion à partir de la vallée du Nil et/ou du bassin du Congo63, mais cette pandémie est antérieure à l’introduction des plantes américaines : serait-elle alors associée aux migrations luo ou aux échanges-diffusion de la banane via l’Éthiopie, en relation avec les foyers et la pandémie de la peste ?

72Cette géochronologie de la diffusion, de l’apport, confirme toute l’importance, attendue, des relations avec les côtes, atlantique, de l’océan Indien voire de la Méditerranée ou de la mer Rouge.

  • 64 C’est le cas des linguistes spécialistes de l’Afrique centrale (Philippson & Bahuchet 1994, Cloare (...)
  • 65 D’où l’importance des premiers récits des explorateurs suivant des tracés originaux, du Dr Wilhelm (...)
  • 66 Cette route est empruntée par les traitants arabes puis les explorateurs dont Stanley, puis par le (...)
  • 67 Document communiqué par Paul Lane et Elizabeth Vignati.

73Mais elle apporte un éclairage sur un espace devenu « un coin perdu », selon Vansina ; elle nous dévoile le rôle, la position-pivot du versant occidental de la RGL quelque peu sous-estimé et, ce faisant, elle valide l’hypothèse d’une origine occidentale des plantes, ce que certains linguistes avancent64. Ainsi l’espace nord-ouest de la RGL (un axe allant des pays et royaumes bandia-nzakara, azande, mangbetu aux sociétés lendu, hema, alur, madi, lugbara), aujourd’hui excentré, qui au xixe siècle a été au cœur d’une géopolitique dramatique et dont l’histoire a été depuis lors négligée, a joué un rôle important dans le passé. Ces terres de contact (entre forêt et savane, de réseaux hydrographiques du Congo, le bassin de l’Uele-Oubangui, le bassin de l’Ituri, hautes et basses terres du Rift, vallée du Nil), ou de seuil entre cuvette congolaise et cuvette soudanaise, mais aussi d’échanges (routes et marchés de la cuvette congolaise, échanges avec la vallée du Nil, le Soudan voire l’Éthiopie via la province Equatoria, contact plus tardif avec l’axe lacustre sud-nord Tanganyika-Kivu « zanzibarite »65) sont des espaces de relais-dispersion, autour d’un axe de peuplement allant de l’Oubangui à la frontière ougandaise (Gourou 1955). Cette diversité est signalée par les premiers explorateurs (étudiés par Kalck 1974 ; recensés par Boulvert 1984), de Schweinfurth (1875) à Van Gèle (1889), qui empruntent la voie oubangienne, c’est moins le cas pour ceux qui empruntent la voie médiane forestière de l’Ituri66. Cette capacité a été déjà révélée, mais ponctuellement, au travers de la diffusion du sorgho caudatum (Dewet et al. 1975), puis du manioc (Jones 1959, Prioul 1981), enfin du maïs, autant tendre que dur. Au début du xxe siècle, tant dans la partie congolaise qu’ougandaise comme dans la partie occidentale de la province de l’Equatoria au Soudan (Ntawuruhunga et al. 2007), la présence importante des trois plantes américaines, maïs-manioc-arachide, coïncide avec des peuplements denses (De Calonne-Beaufact 1921 pour le Congo belge, Middleton & Greenland 1954 pour l’Ouganda), alors que cette association se retrouve plus à l’Ouest, dans les espaces d’intensification du bassin intérieur du fleuve Congo, déjà signalée par Vansina, Pelissier et Gourou, ou le long du fleuve Congo et ses affluents (Zigba 1998), mis en évidence par Widgren (2016)67. En Ouganda, d’après McMaster (1962), la diffusion massive et récente du manioc, fin xixe siècle, vient du fait que les sociétés voisines occidentales (les Azande et les populations de l’ancienne West Nile Province) les cultivaient ; il en est de même de la diffusion du manioc dans la province de l’Equatoria, dans le Sud-Kivu chez les Bahunde via les Banande, comme dans la partie méridionale des Grands Lacs, le long des deux rives du lac Tanganyika (Barampama 1993).

1.4 Un « binôme vertueux » naturel observé par les climatologues

74Si la reconstitution géochronologique de l’introduction, de la diffusion (apport) et de l’appropriation (emprunt) des plantes repose sur des facteurs historiques, une des clés, une des conditions de celles-ci apparaît être également, sinon un préalable, naturelle. Ainsi un jeu de conditions naturelles favorables, de biotopes identiques entre Amérique et Afrique, intervient d’une façon différentielle selon les espaces, ce qui expliquerait, au-delà de la diffusion générale, la diversité des situations, des régions naturelles ou des terroirs selon les définitions retenues.

75La carte de la végétation que l’on peut recouper avec celle des précipitations et du relief, cible des espaces propices à une agriculture intensive au nombre de trois : la mosaïque savane-forêt sur un axe qui va du Congo-Oubangui au lac Victoria et qui se prolonge sur son littoral occidental ; l’espace montagnard inter-lacustre dominé par des forêts denses et des pâturages (prairie tempérée et subtropicale) en contact avec l’espace précédent ; la savane boisée ou herbeuse au centre de la RGL, qui enserre une steppe herbeuse dans laquelle on observe des forêts résiduelles de moyenne altitude.

Carte 5. Les zones de végétation

Carte 5. Les zones de végétation

D’après la carte de la végétation de l’Afrique au sud du tropique du Cancer (Vegetation map of Africa, south of the Tropic of Cancer) préparée par Aubréville, Duvigneaud, Hoyle, Keay, Mendonc̦a et Pichi-Sermolli sous les auspices de l’Association pour l’étude taxonomique de la flore d’Afrique tropicale et publiée avec l’aide de l’Unesco, 1958. Disponible à l’adresse : https://nla.gov.au/​nla.obj-234689649

76Par ailleurs les conditions semblent avoir évolué. Quel est l’impact du climat et de ses variations, plus particulièrement de ses tendances récentes dont l’optimum médiéval (1000-1270) et plus précisément le petit âge glaciaire (1270-1850), une période qui coïncide avec la chronologie des plantes américaines ?

  • 68 Ces variations sont mesurées dans la région par les variations des étiages du Nil mais bien en ava (...)
  • 69 Voir sur ces variations climatiques, correspondant au petit âge glaciaire européen, Webster (1979) (...)

77Sur cette seconde moyenne durée climatique, xvie-xixe siècle68, on arrive à distinguer des périodes plus sèches au xvie siècle puis aux xviiie et xixe siècles encadrant une phase humide, qualifiée d’un « second age of prosperity » par Verschuren et al. (2000). Toutefois cette tendance diverge au niveau local si on prend les données lacustres : ainsi les lacs occidentaux (dont le lac Édouard) témoignent de période sèche longue alors que les lacs orientaux (Victoria, Naivasha et Emakat) présentent des évolutions plus complexes (Ryner et al. 2007, Ssemmanda et al. 2005). Ces fluctuations expliqueraient dans un premier temps la mobilité vers les hautes terres ou les migrations, toutes deux en quête de « green places » ; dans un second temps, elles offriraient des conditions favorables agropastorales pour façonner des « good places », alors qu’elles impacteraient dans la partie centrale de la RGL, les zones sèches de la savane arbustive (du Buha au Bunyoro en passant par le Karagwe), comme la périphérie ouest (Robertshaw & Taylor 2000) et des plaines nord-est du lac Victoria, à laquelle il faudrait peut-être rajouter les effets de la déforestation dans les zones à forte concentration d’activités métallurgiques69.

78Si ces variations sont marginales au regard de l’histoire longue du climat, elles sont essentielles pour l’histoire démographique (expliquant la mobilité et le peuplement d’espaces plus propices), pour l’histoire rurale (le défrichement agropastoral des hautes terres étagées, l’essor du pastoralisme sur les pâturages des hautes terres ou vers les rives des lacs), pour l’histoire sociale (les migrations luo et les mobilités emboîtées des sociétés lignagères), politico-sociale (l’agropastoralisme des hautes terres) et sociopolitique (le décollage des monarchies dynastiques centrales).

79Par ailleurs l’incidence de ces conditions générales varie selon d’autres contextes naturels, moins connus que ceux relevant de l’altitude ou de la pluviosité : la proximité des lacs, des fleuves et rivières, la présence de marais, mais aussi la nature des sols (volcanique, érosion…) se redistribuent inégalement dans l’espace des Grand Lacs entre hautes terres et rives lacustres.

80Toutefois, au sujet de ces divers paramètres naturels, l’un, souvent esquivé, mérite d’être isolé, dans la mesure où il joue un rôle essentiel pour les plantes américaines saisonnières à cycle végétal court. Il s’agit de l’intensité pluviométrique comme de la durée de la petite saison des pluies, qui autorisent une seconde récolte performante exploitant des plantes américaines à cycle cultural végétatif court, bien que celui-ci soit fragilisé par les fluctuations, la durée et l’instabilité de cette petite saison des pluies. Ainsi, dans l’espace oriental (rive orientale du Lac Victoria) de la RGL, les zones à pluviosité saisonnière élevée (en particulier lors de la petite saison des pluies qui équivaut à plus de 400 mm de précipitation moyenne) correspondent aux territoires aux peuplements, du nord au sud, Luyia, Luo Nord voire Nandi, Luo Sud, Kissi alors que la pluviosité basse (moins de 200 mm) pénalise la diversité culturale dans la partie centrale du peuplement luo, la Kano Plaine, la région de Kisumu selon Millman (1969) et, plus encore au sud, tout le long du lac Victoria, chez les Kuria selon Babere Kerata (1996) puis chez les Basukuma (Tittle 1991, Stuhlman 1906, Porter & Flay 1998) où la diversité culturale est de facto moins présente, mais à l’exception de la presqu’île du Bukerebe et ses îles voisines qui profitent d’un microclimat lacustre (Hartwig 1976) (voir carte 6). Les calendriers agricoles collectés (présence plus ou moins importante d’une seconde saison voire d’une troisième saison associée aux marais, des légumes de cueillette de compensation) témoignent de l’importance ou non de cette ressource saisonnière qui convient aux plantes à cycle court.

  • 70 En particulier dans les îles du lac Victoria qui auraient joué un rôle dans la diffusion de la ban (...)

81Dans la partie occidentale, cette opportunité d’une deuxième saison des pluies est plus présente, surtout sur la crête Congo-Nil et dans la partie inter-lacustre70, bien qu’elle fasse défaut ou se présente sous des formes irrégulières dans certaines plaines, dans les zones de savane arbustive ou arborée de sa partie centrale et septentrionale qui correspond à la zone historique des royaumes centraux fragilisés sur un axe allant du Buha au Karagwe au Bunyoro. Il convient de noter qu’ailleurs, mais bien en dehors de la RGL, sinon dans les montagnes (Imatong) entre l’Ouganda et le Soudan du Sud, le déficit hydrique fut compensé par des aménagements d’irrigation à l’origine des îlots d’agriculture intensive (Widgren & Sutton 2002) dont on ne trouve pas ou peu de traces dans la RGL si ce n’est, peut-être, associés aux habitats de pierre sèche (Ohinga) dans la Nyanza Province.

Carte 6. Recomposition de séries de pluies quotidiennes, de la petite saison des pluies en Afrique de l’Est, partie orientale de la RGL

Carte 6. Recomposition de séries de pluies quotidiennes, de la petite saison des pluies en Afrique de l’Est, partie orientale de la RGL

Source : Boyard-Micheau & Camberlin (2015 : 86-87).

82Toutefois l’usage de ces nouvelles plantes a un travers : la dépendance des plantes américaines aux régimes des pluies, et à la durée de la petite saison des pluies, si elle est un gage de surplus et de croissance démographique, est aussi un facteur de vulnérabilité : la disette est fille de l’abondance. Aussi les famines qui témoignent de la croissance démographique n’ont pas disparu, en particulier dans les espaces limitrophes sous le seuil de précipitations de 1 000 mm/an et bien plus encore lorsque l’instabilité politique, les guerres voire les deuils royaux pénitentiels perturbent le calendrier des travaux, de la mise en culture ou des récoltes.

83Enfin, la définition géographique des « green places », en fonction des conditions naturelles (climat, sol, altitude) n’est pas un facteur explicatif exclusif, certains espaces dégradés en termes de fertilité des sols accueillant des agricultures intensives.

1.5 Un « binôme vertueux », plantes et croissance, le potentiel bio-énergétique observé par la démographie

84Cette hypothèse d’une prime nutritionnelle à la croissance démographique, en relation avec la diversité de l’offre agronomique, observée au travers de l’accumulation démographique, des densités, est démontrée par les démographes et historiens démographiques étudiant les régimes démographiques anciens (Thibon 1993).

  • 71 Au travers d’apports énergétiques constants, bien que les régimes alimentaires comme dans le cas d (...)
  • 72 Dans le cas du Kenya, le rapport taille-poids est supérieur chez les Luo et Gusii par rapport aux (...)

85Pour le Sud-Kivu et le Nord-Kivu, le Burundi et le Rwanda, Vis (1975) montre que les populations, du moins celles dont leurs régimes saisonniers nutritionnels jouent sur l’association tubercules-céréales-légumineuses, échappent aux pénuries et gèrent mieux les temps de soudure71, et plus encore quand les régimes alimentaires associent protéine végétale (légumineuses), protéine animale (lait, viande et poisson) et lorsque les populations sont lacto-tolérantes. D’autres mesures anthropométriques, bien que ponctuelles et marquées par des présupposés raciaux, en particulier celles sur le personnel militaire colonial ou scolaire72, dévoilent des rapports poids-taille supérieurs dans les populations bénéficiant d’une diversité alimentaire.

86De plus, cette nouvelle donne alimentaire se traduirait également par des gains de fécondité, en jouant sur ses variations saisonnières : le débat sur la fécondité naturelle et des régimes démographiques anciens (Thibon 1988, 1993) s’est alors interrogé sur les différentiels de fécondité des régimes alimentaires dans des situations pré-transitionnelles, sur la fécondité élevée des foyers démographiques à forte activité agricole par rapport aux sociétés pastorales, des écarts qui toutefois découlent également d’autres conditions épidémiologiques (infertilité ou non) et plus encore culturelles (en particulier la précocité ou le retard à l’âge au mariage, plus prononcé dans les sociétés pastorales ou agropastorales, dans les sociétés pastorales à classes d’âge et générations). Il en est de même de l’absence d’interdits, de tabous sur les relations sexuelles post-partum, observé dans la RGL à la différence de l’Afrique centrale, qui s’expliquerait pour certains (Carael 1981, Van de Walle 1989) par la présence et l’usage d’aliments de sevrage (lait et pâte de sorgho de haricot). Cette importance accordée à la fécondité, aux actifs féminins et à leur descendance, qui se traduirait par des changements dans la condition féminine, du moins de son statut ou de sa valeur (dot) aussi bien dans les sociétés à État, comme au Buganda (Stephens 2009), que dans les sociétés sans État, chez les Luyia (Ndengu Munala 1995), peut être mise en relation avec l’activité agricole des femmes (et des enfants), celles-ci étant sollicitées par les travaux intensifs (de jardinage comme l’association des plantes, le binage…) imposés par les nouvelles plantes (asiatiques puis américaines).

  • 73 Voir le débat sur la fécondité naturelle des sociétés pastorales, leur capacité de résilience aux (...)

87Plus récemment, mais à l’échelle africaine, Bentley et al. (1993) ont mesuré la pertinence de cette relation fécondité-diversité culturale : sur la base de seize cas-populations africaines, ils montrent que la fertilité est plus forte dans les populations dont l’agriculture est intensive que dans celles dont l’agriculture est itinérante et plus encore que dans les populations pastorales73.

  • 74 Quelles seraient les traces archéologiques de cette mutation, de l’agriculteur au fermier ? L’habi (...)

88Enfin, dans leurs implantations locales et paysagères (entre une agriculture dite « de parc » et plus encore celle « de jardin », selon la distinction entre un espace d’« agriculteurs » et un espace de « fermiers » proposée par Bronson74), ces nouvelles plantes, en tant que couvert végétal, mais également la charge pastorale dans l’entretien des réserves pastorales périphériques, participent aussi à l’entretien et à la protection d’environnements agro-prophylaxiques, tels que les a étudiés en Tanzanie et en Ouganda, au Busoga, Ford (1971). Or cette action environnementale est bénéfique pour les peuplements et leur croissance dans la mesure où la couverture agricole associée à l’élevage limiterait l’expansion de la maladie du sommeil (type souche rhodésiense) en protégeant l’espace agricole de l’espace sauvage. Les crises (épidémiques) de la fin du xixe siècle, dépeuplant certains territoires, puis les interdits coloniaux sur certains espaces infestés auraient donc modifié cet équilibre écologico-épidémique, et plus encore la « pathocénose » existante, la relation maladies-milieu selon la définition de Grmek (Coste 2016), puis auraient accentué la déprise dans certains espaces (qui sont devenus des réserves puis des parcs) qui étaient préalablement peuplés. L’importance de cet équilibre et ce faisant des déséquilibres associés à un recul des peuplements, comme du bétail suite aux épidémies et épizooties, a été mise en évidence pour la Tanzanie par Kjekshus (1977& 1996).

  • 75 Sur les Tiv en particulier.

89Au regard de ces travaux d’histoire démographique, les plantes américaines complétant et associées aux complexes ou aux régimes alimentaires existants sont ou seraient à la base des sureffectifs humains : ceux-ci autorisent une croissance démographique-expansion de peuplement, elle-même favorable à une intensification, car la croissance démographique offre comme issue soit la « mutation de leur système de production », soit (et) la colonisation de nouvelles terres, comme le fait remarquer Sautter (1961) pour une situation analogue en Afrique de l’Ouest75.

90Toutefois ce cercle vertueux, dont on ne distingue pas la variable dépendante (est-ce la population ou les plantes ?), s’accompagne de nouveaux usages politico-militaires, mais aussi sociaux, pouvant être productifs mais aussi contre-productifs.

91On retrouve à cette occasion les concepts et les pistes avancés à la suite de Boserup, par Randles (1974) sur les potentiels bioénergétiques de ces introductions culturales, et leurs incidences politiques (selon que l’on soit dans un système agro-managériel ou dans un système militaro-managériel) et sur l’impact de cette diversification… et la vision de Gourou à partir de la géographie du peuplement et de la distribution des plantes cultivées (1955) sur la capitalisation des excédents démographiques en relation avec la distribution des plantes cultivés.

  • 76 Voir les débats sur l’impact de la traite et la compensation des plantes américaines dans Manning (...)
  • 77 Dont le débat entre les thèses de Crosby (1993) et de Illife (1995) sur l’impact destructeur ou au (...)
  • 78 Voir la plus récente recension et l’analyse de ce débat par Pallaver (2014).

92Ces effets de l’impact des nouvelles plantes sur la croissance et l’état des peuplements ont incité à avancer de macro-estimations sur la croissance ou non, durant la période précoloniale, tant à l’échelle continentale des populations africaines, corrigeant entre autres les effets négatifs de la traite atlantique, qu’à l’échelle de la RGL76. En particulier, la croissance de la population en Tanzanie, au xixe siècle, a alimenté un tel débat. Dans ce cas, les nouvelles plantes supportent des interprétations diverses77 : des lectures optimistes, dont celle de Illife (1995), ou réservées dont celles de Kjekshus (1977, 1996) voisinent des plus pessimistes, comme celle de Koponen (1988), tandis que Hartwig (1979) distingue deux xixe siècles. On mesure au travers de ces analyses divergentes toute la complexité des changements introduits en fonction des contextes géo-historiques78… et la difficulté de mesurer cette relation positive ou négative sur un plan macro-démographique, d’où l’intérêt de lui substituer une micro-analyse démo-agronomique. Celle-ci, apportée par l’agronomie, l’économie rurale, est bien plus pertinente ; elle va démontrer et, en partie, confirmer cette interaction.

1.6 Un « binôme vertueux » observé in situ (et théorisé) par l’agronomie coloniale, l’ethnobotanique et la géographie coloniale et par les systèmes agraires de l’éco-sociologie rurale

93Dans la RGL, ce cercle vertueux, avancé comme une des hypothèses ou un modèle par l’histoire rurale et l’histoire démographique, a été observé in situ, il a trouvé son laboratoire et a été démontré d’une façon comparative et en partie quantitative.

94Ce sont, en premier, certains agronomes coloniaux qui l’ont mis en évidence en associant les différentiels de densités humaines, de densités des surfaces cultivées et les calendriers des cultures-travaux. Il a été démontré-théorisé dans un second temps au travers de la relation entre pression démographique et modes ou systèmes de culture. Anticipant la thèse de Boserup et contre l’avis malthusien des économistes coloniaux, ces agronomes ont noté l’importance de la pression démographique qui marquerait positivement les pratiques agraires et l’évolution paysagère. Aussi le paysage et ses traces (les terroirs, les finages…) et ses modes d’occupation restitueraient, un peu à l’image de la méthode préconisée pour la période médiévale européenne par Bloch, cette histoire, comme le prouverait le passage de la jachère forêt à la jachère buisson, à la jachère courte, puis la transition de la récolte annuelle aux récoltes multiples et pérennes, ensuite l’évolution et le raccourcissement des cycles des rotations des cultures, enfin les progrès des cultures pérennes prépondérantes ; ces changements porteraient également sur les droits et usages fonciers, de plus en plus familiaux voire individuels et de plus en plus politiques, sur l’évolution d’un habitat groupé à un habitat dispersé, un continuum de changements et de séquences que Prothero (1972) a théorisé.

  • 79 Son inventaire continental et sa cartographie des usages de la houe par les deux sexes ou par les (...)

95Le passage du terroir dit « de parc agroforestier », typique de la ceinture sahélienne-forestière, à celui des « jardins » associé plus généralement aux hautes terres, aux contreforts étagés du Rift et à certaines plaines lacustres, signerait l’émergence de nouveaux terroirs dans lesquels la présence des plantes américaines et asiatiques s’insère tout en bonifiant les sols au travers des apports azotés des légumineuses et grâce à l’outillage agricole (houe en fer), à la mobilisation de la main-d’œuvre féminine ou et dépendante, autant masculine que féminine. Un tel scénario associant l’intensité agricole, la densité des actifs et l’usage de la houe, déjà mis en évidence par Baumann79 (1928) et sur lequel Boserup va se pencher, est important dans la diffusion des plantes américaines : les techniques de jardinage de case, un espace sous la maîtrise des femmes, s’étendent aux champs, ce qui suppose une main-d’œuvre importante (féminine, domestique, dépendante, servile…) et des outils performants en fer.

96Dans un premier temps et en raison de l’imprécision des seuils (selon les auteurs entre 16 et 64 hab./km2, ce qui laisse une grande marge), et dans une traduction évolutionniste et mécanique, la tentation a été et reste forte de vérifier la pertinence de ce binôme densité-intensité en un modèle-tableau identifiant des niveaux voire des seuils de densité et des pratiques agricoles observés comme autant de corrélations entre les densités démographiques atteintes, le pourcentage de surface cultivée et les modes ou les systèmes de culture.

97Certaines monographies régionales ont confirmé cette corrélation, à l’exemple du tableau proposé par Wiese (1981) pour les monts Bleus sur la rive occidentale du lac Albert ou des analyses de De Shilppe (1956), plus à l’ouest dans le pays azande.

Tableau 1. Relation entre densités et systèmes de culture selon les espaces agricoles dans les monts Bleus

Hab./km2 Pourcentage de surface cultivée par rapport à la superficie totale Système de cultures
1-5 6-20 1-5 6-10 Agriculture itinérante sur brûlis vers agriculture itinérante
21-30 31-50 51-70 11-15 16-20 21-30 Agriculture itinérante en transition vers la culture pérenne, rotation
71-100 Plus de 100 31-40 Plus de 40 Culture pérenne

Source : Wiese (1981).

98Or cette relation densité/diversification-intensité agricole devient plus pertinente quand elle s’élargit à un trinôme associant la densité, l’intensité agricole et l’activité-densité pastorale, comme l’ont vérifié et démontré Bourn & Wint (1994) et rappelé Baker (1968). Dans le cas de l’Ouganda, les populations les plus denses associent intensité agricole et patrimoine-densité pastoral : ainsi viennent en premier et par ordre décroissant les districts du Kigezi, Bugisu, Busoga, Bukkedi, en second les districts du Buganda, Teso, Ankole et West Nile, enfin les districts pastoraux du Nord et de l’Ouest. L’intensité agricole est favorable à l’élevage : on pense aux interactions (pâtures sur les champs récoltés en particulier les chaumes de sorgho), moins souvent au fait que l’intensité libère une main-d’œuvre masculine pastorale disponible pour des transhumances et qu’elle est aussi le moyen d’accéder à des biens pastoraux par échange, troc…

  • 80 C’est le seuil donné par Hubert Cochet au-delà duquel l’entretien de l’élevage se fait au dépens d (...)
  • 81 Cette pratique est signalée en pays chaga, voir Philippson (1984) et Falk Moore (1981).

99Plus récemment, à compter des années 1970, ce binôme ou ce trinôme, l’association agropastorale, ont été observés dans leurs performances comme dans leurs limites atteintes, au travers de densités au-delà des 50 hab./km2, par les agronomes, les socio-agronomes. Les travaux de Dupriez, Jones & Egli, Cochet, entre autres, ont enrichi l’analyse précédente en usant de nouvelles grilles et de nouveaux concepts, comme l’éco-culture, le farming system ou le système agraire qui, à l’échelle de terroirs mais en partant cette fois-ci au niveau des exploitations, mesurent et s’interrogent sur la charge démographique des systèmes agraires (aussi bien agropastoraux que bananier…) et leur capacité de maintenance ou de reproduction voire leurs limites. Ils ont mis en évidence toute l’importance de la biomasse, d’origines végétale (la « révolution bananière » de Cochet 2001) ou animale (l’importance de l’élevage résident et transhumant) qui « autorisent » des seuils de densité de monde plein, pour utiliser l’expression de Goubert mais qui atteignent leur limite au-delà de 50 hab./km280. Celui-ci apparaît être un seuil optimum et critique pour l’association agropastorale, ce qui n’est pas le cas de la bananeraie qui peut supporter une densité plus forte au-delà des 50 hab./km2, parfois associée à l’élevage pastoral en stabulation81. Ces contributions mettent en évidence, au-delà des systèmes « de culture », « de production agricole » ou « agraire » à densité élevée, la complexité des sociétés-terroirs qui connaissent de nouvelles introductions-diffusions des plantes.

