1L’Afrique de l’Est est la partie du continent africain qui connaît actuellement l’urbanisation la plus rapide notamment depuis 2010 (Harre, Gazel, Moriconi-Ebrard 2015). Le taux d’urbanisation y est de 4,5 % en moyenne par an (Statista 2023). Le niveau d’urbanisation varie de 21 % au Burundi à plus de 56 % au Rwanda (56 %) et 65 % au Kenya (Africapolis 2023). Parmi les villes d’Afrique de l’Est, Kigali est celle qui a connu l’évolution spatiale et structurelle la plus rapide. À l’indépendance du Rwanda, en 1962, Kigali avait l’allure d’un petit village avec environ 6 000 habitants et une superficie de 3 km2 (Sirven 1983). Elle connaît une croissance urbaine importante entre 1962 et 1984. À cette date, la population avait atteint 150 000 habitants et la superficie de la ville est de 12 km2 (Bart et Bart 1993 ; Sirven 1987). À partir des années 2010, la croissance urbaine s’est accéléré au rythme de 6 % par an (Chauliac, Delaveau 2015 ; Manirakiza 2015 ; Rwanda Environment Management Authority 2021). En 2013, la population avait atteint 1,3 million d’habitants (Manirakiza et al. 2019). Aujourd’hui, la superficie de la ville de Kigali est de 730 km2, abritant une population de 1 745 555 habitants, soit environ 13 % de la population du Rwanda (National Institute of Statistics of Rwanda, NISR, 2021).
2En plus de l’extension spatiale, Kigali a connu des transformations physiques importantes. Le premier plan directeur a été mis en place en 1983 (Sirven, 1983). Les aménagements ne concernaient alors que le district de Nyarugenge, la plus ancienne zone de peuplement de la ville de Kigali (Word Bank Group 1987 ; Sirven 1987). Les autres espaces de la ville étaient, quant à eux, marqués par des développements spontanés et non planifiés (Bart et Bart 1993). Harre, Gazel et Moriconi-Ebrard (2015) définissent les villes du Rwanda de la période d’avant 2010 de « petites agglomérations linéaires dépourvues de centre originel ». Sirven (1987) évoque, quant à lui, la sous-urbanisation des villes du Rwanda, qualifiant Kigali de « bourgade » où l’urbanisation n’était pas une priorité et où la situation de l’habitat était en majorité précaire. À partir de 2010, le plan directeur d’aménagement urbain a été étendu à l’ensemble de la ville (Uwayezu, de Vries 2020 ; Rwanda Housing Authority 2016). Il a été actualisé en 2019 et montre un déploiement des infrastructures en direction du sud et de l’est de la ville (Uwayezu, de Vries 2019 ; Manirakiza et al. 2019). Plusieurs infrastructures de grande importance ont été construites, comme le « Kigali Convention Center » inauguré en 2016 ou la route Kicukiro (Sonatubes) vers l’aéroport de Bugesera, récemment achevée.
3Kigali est, en 2022, une ville structurée autour de plusieurs pôles : un centre-ville, constitué par des bâtiments administratifs et d’affaires dans le district de Nyarugenge à l’ouest, des quartiers résidentiels denses dans le district de Kicukiro à l’est, des quartiers résidentiels d’habitats isolés sur parcelle dans le district de Gasabo dans le nord-est et des quartiers populaires denses intercalés dans chaque district. Mais, l’un des effets de cette croissance rapide de la ville est l’artificialisation des terres au détriment des espaces boisés. Par ailleurs, dans un contexte de changement climatique et d’augmentation des températures, l’extension des surfaces minéralisées est susceptible d’augmenter les surfaces d’absorption du rayonnement solaire et d’amplifier les îlots de chaleur urbains durant les périodes chaudes (Kaplan 2019).
4À l’échelle du Rwanda, en dehors des travaux Ndayisenga et Matabaro (2019), il n’existe pratiquement pas d’études concernant l’impact de l’artificialisation des terres sur l’augmentation des températures de surface. Ces auteurs ont montré l’impact de la modification de l’occupation des sols sur le développement des îlots de chaleur à Kigali, à partir des informations extraites des images satellitaires de 2015. Suivant la même démarche, mais avec un recul temporel plus long, nous mettons d’abord en évidence l’évolution spatio-temporelle des surfaces chaudes de 2004 à 2021 en lien avec les dynamiques urbaines. Ensuite, à l’échelle des quartiers, nous montrons comment le développement des îlots de chaleur s’articule aux aménagements urbains.
5L’artificialisation des terres est liée au développement urbain qui donne souvent lieu au remplacement des espaces boisés naturels par des zones bâties. Ces dynamiques stimulent un contenu thermique plus élevé, comme les zones industrielles, commerciales et résidentielles (Kaplan 2019 ; Ramdani, Setiani 2014). Or, la question de l’augmentation des températures de surfaces urbaines est devenue un enjeu environnemental et sanitaire important (Institut national français de Veille Sanitaire, InVS, 2019). Plusieurs études montrent en effet les effets répétés des îlots de chaleur urbains sur la surmortalité des populations urbaines à cause des vagues de chaleurs de plus en plus fréquentes conjuguées à une densification urbaine de plus en plus forte (Institut national français de veille sanitaire 2019 ; Besancenot 2002). C’est pour cette raison qu’il faut évaluer les tendances de l’îlot de chaleur urbain, afin de montrer les zones contenant une chaleur extrême. Cela permet aux urbanistes de réfléchir aux approches pouvant être appliquées pour surmonter ce problème, notamment en favorisant la création d’espaces boisés lors de l’aménagement ou d’autres mesures permettant d’atténuer la chaleur urbaine.
6Très peu de données sont disponibles pour caractériser les îlots de chaleur urbains. À l’échelle d’une ville comme Kigali, seules deux stations de mesures thermiques existent (celle de l’aéroport international de Kigali et celle du centre-ville dans la localité de Gitega). Celles-ci ne sont pas suffisantes pour mettre en évidence les variations locales des températures de surfaces urbaines. Par exemple, à Strasbourg, dans le cadre du projet CEREMA (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), une dizaine de stations ont été installées en plus de la station de Météo France et des mesures itinérantes ont été menées pendant plusieurs mois (CEREMA 2020). En l’absence d’un réseau de mesure dense, les images satellitaires apparaissent comme les plus adaptées pour étudier les îlots de chaleur urbains, grâce à leurs larges couvertures spatiales et à leurs bandes thermiques.
7Une autre question qui présente un intérêt pour l’étude des îlots de chaleurs urbains est celle des types d’aménagement urbain. La structure des quartiers, les matériaux de construction et le niveau concentration urbaine joue un rôle important dans la mise en place des îlots de chaleur. On sait déjà que les centres-villes minéralisés sont généralement plus chauds que les espaces péri-urbains (Kaplan 2019). Mais à l’intérieur d’une ville certains quartiers, comme les bidonvilles, apparaissent comme des îlots de chaleur. Scott et al. (2017) montrent en effet que, dans ces quartiers, les matériaux de construction utilisés, le manque de ventilation, la rareté des espaces boisés et un accès très limité à l’électricité créent « un microclimat » encore plus chaud. Ils démontrent, par exemple, qu’à Nairobi, les températures de plusieurs bidonvilles sont plus élevées de près de 5 °C que les quartiers environnants. La question de l’extension urbaine est aussi importante à discuter dès lors qu’on s’intéresse au renforcement ou à l’évolution spatio-temporelle de l’îlot de chaleur urbain. Le premier objectif de cet article est d’analyser, avec un recul temporel long (plus de trente ans), l’extension urbaine de la ville de Kigali et ses conséquences sur l’évolution des températures de surface. Le deuxième objectif est d’identifier les quartiers les plus concernés par les îlots de chaleur.