100Cependant il faut se méfier d’une vision positiviste ou linéaire : la diffusion d’une plante peut avoir des effets contradictoires sinon multiples.

101C’est le cas, à l’exemple du manioc, comme l’a vérifié Prioul pour l’Oubangui : cette plante peut témoigner d’usages différents selon les contextes, soit une valorisation commerciale en étant présente sur un axe de communication, soit une plante d’appoint complémentaire pour l’alimentation paysanne ou d’expansion foncière, soit enfin une plante-refuge dans des situations de guerre ou de razzia (Cordell 2002). Cette remarque vaut aussi pour le maïs dont l’introduction a des effets différents directs et indirects, comme on le verra au xxe siècle mais comme le dévoilent les cas étudiés pour le xixe siècle : la population zouloue et plus généralement sur la population bantoue par Randles (1974) ou la population du Bukerebe par Hartwig (1976). D’une façon générale, on retrouve dans cette approche, très contemporaine de l’économie et de la sociologie rurale, des questions soulevées par les archéologues sur la pertinence du concept des paquets technologiques et de leur impact différencié.

102Cette première lecture ruraliste-démographique ou démo-écologique de la distribution des plantes américaines, et de leur intégration dans des systèmes agraires, comme de certaines plantes africaines dont le sorgho caudatum ou asiatiques comme la banane, nous confirme toute l’importance des terroirs, identifiés-cartographiés au travers des patrimoines terroirs, et plus encore d’un processus historique des « green places » devenues des « good places », de cette valorisation des terres en terroirs sous l’effet croisé de l’accumulation démographique et de la diversification agricole.

103Pourtant cette situation reste vulnérable, et bien plus quand les plantes américaines s’imposent, car dépendante de la régularité des précipitations. Aussi ces changements s’accompagnent, comme ils les expliquent, de crises alimentaires, mais ces famines relevées dans les traditions orales, dynastiques et consécutives à des sécheresses dévoilées par les relevés hydrographiques et lacustres furent aussi les moteurs de changements, de nouvelles « good places » suite à la diversification des situations et des systèmes agraires ou de déplacement en quête de nouvelles « green places ».

  • 82 Voir les travaux de Fenske (2009).
  • 83 Reprenant les hypothèses sur l’origine de l’État avancées par Roberto Carneiro.

104L’intérêt porté à ce modèle écologique de monde plein et l’inclinaison de cette approche, de plus en plus systémique, amènent à s’interroger sur les environnements socioculturels et politiques, sur les déterminants écologiques-démographiques des États comme de la stratification sociale qui les accompagnent, en suivant les travaux novateurs de Kottak (1972) sur le Buganda. Cette analyse, dans le prolongement des remarques de Gourou sur les « cadres générateurs de croissance », précède les modèles d’histoire économique qui montrent l’impact de l’association rareté de la terre-diversité écologique-encadrement des populations (générale ou féminine) sur l’émergence de l’État82, ou les contextes de concentration de population et de rareté de la ressource fécondant la guerre puis l’État83.

105Par ailleurs les débats historiographiques sur ces États, sociétés et leurs religions ont mis en évidence la dimension culturelle, idéologique-mythologique de certaines plantes, leurs inscriptions ou non ritualistes dans l’imaginaire-idéologie monarchique.

106Ces contributions ont le mérite de dévoiler la multiplication des déterminismes (géographiques, écologiques…) et l’importance de l’histoire, de la complexité sociale, culturelle et politique de ces scénarios, de replacer l’histoire sociale, culturelle et politique dans la reconstitution et la compréhension des changements qui ont accompagné la diffusion des apports et emprunts des plantes américaines.

107Ainsi le modèle écologique démographique du monde plein ne peut être dissocié d’une histoire sociale, culturelle et politique d’autant que la chronologie politico-sociale et celle des plantes américaines semblent se chevaucher. Or ce modèle politique du monde plein s’est imposé comme une évidence, ou de ce qui est apparu alors comme une évidence : la coïncidence entre les espaces politiques étatiques et les hautes densités-peuplements, observée au tournant du xixe-xxe siècle.

2. Intensification, densification et émergence de l’État : le modèle politique du monde plein, la « voie royale »

  • 84 Comme dans la situation du royaume wanga en pays luyia, voisin des zones de peuplement européen.
  • 85 Une bonne illustration du l’importance de ces mesures et de cette connaissance-savoir dans la colo (...)

108Bien avant son usage par les historiens, cette prise de conscience de la relation État-peuplement et de la « voie royale » est précoce : datant du premier contact entre Africains et Occidentaux, elle a été renforcée par une préoccupation géopolitique du moment dont l’intérêt porté aux monarchies, aux relais coutumiers locaux, et plus encore aux structures politico-sociales en place pour une conquête coloniale puis pour une colonisation indirecte. Dans la mesure où ils ne recoupaient pas ni ne gênaient les plans de colonies de peuplement situés plus à l’est84, ces royaumes, dont on mesurait l’importance démographique au travers de leurs cours-capitales, de leurs capacités de mobilisation militaire et de mobilisation pastorale puis par des estimations démographiques85, et qui séduisaient par leur organisation selon les idéologies raciales du moment (selon le mythe hamitique ou le mythe bantou suivant les espaces), sont identifiés alors comme des pôles politico-démographiques stratégiques.

Carte 7. L’expansion du peuplement dans la région des Grands Lacs au xixe siècle

Carte 7. L’expansion du peuplement dans la région des Grands Lacs au xixe siècle

Source : Thibon (1989).

109Cette sursignification coloniale va quelque peu piéger les historiens séduits par les inventaires avancés, disponibles dans les archives écrites, qu’ils seront tentés de reproduire tels quels (cf. carte 5). La « voie royale » d’un monde plein géopolitique est alors tracée. De plus, cette histoire géopolitique est confirmée par des sources : une chronologie croisant les reconstitutions dynastiques et les « traditions orales », une géochronologie des grands royaumes (Bunyoro, Buganda-Rwanda-Burundi, Karagwe, Nkore) qui remonte au xvie siècle, en relation ou non avec la période ou l’imaginaire associés aux Bacwezi, enfin des informations validées par les élites locales, des aristocraties, des lignages-clans, des ethnies qui se réclament de cette histoire et de sa légitimité.

  • 86 Les comparaisons sont souvent mal choisies, l’échantillon retenu peut forcer l’argumentation, tout (...)

110Rappelons que cette lecture se retrouve également au cœur du débat historique de l’anthropologie structuralo-fonctionnaliste entre Fortes & Evans-Pritchard (1940), Middleton (1958) et Stevenson (1968) : celui-ci traite des relations entre densités et formation étatique, produit des classifications à partir de monographies, des cas-situations qui manquent de mise en perspective historique. Les deux parties vont trouver des justifications historiques, ponctuelles, confirmant leurs hypothèses : le déterminisme, le préalable ou non, démographique de l’apparition-construction étatique ; elles avancent alors des arguments pour confirmer ou infirmer cette relation et leurs thèses, mais l’intérêt de ce débat vient du fait que ces monographies portent sur plusieurs sociétés de la RGL. Un tel débat résonne dans les hypothèses de Clastres à Carneiro sur l’apparition ou non de l’État (et de la guerre) en situation de pression démographique. Plus récemment des contributions critiques prolongent un tel débat. Ainsi Shipton (1984) fait état dans la RGL de basses densités dans certains espaces étatisés et de densités élevées au sein des populations segmentaires86, alors que Vengroff (1976) a repris l’examen de cette relation, en tentant d’échapper à l’effet de loupe des inventaires monographiques restreints, avec un échantillon plus étendu (86 cas dont 15 dans la RGL) : il confirme la tri-association État (tribal chiefdom)-densité-développement agricole, tout en signalant des cas d’association de densités élevées supérieures à 60 hab./km2 avec des États segmentaires. Plus récemment, Abrutyn & Lawrence (2010) ont modélisé cette relation en prenant en compte de multiples facteurs (milieu, contingence historique, capacités d’innovations, adaptation, désintégration ou conquête…), un schéma complexe entre déterminisme, interaction et contingence que les historiens préfèrent, et sur lequel nous reviendrons.

111Or l’impact de cette vision d’un monde plein politique et de sa voie royale vient de sa confirmation par les premiers travaux historiques qui composent la bibliothèque coloniale et postcoloniale.

2.1 La voie royale explicitée

  • 87 Il nous suffit de lire les chapitres et synthèses des encyclopédies, comme ceux de la Cambridge Hi (...)

112Les historiens, autant l’historiographie de la génération expatriée « coloniale » des années 1950-1960 que celle nationaliste de l’Indépendance87, qui livrent les premières synthèses sur la RGL, vont conforter cette vision d’un monde plein politique atteint à la veille de la colonisation ; du moins, les synthèses prenant en compte ces travaux. D’autres contributions confirment ce scénario : ce monde plein politique se réalise sur fond de changements constitutifs d’un monde plein écologique qui en renforceraient les tendances centralisatrices, sécuritaires, stabilisatrices ; une idée déjà suggérée par Gourou (1954), au travers de l’importance du « siège » et de l’encadrement politique des paysanneries par les élites pastorales, que la thèse de Kottak (1972) va illustrer pour le royaume du Buganda. La relation peuplement-État est alors argumentée : monde plein écologique et monde plein politique interagissent, se confondent, d’autant que la puissance démographique des royaumes leur assurerait une primauté géopolitique… et dans ce cas toute l’importance de la banane apparaît comme un potentiel bio-énergétique dégageant des surplus et libérant de la main-d’œuvre masculine.

113Ainsi, au regard de ces connaissances sur les royaumes et sociétés de la partie centrale de la RGL, un modèle-scénario pour la période xvie-xixe siècle s’est peu à peu dessiné ou a été retenu au travers de la mise en place ou combinaison de six bases ou indicateurs. Ce processus commun se déclinerait selon les divers sous-espaces, distinguant soit des pôles méridional et septentrional, recoupant une géopolitique des monarchies, des imaginaires dynastiques (Bacwezi, Kintu…), des mythologies et des imaginaires sociaux (Ryagombe/Wamara…), soit des ensembles plutôt longitudinaux tels que les définit Schoenbrun (1998) mis en place dès le xve siècle, comme le « Kivu Rift » et les royaumes occidentaux, une partie centrale « into the Savannah », des royaumes du Burundi au Bunyoro, enfin l’ouest du lac Victoria et les rives du lac Victoria correspondant au royaume du Buganda.

114Cette construction de moyenne durée, commencée dès le xv-xvie siècle, se traduit, selon une historiographie qui retient l’importance des contributions selon les sources anciennes disponibles (en premier les traditions orales et récits dynastiques, les mythes et littératures orales, les données archéologiques et ethnographiques, les pratiques et coutumes) confrontées aux premières descriptions et collectes écrites du tournant du xixe-xxe siècle, par les indicateurs suivants :

• un processus étatique géochronologique en construction, interactif (avec des variations en raison des conflits et guerres entre royaumes, des conflits internes dynastiques) ou inachevé selon les espaces, en lien ou non, voire en rupture avec les précédents géopolitiques (le Kitara complexe, ce qui n’est pas à proprement parler notre préoccupation mais le scénario d’un modèle ne peut être écarté), se traduirait par des constructions politiques royales dynastiques et territoriales, des lignages aux royautés, des toparchies aux monarchies, des royautés sacrées sans État aux royaumes avec État, sur fond de guerres et de successions dynastiques. Les marqueurs de ces États sont la création de centres (les cours), des modes d’organisation de sites-domaines royaux (patrimoniaux et cérémoniels), le tracé de frontières ou de marges frontières et une stratification sociale, l’apparition d’un lignage royal dynastique, d’une aristocratie ou de plusieurs aristocraties (princières, militaires, ritualistes) au détriment des lignages et clans préexistants auxquels sont accordées des tâches secondaires. Cette dimension-là, l’organisation, est la mieux connue à partir des sources politiques que sont les traditions orales et leurs traces archéologiques, topographiques (successions dynastiques et constructions territoriales, calendriers et cérémonies ritualisées dont les intronisations, les funérailles, géographie des lieux de pouvoir, des cours, des sanctuaires et bois sacrés, des tombeaux royaux…), même si la périodisation et la cartographie continuent d’être discutées ou précisées dans plusieurs travaux (de Henigue 1974 à Mworoha & Mukuri 2004). La première analyse d’ensemble proposée, une typologie avec ses variations et configurations régionales de Mworoha, date de 1977 ;

• une base religieuse héritée et fabriquée en relation avec cette construction politique : des rites et des mythes, une monarchie divine en filiation avec la monarchie sacrée, et des cultes kintu-kubwanda-ryagombe/wamara, un mouvement religieux initiatique, en relation ou pas avec le passé cwezi, composent un imaginaire qui va inspirer ces monarchies – des toparchies et royautés sacrées aux monarchies –, mais également les sociétés : cet aspect est le plus débattu, entre historiens et anthropologues ou entre historiens, concernant la fonction étatique ou antiétatique de certaines de ces pratiques et croyances religieuses. Les deux processus politique et religieux sont associés au travers de la nature de la monarchie, sacrée ou divine en débat, mais aussi en raison des dimensions ritualistes agro-managérielles des monarchies (calendriers agricoles ritualisés et politisés, périodes de deuils pénitentiels et d’interdits agricoles, interdits alimentaires…) et de l’existence d’une aristocratie comme de territoires ritualistes ;

• une base ou un cadre économique, plus ou moins avancés selon les terroirs, qui repose sur trois éléments ou ressorts : d’abord une association agropastorale voire un pastoralisme sur les marges réserves pastorales des royaumes qui autorise la seule accumulation, capitalisable sur le long terme, possible (le bétail), par ailleurs indispensable à la construction et à l’entretien des liens politiques et des clientèles politico-sociales, mais aussi essentielle pour la fumure des sols ; ensuite une intension rurale (densité) et/ou une expansion rurale (territoriale) alors qu’une première diversité agronomique (africaine-asiatique) prépare à une seconde diversification, plutôt « américaine », mais aussi céréalière africaine (sorgho bicolor et caudatum, millet perlé, sésame) ; enfin un capital technologique (fer-poterie-sel) inégalement réparti, souvent à la périphérie des royaumes mais des produits accessibles sinon captés (échanges et tribut). Ces trois composantes se conjuguent, sur fond de mobilité des agriculteurs comme des éleveurs vers les hautes terres activées par des sécheresses, par les variations climatiques (du petit âge glaciaire) et sous l’effet de la domestication de nouvelles plantes qui se prêtent à la mise en valeur de nouveaux terroirs en altitude ;

• en relation avec les questions précédentes, la présence d’échanges-trocs, d’échanges locaux entre frontières écologiques (hautes terres et basses terres), les prémices de commerces interrégionaux ou régionaux portant sur le fer, le sel (cf. Vignati), voire des produits de luxe qui profiteraient aux monarchies centrales ;

• des changements sociaux, une stratification sociale descendante au-delà de l’apparition d’une aristocratie, une double évolution duale avec d’une part une diversification sociale, verticale et hiérarchique, le renforcement de liens de dépendance et de domination, d’un contrôle du foncier, de clientèles foncière et pastorale, des formes de dépendance individuelle (Botte et al. 1969), d’autre part des changements dans le genre, le rôle et le statut des femmes et des mères comme leur sollicitation accrue pour les nouvelles cultures (Stephens 2009, Robertshaw 2008) ou dans les relations sociales de réciprocité ;

• enfin, un peuplement en expansion selon un front pionnier, concentrique ou en étoile à partir de centres qui se traduirait par un habitat dispersé et la disparition de peuplement fortifié, en suivant des hypothèses formulées d’après des sites archéologiques ougandais et selon une dynamique topocentrique, comme le suggère la distinction topocentrique/odologique des peuplements faite par Le Roy (1998).

115D’une façon linéaire ou accidentée (en raison du sort des conflits et des changements climatiques dans la savane) mais accumulative, la conjonction et la mise en place de ces cinq éléments aboutissent à des trajectoires, des configurations achevées ou inachevées qui dévoilent des monarchies centrales, bien structurées, coïncidant souvent à de longs règnes, bien que ces situations soient « tardives » selon l’expression de Reid (2013), observées au xixe siècle. Ces dernières profitent alors, en plus des dynamiques héritées, des connexions avec les axes caravaniers, avec le commerce international, de la géopolitique régionale coloniale et des retombées de la guerre ou de la traite : le cas ougandais en est la meilleure des illustrations (Reid 2002, Médard 2007), plus généralement cette montée en puissance de l’État monarchique et des aristocraties qui leur sont associées est analysée pour le xixe siècle par Mworoha (1993).

2.2 Des questions et des hypothèses sur la voie royale

116Mais cette histoire de la voie royale soulève des questions de plusieurs ordres, classiques et innovantes, tant générales que précises pour notre sujet.

117Une première question classique porte sur le déterminisme ou l’impact des plantes américaines. Un tel scénario valorisant la voie royale cible un paradoxe : en quoi ces nouvelles plantes contribuent-elles à la construction monarchique alors que la dimension culturelle des royautés agro-managérielles est plutôt associée à des vieilles plantes (éleusine, sorgho), bien que le sorgho soit d’introduction plus récente (Dewet et al. 1975) ? Au-delà de ce paradoxe, ce sont les effets d’entraînements des nouvelles plantes qui sont analysés.

118Ainsi l’intégration de nouvelles plantes américaines agirait comme un double effet-levier tel que Boserup et Randles l’ont théorisé ou analysé, de trois façons.

  • 88 D’où l’importance des monographies sur les espaces frontaliers, des espaces peuplés avec des popul (...)

119Primo, l’intensité culturale, l’apport nutritionnel alternatif saisonnier anti-soudure, associé à une stabilité des peuplements autoriseraient une croissance accumulative de la population. Celle-ci alimenterait l’expansion-intensification agricole d’une façon concentrique avec des fronts pionniers. Or ce processus d’accumulation de population et de territoire profiterait aux royaumes et à leur puissance démographique qui est aussi militaire dans la mesure où la croissance démographique offre une capacité de mobilisation et d’attraction, ce qui se vérifierait dans l’expansion territoriale des royaumes centraux88.

  • 89 Compte tenu des techniques de guerre (pas de cavalerie, des arcs, des lances, des couteaux de jet… (...)

120Secundo, la mobilisation de la main-d’œuvre féminine attachée à ces nouvelles cultures dégagerait des surplus et de la main-d’œuvre masculine ; celle-ci serait orientée vers d’autres activités pastorales, politiques ou guerrières89 sur les aires périphériques, au service des nouveaux États ou formations politiques, à l’extérieur ou à l’intérieur des États (guerre interne et expansion territoriale). Cette montée en puissance démographique des milices et des « jeunes », cantonnés dans les zones frontières sensibles ou instrumentalisés dans les cours, se traduit dans la vie politique et militaire au xixe siècle selon Reid (2010).

  • 90 Voir l’image des « armées bovines » utilisant ces espaces et les contrôlant, souvent associée à ce (...)

121Tertio, cette production et ce surplus dégagé par les nouvelles plantes et associations, périssable et non capitalisable, alimenteraient des interdépendances régionales et des réciprocités sociales, une coagulation sociale au travers de redistributions comme l’exercice du pouvoir dans les cours ou les relations de clientèle le suggèrent, en particulier l’accumulation de tribut et la redistribution de denrées périssables sous forme de bières ou de biens capitalisables comme le bétail. Or dans des contextes climatiques plus secs, comme le dévoilent les trames climatiques avancées d’abord par Webster (1973) puis par Verschuren et al. (2000), Robertshaw & Taylor (2002), confirmées par Kiage et Kam-biu Liu (2009), cette dimension pastorale assure une prime compensant, corrigeant les soudures et autorisant l’intensité agronomique par l’amendement des sols, alors que la surcharge pastorale est limitée par les recours à des transhumances périphériques vers les hauteurs ou dans les plaines. Toutefois cette activité agro-pastorale, qui immobilise une main-d’œuvre masculine et qui suppose des réserves pastorales périphériques90, est aussi vulnérable en raison des risques de razzia, des affrontements étatiques et des épizooties.

122Pourtant ces innovations agronomiques, du moins certaines qui, in fine, profitent aux monarchies, sont peu ou ne sont pas prises en compte par les rituels politiques ou par les récits fondateurs des monarchies, à l’exception du Buganda, des Azande, tandis que la dimension « révolutionnaire » de ces introductions culturales (et culturelles, avec des rituels familiaux en particulier pour les légumineuses) et de leurs changements est neutralisée par une ritualisation agro-managérielle de l’année agricole, du calendrier par les cours au travers des plantes traditionnelles (place de l’éleusine, du sorgho, des interdits cérémoniels et alimentaires). Notons une évolution similaire décrite par Vansina dans les cours des royaumes du Congo vis-à-vis du manioc. Il en est de même dans l’espace privé ou les vieilles céréales gardent une primauté rituelle. C’est donc l’hypothèse agro-managérielle des monarchies qu’il nous faut questionner.

123Une seconde question classique au regard de l’historiographie de l’émergence de l’État en Afrique concerne les capacités de captation-accumulation, de spécialisations réalisées en dehors des axes de communication et d’échanges.

124Dans la RGL, cette lecture africaniste classique est quelque peu orpheline, car, à l’exception de la deuxième moitié du xixe siècle, et du Buganda et de sa capitale qui offre des connexions avec les axes commerciaux orientaux, on ne trouve pas ailleurs des capitales-villes qui témoigneraient de la pertinence d’un tel scénario.

  • 91 Ville et commerce, leurs connexions aux routes continentales apparaissent comme des indicateurs d’ (...)
  • 92 Selon la distinction établie par Schoenbrun, reprise par De Maret (2012).

125Au demeurant la question en comporte une autre sur les modes de valorisation de cette accumulation. En quoi les nouvelles plantes participent-elles à une accumulation ? Et comment circulent-elles ? La question de l’origine des marchés (comme de la guerre) comme procédés de captation de ressources, bien qu’abondamment étudiée91, dévoile une géohistoire certes marquée par cette géopolitique des royaumes mais aussi indépendante de celle-ci : la cartographie de ces lieux et zones d’échanges devrait préciser cette présence aussi bien dans les royaumes que dans les sociétés segmentaires, tous deux associés à des intensités agricoles. Mais bien plus que les effets du commerce, c’est l’hypothèse des capacités de redistributions ou de captation tributaire des royaumes qu’il nous faut évaluer. C’est donc au travers de l’étendue des tributs que la nature de ces « États-royaumes » est débattue : sont-ils dynamiques ou accumulatifs, plus « créatifs » ou « instrumentaux »92, plus charismatiques, ritualisés qu’oppressifs, autant accumulateurs que re-distributeurs ? Une complexité qu’aussi bien les historiens, à l’image de Chrétien (1981), que les archéologues, à l’image de De Maret (2012), ont mise en évidence et qui est diversement interprétée.

  • 93 Voir les travaux de Mats Widgren, Lowe Borjeson, N. Thomas Håkansson…
  • 94 Voir une illustration de ces débats au sujet du livre Rwanda ancien de Vansina (2001), dans les co (...)

126Ajoutons une dernière question innovante, mais plus récente, qui porte sur la dynamique de ces polities, sous deux formes : soit un effet de « siège » de domination et de captation d’un centre sur ses périphéries, un scénario que Gourou décrit dans les royaumes méridionaux, de type topocentrique ou en étoile (voir, sur cette distinction topocentrique-odologique, Le Roy 1998), soit un effet de transcroissance telle que l’école historique scandinave la voit en œuvre93. Dans cette dernière question les hypothèses sont ouvertes : en quoi ces nouvelles plantes participent-elles à un effet de centralisation et/ou d’expansion démographique sans État ? Cette interrogation ouvre implicitement un débat sur les limites du modèle de la voie royale, indirectement sur la nature des royaumes précoloniaux94.

2.3 Les limites de la « voie royale » dans l’accumulation démographique : débats et critique des sources

127À ce sujet, un premier débat a concerné la production et les échanges de produits vivriers. Il renvoie à deux lectures.

128Une lecture optimiste met en évidence cette nouvelle donne politique comme « un cadre générateur de croissance » : celle-ci stabilise des paysanneries avec des interdépendances-réciprocités agropastorales, voire des dominations sociales ou politico-sociales, via la médiation pastorale et clientéliste, qui « mettraient au travail » des paysanneries dépendantes, voire des populations féminines associées à la culture des plantes américaines et à la houe en fer – une stratification que l’on vérifie dans les royaumes centraux mais aussi dans les sociétés sans État vers la fin du xixe siècle (Nasimiyu 1985). Un tel scénario renforce à terme les foyers-niches démographiques sécurisés, topocentriques, selon l’expression de Le Roy, à partir desquels des peuplements périphériques « auraient fusé ». L’effet Gourou (1955) ou « de siège » selon l’expression de Widgren (2002) agirait alors : la diffusion de l’habitat dispersé comme l’absence d’habitat fortifié confirmerait autant le contrôle de la paysannerie qu’une certaine stabilité géopolitique et sociale : cette absence de structures défensives dans des espaces royaux appuierait la thèse centrale selon une argumentation a silencio de la stabilité politique qui attirerait des populations en quête de protection (les « followers »).

  • 95 En reprenant une expression-concept d’Amselle (1985).
  • 96 Un des premiers à s’interroger sur le déterminisme bananier et ses implications politiques.

129A contrario, une seconde lecture pessimiste, développée par Cohen (1983 & 1996) dévoile, sous couvert des abondances vivrières observées par les premiers explorateurs européens, des États centraux prédateurs et des sociétés « englobantes »95 qui se développent aux dépens des zones frontalières et de leurs voisins, ou de leurs populations (coercitions, captation et tribut, voire mise en esclavage, dispersion, tensions sociales et générationnelles). Aussi cette lecture s’interroge-t-elle sur les performances, les limites démographiques, à l’image des travaux de Doyle (2010), Reid (2002) et Hanson (2003), à la suite de Kukanen (2000)96 sur le Bunyoro et sur le Buganda. Cette même retenue et cette critique ont porté plus au sud sur l’histoire burundaise, concernant l’impact de la guerre interne (Botte 1982) ou l’importance du tribut et du clientélisme.

  • 97 Ce type de guerre sur les marches expliquerait l’absence de fortifications, plus présentes dans le (...)

130Enfin la concurrence entre royaumes au sujet des ressources commerciales et pastorales, la mitoyenneté des royaumes alimenteraient des stratégies conflictuelles de pacification ou de cantonnement des concurrents et des guerres offensives préemptives97, déstabilisatrices pour les espaces frontaliers mais au bénéfice politique des centres.

131Au demeurant la cartographie des peuplements, lorsqu’elle devient précise, c’est-à-dire à l’échelle régionale locale, dévoile, au-delà des hautes densités voisines, des peuplements intermédiaires. Mais un tel constat supporte les deux thèses en présence et ne permet pas de trancher : soit il témoigne de l’extension de fronts pionniers périphériques à partir des centres peuplés (migration en front pionnier associée à la construction de marches politiques aristocratiques) sous les traits d’une colonisation, l’option positive ; soit il dévoile la captation de population et le vide créé par les centres sur leurs périphéries (dépeuplement des périphéries des royaumes), l’option négative.

  • 98 Les exemples abondent de ces territoires désertés : la plaine de la Ruzizi au nord du Tanganyika, (...)
  • 99 Voir le débat au sein de l’institution britannique sur les projets géopolitiques entre valorisatio (...)

132Mais c’est la critique historique, en tant que méthodologie, qui tend à être la plus réservée quant au modèle de la voie royale, du moins elle discute sa dimension exclusive. Primo, elle revient sur les contextes historiques qui ont amené et conforté cette analyse. De prime abord elle note que cette photographie-tableau des peuplements étatiques, des royaumes, ignore des sociétés-populations et en général les périphéries de la RGL, et qu’elle fait état de peuplements au lendemain ou au cours d’une sévère crise démographique, autant écologique, épidémique qu’économique (1880-1910). Celle-ci, sur fond d’instabilité politique et de déplacements de populations au moment de l’expansion de la maladie du sommeil (Arden Hoppe 2003, Lyons 1992), s’est traduite par des dépopulations et des migrations forcées, et a pénalisé, en particulier, les espaces périphériques les plus en contact avec l’extérieur et avec ses risques épidémiques, en général les basses terres au profit des hautes terres (Thibon 1989). Effectivement ces espaces étaient devenus inhospitaliers depuis l’extension de la maladie du sommeil qui ne date que du début du xxe siècle, situation toujours présente dans les années 193098 (voir carte 8) ! Secundo, cet état-tableau est un reflet circonstancié quelque peu déformé par la vision coloniale, sinon par des fixations téléologiques, qui privilégient le politique, les royaumes « bantous » sinon « hamites », apparemment plus stables que les sociétés « nilotiques »99 ou « bantoues » sans État ; il ne serait donc qu’un point d’entrée pour comprendre le ou les modèles politiques de monde plein et restituer l’histoire de l’État.

  • 100 Voir Mworoha (2016).
  • 101 Selon la définition d’Aidan W. Southall.

133Enfin la lecture linéaire évolutionniste de l’émergence de l’État masque des scénarios multiples, différents des formes centralisées finales, les monarchies telles qu’on les observe à la fin du xixe siècle : il s’agit soit des formes préliminaires puis intermédiaires, des polities qui les ont précédées ou accompagnées, un terme qui renvoie à des configurations multiples transitoires, proto-monarchies100, États segmentaires101, chefferies pré-monarchiques, des royautés sans État, surtout si on sort de la géopolitique des royaumes centraux.

  • 102 Cette lecture coloniale puis historiographique a rebondi dans les années 1990 en Ouganda avec la r (...)

134De facto, cette lecture de la « voie royale »102 dévalorise les espaces lacustres, y compris les royaumes excentrés et méconnus du Congo. Bien plus, elle met à la marge les espaces, les populations et les sociétés « sans État », lignagères ou intermédiaires que l’anthropologie va alors étudier et dont elle va analyser les singularités (polities ? Chefferie ? État segmentaire ? Classes d’âge ou système de classe d’âge ?) au risque de se satisfaire d’une première vision-distinction binaire entre bureaucratie bantoue et sociétés lignagères non bantoues, rapidement non vérifiée… Implicitement, le modèle de la voie royale néglige des espaces périphériques tant à l’est (le Kavirondo colonial correspondant aux Western et Nyanza Provinces, les actuelles provinces kényanes), qu’au nord (Nord-Ouganda et bassin du Congo), ou qu’à l’ouest (les royaumes du Kivu au-delà du royaume du Bushi) ou au nord-ouest (les royaumes Mangbetu, Azande, Bandia..). Or ces espaces furent par ailleurs des voies de contact et d’échanges avec l’extérieur, empruntées mais quelque peu négligées par l’historiographie des échanges qui va se caler sur les corridors faisant l’objet d’aménagements coloniaux conséquents. Les perturbations dès la deuxième moitié du xixe siècle (commerce de l’ivoire et des esclaves, puis choc microbien, enjeux géopolitiques à l’ouest, raids et guerres massaï à l’est) les ont dévalorisés dans une recherche historique quelque peu prisonnière des perceptions coloniales associées à ces espaces « Dark Africa »… une vision particulièrement attachée au nord et à l’ouest de la RGL.

135Mais la critique la plus pertinente vient de l’observation de ce qui fut le point de départ de cette lecture, la traduction de la superposition du modèle plein écologique et du modèle royal étatique, c’est-à-dire son soubassement démographique et la prise en compte des données sur les peuplements et leur cartographie : en fin de compte, les données démographiques vont servir de test, elles permettent de confirmer-infirmer ou de reconsidérer l’équation exclusive entre les hautes densités et l’émergence d’États, du moins de discuter cette association-corrélation en suivant une rétroprojection à partir de données crédibles, ou à peu près crédibles, des années 1930. À cette date les distorsions consécutives à la transition-croissance démographique (à compter des années 1950) et aux effets coloniaux (migrations à compter des années 1930) ne faussent pas une accumulation-capitalisation des régimes démographiques anciens, en dehors de certains espaces lacustres désertés ou interdits par les autorités coloniales en raison de la maladie du sommeil.

3. Les densités, indicateurs de la diffusion des plantes américaines, une démographie historique au tournant du xixe-xxe siècle

136Un premier document iconographique, une première distribution régionale des densités nous mettent sur la piste d’une telle approche, quelque peu différente de la précédente vision ; du moins ces données révisent quelque peu le paradigme du monde plein écologique-politique.

  • 103 La vision expansionniste de Johnston, favorable à une extension vers le Nord et à une union du pro (...)

137Il s’agit d’une carte établie par les services de Harry Johnston, haut fonctionnaire britannique en charge des traités de paix avec les royaumes ougandais, tirée de son ouvrage Le Protectorat d’Ouganda103 (1902). Celle-ci nous dévoile une représentation des peuplements du protectorat (sans le Sud-Ouest, dont le Kigezi) et des densités estimées qui ne correspond pas à l’image véhiculée par le modèle des royaumes, telle qu’elle s’est imposée dans les esprits.

138Certes, les densités élevées correspondent à des royaumes centralisés, du moins à une partie de leurs territoires, aux littoraux lacustres, mais elles recouvrent également des sociétés qui sont dépourvues d’organisation centralisée et stabilisées. Bien plus, la carte dessine des peuplements périphériques sur un axe de peuplement Nord-Ouest (Madi, Lugbara, Alur) – Equatoria – nord-est et est (Teso) au nord du lac Kioga et au sud du mont Elgon, se prolongeant au Nord Kenya actuel, le Kavirondo colonial.

  • 104 Un calcul sur la base des unités domestiques ingo, kraals, en autant de points, affecté d’un multi (...)

139La qualité des sources, dont les procédés d’estimation des populations104, mais aussi les présupposés de l’auteur Johnston dont son opinion « expansionniste » favorable à une conquête du nord de l’Ouganda et à une union du protectorat avec le Kenya, ont peut-être joué dans les tendances affichées, doivent être appréciés. Toutefois ces données sont confirmées en 1930 par la cartographie coloniale s’appuyant sur des recensements-estimations administratives successives plus conséquentes (voir la démonstration pour l’Ouganda dans Langlands, 1971).

Carte 8. Population du protectorat d’Ouganda

Carte 8. Population du protectorat d’Ouganda

Source : Johnston (1902).

140Cette première cartographie nous met sur la piste d’informations concernant notre sujet en expérimentant une méthode que Gourou (1955) va tester, affiner puis généraliser dans les années 1950 pour le Congo belge, le Rwanda et le Burundi. Celui-ci, en s’appuyant sur les premières données crédibles, estimations et recensements administratifs, collectées à l’échelle des territoires et chefferies dès les années 1930, va dresser la carte des densités, une méthode bien plus précise que le recensement des points d’unité de population. Cette mesure est calculée avant que la croissance démographique et l’urbanisation, les migrations des années 1950 bouleversent d’une façon significative la distribution géographique des peuplements ; dans un second temps, elle recoupe ces données avec d’autres données écologiques, agro-économiques, socio-politiques, historiques.

141Cette démarche, un inventaire des peuplements couplé avec des données économiques (activités agricoles et cheptel), est également suivie par Gillman (1936) pour le Tanganyika Territory, puis par Porter & Thrower (1966) pour l’Afrique de l’Est britannique mais avec les données des années 1950.

  • 105 Dont les critiques de Cambrezy (1986) et de Nicolaï (1998).

142Certes, la méthode Gourou est discutée, en particulier sa traduction cartographique et les indices de grandeur retenus, les échelles d’observation, enfin l’importance de la complexité historique à l’échelle de certains territoires105, mais elle demeure pertinente faute de mieux : l’historien démographe se contentant de l’à-peu-près, selon l’expression d’Alfred Sauvy. Elle a donc été étendue à la partie orientale de la RGL (Ouganda et Kenya) puis à la partie sud orientale (littoral sud du lac Victoria), à partir de données démographiques similaires, des estimations démographiques à compter des années 1930, mais avec des travers graphiques dans la mesure où la traduction cartographique retenue s’est calée sur les choix des échelles graphiques de Gourou, alors que les unités territoriales sont différentes pour l’Ouganda, le Tanganyika Territory et le Kenya : ainsi certaines unités graphiques, régionales trop importantes comme pour l’Ouganda, le Tanganyika Territory voire nationale pour le Burundi et le Rwanda, lissent les données et gomment ou englobent dans les espaces lacustres, les basses terres abandonnés et interdits par la réglementation coloniale dans la lutte contre la maladie du sommeil (voir cartes suivantes).

  • 106 Les échelles sont imposées par la cartographie retenue par Pierre Gourou, un dégradé intermédiaire (...)

143Or la réalité que dévoile cette cartographie des densités106 offre une tout autre évidence-preuve, déviante de la vision qui pouvait découler de la superposition mécanique des deux modèles interactifs du monde plein écologique et du monde plein politique ; elle confirme en partie les impressions dégagées par la carte de Johnston.

Carte 9. Densités par chefferies-territoires-districts dans les années 1930

Carte 9. Densités par chefferies-territoires-districts dans les années 1930

D’après les données de Gourou (1955) sur le Congo, Burundi et Rwanda, Gillman (1936), Kuczynski (1949), Langlands (1971), Middleton (1954), Porter & Thrower (1966), A Handbook of German East Africa (1969) sur l’Ouganda et le Tanganyika Territory et les données des monographies des anthropologues (Evans-Pritchard, 1936, 1940, Stevenson 1967, Wagner 1938) sur le Kavirondo.

  • 107 Voir la géographie des zones infectées dans la carte proposée par Gillman (1936), le dépeuplement (...)

144On découvre des « pôles » ou des « moles » de hautes densités, autant périphériques que centraux, des peuplements couvrant aussi bien des hautes terres, des foyers et niches à l’image de « pôles » que des basses terres attirant des populations à l’image de « moles ». Ceux-ci dessinent deux arcs de cercle, sur les quatre cinquièmes du littoral lacustre : un premier au nord du lac Victoria, du Buganda lacustre, au Busoga, au nord vers le lac Kyoga, le pays Teso, et à l’est vers le mont Elgon, qui se poursuivant dans les provinces kényanes de Nyanza, Western (ex-Kavirondo) et Kissi ; un second au sud du lac Victoria, du Buganda lacustre aux États haya (district Bukoba de la Lake Province) vers le royaume du Buzinza et les peuplements sukuma-nyamwezi (district Mwanza Kwimba de la Lake Province). Ce foyer de peuplement a été particulièrement perturbé par l’expansion de la maladie du sommeil qui a vidé des espaces et bénéficié à certains d’autres107. Dans le sud-ouest, on distingue un foyer, plutôt une addition de niches-pôles de peuplements de hautes terres débordant sur des basses terres, dans les actuels Burundi, Rwanda et Kigezi, les monts Mitumba au Sud-Kivu se prolongeant dans le Sud-Kivu et plus au nord, vers les monts Virunga, puis un pôle de densités autour des monts Ruwenzori, enfin un archipel de hautes densités, des moles, autour du lac Édouard puis le long des rives occidentales du lac Albert se prolongeant plus au nord, de part et d’autre de la frontière de la RDC et de l’Ouganda (West Nile), avec à l’intérieur, plus à l’ouest sur l’affluent Uele du fleuve Congo, les hautes densités du pays azande, alors que les espaces correspondant aux vieux royaumes (Bunyoro, Karagwe) sont en dépression ou régression démographique.

145Or ces terres de haute densité, voisinant les 50 hab./km2, correspondent à toutes sortes de formations sociopolitiques, des monarchies centralisées (Burundi, Rwanda, une partie du Buganda, du Nkore, du Bushi, l’État wanga) des royautés sacrées (Banande, Bahunde, Basoga) des sociétés lignagères sans État ou État segmentaire (Bakiga, Konjo, Lugbara, Luo, Luyia-Bukuzu, Gusii, Lendu Hema, Alur, Sukuma…) à classes d’âge ou sans, mais aussi des royaumes-sultanats (Mangbetu, Azande, Bandia), des populations aussi bien bantoues que nilotiques, central-soudaniques. Le point commun à tous ces foyers est d’alimenter dès l’entre-deux-guerres des flux de mobilité et de migration : c’est le cas du Burundi, du Rwanda, du Kigezi et de la Western Nile Province en Ouganda, des pays luo, luyia et gusii au Kenya, sukuma au Tanganyika Territory, ce qui indirectement témoigne de leur situation de monde plein atteint.

146Par ailleurs, la distribution des densités est bousculée dans les territoires infectés par la maladie du sommeil ou interdits suite aux politiques prophylactiques coloniales (cf. carte 10).

147L’intérêt de cette approche est de mettre en évidence des versants régionaux négligés de l’histoire de la RGL.

Carte 10. Densités des populations et zones infectées par la maladie du sommeil en 1910

Carte 10. Densités des populations et zones infectées par la maladie du sommeil en 1910

Sources : Fenet-Rieutord (1986), Barrang Ford et al. (2006), Cacher (1999), Lyons (1992), Well et al. (1989), Arden Hope (2003).

4. Un versant négligé de l’histoire de la RGL : ses périphéries, un autre « monde plein »

  • 108 Sur la crise démographique il est difficile d’estimer cette déperdition (voir Thibon 1984, 2004). (...)

148Au-delà d’une performance commune, une accumulation démographique positive, qui au demeurant devait être bien supérieure au xixe siècle à celle observée dans les années 1930 en raison de la crise démographique qui a touché toute la région au tournant du xixe-xxe siècle et plus encore les espaces périphériques108, ce monde plein périphérique, un versant négligé de la RGL, recouvre des trajectoires et configurations différentes. Celles-ci restent à préciser, mais nous pouvons dévoiler pour ces espaces, des contextes différents, et des divergences qui singularisent les périphéries des royaumes centraux.

149Une première distinction et une comparaison entre les périphéries orientale et occidentale s’imposent avec un focus sur le nord-ouest de la RGL, une zone quelque peu ignorée par l’historiographie.

4.1 Le versant périphérique occidental : des niches-pôles dans les hautes terres, des moles de peuplement dans les plaines, un monde plein connecté éclaté, une « frontière interne »

150L’espace occidental, interlacustre ou inter-montagnard, se compose du sud au nord de peuplements tel un archipel, sous la forme de pôles niches correspondant soit dans la partie méridionale aux royaumes centralisés du Burundi, du Rwanda, aux royaumes du Bushi Buhavu, ou à de sociétés lignagères (Bakiga du Kigezi) aux densités élevées voisines, soit au nord à des pôles de peuplement, des « tronçons » selon le terme de Gourou (1955), correspondant aux populations nande, bwamba-amba, konjo-nyari, puis, plus au nord, à des pôles de peuplements entrecroisés bantous, nilotiques et central-soudaniques au sud, à l’ouest et au nord, autour des monts Bleus (Hema, Lendu, Alur).

  • 109 D’où une frontière culturelle entre association et État avec un débat sur le Bwami et la filiation (...)
  • 110 Cette expansion dans le Sud-Kivu et le long des lacs Kivu et Tanganyika est abordée par la thèse e (...)

151Entre ces pôles qui correspondent aux cœurs politiques des royaumes (Burundi Rwanda Bushi Nkore), des îlots des peuplements aux densités intermédiaires à l’exemple du Hunde, des Bwisha-Bwito (Nicolai 1998), des Rwandais de Rushuru (Vansina 1965) qui s’étendent vers le sud comme pour les peuplements bafulero-bavira, babembe, vers l’ouest, la forêt équatoriale et sur les hauteurs dans le cas des Banyanga et Balega, des Barega ou des Banyamulenge en lien avec le Maniema (Vansina 1991)109. Ces peuplements sont adossés aux hautes terres et à la forêt équatoriale ou s’étalent le long des rives lacustres110 ou en direction des espaces de la cuvette du Congo.

152Dans l’entrecroisement de ces pôles, des moles, des zones d’échanges qui correspondent à des espaces vitaux en raison de leurs ressources (salines, fer, échanges…) dans les plaines et rives lacustres (Tanganyika, Kivu, Édouard, Georges, Albert) en connexion avec les royaumes (Nkore, Toro, Rwanda, Burundi) à l’image de la zone de marchés, dans un triangle entre lacs Édouard, Georges et Albert (Uzoigwe 1976, Kamuhangire 1976, 1993).

Un monde plein, des pôles et des moles

153Outre les conditions naturelles, qu’il partage avec les hautes terres centrales, cet espace se caractérise par des singularités communes agro-économiques et politiques qui expliquent son dynamisme démographique.

154En premier lieu, un fond agricole diversifié, avec une forte présence des plantes américaines (par ordre d’importance le haricot, la patate douce, les courges, le maïs, le tabac et le manioc) dont l’aire de diffusion va d’ouest en est, via les basses terres ou les contreforts lacustres des hautes terres qui sont les milieux étagés d’une transition-médiation agronomique, avec à titre d’exemple symbolique la présence signalée du piment chez les Banande et Bahunde avant l’arrivée des Blancs.

155Cet espace inter-lacustre correspond à la partie orientale de l’aire de la « civilisation du manioc », du « Sombe » à base de feuilles de manioc et de la « Chikwange », pâte-pain, boulette de manioc auquel il faudrait ajouter l’huile de palme (comme le vin de palme) qui, sur son aire de diffusion, un arc de cercle s’étirant du lac Tanganyika, de la plaine de l’Imbo-plaine de la Ruzizi au réseau fluvial du Congo-Uele, via le Kivu, fait l’objet d’un commerce régional lacustre au xixe siècle (Cuypers 1970).

156Ces nouvelles plantes, intégrées aux trois complexes préexistants (forestier, de savane et éthiopien), sont associées soit à l’élevage de bovins ou à des échanges-interdépendances agriculture-élevage, agriculteurs-éleveurs, plus ou moins avancés selon les espaces (Hutu-Tutsi, Hema-Lendu, Bahima-Bairu, Alur-Lendu…), soit au couple banane-petit bétail comme chez les Ambwa-Konjo-Nyari. Or ces deux compléments, pastoral ou bananier, sont essentiels dans la mesure où ils apportent la biomasse nécessaire pour entretenir de terroirs peuplés au-delà des 50 hab./km2. Cependant des limites semblent avoir été atteintes au tournant du xixe-xxe siècle (Cochet 2003), bien que l’on observe des techniques indigènes de conservation des sols comme la culture sur billon, les cultures associées permettant un couvert permanent, les semis denses observés au Burundi, au Rwanda, au Bushi et au Kigezi (Craswell, 2003), voire de l’élevage en stabulation.

  • 111 Voir sur ce point les analyses de De Schlippe (1955) sur le Bututsi et le pays azande, de Cochet ( (...)

157On y découvre tous les éléments de l’intensification. D’une part des calendriers à deux saisons, voire trois saisons ; des espaces agricoles ordonnés, sur trois terrains, des jardins de case avec des tubercules et légumineuses, africaines et américaines, des cultures associées, des pleins-champs et pâturages réservés aux céréales traditionnelles (éleusine, sorgho, et le sésame dans le Nord) avec entremêlées des légumineuses plus anciennes africaines ou asiatiques comme le niebe, le pigeon pea, le petit pois et au maïs suivant un plan d’assolement-rotation de jachère ou « itinérant »111, enfin des marges agricoles à la périphérie sur les hauteurs défrichées en utilisant l’éleusine ou le manioc ou dans les marais où sont cultivées les patates douces. Pour les variétés exogènes (américaines), il s’agit de plantes très diversifiées sur le plan génétique dans le cas des haricots, de la patate douce et du manioc – mais est-ce un signe de leur ancienneté ? – et dans leur production, il en est de même de leurs usages et modes de consommation (banane, haricot africain et américain). De plus elles jouent le rôle de plantes de défrichement ou de mise en valeur pérenne immobilisant des terrains, enrichissant les sols (banane, haricot), valorisant des sols ingrats (patate douce, manioc).

  • 112 Ces deux espaces consituaient le débouché de routes ouvertes par les Zanzibarites et furent aussi (...)

158D’autre part, cette mise en valeur est supportée par un peuplement dense et en habitat dispersé, sous la forme de grappe de peuplement tant dans les royaumes (Burundi, Rwanda, Bushi) à la suite des chefs, représentants le pouvoir central ou de chefs de terre reconnus par celui-ci, ou associé à des lignages dans les sociétés moins centralisées : la cartographie de la partie congolaise (RDC, Burundi, Rwanda), menée durant la période coloniale, dévoile cet habitat dispersé du sud au nord à l’exception de la zone de Lubero en pays nande et de la zone de Fizi en pays bembe où l’on découvre des villages (Annaert 1959112).

  • 113 Pour reprendre une image de Claude Meillassoux, tout en confirmant l’hypothèse d’Ester Boserup sur (...)

159Les agronomes coloniaux puis les géographes, au travers de plusieurs thèses, ont souligné les performances de ces paysanneries durant la période coloniale (Banande, Bagika, Barundi, Banyrwanda, Bashi…) et de leurs systèmes agraires, en fin de compte leur capacité d’adaptation aux défis contemporains (succès des plantes de plantation-cash crops comme le café ou le coton, des nouvelles plantes alimentaires, grosses consommatrices de main-d’œuvre), résultant d’une histoire rurale de longue durée. Cette mise en valeur coloniale réussie s’inscrirait et s’expliquerait par cette série continue d’adaptations, d’emprunts agronomiques et de techniques maîtrisés (le binage, la culture associée, par billon…). Enfin l’évolution sociale observée témoigne d’une pression foncière-mobilisation de la main-d’œuvre en relation avec ce dynamisme, une stratification verticale avec la présence des dépendants fonciers ou pastoraux et/ou une accumulation horizontale de la main-d’œuvre féminine, de femmes, de dépendants domestiques et de greniers113.

  • 114 Pour la partie méridionale, une vue d’ensemble dans Marissal (1978), Newbury (1980), Lugan (1976), (...)

160Cette dimension innovante s’explique également par une géo-économie particulière. Si toutes ces sociétés partagent la même base technique (la civilisation de la houe et la métallurgie, la fabrication de sel végétal et l’accès à des salines) et le même fond agropastoral en commun avec la partie centrale de la RGL, on y découvre des réseaux commerciaux ou des axes d’échanges, une économie « multicentrique » (Lugan 1976) présentant des particularités, dévoilant une connexion occidentale et longitudinale qui ont été longtemps sous-estimées114.

  • 115 Peu de contacts avec l’intérieur de la cuvette centrale du Congo via le Maniema qui est le prolong (...)

161On note au travers des lieux de marché-troc des échanges pendulaires le long de la crête Congo-Nil et sur un axe nord-sud inter-lacustre avec une fixation sur le sel et le fer, mais qui se tarissent au contact de la forêt équatoriale, bien que les contacts commerciaux concernant certains objets et parures existent avec les sociétés de la forêt, voire avec le Maniema. Cet espace d’échanges s’ouvre plus au sud, via les rives du lac Tanganyika, et plus au nord suivant deux voies, celle de la forêt et des rivières affluentes nord de la cuvette congolaise signalée par Vansina et celle du Nil-Soudan. Dans un deuxième temps, mi-xixe siècle, ces axes et échanges vont se connecter au Nord au commerce de l’ivoire et des esclaves au xixe siècle, au sud au commerce zanzibarite115, puis s’élargir au contact des corridors centraux est-africains. Mais cette connexion et les enjeux stratégiques des puissances coloniales vont déstabiliser ces espaces, une situation qui va par la suite les déprécier aux yeux des Occidentaux.