8Pour cartographier l’évolution de la tâche urbaine, nous utilisons les informations extraites des images satellitaires du capteur Landsat des années 1984, 2010 et 2021. Ces données sont disponibles en accès libre via le site Earth Explorer (https://earthexplorer.usgs.gov/) de l’agence spatial américaine (NASA). Ces dates correspondent aux différentes périodes de croissance de la ville de Kigali en référence aux études de Chauliac et Delaveau (2015) et du National Institute of Statistics of Rwanda (2023). L’analyse des images, basée sur une classification de l’occupation des sols, a d’abord été effectuée sur chacune des trois images, puis nous en avons extrait les zones bâties. La caractérisation de la dynamique urbaine, à partir du traitement d’images, est complétée par des observations de terrain et la comparaison de photographies (non aériennes) d’archives et actuelles (prises par les auteurs eux-mêmes). Les températures de surface des sols sont des produits dérivés de l’imagerie Landsat archivés sur la plateforme américaine Climate Engine (en accès libre : https://code.earthengine.google.com/) et disponibles sur la période 1980 à 2022. L’analyse de la variabilité temporelle des conditions thermiques est basée sur l’utilisation des données de températures journalières fournies par la direction de la météorologie nationale (Rwanda Meteorology Agency) sur la période 1983 à 2021. L’analyse de l’effet de l’extension urbaine sur le développement des îlots de chaleurs urbaines entre 1984 et 2021 repose sur le suivi des trajectoires de la tâche urbaine et des températures de surfaces des sols.
9Les résultats portent, d’une part, sur la mise en évidence de l’évolution de la tâche urbaine entre les années 1984 et 2021, et, d’autre part, sur l’analyse des températures de l’air et la mise en évidence des surfaces les plus chaudes de la ville. Les résultats décrivent enfin la mise en relation de l’extension urbaine avec les variations spatio-temporelles des températures de surface en considérant la covariation de leurs trajectoires. Nous montrons ici l’impact des types d’aménagement sur le développement des îlots de chaleur à Kigali.
10Kigali est considérée comme une ville verdoyante. En effet, plus des trois quarts de la superficie de la ville sont occupés par des espaces boisés, des zones agricoles, des marais et des bas-fonds humides cultivés (Manirakiza 2015 ; Rwanyiziri et al. 2020). Mais, c’est aussi un territoire caractérisé par une densification rapide de son bâti. La figure ci-dessous montre les zones de concentration des surfaces occupées par les bâtiments.
Figure 1 : Distribution spatiale des zones bâties de la ville de Kigali
Sources : Nduwayezu (2015), Uwayezu, de Vries (2020). Réalisation cartographique : Uwayezu, 2022.
11Comme la figure 1 le montre, la concentration des espaces bâtis est remarquable dans la zone urbanisée, notamment dans le quartier du centre-ville et ses alentours (Nyarugenge, Gitega, Biryogo), qui sont situés dans le district de Nyarugenge. La zone urbanisée, où le bâti urbain est le plus dense, a été délimitée lors de plusieurs études effectuées sur la ville de Kigali (Uwayezu, de Vries 2019 ; Nduwayezu, Sliuzas, Kuffer 2016). L’étude la plus récente est le rapport technique produit par les experts de l’Université du Rwanda, à travers son bureau de consultance (« University of Rwanda - Holdings GroupLtd »), lors d’une étude ouverte et publique visant à informer le public sur la part moyenne de la zone bâtie des villes rwandaises. L’étude en question avait révélé que cette zone bâtie couvrait 18 413,27 hectares (25,2 %) de toute l’entité administrative de la ville de Kigali (zone urbanisée et zone non-urbanisée) dont la superficie totale est de 72 986,51 hectares (University of Rwanda – Holdings Group Ltd 2021).