162Les échanges portent sur des produits basiques de troc (sel, fer, bétail, produits alimentaires…) typiques de frontières écologiques entre les domaines de la banane, du sorgho, du haricot et du petit pois, avec les hinterlands et hautes terres (Burundi, Rwanda, Bunyoro), voire sur de produits rares « de luxe » locaux (bracelets), mais aussi de longue distance avec l’Angola (bracelets, croisillons de cuivre, perles et coquillages).

163Mais le fait important réside dans l’importance des échanges alimentaires, d’un surplus agricole souvent associés à la petite saison culturale ou à des cultures pérennes : or ce décollage des productions d’une économie de subsistance, longtemps souvent associée à une gestion traditionnelle de survie et de pénurie, témoigne d’une évolution que la diversification agricole a autorisée.

Carte 11. Le développement des échanges au milieu du xixe siècle

Carte 11. Le développement des échanges au milieu du xixe siècle

Source : Thibon (1989).

164Toutefois la dynamique de peuplement, à l’image de la frontière interne avancée par Kopytoff (1987), tout comme la cohérence agro-économique de cet espace régional, ne se vérifient pas dans le paysage politique. Celui-ci est particulièrement diversifié : l’éclatement politique semble être la règle.

Un paysage politique diversifié

165On observe des monarchies centralisées mitoyennes (Burundi, Rwanda, Bushi) qui, bien qu’en état de guerre ou de division interne ou de rivalités entre royaumes, ne s’affaiblissent pas, à la différence du binôme ou du trinôme conflictuel Buganda-Bunyoro-Nkore, et se renforcent à compter du xviiie siècle ; on relève des situations intermédiaires, des toparchies, des royautés sans État, des États segmentaires, à l’image de ce qui est analysé dans le pays alur (Southall 1953), des sociétés lignagères avec des organisations morales, culturelles et religieuses fortes dans le cas des Lugbara (Middleton 1960, Agatha 2016) ou des Bakiga et au-delà, à la périphérie de la périphérie, des unités lignagères segmentaires.

  • 116 Cette distinction est faite par Bishikwabo (1991) qui signale la centralisation des royaumes du Su (...)
  • 117 Que l’on retrouve plus à l’Ouest en pays Lega, voir Vansina (1983), ou chez les Nande.
  • 118 À ce sujet, voir la typologie de Mworoha (1977) et une illustration pour le Bushi dans Munihirwa ( (...)

166Malgré cette diversité, on note que, davantage dans le Sud, jusqu’au pays nande, que dans le Nord116, ces constructions politiques (monarchies centralisées ou divisées, proto-monarchies, « royaumes confédéraux ») partagent ou s’affilient à des mythologies, des imaginaires, des filiations dynastiques (le complexe kitara), des rituels communs, celle des Bwami117 et du Kubandwa-Lyangombe118, une culture politique qui rapproche ces sociétés des royaumes centraux et qui laisse supposer des échanges, des filiations, des contacts ou imitations, des aires culturelles communes. Bishikwabo (1981) parle de communauté de royautés sur la base d’un fond culturel et d’une mémoire mythique commune pour les sociétés du Kivu, mais en envisageant un modèle venu de la forêt (Balega). Notons que ce sous-espace sud-occidental (englobant le Sud-Kivu, le Burundi et le Rwanda) correspond à l’aire linguistique « JD » de la classification-cartographie Tervuren précisant la classification précédente proposée par Guthrie « D60 », ou celle avancée par Philippson (1984) des « hautes terres de l’Ouest ».

  • 119 Cf. Bishikwabo (1981 & 1982), Mugaruka bin Mubibi (1984). Pour les États yira et le Bwisha, voir l (...)

167À l’exception des royaumes qui se consolident (Burundi, Rwanda voire du Bushi et du Nkore) au xviiie et xixe siècles, ces unités politiques subissent une division interne, comme dans le Sud-Kivu suivant un processus de « dédoublement continuel » sur fond de « déplacements-regroupements » selon les expressions de Bishikwabo (1980, 1981) et de Mugaruka bin Mubibi119 (1984) ou dans le Kivu central-Nord à l’image des États yira-banande. Ces divisions à l’origine de nouvelles dynasties dissidentes correspondent à de poussées migratoires du sud au nord (Babushi, Bahavu, Bahunde) ou vers l’ouest (Nande), tout en se référant à des filiations, des traditions communes selon Masson (1960).

  • 120 Un peu comme pour le Buha, un peuple des royaumes à l’est du Burundi mais dans un contexte démogra (...)

168Cette multiplication des unités politiques correspond à deux logiques structurelles complémentaires : un processus interne de division du pouvoir, de fragmentations et de rivalités sur des bases lignagères, sous l’effet d’une croissance démographique et la possibilité d’une reproduction sociale hors du cadre géographique originel. Ainsi dans le Kivu, l’institution locale du Bwami-Bami ne peut encadrer des populations croissantes et enrayer les forces centripètes, tant et si bien que certains historiens parlent de « royaumes confédéraux »120 tandis que le cadre naturel, des contreforts et hautes terres forestières, bien arrosées, autorisent ce peuplement dans des clairières, en îlots ou en périphérie avec un système d’exploitation intensif et dense : l’expansion démographique passe autant par une intensification des productions que par une colonisation de nouvelles terres. Au demeurant, l’analyse du paysage dans les mont Itombwe (Domenge & Schilter 1997) révèle des modes d’occupation différents confirmant ces modes d’occupation et de valorisation : les nouveaux occupants, qu’ils soient Bashi, Bavira ou Bahavu, défrichent en milieu étagé forestier systématiquement, à l’image d’une agriculture de savane, alors que les populations indigènes comme les Bemba, les Lega mènent une déforestation sélective à l’image de l’agriculture de forêt.

169Plus au nord, dans le Nord-Kivu, on observe la même mécanique et les mêmes récits de peuplements via la vallée de Semlinki sur les montagnes du Ruwenzori et plus à l’est dans l’aire de peuplement nande ambwa konjo, alors qu’à l’ouest du lac Albert et du Nil le peuplement et les migrations apparaissent plus complexes (nilotiques luo, central-soudaniques, bantous), dévoilant des occupations-peuplements à des différents étages écologiques et des organisations lignagères, des processus de domination inachevés sur le plan politique limité à des États segmentaires (Southall 1995).

Le jardin d’acclimatation des plantes américaines

170De tels scénarios accumulatifs, aussi bien économique, démographique que politico-sociaux n’étaient possibles que dans la mesure où ils se réalisaient dans un milieu écologique et géographique favorable à des peuplements par dédoublement démographique en niche, en milieu forestier de montagne ou collinaire.

  • 121 Sans rentrer dans le débat riche sur la stratification sociale (agriculteur-agro-éleveur-pasteur) (...)

171En effet, le peuplement, tant au Sud-Kivu qu’au Nord-Kivu, qui en dehors des moles et pôles de haute densité prend la forme d’un mitage périphérique, ne semble pas connaître de limites foncières : les défrichements étagés et la recherche de pâturages, tant en altitude que sur l’espace forestier collinaire, et ce faisant un habitat dispersé, étaient possibles grâce d’abord à une agriculture itinérante de défrichement associant bouturage et écobuage, grâce ensuite à une intensification agricole, un système de production ouverts aux introductions culturales (voir carte 1), et à une mainmise agropastorale ou une association agropastorale121. De plus, dans un tel milieu (montagne, contreforts, rives lacustres), une telle mise en valeur éclatée pionnière nécessite un seuil de peuplement minimum, des niches mais pas un continuum de peuplement protecteur, elle n’exige pas des fronts de peuplement comme dans un milieu de plaine, de savane plus ouvert dans la partie centrale-orientale de la RGL et ce faisant plus hostile, qui imposent soit un regroupement (villages fortifiés) soit une organisation étatique de front pionner en raison des risques encourus (faunes, pastoralisme concurrent). De telles marges spatiales de développement sont confirmées par la faiblesse et souvent l’absence de formes de subordination foncière, qui se multiplièrent à pareille époque dans les territoires fermés voisins, les royaumes du Burundi, Rwanda et du Bushi, et par la place accordée à la chasse, qui reste une activité économique alimentaire indispensable.

172Mais quelles que soient les formes (politiques) prises, cet ensemble occidental de peuplements, de systèmes-paysages agraires et de réseaux d’échanges a joué un rôle, peut-être périphérique pour la géopolitique actuelle mais non marginal dans l’histoire et, ce faisant, dans la diffusion des plantes américaines… leur jardin d’acclimatation, une dimension que les déconvenues géopolitiques du xxe siècle comme la partition scientifique entre Afrique de l’Est et Afrique centrale ont négligée, sinon effacée.

4.2 Le Nord-Ouest, un foyer historique, une zone pivot oubliée

  • 122 Un tableau complet des explorations dans Kalck (1974), Boulvert (1984), Tshonda (2011), auxquelles (...)

173Le nord-ouest de la région des Grands Lacs, s’étendant des rives occidentales du Nil, de l’Equatoria et de la West Nile sub-region ougandaise, aux affluents Uele-Bomokandi et Oubangui du fleuve Congo, englobant le sud-ouest de Soudan du Sud, le pays Azande, jusqu’au plateau de l’actuelle Isiro (Haut Uele), et son arrière-pays dans la forêt équatoriale le long du bassin de la rivière Amwimi puis Ituri, est la grande oubliée de l’historiographie, alors que paradoxalement, cette région fut particulièrement visée par les explorateurs122 dès le milieu du xixe siècle puis étudiées par les ethnologues au tournant du xixe-xxe siècle. Cet espace et leurs populations étaient devenus alors stratégiques, un enjeu entre visées belge, française, britannique, égyptienne-ottomane, zanzibarites entre commerçants-conquistadors, qui, bien avant les explorations scientifiques, avaient suivi les routes fluviales de l’ouest (Congo et ses affluents), du nord (Nil) et terrestres avant l’épisode de la rupture madhiste. Le partage d’influence a, pour un temps, donné naissance à l’enclave de Lado, qui correspond au cœur géopolitique de cet espace.

  • 123 De nombreuses études existent sur cette question, voir Romaniuk (1962), Retel-Laurentin (1974) ; v (...)

174Mais l’instabilité et les violences, la mise en esclavage et le trafic de l’ivoire, des armes entre autres, les révoltes (dont celle des Batetela) qui caractérisent cet espace durant le tournant du siècle, et ses effets indirects, la diffusion des épidémies et leur résonance démographique, l’infertilité, ont pénalisé les populations. En effet, comme pour les autres populations sous-régionales de la RGL et bien plus encore, celles-ci ont été touchées par le choc microbien, les épidémies et les épizooties (Lyons 1985, 1992) : la conjugaison de l’extension de la maladie du sommeil via le nord-ouest et le sud, et des maladies vénériennes et en particulier la syphilis, via le nord, et plus encore les politiques coloniales de contingentement prophylactique comme les comportements des populations ont fragilisé les peuplements et érodé leur fécondité, leur capacité de recomposition sur la longue durée123. Cette période a assombri cette histoire régionale, du moins elle a sursignifié cette dimension tragique au travers des violences extrêmes endurées mais aussi prêtées par un imaginaire occidental puis colonial aux populations, qu’il s’agisse du cannibalisme des Azande puis de la violence des « hommes léopards » des sociétés du bassin de l’Ituri.

  • 124 Bibliographie complète et critique de son œuvre dans Leopold (2005).

175Depuis peu, des travaux scientifiques corrigent cette vision que les récits des explorateurs puis les analyses des anthropologues, du moins de certains, dont les travaux de Middleton124, ont quelque peu entretenue : si la vallée du Nil, en relation avec le commerce de traite, offre des situations instables défavorables à une intensité agricole et à une construction politique (Simonse 1992, Leonardi 2013), les travaux récents, aussi bien de Ponansky (2009), de Leopold (2005) sur la West Nile, de Ivanov (2002) faisant suite à ceux de Lloyd (1978) sur les Azande, de Van Bockhaven (2013) sur les populations du bassin de l’Ituri, de Hødnebø (1997) sur l’Equatoria, ou les études regroupées dans la Revue Centre-Africaine d’Anthropologie dans le prolongement des recherches d’Éric de Dampierre (Martinelli 2004) relativisent l’impact de la guerre. Ils ouvrent sur les échanges-relations avec l’ouest, sur la géopolitique des royaumes oubanguiens (Bandia Nzakara), ils mettent en évidence un espace des peuples du fleuve entre forêt et savanes, un foyer historique mitoyen de la RGL. Il en est de même des espaces forestiers entre Maniema et Ituri mis en évidence par Vansina (1991), bien que l’actualité politique du tournant du xxe-xxie siècle des Simbas, d’Amin Dada aux milices de Kony continue d’entretenir cette légende noire de ce coin de l’Afrique centrale et des Grands Lacs.

Un foyer historique mitoyen de la RGL

176Pourtant, plusieurs faits et tendances nous dévoilent toute l’originalité et l’intérêt de cet espace pour notre propos, au sujet des deux marqueurs, les plantes américaines et la démographie qui en sont le fil rouge et des constructions socio-politiques qui leur sont associées.

177L’espace nord qui correspond à la zone de contact forêt-savane fut un corridor de migrations de peuplement de longue durée : la dispersion et la diversité linguistique mais aussi l’histoire sociale en témoignent, il en est de même de la démographie. Malgré l’impact démographique de la crise du tournant du xixe-xxe siècle, l’accumulation démographique (cf. cartes 6 et 7), d’est à l’ouest, de l’ancienne West Nile Province aux pays azande qui se prolonge plus à l’ouest en pays nzakara, bandia, reste bien présente dans les cartes des peuplements et densités du Congo belge, autour du foyer correspondant aux territoires azande mangbetu, lugbara et du nord-ouest de l’Ouganda britannique (West Nile) ou du sud-ouest du Soudan anglo-égyptien. Cet espace va correspondre à la « green belt », le pays zande à la frontière du Congo belge qui va servir de base au « Zande schema », le développement des cultures du coton dans les années 1940 de part et d’autre des frontières coloniales. Il se prolonge plus au sud le long du lac Albert, par un archipel des peuplements, Lendu Hema Budu-Nyari Ambwa en contact avec les populations du Kivu, les Nande.

178Par ailleurs ce foyer démographique périphérique et quelque peu excentré correspond à des entités socio-politiques originales et à des complexes culturels et linguistiques qui, bien que diversifiés (28 langues recensées), peuvent être regroupés en trois ensembles, au demeurant linguistiques : un complexe nord central-soudanique (correspondant au Bandia, Azande, Mamvu, Mangbetu…), un complexe oriental nilo-saharien et nilotique (correspondant au Lugbara, Madi, Kakwa), et un « complexe plus diversifié central-sud bantu » (correspondant aux Budu Ndaka, plus au sud en liaison avec les Nande, aux Bira Bapakombre) selon l’expression de Vansina (1991), où l’on retrouve les peuplements forestiers des Pygmées (Bahuchet 1991) : les deux premiers occupent l’espace savane-forêt du bassin de l’Uele et du bassin du Nil, le dernier centré sur le bassin de l’Ituri, affluent du Congo, occupe l’espace forestier.

  • 125 Dénomination qui renvoie à un épisode d’allégeance à l’Empire ottoman mais que l’on retrouve égale (...)
  • 126 Evans-Prichard parle de « complexe azande », d’une langue commune s’appuyant sur 34 langues soudan (...)

179La géopolitique est complexe. D’une part on observe des « royaumes », des « sultanats »125 militaires qui, apparus dès le xviie siècle et atteignant leur apogée territorial au xixe siècle, ont résisté aux empiétements ottoman-égyptien-madhiste-zanzibarite, usant de techniques militaires supérieures (lances, couteau de jets et fusils) à celles de leurs voisins mais similaires à celles des intrus ; ces sultanats, qui apparaissent entre xviiie et xixe siècle, les royaumes Mangbetu, Azande et plus à l’ouest Bandia-Nzakara, stabilisent les peuplements autour de rois et d’aristocraties : de chefs bien plus puissants par leur prestige militaire, leur force économique dont les liens avec le commerce à grande distance ou la capacité d’accumuler un tribut agricole que par leur aura dynastique sacrée ou leur charisme idéologique, cette déficience expliquerait les divisions internes qui les animent. Il ne s’agit donc pas de monarchies traditionnelles dynastiques, comme l’analyse justement Martinelli (2002) dans le prolongement d’Éric de Dampierre, mais de constructions politico-militaires originales s’appuyant sur une aristocratie, des provinces-chefferies et des unités militaires, des compagnies, des « milices ». Ce dernier aspect est le plus original : il s’agit d’un « service militaire et civil », selon l’expression de Grootaers (1995), dont les membres entretiennent les champs des cours puis, en recevant des femmes et des terres, se transforment en agriculteurs (Lloyd 1978). Ces monarchies amalgament ainsi, assimilent les populations-followers, un peu à l’image d’une « boule de neige » ou d’une « pax azande », images empruntées à de Schlippe, les sociétés et leurs élites par des alliances matrimoniales ; ce faisant, elles mettent en place une aristocratie, des clientèles qui se substituent ou se surimposent aux lignages existants, alors qu’une langue commune s’impose alors126. Certes, ces sultanats profitent du commerce continental de longue distance fluvial venu de l’ouest comme de celui du nord (Lloyd 1964, Keim 1983), mais ils se défendent des interventions esclavagistes, les cantonnant à leurs marges avec plus ou moins de succès pour le royaume des Mangbetu (Denis 1961), mais ils reposent également sur une économie politique tirant bénéfice d’un surplus et d’un tribut en partie redistribués.

180D’autre part, on relève à l’est des « États segmentaires » (Southall 1995, Middleton & Tait 1958), les Alur, les Madi et Lugabara ; ces sociétés, dont certaines ont une langue nilotique, sont un peu à l’image des sociétés du Nord-Kivu qui se dupliquent, comme dans le cas de Lugbara (McConnel 1925, Shiraya 1972), mais ces populations gardent une singularité et une cohésion culturelle-politique (religion, prophète et pluviators, royauté sacrée) et linguistique (« lugubara-isation ») avec parfois des formes de domination pastorale sous la forme de clientèle-patronage (Hødnebø 1997) ou de pratiques-échanges en relais avec les monarchies voisines, les réseaux de commerçants, et les puissances qui interviennent dès le milieu du xixe siècle. Cet espace est en lien avec les peuplements lendu et hema plus au sud sur les monts Bleus, à l’ouest du lac Albert et partage les mêmes bases agropastorales.

  • 127 Que l’on peut résumer au travers de l’expression « vers les tréfonds d’Aruwimi », tome 2 de l’expé (...)
  • 128 Correspondant à la collectivité chefferie bombo de la période coloniale.
  • 129 Les traditions orales font état de deux migrations du Nord, accentué par l’expansion azande et man (...)
  • 130 Des formes de dissidence de la période coloniale mais apparues dès le xixe siècle.

181Entre ces deux espaces, aux marges de la forêt et de la savane dans le bassin de l’Ituri-Lenda, sur un axe emprunté par les Zanzibarites durant la seconde moitié du xixe siècle127, le paysage social est diversifié et éclaté : des sociétés bantoues et soudaniques, les sociétés bali, ndaka, budu associées à des populations pygmées128, plus à l’est les Bira, autant ceux de la savane que ceux dans la forêt (Van Geluwe 1959, Sporcq 1972), Bapakombe en liaison ou non avec le foyer nande de la RGL partageant ou non les mêmes traditions migratoires129. Si ces populations regroupées en villages et nichées dans la forêt échappent au contrôle de leurs puissants voisins (Mangbetu, Azande), elles se protègent par des modes d’organisation associant « hommes et maisons fortes », associations et initiations (Vansina 1991), mais ces réseaux villageois vont être fragilisées par les intrusions, des alliances avec les traitants arabes venus du nord et des Zanzibarites venus du sud : mi-xixe siècle, elles se trouvent par ailleurs sur un axe ouest-est de pénétration via la rivière Ituri, emprunté par la colonne de secours à Pasha (1887-1889) suivant les traitants esclavagistes venus du Maniema (Tippu Tib) puis par la « campagne arabe » contre les Zanzibarites puis celle contre les trafiquants (1894) (Cambier 1952). Fin xixe siècle, cette zone fréquentée par les esclavagistes est en crise, elle ne peut subvenir à la colonne belge qui, en route vers le Lado, la traverse en 1897 et qui affronte alors la rébellion des Batetela (Salmon 1977) ; aussi les populations pygmées, dont les BaMbuta, trouvent-elles refuge dans les territoires forestier et montagnard en se repliant sur une agriculture itinérante (banane, igname, manioc) en forêt (Rosler 1997) et des échanges entre Pygmées et Bantous. Notons qu’un de ces espaces, les Bali, correspond à l’aire des « hommes léopards » au xxe siècle, une organisation sociopolitique qui évoque une certaine fragilité politique130.

182Comme vu précédemment, à l’exception du bassin de l’Ituri, cet espace recoupe des terroirs et systèmes agraires intensifs dans leur diversité culturale, leurs pratiques agricoles, et dans l’usage-maîtrise de leur territoire, de leurs terroirs, associant les ressources de la réserve pastorale dans la partie orientale comme chez les Alur ou les Lendu… et/ou celles des réserves de chasse, en particulier en pays azande où la nourriture de chasse et la pêche et une forte présence de plantes américaines compensent l’absence de gros et moyen bétail pénalisé par la trypanosomiase.

  • 131 Cette question fut particulièrement étudiée en raison de l’infécondité qui affecte durant la pério (...)
  • 132 Selon le proverbe en pays azande : « On épouse les vaincu(e)s. » Voir Baïnilago (2004).

183Les performances démographiques, du moins l’accumulation démographique, résultent de la diversité agricole et d’un système agro-managériel autant dans les sociétés sans État en raison des savoirs locaux gérés par les elders-pluviators (Agatha 2016) et par les « droughtmakers » (Avua 1968) que dans les sultanats ; mais dans les deux cas, ces systèmes de production dépendent des activités féminines comme de l’accès à des outils en fer, qui, comme dans le reste de la région des Grands Lacs, apparaissent comme des facteurs décisifs de l’intensité agricole. Rien d’étonnant que, dans ces conditions, cet espace soit devenu des terres d’accumulation domestiques et politiques des femmes, des biens d’échanges et de dons mais aussi des productrices, tant et si bien que la captation des femmes sous différentes formes et pour différentes raisons (razzia, mariage, don, alliance politique…) se retrouvait autant dans les cours qu’à l’échelle domestique, ce qui a été souvent perçu maladroitement par les explorateurs comme des harems131. Ce faisant, cette division des tâches culturales-agricoles pour les femmes et celles de défrichement agricole-chasse-guerre pour les hommes dégage des surplus pour des effectifs militaires, qui assuraient la pérennité du système ou de la « pax azande », c’est-à-dire la protection d’un territoire et son expansion, grâce à la capture, à l’assimilation132 de main-d’œuvre féminine à des fins économiques et d’une population masculine à des fins militaires et agricoles (constitution de milices-compagnies de guerriers exploitant les terres des aristocrates). On se retrouve un peu devant le scénario zoulou, tel que le décrit Randles, ou le scénario romain, un « système militaro-managériel » dans lequel l’orientation agricole américaine libère une main-d’œuvre masculine de chasseurs-guerriers qui, de plus et à la différence des autres espaces de la RGL, n’étaient pas occupés-distraits par des activités pastorales mais qui avaient accès à des armes à feu… Ces guerriers, particulièrement craints par les traitants, n’étaient pas cannibales comme on l’a cru pendant longtemps en Occident, à l’image du terme générique de « nyam nyam » (Ivanov 2002) associé à ces sociétés dont on remarquait par ailleurs l’importance des cours et la finesse de leurs arts et de leurs artisans !

Une zone pivot dans l’histoire des plantes

  • 133 Ce débat reste à préciser entre des variétés dures venues du Mexique via la Méditerranée, Venise e (...)
  • 134 Voir la recension des voyages et explorations faite par Boulvert (1984).

184Portères (1955) puis Miracle (1965) furent les premiers à attirer l’attention, à noter le rôle de pivot de cet espace, de ses sociétés dans la diffusion des plantes américaines (maïs, manioc, patate douce, arachides, courges) et plus particulièrement au sujet du maïs venu du nord via le Nil-Éthiopie et venu de l’ouest via le Congo (cf. le débat sur les variétés dures et tendres133), et à leur sujet (les Azande et les Mangbetu qui jouent sur les deux registres, forestier et savane), Vansina (1965) parle de « diversité agricole remarquable » et « d’agricultures enthousiastes ». Dans cet espace régional de contact (le 5e parallèle de Gourou correspondant à la zone de la « mosaïque savane forêt » de la carte des végétations), d’autres plantes les avaient précédées, du moins avaient suivi cette voie en relation avec leurs locuteurs, dont la diffusion du sorgho caudatum (Dewet et al. 1975) ; d’autres vont suivre (coton, riz pluvial…). Les données de Gourou (1955) sur les cultures dévoilent cette diversité culturale qui va être mise à profit pour le développement de cash crops. Au demeurant, de tels emprunts s’expliquent par des raisons naturelles accumulées dont la diversité écologique (confins d’écosystèmes de forêt de montagne, ou de la forêt équatoriale, et celui des savanes) et les bassins fluviaux, la mitoyenneté des complexes équatorial, soudanique et éthiopien, enfin des contextes climatiques et orographiques souvent favorables (1 600 mm/an, milieux montagnards étagés) : les premiers observateurs-explorateurs ont tous signalé ces conditions134.

  • 135 Voir la carte des densités du Congo belge dans Gourou (1955, p. 46). Ce corridor coïncide avec une (...)

185L’histoire sociale et économique, culturelle et linguistique restitue, en partie, la mécanique de la transmission d’une telle diversité agronomique au travers de « chaînes de relations », de contacts, des chaînes de sociétés que dessine la géographie des peuplements le long des bassins fluviaux de l’ouest et du nord, en particulier à chaque rupture de charges (rapides), et un peuplement continu le long d’un axe du 3e parallèle nord135 avec un relais politique multiplicateur chez les Azande au travers de la redistribution de terres et d’épouses aux guerriers. Comme dans les autres sous-espaces étudiés, cette diffusion axiale ouest-est est relayée dans l’hinterland fluvial et en amont par un environnement d’échanges écologiques, des marchés locaux qui vont se connecter dans un deuxième temps au commerce continental à longue distance, puis à des marchés avec les traitants cantonnés à la périphérie des royaumes : les travaux d’histoire économique de Lloyd (1978), de Keim (1983) ou d’anthropologie historique de Zigba (1995) témoignent de la vitalité de ces réseaux d’échanges locaux et régionaux tout en limitant la perception d’une forêt équatoriale qui serait infranchissable, ce que les historiens du bassin du Congo, du moins pour sa partie occidentale et centrale, ont également démontré.

  • 136 Cette diversité est aussi génétique, les populations classées dans le groupe des Western nilotique (...)

186Étonnamment, et à la différence du versant périphérique occidental de la RGL précédemment étudié, ces changements se réalisent sur un fond de diversité linguistique136, soit vingt-huit langues provenant des quatre familles ayant emprunté le même corridor géographique entre savanes et forêt (bantou, soudanique oubanguien, nilo-saharien, nilotique) (Bahuchet 1990) et leurs bagages culturels, bien que les langues de communication, le sango puis le lingala au nord et le swahili s’imposent, mais un tel métissage-captation des peuplements sous l’autorité des sultanats-royaumes ou dans les sociétés sans État, imposant une langue commune (le zande, le mangbetu, le lugabara…) aux suivants et alliés assimilés mais aussi aux populations bantoues en lien via les Nandes avec la zone interlacustre, fut aussi des facteurs de diversification-expansion culturale agricole. Dans une analogie surprenante mais séduisante comparant ces regroupements, ces brassages sociaux à de « réfugiés précoloniaux », Cordell (2002) signale, au sujet de la diffusion du manioc, cette capacité d’adaptation aux nouvelles pratiques et usages comme une forme de résilience innovante.

187Aussi ce foyer est un peu à l’image d’une antichambre de la RGL en ce qui concerne l’adoption des plantes américaines, en pivot ou transition entre le bassin du Congo et la RGL, bien que périphérique elle n’était pas marginale, même si elle l’est devenue au xxe siècle et plus encore aujourd’hui !

4.3 Un espace périphérique oriental, un front pionnier sans État

188Ce troisième espace périphérique oriental, un arc de cercle qui va des frontières des pays busoga, bukkedi, gisu au pays kissi, regroupe un second ensemble des densités élevées, le second foyer démographique de la RGL, tant sur les hautes terres que sur les basses terres, les plaines lacustres et alluviales (voir carte 6). Ce peuplement révèle plusieurs singularités : l’absence d’État, de monarchies ou d’organisations politiques centralisées et dynastiques, et des formes d’occupation, dont la présence d’un habitat regroupé, le différencient des autres espaces sous-régionaux de la RGL. On se limitera à l’examen de la Nyanza Province, le « Kavirondo » colonial correspondant à la Western et à la Nyanza, provinces kényanes, tout en s’autorisant des comparaisons ponctuelles avec les situations voisines dans l’espace nord-est de l’Ouganda.

Un « monde plein écologique » de plaine : densité, intensité et diversité au tournant du xixe-xxe siècle

189Comme pour la partie méridionale de la RGL, si les épidémies du tournant du xixe-xxe siècle et les politiques coloniales contre la maladie du sommeil (établissement de safe corridors et interdits de circulation) ont fragilisé et réduit la croissance démographique, le peuplement en particulier dans les zones littorales lacustres et voies fluviales en pays luo comme dans le Busoga voisin (voir carte 9), elles n’ont pas arrêté l’élan démographique de ce foyer qui atteint dès 1922-1932, çà et là, des densités très élevées. Car, à la différence de leurs voisines occidentales dont les Azande, les populations furent moins touchées par l’infécondité, très élevée dans la partie nord-occidentale suite à la diffusion des maladies sexuellement transmissibles « américaines » (la syphilis) ; ainsi, en l’absence d’infertilité, la recomposition démographique suite aux crises du tournant du siècle a été plus rapide.

190Sur le plan agro-économique, cet espace présente bien des points communs avec les autres espaces périphériques examinés dont la même base agro-pastorale, mais avec quelques nuances.

  • 137 Le sorgho caudatum, plus rustique, résiste mieux à la sécheresse, ce qui expliquerait sa diffusion (...)
  • 138 Sans relation de cause à effet mais témoignage d’une constante, cet espace connaît au xxe siècle d (...)
  • 139 Were-Kogogo (2016).

191Ainsi on note la même diversité des plantes (jouant sur les deux complexes séminal et végétatif), voire plus importante en raison de la présence de plantes africaines, asiatiques (Kowako 1991) mais avec une dominante céréalière indigène (éleusine, sorgho bicolor ou caudatum137, sésame, mil). La proximité avec les berceaux agricoles primaires (Portères 1962), avec le monde éthiopien et via celui-ci avec le monde asiatique, pourrait avoir joué en la matière138. Il en est de même de la mitoyenneté des bassins-patrimoines sur le couloir ouest-est au sud du mont Elgon, une diversité observée actuellement (Coppens & Leclerc 2018, séminaire Nairobi). Cette diversité se retrouve dans les cultures de case avec des légumineuses africaines (cow pea, pigeon pea) ou asiatiques (mungo, green grams), alors que la présence des plantes américaines de champs (patate douce, arachide, maïs, tabac, courge) comme asiatique (banane) est moins marquée139, en raison des plantes établies qui conviennent bien à une petite saison culturale souvent perturbée près du lac Victoria (Dietler & Herbich 1993) : ceci expliquerait l’usage de plantes plus rustiques, comme le sésame et des légumineuses du type green gram (Nasimyu 1985), et des associations entre plantes indigènes et plantes américaines ou asiatiques, en particulier avec la banane là où elle pousse bien (comme dans le Busoga, le Bugisu, le Bukkedi, les îles, les pays luyia et kissi).

  • 140 Le maïs en particulier n’étant qu’une plante de case complétant mais ne remplaçant pas les autres (...)

192Cette diversité agro-culturale semble plus étendue chez les Bantous, les Luyia, du moins pour certaines populations luyia dont les Wanga, les Banyore (Shanguhyia 2015), les Marama et Maragoli (Fearn 1961), les Tiriki (Misigo Amatsimbi 1993) ou chez les Gusii et certains Luo (Gem Alego), des peuplements qui correspondent aux densités les plus élevées que chez les Luo riverains du lac victoria ou les Luyia Bukusu140. Au demeurant cette distribution densité démographique-intensité agronomique recoupe des zones écologiques, les hautes terres et versants plus arrosées par les pluies, les bassins fluviaux densément peuplées, alors que les basses terres, les rives littorales plus sèches sont moins peuplées, mais ce différentiel éco-écologique qui alimente des interdépendances est peut-être récent suite à l’expansion de la maladie du sommeil au tournant du xixe-xxe siècle.

  • 141 L’absence de houe en fer en pays luo, et en partie en pays luyia, expliquerait cette obligation d’ (...)
  • 142 Les « camps de bétail » en pays kissi aux limites de l’espace agricole qui selon Peatrick (2000) a (...)

193Comme dans les autres zones d’agro-intensité, les calendriers agricoles bi-saisonniers se traduisent par deux récoltes, sauf sur le littoral lacustre, et par un espace agropastoral associant trois espaces, de case, de champs agricoles et une réserve foncière pastorale dans le cadre d’une exploitation familiale et communautaire. Un tel système agricole duplique les terroirs qui reposent en fonction des marges disponibles, soit sur un binôme, un espace agricole de plaine avec une rotation culturale-jachère souvent longue141 et des associations pastorales à la périphérie sur des parcours et pâturages dans les zones littorales ou fluiviales de plaine comme en pays luo142, soit un trinôme dans les hautes terres, des collines avec des champs de case, des champs ouverts et des parcours pastoraux périphériques sur les hautes terres, entre territoires claniques qui sont l’objet de tensions entre clans (Luo-Luyia) et qui sont gérés par les elders, voire par des classes d’âge comme en pays kissi.

  • 143 Sans les interdits qui pèsent sur ce type d’élevage comme dans la partie méridionale de la RGL, y (...)

194L’élevage très diversifié (bovins de diverses espèces, ovins, caprins, mais aussi de basse-cour143) devait être plus important, du moins pour les bovins, que celui observé au début du xxe siècle en raison des ravages de l’épizootie de la peste bovine puis de la maladie du sommeil. Ce recul a bénéficié aux nouvelles plantes, dont américaines.

  • 144 Dont celles du tournant du xix-xxe siècle (peste bovine), mais aussi antérieures (trypanosomiase) (...)
  • 145 C’est le cas dans le sud-est en pays luo, au Rongo (Ndege 1989), au Siaya (Cokumu, 2001).
  • 146 Les sites archéologiques témoignent de cette occupation, et d’une transition entre le « early iron (...)

195Il semble que ces sociétés pastorales ou agropastorales, autant bantoues que nilotiques, soient devenues de plus en plus agricoles en raison de leur migration-mobilité, en quête de nouveaux pâturages, et des aléas climatiques, sécheresse et famines, et plus encore à la suite d’accès épidémiques épizootiques du tournant du xixe-xxe siècle qu’elles ont affrontés144 ; certains espaces, périphériques et les moins peuplés tant chez les Luyia Bukuzu que chez les Luo de Siaya (littoral) et de Nyanza du Sud145 restent encore à la veille du xxe siècle à dominante pastorale, d’autant qu’existaient des échanges-trocs bétail/nourriture avec les régions voisines. Des nouvelles contraintes, comme les espaces occupés, les hautes terres plutôt favorables aux nouvelles cultures et la pression foncière que l’on relève dans la multiplication de formes de dépendance individuelle foncière, jouent également dans cette évolution agricole. Cette orientation est perceptible dans l’importance du travail féminin, comme dans la demande de houes en fer (Onduru 2009). En outre les contacts avec les populations agricoles établies bantoues auraient également joué dans cette diversification146.

  • 147 Dont l’épisode malheureux de la migration gusii à Kericho (« Kabianga ») avant leur installation e (...)

196Toutefois cette orientation agro-économique ne fut pas un « lit de roses », selon l’expression de Ndeda (2017), à l’exemple des migrations gusii qui, en quête de nouvelles terres, mais après plusieurs épreuves et échecs, vont s’installer dans une niche écologique hospitalière147.

197Enfin la pêche comme la chasse joue un rôle important dans l’économie : nous sommes dans le périmètre de la « civilisation aquatique » de Sutton, les peuplements sont toujours à proximité des lacs et des rivières, de marais qui recèlent des ressources halieutiques comme d’autres ressources importantes (la fabrication de sel végétal, la vannerie…) et qui par ailleurs les protègent.

198Toutefois, à la différence des autres espaces sous-régionaux de la RGL, cet espace présente des fragilités structurelles.

  • 148 Cette mesure de l’insécurité pluviométrique a été abondamment calculée durant la période coloniale (...)

199Par endroits, dont la plaine de Kano-région de Kisumu, sur un axe commun à de nombreuses migrations selon les traditions orales, l’insécurité pluviométrique pèse sur la croissance des récoltes annuelles ou saisonnières148, alors que l’écart et l’amplitude des deux saisons des pluies apparaissent plus limités que dans la partie occidentale de la RGL ; enfin la maladie du sommeil semble y être ancienne et récurrente.

  • 149 Mais à l’exception des Gusii et des Luyia. Selon Hay (1976), la houe en bois limite le travail ann (...)
  • 150 À moins que le maintien de ces plantes de soudure témoigne de la prégnance de ce risques alimentai (...)
  • 151 Ces plantes légumes africains n’ont pas disparu dans le régime alimentaire actuel, perçues ailleur (...)

200Par ailleurs, plus particulièrement chez les Luo ou les Nandi, voire les Kipsigi, on note des limites technologiques : un outillage agricole en fer limité149, d’où l’usage d’outils agricoles en bois ce qui limite la préparation des sols, le binage-sarclage à la houe et l’espace agricole jardiné de case, comme l’exploitation de sols plus lourds (marais). Cette faiblesse technique expliquerait le recours à l’extensivité ou à une rotation, à des pratiques agricoles et des jachères plus longues, bien que ceci ne se traduise pas par une contrainte nutritionnelle en raison de la compensation des régimes alimentaires traditionnels150, de l’usage de légumes africains, des reliques qui n’ont pas périclité jusqu’à nos jours dans les modes alimentaires151, alors que l’apport de produits lactés, protéinique, est compensé par les produits de la pêche, voire de la chasse, dans un espace marqué par les fleuves, les rivières et les lacs et par des usages d’une aire culturelle lacustre.

  • 152 L’accumulation pastorale à des fins de prestige, ostentatoire, voire de redistribution, mais pas d (...)
  • 153 Un courant d’émigration luo viendrait de cette destination nordique.
  • 154 Cf. Vignati (2017), Vernet-Habasque (2017), Marissal (1978), Gitu (2018).

201Comme dans les autres espaces de la RGL, cette intensification agricole, qui serait cette fois-ci moins américaine que dans les deux cas précédemment étudiés de la périphérie occidentale, se traduit, dans une économie de subsistance domestique, par des surproduits agricoles qui sont dans des marchés locaux et domestiques l’objet de trocs et d’échanges saisonniers aux frontières entre voisins, entre zones écologiques, entre sociétés luo, luyia et gusii (Håkansson 1994, Onduru 2009, Ndege 1989), mais aussi des vecteurs de consolidation des relations sociales, familiales. Par ailleurs de tels échanges sont essentiels pour une accumulation pastorale afin d’acquérir un statut honorable et le plus d’épouses, devenir un big-man et étendre ses alliances152. Hay (1975, 1976) parle au sujet du Kavirondo de « marché commun » entre luo, luyia et gusii, qui s’élargit à des échanges interrégionaux avec le Buganda, le Busoga en particulier et via le lac Victoria, avec les îles (Bukerebe), avec le nord-est de l’Ouganda portant sur le fer qui vient du Kissi, de Samia, des pays voisins, mais aussi de plus loin du Labwor153, enfin le long du littoral ouest du lac Victoria selon Herring (1979) et Cohen (1996) : ces derniers dévoilent toute l’importance des îles dans ces échanges comme dans les mouvements de populations (cf. le cas des Abasumba). Mais la connexion avec les routes caravanières orientales ne se réalise par le sud, via le foyer Chaga-Meru du Kilimandjaro et par le nord via les Kamba puis Wanga ou le nord-est via les Boran-Samburu, qu’au xixe siècle : cette chronologie est commune aux diverses sous-régions de la RGL154.

Un modèle de peuplement : migrations, mobilité, colonisation et captation

  • 155 Sur la Nyanza Province et le peuplement, voir les travaux des historiens Bethwell A. Ogot, William (...)

202Comme dans les cas régionaux précédemment étudiés, la démographie est une des clés pour comprendre la mise en place des mondes pleins. L’histoire du peuplement, du moins la reconstitution d’un modèle de peuplement, rappelle quelque peu la situation des espaces lacustres occidentaux (par opposition aux territoires royaux des hautes terres) mais le facteur migratoire apparaît plus intense, du xve au xixe siècle155, tandis que la colonisation des terres explique la densification des espaces intermédiaires et in fine les densités élevées observées au début de la période coloniale. Pour mieux cerner cette histoire, il convient de distinguer les deux mécaniques de peuplement, les migrations de la mobilité, et de confronter cette reconstitution, ce modèle, aux modes de peuplement tels qu’on les observe dans le paysage : une histoire du peuplement complexe qui témoigne, selon Shipton (1993), d’une triple mécanique « migrations, encounters, displacements ».

203La dimension migratoire relève d’une histoire que l’on peut suivre d’après les mythes et traditions orales, la linguistique historique. Elle s’apparente d’abord à des migrations à l’échelle sous-continentale associées à des facteurs climatiques et une géochronologie, d’abord bantoue puis nilotique, puis se confondant ; on peut alors distinguer des vagues, avec des pôles ou des moles intermédiaires identifiés (principalement au nord de l’Ouganda et dans le corridor au sud du mont Elgon, mais aussi de Labwor, voire du Nord Karamajong Turkana, ou via le lac Victoria), retracer les lieux et les trajectoires en deçà puis au travers du Kavirondo (Nyanza Province et Western Province), les mécaniques initiales et les origines (Herring 1979c), les différenciations internes (d’après les distributions géographiques des données linguistiques et culturelles), enfin les séquences d’installation définitive au travers de l’histoire des clans ou sous-tribus-groupes en suivant les reconstitutions générationnelles. Ainsi, au-delà des origines mythifiées (la vallée du Nil), au demeurant communes à toutes ces populations bantoues ou nilotiques, les trajets retranscrits par les traditions orales, la géochronologie des clans ou sous-groupes luo (les Joks au Kenya), Gusii (7), Luyia (dont 14 au Kenya) et leurs ancrages territoriaux ultimes, du moins tels qu’ils sont observés au début du xxe siècle, témoignent in fine d’une expansion périphérique accumulative avec une direction ouest-est. Cette géochronologie des migrations bantoues puis nilotiques, ces dernières entre xve et xviie siècle, comme des migrations réactives provoquées au sein des populations établies, met en évidence des vagues-peuplements luo, luyia, gusii, kuria et leurs ramifications au travers des sous-groupes ou grands clans : celles-ci ont été reconstituées par les premiers anthropologues puis par les ethno-historiens d’après les traditions orales couplées à des reconstructions généalogiques (Ogot 1967 & 1976, Were 1974, Makila 1976, Okello Ayot 1977, Simiyu 1991, Ochieng’ 1971 & 1976, Ndege 1976, Abuso 1976, Akama & Maxon 2006) ou à l’échelle locale et micro-historique (Atieno Odhiambo 1975).

  • 156 Ogot (1976) distingue ainsi dans le Central Nyanza District 13 clans majeurs, qualifiés souvent de (...)

204Les récits et reconstitutions de ces migrations dévoilent une mécanique géodémographique. Les migrations nilotiques suivant un circuit terrestre déjà emprunté par les Bantous (via les Ramogi Hills et la Kano Plaine), mais aussi lacustre (Ndege 1987), ont alors poussé les populations établies bantoues, puis luos primo-arrivants vers les espaces et des horizons plus lointains, mais ce faisant ces nouvelles terres sont apparues plus propices, car plus humides, bien qu’aussi peuplées. Ainsi les Luyia, Gusii et Luo expérimentent les mêmes processus de peuplement : des espaces d’origine et de dispersion plus à l’ouest, des espaces-temps de transition dans l’Ouest kényan (nord-ouest Nyanza et Western), puis de nouvelles migrations, parfois infructueuses (vers le district de Nyanza central et du Sud, le nord de la Western, sur les hauteurs) puis des espaces de densification. Le cas du peuplement luo témoigne de ces différents temps : une origine nilotique, une dispersion des peuplements en Ouganda (Padhola, Alur, Busoga voire Labwor), une transition via l’aire des Ramogi Hills, une dispersion vers le nord, vers le lac (Nyanza central) et sur la rive est du lac Victoria (Sud-Nyanza), puis des densifications à partir de clusters-foyers et vers les espaces frontaliers. Cette histoire peut être reconstituée d’après l’histoire-récits d’origine, des peuplements, de vagues, des Joka Jok, Jokowiny, Jokomolo mais aussi plus et précisément au travers de la multiplication des clans, des clans majeurs et des clans mineurs bien plus nombreux et d’après l’histoire sociale de statuts de primo-arrivants-fondateurs, des alliés, des dépendants, des clients voire de réfugiés156.

205Mais cette mécanique des migrations est complexe. En effet, bien avant le xixe siècle et plus encore en ce siècle, les populations bantoues (Luyia, Gusii, Kuria) et nilotiques (Luo) sont entrées au contact, puis ont voisiné de sociétés pastorales nilotiques dites de plaine installées plus au nord et plus à l’est dans le Rift : ces dernières, elles-mêmes en expansion démographique et en crise interne (optimum démographique des sociétés pastorales et guerres massaï), sont attirées au même moment par les capacités herbagères des marges occidentales des hauts plateaux qui bordent cette région (Massaï puis Nandi et Kipsigi). Ainsi la branche méridionale des migrations luo, la plus récente des migrations nilotiques dites « de rivière », a mis en mouvement les populations bantoues (Luyia, Gusii, Abasuba, Kuria) qui vont côtoyer d’autres populations nilotiques dites de « plaine » (Nandi, Kipsigi) : les populations bantoues « fusent » alors vers le sud, vers les îles (Kenny 1977), se subdivisent (dont la division Maragoli/Gusii) vers l’intérieur et se dirigent vers les hauteurs (Kissi, mont Elgon, plateau Uasin Gishu). Cette expression de Gourou, concernant les populations du Kivu, est un scénario transposable dans les provinces Western et Nyanza, mais également dans le nord-est de l’Ouganda (Alur/Madi/Lendu) qui a connu également des migrations luo et des mitoyennetés de populations nilotique, central-soudanique, bantoue.

  • 157 Voir Onjala (2016), qui cite pour le pourtour du lac Victoria les périodes sèches de 1390-1420, 15 (...)

206Toutefois ces migrations successives ne furent pas aussi harmonieuses que dans les récits collectés car certaines parties de ces espaces étaient déjà peuplées mais aussi plus vulnérables sur le plan climatique, en particulier les plaines lacustres, la Kano Plaine, les îles, d’où une histoire scandée par des confrontations entre arrivants et établis (entre Luo et Bantous), entre nouveaux arrivants et primo-arrivants (entre Luo), ou entre « subtribes » luyia : les sous-clans et les relations privilégiées ou conflictuelles entre clans témoignent de ces conflits et alliances mitoyens. Avec en arrière-plan des famines, des périodes sèches, communes à l’espace du lac Victoria et associés à une phase climatique plutôt sèche du xvie au xviiie siècle157.

207Mais si la mécanique des migrations paraît simple, suggérant l’image de « wagons », selon celle d’Evans-Pritchard (1971), poussant les populations établies vers la périphérie, l’approche monographique des peuplements à l’échelle des territoires claniques, l’histoire des sous-clans, la généalogie familiale en dévoilent la complexité, avec des mouvements décalés associant des nouveaux apports au contact d’autres clans (luo, luyia…) ou d’autres populations (Kalenjin, Massaï) : c’est par exemple le cas des Abatachoni (Wandibba 1985), des Abasuba (Kenny 1977) ou des Tiriki (Saugree 1966, Amatsimbi 1993), des Bukuzu (Simiyu 1991) et plus particulièrement le cas des populations sur les rives du Victoria, des populations insulaires ou de zones (Samia) où les migrations ont des origines géographiques diverses, dont lacustres venant du Buganda (Okello Ayot 1977).

  • 158 Toutes les écoles historiques, souvent de facon biographique, ont tenté cette reconstitution, parf (...)
  • 159 À cette date des limites foncières semblent être atteintes.

208Ces « migrations », bien au-delà de l’image des « longues marches » mythifiées, dévoilent une croissance-mobilité interne que l’on retrouve dans toutes les sociétés, autant chez les Nilotiques que chez les Bantous, et qui, à la différence des migrations, ne laissent pas de traces dans une mémoire collective, sinon des reconstitutions généalogiques et familiales158. Cette mobilité dévoile un scénario commun, une colonisation agricole ou agropastorale collective à la recherche de nouvelles marges pastorales associées à des axes, les rives des lacs et le cours des rivières, bien plus que celui d’une mutation des systèmes de production, ce qui pourrait expliquer la part secondaire des plantes américaines. La présence d’une marge foncière dans un espace ouvert de plaine autorise ce scénario, du moins jusqu’à la fin du xixe siècle159, quand les premiers signes de monde plein apparaissent.

209Or ce modèle de colonisation-mobilité s’explique aussi par un dénominateur commun, le moteur de cette mobilité-respiration démographique réside dans le « système segmentaire » et le « mode de peuplement lignager » que partagent ces populations apparemment si différentes sur le plan linguistique et culturel. En effet le « système segmentaire », ou de scission-fusion, tel que l’on peut le recomposer au travers des usages et coutumes (les pratiques matrimoniales, successorales, foncières, la division des clans, sous clans), régit toutes les sociétés : il les divise, les oppose mais aussi les unit composant les bases d’un front pionnier paysan sans tutelle étatique monarchique.

  • 160 Cohen & Atieno Odhiambo (1987) proposent cette définition.
  • 161 Ndege (1985 : 70-71).
  • 162 Ce phénomène témoignant d’une croissance démographique est également observable dans l’histoire cl (...)

210Ainsi, d’une part la fission et le dédoublement mitoyen des peuplements observables dans le paysage, la distribution et l’émergence des clans-sous-clans et leurs généalogies alimentent, en phase de croissance démographique, une colonisation collective-individuelle des terres. Cette fragmentation agirait de la même façon sur « les solidarités transversales de la génération et de l’âge » selon l’expression et l’hypothèse de Peatrick (2003). D’autre part cette « répétition », ou ce « processus of formation and deformation simultaneously »160, cette croissance par dédoublement reproduit le système, entretient l’expansion tribale et lignagère au travers de sous-sections dans l’espace et d’alliances multiples : au demeurant le plus souvent celle-ci ne porte que sur des zones intermédiaires, des marges transitoires souvent pastorales faisant d’abord office de no man’s lands pastoraux et de frontières communautaires entre sous-tribus et des clans, des espaces de tensions entre communautés parfois associés à des classes d’âge comme en pays kissi, qui, défrichées, vont ensuite se scinder et donner naissance à de nouveaux peuplements lignagers. Cette mobilité-dispersion génère des formes d’habitat (Oduor Ralwala 2017), des maisonnées, des kralls (en pays luo les dalas), des villages, qui vont singulariser des territoires correspondants à des sous-clans ou de « nouveaux lignages » selon l’expression de Ndege161. Cependant cette fragmentation des clans en sous-clans, des lignages majeurs en « lignages mineurs », aussi bien observée et relevée dans des inventaires en pays luo qu’en pays luyia et kissi162, reste en filiation avec le clan communautaire territorial, un territoire hétérogène sur le plan clanique ou « sous-tribal » mais identifié au clan défricheur et en communion avec une identité ethnique culturelle-religieuse générale.

  • 163 Walter E. Owen, membre de la commission des terres en charge des délimitations foncières, décrit c (...)

211Par ailleurs, cette mobilité-peuplement-croissance démographique segmentaire correspond à (et s’explique par) une respiration familiale, un modèle domestique de segmentation-scission, une « mode domestique de peuplement lignager » sous les traits des grappes de peuplements ménagers agropastoraux, de segments de lignages ou de ménages-domestiques défrichant et occupant des prairies, et partageant-dispersant son capital bovin, un peu à l’image d’une société à vocation pastorale devenue agricole, occupant d’abord des paturages avant d’être des terrains agricoles. De tels comportements pionniers domestiques sont alimentés par des structures familiales exogamiques –  on se marie avec ses ennemis intimes » hors de son clan – et par les déséquilibres du marché matrimonial consécutifs à la polygamie. De plus, l’absence de liens de dépendance-clientèle politique, pastorale ou foncière, entretient cette mobilité-complexité difficilement mémorisée, à la différence des migrations et subdivisions claniques. Certes, les tensions internes consécutives à une accumulation des femmes-épouses, et ce faisant à une accumulation pastorale prestigieuse aux mains des séniors polygames, sont plus ou moins gérées par la séniorité et par les classes d’âge (lorsqu’elles existent), mais en raison de l’absence de dépendance et d’un clientélisme pastoral mais aussi sous la pression de la croissance démographique, les « cadets sociaux », ceux qui sont dépourvus de cette ressource pastorale ou qui ne peuvent pas doter, étaient tentés de chercher en périphérie, soit des terres en usage (d’où l’existence de « tenants », d’usagers non apparentés tant en pays luyia que luo), soit des épouses dont le coût, la dot, est inférieur à celui de la communauté d’origine clanique voire communautaire (Owen 1932163). Toutefois cette mobilité hors des territoires tribaux-claniques se réalisait en terrain connu dans une « frontière », selon la définition de Kopitoff, qui favorise les échanges, au contact de lignages-clans voisins avec lesquels existent déjà des alliances-affinités et des populations communautaires-ethniques voisines avec lesquelles des biens, des savoirs étaient échangés.

  • 164 Gumbe (2015) fait état chez les Luo de la possibilité pour les femmes d’échapper aux règles patril (...)
  • 165 On observe des processus d’exclusion et de mise en dépendance dans les systèmes patrilinéaires luo (...)
  • 166 Voir à ce sujet le débat initié par Kopytoff (1987) sur la thématique de la frontière et des front (...)

212De plus, cette expansion-pression, résultant d’une croissance démographique interne, se double d’une croissance externe par attraction-cooptation. Cette respiration-inspiration démographique absorbe alors les populations résidentes ou voisines, que ce soit par les mariages (ou par la captation d’épouses dans un régime polygame dominant) entre Luo, Luyia, Suba, Maragoli, Gusii, des alliances fréquentes et culturellement tolérées (Ocholla Ayayo 1998), que ce soit par le rattachement de nouveaux venus, les « newcomers », souvent des « tenants », à l’image des suivants, les « followers » des cours des royaumes centraux, des étrangers à qui on attribue des usages sur les terres, des dépendants sans terre, des exclus ou des exclues164, voire au travers des captations d’enfants signalés par Wagner (1949). Ces conditions de servants-dépendants se multiplient au fur et à mesure que les peuplements se densifient au xixe siècle et quand la terre commence à devenir rare ; la gestion communautaire du foncier et l’attribution de terres, en usage, en leur faveur par les coutumes le signalent165. Ajoutons que les échanges matrimoniaux avec des hommes ou des femmes de condition inférieure (dépendant, client) permettent de renforcer l’unité territoriale des sous clans en contournant l’obligation exogamique (Evans Gumbe 2015) et leurs interdits. Ainsi la porosité des limites, des « frontières » si on peut utiliser ce terme166 comme les échanges alimentaient de tels comportements « pionniers », d’occupations-expansion des peuplements lignagers.

  • 167 À la suite d’Evans-Prichard, toutes les monographies signalent cette diversité, la présence de cla (...)

213In fine, cette triple mécanique, faite de migrations-mobilités collectives, « le système lignager », et de mobilités domestiques, « le mode de peuplement domestique », mais aussi de rencontres-échanges, compose des sociétés territoriales : celles-ci correspondent aux clans ou sous-groupes historiques des primo-arrivants ou premiers conquérants, à des « subtribes » ou « subnations » selon les auteurs, mais avec des populations très hétérogènes issues d’autres clans167. Elle alimente un front pionnier, à la fois pastoral à la recherche de nouveaux pâturages et agricole, car l’intensivité agricole et l’échange des surplus agricole contre du bétail sont, en dehors de la razzia, le seul moyen d’accéder à ce seul bien capitalisable et indispensable. De plus cette mobilité collective et domestique reproduit, étend, densifie et sécurise le peuplement se référant à la filiation communautaire et identitaire, tant et si bien que certains peuvent parler dans ce cas de nations luo, luyia au travers d’une identité aussi bien culturelle que supra-territoriale.

214Tous les anthropologues (Glickman 1974) et historiens observent que ce modèle de peuplement segmentaire et lignager fluide se fige, se grippe, se tribalise durant la période coloniale quand l’administration fige les frontières foncières aux limites comme à l’intérieur des territoires ethniques, et de facto bloque cette mécanique interne inclusive. Une crispation qui coïncide à un contexte de surpeuplement, quand les peuplements atteignent alors des densités élevées, ce qui suggère des limites internes.

Un mode de peuplement, un front pionnier dans un espace ouvert

215Un tel modèle de peuplement, d’expansion démographique et de mobilité-migration-cooptation trouve confirmation dans les traces archéologiques dispersées dans les paysages comme dans les modes de peuplement observés au début du xxe, bien que la pacification et la mise en valeur coloniale du xxe siècle aient bousculé le peuplement et les types d’habitat : une cartographie est en cours (Onjala 2016, Odede 2008, Vignati 2018, Lane 2018, Oteyo 2018). La seconde évidence-preuve est apportée par la mesure de la dispersion clanique en relation avec les densités.

  • 168 Voir, dans le cas des Luo, les photos de ces occupations par Evans-Pritchard sur le site Exhibitio (...)

216L’occupation de l’espace, dont l’habitat, peut prendre des formes soit de mitage territorial avec des enclos familiaux relevant d’une protection collective communautaire, soit de villages ou de regroupements défensifs multi-lignagers en fonction des risques encourus : les photos d’Evans-Pritchard, prises dans les années 1930, confirment les descriptions des explorateurs et, bien que datant du début de la période coloniale, témoignent de ces deux configurations168. Au demeurant cette forme d’habitat regroupé se retrouve dans des sociétés voisines acéphales (Davies 2013) avec des techniques similaires (construction en pierres sèches) mais relevant d’une plus longue durée ainsi que dans d’autres peuplements luo ou luyia mais en Ouganda. La distribution spatiale de ces habitats, leur nature dispersée ou regroupée défensive, devrait suggérer l’impact des échanges, des conditions naturelles (accès à l’eau, aux rivières…) comme des risques géopolitiques.

  • 169 Les différentiels de peuplements en pays luyia s’expliqueraient en partie par cette dernière raiso (...)

217Par ailleurs, l’importance et le différentiel démographique des clans-populations territoriales, en pays luo qui varient au début de la période coloniale de 10 000 à 70 000 individus (Evans-Pritchard 1949), des clans en pays gusii et des 22 « sous-tribus chieftaincies » luyia qui varient de 4 800 à 30 700 individus (Wagner 1970), comme des densités des peuplements associés à ces territoires claniques, sont des indicateurs de ce double mouvement de migration-mobilité et d’une accumulation, issue autant d’une croissance interne, le mouvement de densification-défrichement, les effets de l’intensité agricole sur la croissance démographique169 que d’une croissance externe, la capacité d’attraction de population extérieure.

  • 170 Osogo (1968) soulève cette question et donne plusieurs exemples de cette fluidité de certains clan (...)
  • 171 Ugenya : nombre de clans 18, densité 206 hab./km2 ; Gem : 39, 155 ; Alego : 33, 100 ; Seme : 14, 7 (...)
  • 172 Maragoli : nombre de clans 32/279, densité 145 hab./km2 ; Idaxo : 21, 438 ; Tiriki : 34, 86 ; Mara (...)

218Cette histoire des clans et sous-clans, des lignages majeurs et mineurs, est une des clés pour la compréhension du peuplement170 : leur diversité, leur entrecroisement comme pour certains d’entre eux leur présence disséminée et résiduelle témoignent d’une croissance démographique et d’une histoire complexe associant dans un territoire clanique plusieurs sous-clans et lignages, une histoire embrouillée d’autant qu’à la différence des sociétés à État, des royaumes, leur statut et rang n’ont pas été gravés dans les rituels politiques comme pour les clans royaux dans les royaumes centraux voire dans l’État wanga. Chez les Luo, cette croissance-mobilité-peuplement « clanique » a été reconstituée et cartographiée, en premier par Ogot (1976) dans le Central Nyanza District, soit 20 peuplements regroupant 178 clans : cette mesure dévoile une fragmentation-densification territoriale clanique dans certains espaces que l’on peut recouper avec les données démographiques des années 1930171 ; ces espaces-territoires claniques les plus anciens et les plus fragmentés (sous-clans) regroupent le plus de populations et s’apparentent à des « clusters », selon l’expression de Ogot, ou des foyers internes, alors que la partie sud présente une situation contrastée : un littoral, des vallées dépeuplées (Lambwe Valley) en raison de la maladie du sommeil et des contreforts des pays kalenjin et gusii peuplés, suite à un repliement sur les hautes terres. Cette relation entre diversification clanique, densité dans les territoires-souches des clans prestigieux et agro-diversité se vérifie également dans le Nyanza du Sud en pays kissi et au nord chez les Luyia. On y retrouve la même concordance entre densité et nombre des sous-clans172 avec une forte fragmentation des clans dans des espaces très peuplés (correspondant au comté actuel de Vihiga) mais une forte dispersion dans les espaces peu peuplés (Bukuzu).

Carte 12. Densités et nombre de sous-clans par territoire clanique luyia et luo

Carte 12. Densités et nombre de sous-clans par territoire clanique luyia et luo

Sources : Les données démographiques de 1922* d’après Shanguhuya (2015), les données et cartes des sous-clans Ogot (1963), Evans-Pritchard (1963), Wagner (1949), Oteyo (2017).
* Antérieures à la fièvre de l’or qui a gonflé les populations dans certaines zones (Kakamega).

Les limites d’un front pionnier dans une aire ouverte

219Toutefois, à la différence des espaces occidentaux sans État de la RGL montagnards et forestiers qui correspondent à des niches et pôles-moles, ce modèle de peuplement singulier a dû composer avec des conditions, des contraintes naturelles, écologiques et géopolitiques singulières et plutôt hostiles.

  • 173 Voir les photos de ces paysages-défrichements par Evans-Pritchard présentées sur le site Exhibitio (...)

220Ce peuplement se réalise dans un milieu ouvert de plaine, certes partiellement protégé par des marais et rivières, mais potentiellement plus dangereux que les espaces étagés de montagne propices à des occupations de niche. De plus ces espaces sont souvent déjà peuplés, d’où la nécessité d’un continuum d’occupation à l’image d’un front qui, lui seul, apporte la sécurité173.

221Aussi cette migration-mobilité-colonisation est structurante, elle tend à s’enraciner, elle n’est pas une itinérance géographique qui correspondrait à un abandon de terroirs suite à un épuisement des sols ou à des ruptures communautaires, telle que les archéologues ont pu entrevoir les traces dans des espaces voisins pastoraux, même s’il existe une rotation-agriculture itinérante imposée par l’usage de la jachère. Bien au contraire, cette migration-mobilité participe à un peuplement continu, une chaîne de peuplements qui, tel un front pionnier, va du nord au sud, d’ouest vers l’est, dans un espace ouvert et concurrentiel de plaine et de savane, puis de contreforts au contact de populations voisines pastorales.

222Il convient de noter que cet usage des terroirs en chaîne dans la Nyanza Province se retrouve ailleurs, comme en pays teso par Webster (1970), ou dans le Busoga au travers de la mobilité-agriculture itinérante observée au xxe siècle par François (2004), selon une conception qualifiée d’« odologique » de l’espace paysan, mixant ancrage et mobilité sans abandon des terroirs, différente de la gestion topo-centrique dit de « siège » des royaumes ou du couple des îlots d’intensité agricole et transhumance pastorale.

  • 174 Owen (1933) indique les destructions occasionnées par les éléphants dans la partie méridionale lac (...)

223La lecture des paysages, des parcellaires délimités par des bornages paysans et confrontés par des usages (agricole, pastoral, buffler zone) et la prise en compte des savoirs locaux dévoile ce mouvement interne qui était à risques : à leur sujet, on pense à la faune174 et plus précisément aux populations voisines, dont les Massaï, et bien plus les Nandi (Chirchir-Chuma 1975) et Kipsigi qui connaissent au même moment une expansion spatiale, des risques de razzias différents des raids ritualisés entre tribus et clans dans les espaces frontaliers. C’est particulièrement le cas au xixe siècle qui voit se rencontrer en Afrique de l’Est des populations en expansion, pastorales, agropastorales confrontées à des sécheresses et sorties de leur foyer respectif en quête de nouvelles terres et pâturages.

  • 175 Les travaux sont nombreux, des études anthropologiques comme celle de Sangree (1966) sur les Tirik (...)
  • 176 Selon l’expression de Ogula (2002).

224Enfin cette croissance externe de front pionnier que l’on pourrait qualifier, en sacrifiant à la mode conceptuelle, d’inclusive et réticulaire, se vérifie au travers de pratiques culturelles, des emprunts socioculturels, dont les pratiques des classes d’âge courantes dans les sociétés pastorales voisines, des métissages linguistiques entre Luo, Luyia (Ochieng’ 1974), entre Bantous (Gusii, Luyia, Maragoli), mais aussi entre Bantous et Kalenjin (Kipsigi) ou Nandi175, comme in fine dans le « melting pot » ethnique actuel176 légué par cette histoire.

225Toutefois cette histoire « heureuse » doit être nuancée. Cette mécanique de front pionnier, de colonisation est rythmée par des famines-épidémies, elle est confrontée à une instabilité entre nouveaux arrivants et occupants, entre arrivants et primo-arrivants (Luo), et au xixe siècle à une nouvelle donne géopolitique. D’abord « l’impérialisme massaï », la pression des Kipsigi, la multiplication des raids nandi (Matson 1968) ensuite le commerce de traite, via l’État wanga, vont exacerber et fausser les équilibres et rapports de forces militaires entre tribus ou à l’intérieur de celles-ci.

  • 177 Dans le cas de Thimlich Ohinga, la relation avec l’île Rusinga et ses techniques de fortifications (...)

226De tels contextes, à la fin du xixe siècle, accentués par les enjeux commerciaux, qualifiés de « période héroïque » par Ogot, expliqueraient l’importance des regroupements, soit des peuplements en grappe (Northcote 1907) dans les zones peuplées, la haute densité protégeant les populations, soit des habitats parfois défensifs dans les zones périphériques et plutôt pastorales, moins peuplées et/ou de frictions géopolitiques, ce qui se traduirait par la formation de « villages » fortifiés du type gunda bur, ou ohinga177 en pays luo (Oduor Ralwala 2017), des villages fortifiés « engogo » en pays samia, des « Bukusu forts » en pays luyia-bukusu au nombre de 500 (Wandibba 1985), de forteresses (Scully 1974) comme plus à l’ouest en pays teso, des cavernes fortifiées ou des peuplements sur le haut des collines sur les hautes terres en pays kissi, avec des fossés ou des formes fortifiées, du type eburu et orwaki (Akama & Maxon 2006).

227Par ailleurs certaines de ces constructions peuvent aussi témoigner d’une volonté politique, symbolique de certains big men, comme dans le cas étudié à la fin du xixe siècle par Ndege (1987) en pays luo kasipul et kabondo, voire d’une volonté religieuse : le culte nyamumboiste, qui concerne autant le pays luo que le pays kissi au début du xxe siècle, s’est également traduit par l’édification de site-colline (Ochieng’ & Ogot 1972).

228Au demeurant les raisons de ces fixations défensives ne sont pas uniquement d’ordre conjoncturel mais structurel. Les dangers encourus sont multiples : outre la présence d’une faune sauvage, l’absence d’un cadre étatique territorial, d’une construction politique dynastique mais aussi cette logique de division-opposition propre aux sociétés lignagères expliquent ces regroupements, des raisons auxquelles il conviendrait d’ajouter d’autres facteurs économiques.

229D’une part l’importance d’un pastoralisme et l’échange de veaux et de produits viviers alimentent, au-delà des vols de bétails avec les voisins pastoraux et des razzias d’un pastoralisme concurrent, des échanges entre d’autres sociétés voisines via des marchés portant sur les bétails-veaux/produits vivrier-fer aux limites des peuplements luo et luyia ou gusii ; cette activité, attestée par une géographie des lieux de marché (Håkansson 1994), expliquerait cette nécessité de protéger cette ressource. Au demeurant, l’étude archéologique, architecturale et la reconstitution de ces lieux bâtis indiquent la place centrale attribuée au bétail bien positionné et défendu au centre des formations-habitats protecteurs sinon défensifs.

  • 178 Dont l’importance des sépultures, des lieux comme des rituels, voir à ce sujet les interdits alime (...)

230D’autre part, comme le souligne Shipton (1984), la nécessité pour les populations rurales sans État, qu’il qualifie de « descent-based system », de marquer leur territoire, leur antériorité et leur enracinement foncier, en fin de compte leur profondeur lignagère178 et ce faisant leur primauté au droit au sol, imposerait ces présences monumentales, y compris d’une façon prestigieuse de la part de big men qui accumulent le plus de femmes, de vaches et de greniers, mais aussi de la part des familles qui, un peu à l’image d’un système de parenté, de parentèle, réplique un modèle d’habitat dispersé et regroupé en grappe défensive, du moins pérenne, dans un territoire plus large lignager et clanique.

231Ainsi s’expliquerait la présence énigmatique d’un patrimoine monumental original (usage de la pierre sèche, des terrasses, de fortifications) certes défensif mais aussi démonstratif, dans une RGL où paradoxalement dans les royaumes centraux, la construction des capitales, des enclos et des cours royales, aristocratiques, des sites sacrés, est dominée par la civilisation du végétal. Toutefois ces constructions qui de facto témoignent de l’existence de densités démographiques sans la signature, ni la résonance d’une construction politique, supposaient des capacités de mobilisation de main-d’œuvre allant bien au-delà des moyens isolés de groupes primaires ou de sociétés lignagères, que certes les niveaux de peuplement, les densités, autorisaient mais qui relevaient au-delà du patronage de big men constructeurs et de leurs capacités de mobilisations, d’autres ressorts culturels, religieux voire politiques ont pu, ont dû jouer. L’énigme de ce patrimoine sans histoire nous renvoie à la question du monde plein politique, du moins de l’absence d’une tutelle monarchique, une interrogation déjà soulevée, ailleurs, par les sites monumentaux (murs, irrigations…) dans les sociétés lignagères.

La divergence, un monde plein sans royaumes

232En effet un tel peuplement, le couple densité-intensité, une telle colonisation produisent deux effets inattendus, si du moins on intériorise une vision linéaire de l’histoire et ses évolutions attendues ou si on établit des comparaisons avec la partie centrale et la périphérie occidentale de la RGL.

  • 179 Ogot (2009 : 505-521)

233Primo, et malgré l’expansion des peuplements et les densités atteintes, on n’observe ni de voie royale, sinon des chefs de clans, sous-clans élus-choisis, aucune aristocratie royale, aucun roi sacré, ni de centralisation-cristallisation politique, sinon sous une forme inachevée : c’est le cas à plusieurs moments mais d’une façon embryonnaire. Ogot (2009) le signale par une évolution « from Gunda-bur system to centralized government »179 au travers de l’émergence d’un gouvernement centralisé, associé à un imaginaire royal (Karuoth) d’abord chez les Alego, au travers d’un leadership joka-jok puis de l’instauration d’un État kadimo dans l’Yimbo (Ochieng’ 1974). Mais ces expériences politiques se font et se défont à l’image du succès ou non dynastique des chefs-rois, sans qu’on puisse parler de confédérations royales et dynastiques telles qu’on les observe plus au sud dans la RGL. Il en est de même chez les Luyia Bukuzu (Simiyu 1991), dans le clan kituku (Massaba) en pays kissi (Ndeda 2017).

  • 180 La comparaison avec les sultanats de l’Uele (Bandia, Azande, Mangebtu), bien plus qu’avec les roya (...)

234Nous serions donc devant une divergence politico-démographique, comme si le processus mis en évidence dans les royaumes centraux, des lignages aux royaumes, sous l’effet croisé d’une croissance démographique qui fait éclater les clans, les lignages et de changements agro-économiques, ne s’était pas réalisé. La fragmentation des tribus-clans-lignages n’aurait pas produit un tel scénario, sinon une stratification douce à l’image de big men territoriaux, à l’exception notable et atypique de l’État wanga qui n’est qu’une confédération de tribus sous l’autorité d’un sultanat180. Cette exception qui confirmerait la règle prend une forme dynastique tandis qu’au contact des « Arabes », il s’assure des moyens économiques, militaires (armes et mercenaires massaï) lui permettant de contrôler une partie du peuplement luyia, voire au-delà, et de bénéficier du commerce international en expansion. Et même si la titulature et les récits mythologiques sont communs aux populations bantoues de la partie nord de la RGL (la référence à Kintu) et rappellent quelque peu chez les Luyia (autant chez les Wanga que chez les Bukusu) les Mwami et une geste bacwezi, même si certains rituels rappellent des regalia (tambour) communs avec des sociétés voisines (Busoga, Alur), il ne s’agit que des liens diffus avec ces imaginaires royaux de la partie centrale et nord-ouest de la RGL. Et c’est particulièrement le cas pour les Luo dont certaines branches sont souvent associées à la formation de royaumes centraux, via les Babito du Bunyoro : l’éloignement du Bunyoro agirait-il ? Et il en est de même des formes de royauté sacrée présentes en Ouganda et au Soudan… Pourtant cette absence de trajectoire-construction monarchique dévoile un système politique, des autorités collégiales, un pouvoir partagé et de distinctions sociales (les fondateurs et les primo-occupants).

  • 181 Dans le cas des Luo, les chefs élus choisis n’ont pas de pouvoir régalien dynastique, ni la légiti (...)

235Secundo, la croissance démographique qui s’accompagne d’une stratification sociale horizontale, d’une division des tâches et productions et d’une accumulation, ne produit ni une stratification sociale verticale aristocratique, ni des formes de clientélismes pastoral ou foncier, même si on observe à la fin du xixe siècle, comme le notent Ogot (1985) chez les Luo, Shanguhya (2015) chez les Luyia et Gold (1985) pour les Nandi, des signes d’accumulation pastorale, polygamique et la multiplication des formes de dépendance voire d’esclavage ou d’isolement individuel. Cette seconde divergence socio-démographique se vérifie dans les élites : les big men ou les « chefs »181, les « leaders », bien plus que « rulers », selon les expressions de Ochieng’ (1973), partagent alors l’autorité avec une gérontocratie, les elders associés aux devins, aux faiseurs de pluie, parfois aux forgerons, avec les classes d’âge lorsqu’elles existent et avec les chefs occasionnels de guerre et de paix.

  • 182 Owen (1933) et Abukutsa-Onyango (2016).

236À ce sujet, révélateur est le contrôle du pouvoir agro-managériel, des rituels agraires qui est du ressort des faiseurs de pluies-pluviators ; il en est de même de la prégnance d’un « indigene knowledge » qui selon Onyango (2016) s’est perpétué jusqu’à nos jours182, comme des rituels agraires et des connaissances, de la gestion des calendriers agraires restés du ressort des familles et des lignages, des elders. Ainsi les observations ethnographiques des années 1920-1930 notent l’importance des savoirs paysans en pays luyia et luo, comme de leurs détenteurs dont la connaissance des étoiles, des constellations d’Orion et des Pléiades, la connaissance de la faune et de la flore nécessaire à la prédiction des pluies et à la définition du calendrier agricole (Owen 1933), alors qu’en pays kissi le calendrier des semailles et ses rituels sont pratiqués par les familles ; il en est de même chez les Luo, où les elders gèrent le calendrier agricole et les activités pastorales.

237Cette divergence avec la partie centrale de la RGL se vérifie également dans les questions foncières, le contrôle de la terre, aussi bien agricole que pastorale, dans la maîtrise « égalitaire » du foncier, de la distribution du foncier, de son usage ou des usages pastoraux alors que la pression démographique est parfois forte.

  • 183 Leopold (2005 : 144-145) remarque que si la guerre est intrinsèque aux sociétés sans État, elle es (...)
  • 184 À l’image des ohingni dans le comté de Migori, des gunda bur en pays luo, des fortifications en pa (...)

238Tout aussi significatif de cet « État ou système politique sans État » est le régime des pratiques et des modes guerriers (Owino 2011) : l’organisation des « armées », des classes d’âge dans certains cas, des jeunes et les pratiques sont plus proches des « guerres de lignage » que des « guerres d’États » selon la typologie de Bazin et Terray (1982), ou de la guerre, de la violence telles qu’elles sont observées en pays lugbara par Leopold (2005)183. Il en est de même de la gestion des conflits internes ou entre voisins, parfois tenaces entre clans, qui font appel à des coutumes et des rituels communautaires, symboliques de réconciliation, moins prédateurs que les expéditions frontalières préventives que se font les royaumes centraux, ou que les guerres internes sous les traits de tensions générationnelles ou de conflits aristocratiques au sein de ces royaumes centraux et de leurs cours. Aussi la protection et la sécurité, du ressort ailleurs de l’État-royaume et de ses aristocraties, comme la gestion interne de la violence relèvent-elles de coutumes et d’autorités morales, voire sont déléguées à des classes d’âge de jeunes guerriers, à une organisation militaire sociale non aristocratique, à la communauté qui par ailleurs s’auto-défendait préventivement en multipliant les villages fortifiés dans les milieux ouverts de savane, aux limites des espaces nouvellement mis en valeur184.

239Toutefois au-delà des affrontements militaires ritualisés entre territoires et clans sous-clans, existe une organisation militaire identitaire, une mobilisation communautaire, ethnique, des jeunes basée sur une confédération tribale ou ethnique transcendant les clivages claniques et lignagers, mais ces mobilisations unitaires ethniques ne sont qu’épisodiques, réactives en fonction des dangers encourus, comme on les voit au xixe siècle chez les Luo, les Bukuzu, les Gusii.

  • 185 Pour reprendre et retourner l’expression de Pierre Gourou caractérisant les royaumes centraux.
  • 186 Voir les études sur les pastoralismes guerriers, l’expansionnisme nuer ou massaï au dépens de soci (...)

240Ce défaut d’État dans sa forme monarchique et sa domination sociale, ses dimensions aristocratiques, n’aurait donc pas pénalisé la croissance des peuplements et des populations. En fin de compte, il aurait pu agir comme un « cadre générateur de croissance »185, laissant aux lignages, aux clans (kinship versus kingdom), aux elders, aux réseaux sociaux et communautés libre champ pour se reproduire, se développer et s’auto-protéger : une illustration du modèle d’adaptation envisagé par Brumfield & Earle (1987) qui relativise le modèle politique étatique de la mise au travail par les biais des nouvelles ressources dont les plantes. De plus, cette évolution, une expansion démographique qui ne se traduit pas par une accumulation-centralisation politique, a échappé à une dérive prédatrice que l’on peut observer dans des sociétés pastorales segmentaires voisines, où la pratique de la razzia est au cœur de la reproduction de leur système économique et politique186.

241Cette divergence singularise cet espace. Car au regard de la partie centrale de la RGL, mais aussi des autres périphéries, le Kavirondo, les provinces Western et Nyanza, révèlent donc une complexité, sinon un paradoxe historique : l’histoire démographique et économique, comparable aux autres espaces de la RGL, mais aussi ce sentiment d’appartenance communautaire et territoriale, comme la construction d’une domination sociale et d’une identité paysanne de terroir, qui dessinent un « monde plein » aussi bien démographique, économique que socioculturel, n’a pas généré, ni suivi, ni imité de voie royale. Une telle situation, une telle histoire sans construction et territoire politique ont fait l’objet de plusieurs débats.

242Les anthropologues en premier, à l’exemple de Wagner (1940) parlent, au sujet du fait politique chez les Luyia, d’une conscience politique identitaire ou solidaire plutôt qu’une soumission à une autorité centrale, observation que l’on peut rapporter aux populations luo, gusii.

243Puis l’histoire politique a été sollicitée pour comprendre un tel défaut étatique et sa compensation sociale. Les historiens se sont penchés alors sur la faiblesse des imaginaires royaux qui sont pourtant très présents dans la partie centrale et occidentale de la RGL et bien souvent associés aux Luo, en relation avec la question des Babito du Bunyoro (Herring 1978, Herring et al. 2001, Shipton 1984, 2007), ou des imaginaires tribaux fédératifs comme chez les Padhola (Ogot 1967). Peut-être a joué l’absence de cette préhistoire, cette initiation politique que furent les toparchies (Mworoha 2018).

  • 187 Par exemple la comparaison entre sociétés labwor et palwo, pourtant proches (luo) menée par Herrin (...)

244Certains ont mis en évidence le différentiel d’incorporation, la coagulation sociopolitique, plus avancée dans les sociétés à État centralisé, mais plus stratifiée et potentiellement plus conflictuelle, que dans les sociétés segmentaires : ainsi les capacités d’incorporation politique des sociétés à État auraient renforcé les clivages ethniques-claniques-lignagers comme leviers de conquête du pouvoir, un fait bien connu pour l’histoire du xxe siècle mais que l’on pourrait observer en situation précoloniale187. À l’opposé, l’absence de centralité du pouvoir explique la fluidité des identités internes, du moins l’absence de cristallisation politique, faute de cet enjeu symbolique qu’est l’exercice de l’État et de ces titres associés.

  • 188 Cf. Shipton (2009), mais il faut noter l’existence de tombeaux royaux en pays wanga.

245Enfin, plus récemment, l’histoire sociale et culturelle s’est également interrogée sur le paradoxe d’une RGL orientale, familière des sépultures familiales paysannes décentralisées, attachées aux territoires qui se distinguerait d’une RGL, centrale et occidentale, coutumières des sites et des sépultures royales et des royaumes qui entretiennent une mobilité et un déracinement des individus, ménages et familles attachés aux chefs et autorités, à leur suite et clientèles188.

246Pour autant, ces lectures, qui sont une reconstitution à partir du présent du tournant du xixe-xxe siècle et de réalités achevées et figées, cultivent un travers signalé par Cohen et Atieno Odhiambo (1987) en favorisant une lecture identitaire linéaire et harmonieuse, évacuant des processus plus violents, conflictuels, dont la dispersion des populations résidentes, ou des situations critiques comme le suggère la chronologie des disettes, des famines et des épidémies, ou des guerres entre clans et tribus.

Conclusion

247Cette étude est partie d’une hypothèse-évidence, sinon d’un postulat tant l’hypothèse apparaissait ancrée, selon laquelle l’évolution historique de la RGL relèverait d’une conjugaison-interaction réussie entre une espace (écologie), une économie-population et une construction politique, et ce faisant d’une relation, du xvie au xixe siècle, entre les nouvelles plantes américaines, qui amèneraient un surplus, une croissance, un surnombre démographique, et des constructions sociales, des géopolitiques. Or la reconstitution de cette histoire des plantes et des populations, des peuplements, des densités et des régimes démographiques, des modèles et modes de peuplement passés, confirme et nuance le propos ; elle dévoile une diversité des scénarios, du moins un autre scénario que celui observé dans la partie centrale de la RGL en s’arrêtant sur des versants négligés, des populations et des sociétés, périphériques, dans l’ombre de royaumes centraux.

  • 189 Qui ne furent ni des « sociétés englobées » ni des « sociétés englobantes », pour reprendre le mod (...)

248Cette complexité périphérique, tant géopolitique que géochronologique, quelque peu oubliée, mais également la diffusion des plantes américaines qui agit inégalement selon les espaces et sociétés, bien plus à l’ouest qu’à l’est de la RGL aussi bien dans les royaumes que dans les sociétés sans État, suggèrent des connexions multiples, tant au bénéfice des États-royaumes centraux que des populations et des sociétés sans État des périphéries de la RGL. Ces chaînes de sociétés189, comme pour les royaumes centraux, ont tiré avantage de ces transferts-échanges précoloniaux et d’une relation RGL/monde souple et fluide, dans un « espace d’échange » selon l’expression de Lambert (1998) en amont de la phase de la traite puis de la mise en dépendance qui ont touché tardivement le RGL.

  • 190 Voir Mworoha (2016).

249Cette reconstitution de la diffusion des plantes américaines et de son impact-inter-action démographique, cette rétroprojection dévoileraient, bien avant le xxe siècle, une connexion douce qui relève bien plus des échanges que des routes et du commerce, lesquels ne viennent qu’en deuxième temps. Ce faisant, la région des Grands Lacs n’est ni une civilisation agraire singulière, même si on pourrait entrevoir une « civilisation du sorgho » au travers des pratiques, des rituels qui lui sont associés190, ni un centre foyer agricole, mais bien plus un centre de diversité botanique agricole et de croissance démographique, une « frontière des hommes et des plantes, un territoire de l’agro-diversité » (Garine 2006) qui participent à la complexité sociale, politique, culturelle de ces différents histoires et espaces régionaux, construisant un « monde plein » qui est confronté à des limites internes à la fin du xixe siècle.

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(* astérisque pour les documents à caractère de source, cf note n° 13.)

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Notes

1 Les paysages sont « américains », selon l’expression de Jean-Pierre Chrétien.

2 Ce terme caractérise un seuil démographique et d’occupation de l’espace atteint dans une population d’ancien régime démographique avant la transition, dans l’Europe et la France du xviiie siècle, n’excluant pas les famines et disettes – le monde plein n’est pas synonyme de fin des famines –, voire des crises sévères, mais ayant un potentiel démographique suffisamment élevé pour se recomposer à la suite de celles-ci, pour diversifier ses ressources, pour trouver en temps de famine de nouvelles ressources, avec une croissance en « stop and go » dégageant sur la longue durée une croissance (de l’ordre de 0,2 % par an, bien inférieur au modèle de Van Bakel (1981).

3 L’inventaire des datations des premières traces archéologiques (Gallagher 2016) est corroboré par les témoignages écrits couramment cités.

4 Sur ces débats, voir les communications dans l’ouvrage dirigé par Gendreau (1990).

5 À l’image du modèle décrit par Van Bakel (1981).

6 Avec des densités voisinant les 30 hab./km2 en 1936.

7 Avant la période coloniale, on note les cultures suivantes : sorgho, millet-éleusine, maïs, haricot sésame, courge et tabac (Abélès & Peltier-Charrier 1979).

8 Dans le cas des Konzo (Éthiopie).

9 Sur le Haut-Uele et le Bas-Uele, voir les synthèses récentes sous la direction de Jean Omasombo Tshonda (2011, 2012).

10 Selon les premières estimations de Schweinfurth (1874), de De Calonne-Beaufact (1921), reprises par Vellut (1996), les estimations de Fortes & Evans-Pritchard (1940) sont inférieures soit moins de 20 hab./km2 mais portent sur la période coloniale et l’ensemble des populations zande (Congo, République centrafricaine, Soudan du Sud).

11 Dont les synthèses de Schoenbrun (1998), Ehret (1988) s’appuyant sur les échanges linguistiques de populations de savane (langues nilo-sahariennes) et forestière (langues niger-congo), qui recoupent des complexes séminal et végétatif.

12 Dont les travaux de Pelissier & Sautter (1964) et de l’ORSTOM, une somme de travaux repris dans la revue Études rurales et qui s’attache à la dimension locale, communautaire, villageoise.

13 Les premiers récits d’exploration qui surévaluent la richesse des régions et des royaumes découverts sont d’une exploitation discutable, aussi les données, recueillies dans la seconde vague d’exploration scientifique du tournant du xixe-xxe siècle et par les synthèses régionales, les publications ethnographiques menées dès les années 1900-1920 (ces sources sont associées à un astérisque * dans la bibliographie), puis les monographies (du moins certaines recensées dans la série des Ethnographic Survey of Africa, International African Institute, East Central Africa, dont P. T. W. Baxter & Audrey Butt 1953, Taylor 1962, M. Chave Fallers, 1962, La Fontaine 1959, certaines des collections ethnographiques de Van Overbergh, 1907 et des monographies ethnographiques (Hiernaux 1954) ont été retenues et croisées avec les thèses d’histoire, de géographie rurale, d’économie et sociologie rurale.

14 Une définition économique restrictive qui peut s’élargir en prenant en compte les réserves pastorale, forestière, hydrique à un espace naturel, à un patrimoine naturel. Voir Cornier-Salem (2005).

15 Cet étagement permet les associations et les diffuse. Voir à ce sujet, entre autres, les travaux d’histoire rurale sur le Burundi et les analyses des géographes sur la disparition de cette étagement, associée au processus d’involution, dont celle de Francois (2006). Cet étagement entretient des complémentarités écologiques entre terroirs qui limitent les risques de disettes-pénuries ; la colonisation en valorisant les productions régionales, dans le cadre de régions naturelles exclusives va remettre en cause ce puzzle, ce bricolage d’interdépendances agro-économiques.

16 La culture de l’éleusine et du sorgho, du moins les chaumes, conviennent à l’élevage bovin, et leurs diverses variétés (amer ou non) à la consommation de pâte ou de bière (particulièrement le sorgho), mais si la présence de l’éleusine est générale, la distinction entre les diverses variétés de sorgho (bicolor, guinée et caudatum) reste à préciser comme leurs aires de diffusion ouest-soudanique et éthiopienne (Stemler et al. 1976).

17 Un exemple de cette association dans les assolements selon des calendriers pluriannuels dans Cochet (2001), et de cette diversité dans Cuypers (1970).

18 Chez les Banyankole, l’éleusine est présente (Roscoe 1923, Taylor 1962) alors que le sorgho fait partie des rituels royaux (communication d’Émile Mworoha).

19 Comme dans le cas des Alur dans le Haut-Ituri (Drachoussoff et al. 1991) ou des Banyankole-hima (Roscoe 1923).

20 D’une façon générale, en Afrique centrale (Congo), le maïs est associé aux axes fluviaux et au commerce des esclaves. Ce patrimoine-paysage (Hartwig 1976) semble récent et résulter de la connexion au xixe siècle des circuits régionaux aux axes caravaniers orientaux.

21 On trouve au Busoga toutes les plantes présentes dans la RGL : l’éleusine, le sorgho, le maïs, le sésame, la patate douce, la banane, les légumineuses africaines et américaines (Batala-Nayenga 1976).

22 Selon Doyle (2006), l’instabilité politique au xixe siècle ne permet pas l’essor des bananeraies dans le Bunyoro, ni l’assurance d’un cheptel bovin important souvent razzié par le voisin bugandais : cette faiblesse se manifesterait également dans la récession démographique du royaume.

23 Selon Nasimiyu (1985), chez les Luya bukusu, le calendrier bi-saisonnier est récent (fin du xixe siècle), il devient bi-saisonnier sous la pression démographique et donne alors une place aux plantes américaines à cycle court.

24 Ces derniers semblent associés à une présence arabe, zanzibarite.

25 En pays azande, on distingue quatre types de champs-associations successives : éleusine (défrichement comme dans la RGL)/éleusine, arachide/maïs, manioc/maïs, fruit palmiste puis jachère (Lloyd 1978).

26 Des complexes relevant d’usages, de pratiques correspondant à des berceaux ou centres, on distingue le complexe des savanes soudanaises associant céréales dont le sorgho et légumes, celui des marges forestières associant tubercules et légumineuses, celui de la montagne éthiopienne associant d’autres céréales dont l’éleusine et légumineuses, voir Portères (1962). Ce premier éclectisme alimentaire se met en place entre 1000 av. J.-C. et 500 ap. J.-C. selon la synthèse de Schoenbrun (1993) et se vérifie dans l’enracinement rituel et culturel des plantes africaines, céréales et tubercules ; ce qui n’est pas le cas des plantes américaines qui ne participent ni au rituel politico-religieux (du moins elles restent dans l’ordre privé) ni aux récits mythiques fondateurs dans l’univers-imaginaires. Voir, pour le Burundi, Chrétien (1997 & 1984), mais à l’exception de la patate douce, voire du tabac pour le Rwanda, de la banane pour le Buganda (Reid 2002) et du maïs en pays azande.

27 Les crises alimentaires des années 1970-1980 inciteront alors à valoriser ces ressources traditionnelles qui feront l’objet d’inventaires de la FAO (Johns & Kokwaro 1991, Abukutsa Onyango 2007) : ces plantes anti-famines sont dépréciées à l’exemple des feuilles de patate douce, moins pour certaines d’entre elles, dont les feuilles de manioc pilée (sombe) dans la partie occidentale de la RGL.

28 Cette diversité agricole des terroirs est à l’origine des échanges en temps de soudure ou de rupture, éloignant les risques de famines généralisées telles qu’on les a observées, mais d’une façon perturbée, durant la période coloniale, comme dans le cas du Burundi ou du Rwanda (Thibon 2002) ; par ailleurs les différences entre systèmes agricoles, agropastoraux et pastoraux expliquent l’importance des échanges de survie entre sociétés voisines mais culturellement éloignées ; dans cette configuration, l’écart entre des sociétés voisines mais économiquement différentes devient alors un avantage en facilitant les échanges-interdépendances, à l’exemple des relations entre Massaï et sociétés voisines agropastorales, agricoles.

29 Ceci se vérifie au xxe siècle quand l’essor des cash crops alimente une accumulation pastorale (Anderson 1983).

30 Autant redevable des variations climatiques que des limites des productions céréalières, y compris des plantes américaines alors que la période du xviii-xixe siècle est sèche.

31 Les épizooties, en particulier celles de la deuxième moitié du xixe siècle (pleuropneumonie bovine, peste bovine) incitent les pasteurs à pratiquer l’agriculture (apparition des ex-pasteurs agriculteurs comme les Dorobo en pays massaï…) et valorisent les agriculteurs dans les échanges économiques.

32 Les épis de maïs possèdent une enveloppe, une protection naturelle, qui avantage cette culture et sa conservation sur pied et en grenier par rapport aux céréales existantes, évitant un suremploi de gardiens de récoltes.

33 Cet aspect est abordé par Fanzo et al. (2013). La relation intensité-diversité apparaît vertueuse à la différence de l’intensité exclusive qui s’impose au xxe siècle au travers des monoproductions des cash crops (Kehoe et al. 2015), voir les travaux de Leclerc et Coppens, et la thèse de Labeyrie (2013) portant sur le mont Kenya.

34 À l’image de « snack », selon l’expression de Were-Kogogo (2016).

35 On note la présence de coleus ancien au Burundi-Rwanda (communication personnelle de Jean-Pierre Chrétien).

36 Communication personnelle de François-René Picon.

37 Voir la collection des pipes au Musée de Kisumu au Kenya et la synthèse d’Edward (1983), mais dans le sud de la RGL le tabac cultivé de la même façon est prisé (voir Meyer 1984).

38 Dont les proverbes, les dictons populaires à leur sujet, pour le Burundi par exemple dans les travaux de Rodegem & Bapfutwabo (1961), comme dans leur usage lors des fêtes et rituels familiaux du calendrier agricole.

39 Voir Vansina sur la perception négative du riz ou du maïs, nourriture associée à la traite, à l’esclavage dans les sociétés et royaumes congolais.

40 Les disettes et famines des années 1920-1940 consécutives à la diffusion exclusive du maïs et à la monétisation de l’économie rurale sont connues ; moins, les effets négatifs des régimes alimentaires de moins en moins diversifiés sur la nutrition, voir à ce sujet Prinz (1996).

41 Qui a étudié la diffusion-expansion de plantes américaines (le figuier de barbarie à Madagascar) sans intrusion coloniale si ce n’est au début lors de l’introduction qui visait une exploitation coloniale, vite abandonnée.

42 Les plantes américaines s’associent aux plantes endogènes, légumineuses, tubercules ou céréales, tant et si bien que les emprunts et chevauchement sont fréquents dans les appellations : sorgho/maïs, niebe/haricot, arachide/pois bambara-voandzou.

43 À rapprocher de la distinction proposée par Gallagher (2016) entre les plantes « naturalisées », connues et en place, et les plantes « cultivées ».

44 Meyer (1984) comptabilisa 70 variétés de haricots au Burundi, la déclaration sur la diversité biologique au Burundi (Convention sur la diversité biologique de 2012 de l’UICN) fait état de 11 variétés de patate douce dont 7 abandonnées, 27 et 23 pour le manioc, 37 et 10 pour le haricot, 44 et 19 pour la banane. Mais ce sont les variétés des plantes exotiques qui attirent le plus l’attention, comme dans le cas de la banane. L’antériorité ou la profondeur historique expliqueraient-elles la diversité génétique des plantes américaines (patate douce, manioc, haricot) ? Cf. Zawedde et al. (2015) ; Blair et al. (2010), Kizito et al. (2005).

45 Les plantes américaines non alimentaires, les arbres, arrivent plus tard, cette observation faite à l’échelle du continent (cf. Gallagher 2016) semble convenir pour la RGL.

46 Certaines plantes américaines paraissent associées, des binômes comme le maïs-haricot.

47 Peu de données sinon celles avancées par Gallagher (2016) dont les datations pour le maïs sur des sites mais proches de la côte : pour l’intérieur, sur les sites de Munsa (Ouganda) ; 1 800 sur le site tanzanien d’Ijunga ; 1 690-1 800 pour des relevés palynologiques (lacs kényans de Bogoria et Naivasha) : voir Finch et al. (2016), Ashley et al. (2004), Kiage et al. (2009).

48 Voir le débat sur la présence précoloniale du manioc au Burundi et au Rwanda dans Barampama (1993).

49 En pays kuria sa diffusion ne date que de la période coloniale.

50 Cette variété tendre viendrait du Congo, à la différence de la variété dure venue du Nil-Bahr El Ghazal.

51 Pour la RGL et l’Afrique de l’Est, voir les synthèses d’Ehret (1985, 2011), de Philippson & Bahuchet (1994); pour l’Afrique centrale, celles de Cloarec-Heiss & Nougayrol (1998).

52 Voir les derniers travaux et mises au point de Bostoen (2010) et Ricquier (2014).

53 Empruntée par la colonne de secours à E. Pasha puis par la colonne militaire de Denys.

54 Sur l’impact du commerce de l’ivoire sur l’ouverture de routes et relais au xixe siècle, voir Marissal (1978).

55 Comme le remarque Thomas Vernet, communication au Séminaire GlobAfrica, UPPA, Pau, novembre 2017.

56 Comme dans le cas du Burundi ou du Rwanda, voir Wagner (1983), Lugan (1984).

57 L’apparition de marchands indiens, zanzibarites venant de l’Est, précédés par des commerçants arabes et européens venant du Nord via le Soudan, comme de marchands bugandais, date de la deuxième partie du xixe siècle ; pour les colporteurs, dans le cas du Burundi comme du Buha, voir Mworoha (1987), le chapitre 8.

58 Dont celle du riz pluvial dans les zones arabo-swahili via les Bagwana.

59 Cette diffusion en deux temps est présentée dans le cas du Buyogoma, région orientale du Burundi par Ruyoya (1986).

60 Communications de Christian Leclerc et Geo Coppens, Séminaire GlobAfrica, voir Labeyrie (2013).

61 La distribution des appellations de la banane dévoile des aires différentes, entre la côte, l’intérieur du pays jusqu’au pays kamba-chaga-meru et la région des Grands Lacs, ce qui suggèrerait l’obstacle qui a pu être le Rift (communication de Christopher Ehret, Colloque d’archéologie africaine, Toulouse, juin 2016).

62 Voir la distribution des pratiques d’inoculations dans Herbert (1975). L’épidémie de variole est particulièrement sévère à la fin du xixe siècle dans les zones méridionales de la RGL où de telles pratiques étaient méconnues.

63 D’après les informations de Gérard Chouin, axe 1 Globafrica.

64 C’est le cas des linguistes spécialistes de l’Afrique centrale (Philippson & Bahuchet 1994, Cloarec-Heiss & Nougayrol 1998, Bostoen 2010), mais aussi des linguistes spécialistes de l’Afrique orientale et de la zone entre Nil et Congo (Ehret 1985, 2011).

65 D’où l’importance des premiers récits des explorateurs suivant des tracés originaux, du Dr Wilhelm Junker venu du Nord via le Soudan (1880), des colonnes de secours (à E. Pasha), puis des militaires belges en direction de l’enclave du Lado (Dhanis) puis de J. Czekanowski, venu plus tard (1904) mais du sud (Rwanda) suivant un axe sud-nord et lacustre via le lac Albert ; ce dernier y note la pratique du swahili, que l’on retrouve également le long des rives occidentales du lac Tanganyika, à son sujet voir Meschy (1994) et Chrétien (2010).

66 Cette route est empruntée par les traitants arabes puis les explorateurs dont Stanley, puis par les colonnes belges, lors de l’expédition contre Stokes, de l’expédition du baron Dhanis.

67 Document communiqué par Paul Lane et Elizabeth Vignati.

68 Ces variations sont mesurées dans la région par les variations des étiages du Nil mais bien en aval de la RGL (Webster 1979, Herring 1979), des niveaux des lacs (Victoria, Naivasha, Bogoria, Édouard) et par des mesures palynologiques (voir la liste des sites dans Luening et al. 2018).

69 Voir sur ces variations climatiques, correspondant au petit âge glaciaire européen, Webster (1979), Herring (1979), Robertshaw & Taylor (2002), Kiage & Liu (2009), Verschuren et al. (2010), Colombaroli et al. (2016), Luening et al. (2018) ; la déforestation associée à l’essor de la métallurgie est vérifiée dans le Karagwe et le Buzinza.

70 En particulier dans les îles du lac Victoria qui auraient joué un rôle dans la diffusion de la banane, voir Reid & Ashley (2016).

71 Au travers d’apports énergétiques constants, bien que les régimes alimentaires comme dans le cas des régimes alimentaires exclusifs associés à la banane ou à certaines plantes américaines dévoilent des formes de malnutrition ; mais une telle situation n’empêche pas la croissance démographique.

72 Dans le cas du Kenya, le rapport taille-poids est supérieur chez les Luo et Gusii par rapport aux populations pastorales et autres populations kenyanes (Moradi 2008) ; l’anthropologie physique coloniale belge a également mis en évidence ces différentiels régionaux entre hautes terres, contreforts et plaines au Burundi Rwanda et Kivu (Hiernaux 1954).

73 Voir le débat sur la fécondité naturelle des sociétés pastorales, leur capacité de résilience aux pénuries ou aux faibles capacités des espaces arides en jouant sur le retard au mariage, les classes d’âge…

74 Quelles seraient les traces archéologiques de cette mutation, de l’agriculteur au fermier ? L’habitat dispersé dominant dans la RGL (Annaert 1959) témoignerait de cette évolution mais laisse peu de trace en raison de sa nature végétale comme pour des raisons culturelles (abandon suite au décès du chef de ménage) et politique (comme la mobilité à la suite des chefs dans les monarchies aristocratiques), à l’exception des zones ou sont présentes les traces d’un habitat dispersé ou regroupé en pierre sèche, comme dans la Nyanza Province.

75 Sur les Tiv en particulier.

76 Voir les débats sur l’impact de la traite et la compensation des plantes américaines dans Manning (1990).

77 Dont le débat entre les thèses de Crosby (1993) et de Illife (1995) sur l’impact destructeur ou au contraire bénéfique des transferts de plantes.

78 Voir la plus récente recension et l’analyse de ce débat par Pallaver (2014).

79 Son inventaire continental et sa cartographie des usages de la houe par les deux sexes ou par les seules femmes, avec dans le premier cas une division des tâches entre préparation des champs et du sol d’une part, entretien des champs d’autre part, dessine deux modèles qu’il qualifie soit plutôt de savane, soit plutôt de forêt ; cette étude met en évidence dans la RGL un usage dominant de la houe par les hommes et les femmes, mais privilégie comme hypothèse la division des sexes, ne prenant en compte ni les dépendants (clients, population servile…), ni la nature des outils, en bois en fer.

80 C’est le seuil donné par Hubert Cochet au-delà duquel l’entretien de l’élevage se fait au dépens de l’agriculture.

81 Cette pratique est signalée en pays chaga, voir Philippson (1984) et Falk Moore (1981).

82 Voir les travaux de Fenske (2009).

83 Reprenant les hypothèses sur l’origine de l’État avancées par Roberto Carneiro.

84 Comme dans la situation du royaume wanga en pays luyia, voisin des zones de peuplement européen.

85 Une bonne illustration du l’importance de ces mesures et de cette connaissance-savoir dans la colonisation allemande, dans A Handbook of German East Africa (1969, 1re éd. 1920).

86 Les comparaisons sont souvent mal choisies, l’échantillon retenu peut forcer l’argumentation, toutefois un des paramètres retenus est pertinent : la mobilité des populations des espaces étatiques tranche avec la résidence des populations segmentaires.

87 Il nous suffit de lire les chapitres et synthèses des encyclopédies, comme ceux de la Cambridge History of Africa ou de l’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco.

88 D’où l’importance des monographies sur les espaces frontaliers, des espaces peuplés avec des populations captées ou des espaces vidés. Cette mesure a été faite sur certains espaces périphériques du Burundi dont le Buyogoma, le Kumuso et l’Imbo dans le cadre du programme d’histoire rurale de l’Université du Burundi (1981-1984), et du programme Campus Buyogoma Kumosso (1989-1994). Voir également A. Kagame au sujet des récits de conquête et conflits entre le Rwanda et le Bushi, l’importance des migrations.

89 Compte tenu des techniques de guerre (pas de cavalerie, des arcs, des lances, des couteaux de jet…), la suprématie militaire repose sur la capacité de mobiliser des hommes formés aux arts de la guerre ; ces royaumes n’ont pas accès aux armes à feu, à l’exception, à la fin du xixe siècle, des Azande et des Bugandais.

90 Voir l’image des « armées bovines » utilisant ces espaces et les contrôlant, souvent associée à ces royaumes centraux.

91 Ville et commerce, leurs connexions aux routes continentales apparaissent comme des indicateurs d’un développement historique alors que l’économie de subsistance n’apparaît pas alimenter une croissance ; voir le compte rendu de Good (1973)

92 Selon la distinction établie par Schoenbrun, reprise par De Maret (2012).

93 Voir les travaux de Mats Widgren, Lowe Borjeson, N. Thomas Håkansson…

94 Voir une illustration de ces débats au sujet du livre Rwanda ancien de Vansina (2001), dans les comptes-rendus de la revue Politique africaine (Newbury 2001).

95 En reprenant une expression-concept d’Amselle (1985).

96 Un des premiers à s’interroger sur le déterminisme bananier et ses implications politiques.

97 Ce type de guerre sur les marches expliquerait l’absence de fortifications, plus présentes dans les sociétés sans État ; cette idée est suggérée par Oberg (1967) dans le cas de l’Ankole et par les récits-poésies guerrières, les récits sur les guerres entre royaumes recueillies par l’abbé Kagame au Rwanda : ces guerres coïncident souvent à des espaces de transhumance valorisant les armées bovines.

98 Les exemples abondent de ces territoires désertés : la plaine de la Ruzizi au nord du Tanganyika, la vallée de la Selimki entre les lacs Albert et Georges, le littoral du lac Victoria (dans le Kavirondo kényan, dans le Tanganyika Territory, dans le Busoga).

99 Voir le débat au sein de l’institution britannique sur les projets géopolitiques entre valorisation de l’acquis et expansion vers le Nord (Calas 1994) et l’emprise du mythe hamitique associé aux royaumes centraux dans l’idéologie coloniale belge.

100 Voir Mworoha (2016).

101 Selon la définition d’Aidan W. Southall.

102 Cette lecture coloniale puis historiographique a rebondi dans les années 1990 en Ouganda avec la reconnaissance politico-culturelle des royaumes ougandais, au détriment des espaces du Nord ougandais qui en sont dépourvus.

103 La vision expansionniste de Johnston, favorable à une extension vers le Nord et à une union du protectorat d’Uganda avec le Kenya, a sûrement pesé dans les tendances affichées.

104 Un calcul sur la base des unités domestiques ingo, kraals, en autant de points, affecté d’un multiplicateur renvoyant en une occupation moyenne.

105 Dont les critiques de Cambrezy (1986) et de Nicolaï (1998).

106 Les échelles sont imposées par la cartographie retenue par Pierre Gourou, un dégradé intermédiaire entre 1 et 15 habitants aurait été plus juste et précieux.

107 Voir la géographie des zones infectées dans la carte proposée par Gillman (1936), le dépeuplement des zones interdites a alors bénéficié aux territoires voisins ; ainsi, dans le Tanganyika Territory, le district de Mwanza a capitalisé ces mouvements de populations, dévoilés par la comparaison des données des recensements entre 1920 et 1930. Les données sont dans Kuczynski (1949, p. 324-325), confirmée et précisée par les données de Barrang Ford et al. (2006), Cacher (1999), Lyons (1992) et Well et al. (1989).

108 Sur la crise démographique il est difficile d’estimer cette déperdition (voir Thibon 1984, 2004). Sur l’impact démographique de la maladie du sommeil, qui agit de deux façons (dépopulation et migrations forcées), pour la partie orientale voir Arden Hoppe (2003), Ford (1971) et pour la partie occidentale et dans la nord-ouest où l’épidémie plus sévère (souche gambiense et rhodesiense) s’est doublée des maladies sexuellement transmissibles, des maladies vénériennes, d’infécondité, voir Romaniuk (1962) et Lyons (1992).

109 D’où une frontière culturelle entre association et État avec un débat sur le Bwami et la filiation occidentale de cette sous-région et l’importance des échanges est-ouest.

110 Cette expansion dans le Sud-Kivu et le long des lacs Kivu et Tanganyika est abordée par la thèse et les publications de Bishikwabo (1982) et Thibon (1989), pour les Nande voir Muhome Subao Sitone (2006) ; cette division-mobilité est retranscrite chez les Amba-Konjo par Joset (1952) et elle se prolonge vers l’ouest vers le bassin de l’Ituri dont les populations bantoues partagent les mêmes traditions de migrations que les Nande (Van Bockhaben 2013). La création des chefferies durant la période coloniale a multiplié ces unités, certaines se prévalant d’une ancienneté dynastique, d’autres des constructions récentes en fonction des migrations et expansions de peuplement. Toutes se revendiquent d’une filiation-référence avec des Mwami « rois » à leur tête.

111 Voir sur ce point les analyses de De Schlippe (1955) sur le Bututsi et le pays azande, de Cochet (2002) sur le Burundi.

112 Ces deux espaces consituaient le débouché de routes ouvertes par les Zanzibarites et furent aussi des lieux de combat des révoltés batalela (prise du poste de Lubero sur la Semliki, repli des rebelles à Finzi).

113 Pour reprendre une image de Claude Meillassoux, tout en confirmant l’hypothèse d’Ester Boserup sur l’importance de la main-d’œuvre féminine.

114 Pour la partie méridionale, une vue d’ensemble dans Marissal (1978), Newbury (1980), Lugan (1976), pour la partie centrale (lac Albert) voir Kamuhangire (1978, 1993) et une synthèse dans Thibon (1989), Cohen (1996), Vignati (2018).

115 Peu de contacts avec l’intérieur de la cuvette centrale du Congo via le Maniema qui est le prolongement le long du fleuve Congo de l’axe est-ouest via Ujiji (Kabemba 1987).

116 Cette distinction est faite par Bishikwabo (1991) qui signale la centralisation des royaumes du Sud-Kivu, comme les royaumes du Bushi et des Bafulero, plus avancée, par opposition aux royaumes sultanats du nord, Lugbara et Azande.

117 Que l’on retrouve plus à l’Ouest en pays Lega, voir Vansina (1983), ou chez les Nande.

118 À ce sujet, voir la typologie de Mworoha (1977) et une illustration pour le Bushi dans Munihirwa (2002) et d’une façon plus critique celle de Kasimba (1990).

119 Cf. Bishikwabo (1981 & 1982), Mugaruka bin Mubibi (1984). Pour les États yira et le Bwisha, voir les communications dans CCB (1981).

120 Un peu comme pour le Buha, un peuple des royaumes à l’est du Burundi mais dans un contexte démographique différent, déclinant dans le cas du Buha.

121 Sans rentrer dans le débat riche sur la stratification sociale (agriculteur-agro-éleveur-pasteur) et ses traductions ethniques, claniques et sociales (Hutu/Tutsi/Luzi, Bairu/Hima, Lendu/Hema), cet espace du sud au nord associant plaines, contreforts et montagnes se caractérise par des échanges, une cohabitation et des complémentarités à l’échelle des terroirs entre activités agricoles et pastorales qui ont évolué en fonction des contextes politiques. Cf. Chrétien (1974). 

122 Un tableau complet des explorations dans Kalck (1974), Boulvert (1984), Tshonda (2011), auxquelles il faudrait rajouter celles venues du sud le long des lacs dont celle de Czekanowski (1924), parti du Rwanda suivant la route des lacs.

123 De nombreuses études existent sur cette question, voir Romaniuk (1962), Retel-Laurentin (1974) ; voir la carte de l’expansion des maladies vénériennes et de la trypanosomiase dans Retel-Laurentin (1974, p. 71).

124 Bibliographie complète et critique de son œuvre dans Leopold (2005).

125 Dénomination qui renvoie à un épisode d’allégeance à l’Empire ottoman mais que l’on retrouve également pour les royaumes centraux.

126 Evans-Prichard parle de « complexe azande », d’une langue commune s’appuyant sur 34 langues soudaniques, 7 langues bantoues, 3 langues nilo-hamitiques.

127 Que l’on peut résumer au travers de l’expression « vers les tréfonds d’Aruwimi », tome 2 de l’expédition de Czekanowski (1924).

128 Correspondant à la collectivité chefferie bombo de la période coloniale.

129 Les traditions orales font état de deux migrations du Nord, accentué par l’expansion azande et mangbetu et de l’Ouest via la vallée de le Selimki, la voie empruntée par les Nande (Van Bockhaven 2013, Van Gelauwe 1960).

130 Des formes de dissidence de la période coloniale mais apparues dès le xixe siècle.

131 Cette question fut particulièrement étudiée en raison de l’infécondité qui affecte durant la période coloniale ces populations.

132 Selon le proverbe en pays azande : « On épouse les vaincu(e)s. » Voir Baïnilago (2004).

133 Ce débat reste à préciser entre des variétés dures venues du Mexique via la Méditerranée, Venise et l’Empire ottoman et des variétés tendres venues du Brésil via le Congo, une distinction importante pour son usage alimentaire, bien qu’une autre diffusion du maïs soit avancée, via l’Empire ottoman mais cette fois-ci venue par l’océan Indien via les ports de la côte de l’océan Indien et le golfe Persique (Andrews 1993).

134 Voir la recension des voyages et explorations faite par Boulvert (1984).

135 Voir la carte des densités du Congo belge dans Gourou (1955, p. 46). Ce corridor coïncide avec une zone particulière entre forêt et savane : voir carte 5 sur les zones de végétation.

136 Cette diversité est aussi génétique, les populations classées dans le groupe des Western nilotiques ont le plus de gènes en commun avec les populations classées comme bantoues (Gomez et al. 2015).

137 Le sorgho caudatum, plus rustique, résiste mieux à la sécheresse, ce qui expliquerait sa diffusion dans les périphéries plus sèches (Stemler & Dewet 1975), certaines variétés sont à cycle court et sont cultivées en association avec des légumineuses.

138 Sans relation de cause à effet mais témoignage d’une constante, cet espace connaît au xxe siècle des relations importantes avec l’Inde (Amutabi 2017).

139 Were-Kogogo (2016).

140 Le maïs en particulier n’étant qu’une plante de case complétant mais ne remplaçant pas les autres céréales.

141 L’absence de houe en fer en pays luo, et en partie en pays luyia, expliquerait cette obligation d’assolements longs. Sur les systèmes agraires successifs de la période précoloniale à nos jours en pays luo, voir le mémoire de Aoun & Bergeron (1997), et sur les rotations en pays luyia Nasimiyu (1985).

142 Les « camps de bétail » en pays kissi aux limites de l’espace agricole qui selon Peatrick (2000) autoriseraient des arrangements générationnels, des levées d’interdits matrimoniaux et de futures scissions, complétaient le système défensif.

143 Sans les interdits qui pèsent sur ce type d’élevage comme dans la partie méridionale de la RGL, y compris l’absence d’interdits pénitentiels (récole et mise en culture).

144 Dont celles du tournant du xix-xxe siècle (peste bovine), mais aussi antérieures (trypanosomiase) en relation avec les espèces animales plus ou moins sensibles à cette maladie, une hypothèse à vérifier : en particulier la famine nyaldiema vers 1850, régulièrement citée.

145 C’est le cas dans le sud-est en pays luo, au Rongo (Ndege 1989), au Siaya (Cokumu, 2001).

146 Les sites archéologiques témoignent de cette occupation, et d’une transition entre le « early iron age » et le « late iron age » associée à la céramique urewe, alors que les savoirs paysans des pluviators sont partagés par les communautés (voir Abukutsa-Onyango 2016).

147 Dont l’épisode malheureux de la migration gusii à Kericho (« Kabianga ») avant leur installation en pays kissi (Chache Massaba) à une altitude inférieure et plus au sud en pays massaï, voir les cartes dans Ochieng’ (1974).

148 Cette mesure de l’insécurité pluviométrique a été abondamment calculée durant la période coloniale pour déterminer les meilleures conditions pour les cultures de plantation et les cash crops ; ainsi la Nyanza Province présente les plus faibles taux de probabilité de pluviosité, donc le plus de risques et d’incertitudes, de toutes les régions littorales du Lac Victoria (voir Kenworthy 1964).

149 Mais à l’exception des Gusii et des Luyia. Selon Hay (1976), la houe en bois limite le travail annuel à une acre.

150 À moins que le maintien de ces plantes de soudure témoigne de la prégnance de ce risques alimentaires, cf. Johns & Kokwaro (1991), Abukutsa-Onyango (2007).

151 Ces plantes légumes africains n’ont pas disparu dans le régime alimentaire actuel, perçues ailleurs comme des plantes anti-famines et de ce fait dépréciées voire abandonnées.

152 L’accumulation pastorale à des fins de prestige, ostentatoire, voire de redistribution, mais pas de domination sous les traits de clientélisme pastoral courant dans la partie centrale de la RGL, serait présent dans les sociétés « égalitaires » : voir à ce sujet les analyses de Hayden (2003).

153 Un courant d’émigration luo viendrait de cette destination nordique.

154 Cf. Vignati (2017), Vernet-Habasque (2017), Marissal (1978), Gitu (2018).

155 Sur la Nyanza Province et le peuplement, voir les travaux des historiens Bethwell A. Ogot, William R. Ochieng’, Gideon S. Were, Elisha S. Atieno Odhiambo, qui font suite aux monographies des anthropologues (Owen, Evans-Pritchard, Stevenson, Wagner), et sur le Busoga les travaux de David W. Cohen.

156 Ogot (1976) distingue ainsi dans le Central Nyanza District 13 clans majeurs, qualifiés souvent de sub-tribes, correspondant à des Joks regroupant 178 clans mineurs. Il restitue la cartographie de cette expansion en plusieurs temps et espaces ; il distingue chez les luo les premiers arrivants et propriétaires, les clients et dépendants, les refugiés (p. 596-597). Cette distinction entre clans (ou lignage selon les auteurs) maximal, majeurs associés à un territoire et un système politique, clans majeurs, souvent des primo-arrivants, sous-clans mineurs descendants et associés, est empruntée à Ong’wen Okumo (2006).

157 Voir Onjala (2016), qui cite pour le pourtour du lac Victoria les périodes sèches de 1390-1420, 1560-1625, 1760-1840 et en particulier la famine de 1836 (Cohen 1996), correspondant à des changements des niveaux, de salinité et environnementaux du lac Victoria.

158 Toutes les écoles historiques, souvent de facon biographique, ont tenté cette reconstitution, parfois difficile (Oteyo 2018).

159 À cette date des limites foncières semblent être atteintes.

160 Cohen & Atieno Odhiambo (1987) proposent cette définition.

161 Ndege (1985 : 70-71).

162 Ce phénomène témoignant d’une croissance démographique est également observable dans l’histoire clanique des populations des royaumes centraux.

163 Walter E. Owen, membre de la commission des terres en charge des délimitations foncières, décrit cette mobilité (1932 & 1933).

164 Gumbe (2015) fait état chez les Luo de la possibilité pour les femmes d’échapper aux règles patrilinéaires.

165 On observe des processus d’exclusion et de mise en dépendance dans les systèmes patrilinéaires luo et gusii (Glickman 1974)

166 Voir à ce sujet le débat initié par Kopytoff (1987) sur la thématique de la frontière et des frontières, la distinction entre frontier et boundaries ; on serait dans le cadre d’une frontière interne avec continuité des peuplements, une dynamique différente de celle observée dans les parties occidentales de la RGL, dans le Sud-Kivu et le Nord-Kivu.

167 À la suite d’Evans-Prichard, toutes les monographies signalent cette diversité, la présence de clans majeurs et des clans mineurs, mais aussi de représentants d’autres clans majeurs et mineurs venus de territoires voisins.

168 Voir, dans le cas des Luo, les photos de ces occupations par Evans-Pritchard sur le site Exhibition Tribute Pitt Rivers Museum : http://web.prm.ox.ac.uk/Luo/luo/page/exhibition-tribute/index.html

169 Les différentiels de peuplements en pays luyia s’expliqueraient en partie par cette dernière raison (Wagner 1940, Shanguhyia 2015).

170 Osogo (1968) soulève cette question et donne plusieurs exemples de cette fluidité de certains clans souvent associés à des épisodes historiques, comme pour les Abakhoone.

171 Ugenya : nombre de clans 18, densité 206 hab./km2 ; Gem : 39, 155 ; Alego : 33, 100 ; Seme : 14, 70 ; Asembo : 7, 70 ; Kano : 13, 63 ; Nyakach : 9, 50.

172 Maragoli : nombre de clans 32/279, densité 145 hab./km2 ; Idaxo : 21, 438 ; Tiriki : 34, 86 ; Marama : 6, 65 ; Tsotso : 22, 50 ; Wanga : 18, 55 ; Bukuzu : 60, 23.

173 Voir les photos de ces paysages-défrichements par Evans-Pritchard présentées sur le site Exhibition Tribute Pitt Rivers Museum.

174 Owen (1933) indique les destructions occasionnées par les éléphants dans la partie méridionale lacustre, la zone ou sévissait la maladie du sommeil que l’administration coloniale avait interdite, et surtout par les hippopotames qui ravagent les champs de patate douce dans les espaces fluviaux.

175 Les travaux sont nombreux, des études anthropologiques comme celle de Sangree (1966) sur les Tiriki aux thèses d’histoire de Kakai (2000), de Moenga Omvvoyo (2000), entre autres.

176 Selon l’expression de Ogula (2002).

177 Dans le cas de Thimlich Ohinga, la relation avec l’île Rusinga et ses techniques de fortifications, avec une population voisine voire indigène (Abasuba) est avancée (Ayot, 1977).

178 Dont l’importance des sépultures, des lieux comme des rituels, voir à ce sujet les interdits alimentaires concernant certaines plantes légumes venant de ses sites domestiques (funéraires) désertés (Were-Kogogo 2016).

179 Ogot (2009 : 505-521)

180 La comparaison avec les sultanats de l’Uele (Bandia, Azande, Mangebtu), bien plus qu’avec les royaumes centraux, serait utile.

181 Dans le cas des Luo, les chefs élus choisis n’ont pas de pouvoir régalien dynastique, ni la légitimité des « rois sacrés », du moins ils la partagent avec les elders et leur conseil, les chefs de guerre et de paix, les classes d’âges, les sorciers, les pluviators. C’est l’administration coloniale qui va renforcer leur autorité (Ogot 1963), ils s’apparentent à des « grands hommes » dominants en raison de leur rattachement clanique, de leur prestige et de leur richesse familiale.

182 Owen (1933) et Abukutsa-Onyango (2016).

183 Leopold (2005 : 144-145) remarque que si la guerre est intrinsèque aux sociétés sans État, elle est différente en termes de violences et d’intensité de celle des sociétés avec les États qui la monopolisent et en font un exemple.

184 À l’image des ohingni dans le comté de Migori, des gunda bur en pays luo, des fortifications en pays luyia bukusu.

185 Pour reprendre et retourner l’expression de Pierre Gourou caractérisant les royaumes centraux.

186 Voir les études sur les pastoralismes guerriers, l’expansionnisme nuer ou massaï au dépens de sociétés voisines.

187 Par exemple la comparaison entre sociétés labwor et palwo, pourtant proches (luo) menée par Herring (1973), Ogot (1967).

188 Cf. Shipton (2009), mais il faut noter l’existence de tombeaux royaux en pays wanga.

189 Qui ne furent ni des « sociétés englobées » ni des « sociétés englobantes », pour reprendre le modèle avancé par Amselle (1985), observé en Afrique de l’Ouest.

190 Voir Mworoha (2016).

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Table des illustrations

Titre Carte 1. Patrimoines-paysages-systèmes agraires précoloniaux
Crédits Source : Christian Thibon.
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Titre Carte 2. Distribution de la culture de la patate douce
Crédits D’après Stuhlmann (1909) (hors Kenya).
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Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Carte 3. Distribution de la culture du maïs
Crédits D’après Stuhlmann (1909) (hors Kenya).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eastafrica/docannexe/image/478/img-3.jpg
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Titre Carte 4. Diffusion des plantes américaines
Crédits Source : Ehret (2012).
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Titre Carte 5. Les zones de végétation
Crédits D’après la carte de la végétation de l’Afrique au sud du tropique du Cancer (Vegetation map of Africa, south of the Tropic of Cancer) préparée par Aubréville, Duvigneaud, Hoyle, Keay, Mendonc̦a et Pichi-Sermolli sous les auspices de l’Association pour l’étude taxonomique de la flore d’Afrique tropicale et publiée avec l’aide de l’Unesco, 1958. Disponible à l’adresse : https://nla.gov.au/​nla.obj-234689649
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Titre Carte 6. Recomposition de séries de pluies quotidiennes, de la petite saison des pluies en Afrique de l’Est, partie orientale de la RGL
Crédits Source : Boyard-Micheau & Camberlin (2015 : 86-87).
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Titre Carte 7. L’expansion du peuplement dans la région des Grands Lacs au xixe siècle
Crédits Source : Thibon (1989).
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Titre Carte 8. Population du protectorat d’Ouganda
Crédits Source : Johnston (1902).
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Titre Carte 9. Densités par chefferies-territoires-districts dans les années 1930
Crédits D’après les données de Gourou (1955) sur le Congo, Burundi et Rwanda, Gillman (1936), Kuczynski (1949), Langlands (1971), Middleton (1954), Porter & Thrower (1966), A Handbook of German East Africa (1969) sur l’Ouganda et le Tanganyika Territory et les données des monographies des anthropologues (Evans-Pritchard, 1936, 1940, Stevenson 1967, Wagner 1938) sur le Kavirondo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eastafrica/docannexe/image/478/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Carte 10. Densités des populations et zones infectées par la maladie du sommeil en 1910
Crédits Sources : Fenet-Rieutord (1986), Barrang Ford et al. (2006), Cacher (1999), Lyons (1992), Well et al. (1989), Arden Hope (2003).
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Titre Carte 11. Le développement des échanges au milieu du xixe siècle
Crédits Source : Thibon (1989).
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Titre Carte 12. Densités et nombre de sous-clans par territoire clanique luyia et luo
Crédits Sources : Les données démographiques de 1922* d’après Shanguhuya (2015), les données et cartes des sous-clans Ogot (1963), Evans-Pritchard (1963), Wagner (1949), Oteyo (2017).* Antérieures à la fièvre de l’or qui a gonflé les populations dans certaines zones (Kakamega).
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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Thibon, « Croissance démographique, paysage politique et diversification culturale dans la région des Grands Lacs »Les Cahiers d’Afrique de l’Est / The East African Review, 52 | 2019, 151-240.

Référence électronique

Christian Thibon, « Croissance démographique, paysage politique et diversification culturale dans la région des Grands Lacs »Les Cahiers d’Afrique de l’Est / The East African Review [En ligne], 52 | 2019, mis en ligne le 07 mai 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eastafrica/478 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/eastafrica.478

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Auteur

Christian Thibon

Christian Thibon, ancien directeur de l’IFRA (2010-2014), est professeur émérite à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (département d’histoire, laboratoire ITEM). Agrégé d’histoire, il est titulaire depuis 1999 d’une habilitation à diriger des recherches de l’Université Toulouse Jean-Jaurès. Chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde, il est spécialiste en histoire démographique et histoire politique de la région des Grands Lacs et de l’Afrique de l’Est. Il est responsable de l’Axe 3 de l’ANR GlobAfrica.

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