12Le bâti urbain se caractérise par la prédominance des activités urbaines et la collection de différents types d’utilisation des sols, tels que l’usage mixte, commercial, industriel, les infrastructures et les équipements publics, les zones résidentielles en continu et les bureaux des organisations publiques et privées (Nduwayezu 2015 ; Nduwayezu, Sliuzas, Kuffer 2016). Dans cette zone urbanisée, l’artificialisation des terres a été accélérée pendant les quarante dernières années par la densification des maisons résidentielles, la construction de nouveaux bâtiments et de routes pavées en remplacement des espaces végétalisés dans les anciennes zones bâties, notamment en centre-ville ; la conversion des terres cultivées péri-urbaines en zones constructibles pour l’extension des zones urbaines centrales ; le développement de nouvelles zones d’habitation éloignées des anciennes zones bâties (Kartas, Jütersonke 2012 ; Mugiraneza et al. 2022). L’une des causes de cette artificialisation, surtout sur des zones qui ne sont pas appropriées pour un usage résidentiel, est la rigidité et la complexité des schémas directeur d’aménagement urbain (jusqu’en 1980) et le développement incontrôlé des constructions sur des terres marginales. La pratique de l’élaboration des schémas directeurs d’aménagement urbain à Kigali remonte aux années 1980 (Michelon 2012 ; Rwanda Environment Management Authority 2017 ; Sirven 1987). Dès cette époque, le schéma directeur d’aménagement urbain est devenu le document juridique réglementant la gestion des terres urbaines et le développement des constructions. Pendant les années 1980-1990, les citadins pauvres et à faible revenu ont eu des difficultés à accéder aux terrains résidentiels dans les zones planifiées, en raison des prix fonciers prohibitifs et des processus complexes d’obtention des permis de constructions (Bajpai, Ottelenghi, Berlanda 2012 ; Michelon 2012). La capacité limitée des agences en charge de l’aménagement urbain à rendre disponibles des terres pour des citadins pauvres, à revenu faible et moyen après la création, a entraîné des transactions foncières informelles entre propriétaires fonciers et les nouveaux immigrants en provenance des zones rurales (Kartas, Jütersonke 2012). En conséquence, les maisons à usage résidentiel se sont développées sur des terres marginales, couvrant en grande partie des zones dangereuses, telles que zones à fortes pentes (City of Kigali 2013 ; Rwanda Environment Management Authority 2017). Les zones d’habitats non planifiés se sont également multipliées (par l’occupation illégale) dans les zones humides et les forêts, qui sont en général des terres publiques. Cette pratique s’est accélérée au lendemain du génocide d’avril-juillet 1994 contre les Tutsi, car il n’existait pas d’institutions de gestion foncière bien organisées qui pouvaient rétablir la bonne utilisation et la protection des terres publiques (Nduwayezu 2015 ; Word Bank Group 1987). En effet, la période qui a suivi le génocide contre les Tutsi s’est caractérisée par un vide institutionnel dans certains domaines, y compris l’aménagement urbain, car le nouveau gouvernement en place (Front patriotique rwandais - FPR) avait d’autres priorités telles que la sécurisation des frontières du pays, la réinstallation des déplacés de l’intérieur et celle des anciens réfugiés de 1959-1963, qui rentraient au pays, ainsi que l’aide à apporter aux rescapés du génocide contre les Tutsi (Imbs 1997 ; Imbs, Bart et Bart 1994). Plus tard, entre 2003 et aujourd’hui, la ville de Kigali a connu un boom immobilier entraînant l’expansion sans précédent des marchés fonciers (Uwayezu, de Vries 2019). Cela a provoqué de nombreux défis environnementaux, notamment la fragmentation des terres et la perte des terres agricoles, la dégradation des sols due à l’augmentation des composés chimiques qui se sont déposés dans le sol, la déforestation couplée à l’empiétement des terres publiques (y compris les zones d’habitats précaires et spontanés), l’épuisement des ressources naturelles et la perte de biodiversité qui ont accéléré les impacts du changement climatique (Mugiraneza et al. 2022). Les photos 1 et 2 permettent de mieux saisir ces transformations spatiales importantes à Kigali.
Photo 1 : Une vue de la ville de Kigali au pied du mont Kigali dans les années 1970
Crédit : Archive de la Mairie de la ville de Kigali.
Photo 2 : Une vue de la ville de Kigali en août 2022
Crédit : T. Brou, 2022.
13Sur la première photo, datant des années 1970, la ville de Kigali ressemblait plus à un bourg. Elle ne comportait que quelques immeubles et les habitations, visibles au premier plan, étaient pour l’essentiel de petite taille. La ville était organisée par quelques artères principales délimitant des quartiers non planifiés. La photo montre également qu’aucune rue n’était bitumée. La deuxième photo montre le même territoire en 2022 avec, au premier plan, le quartier résidentiel de Kicukiro et, au second, les bâtiments administratifs du centre-ville et l’emblématique Kigali Convention Center, symbole de la modernisation de la ville de Kigali.
14La figure 2 permet d’analyser l’évolution à long terme de la tâche urbaine de 1984 à 2021. En effet, jusqu’en 1985, la ville était principalement limitée aux quartiers de Nyarugenge, Muhima, Biryogo, Gikondo, Kimihurura, Kacyiru, Nyakabanda, Kimisagara et au versant nord du quartier de Nyarurama. Entre 1984 et 2010, la tache urbaine s’est étendue vers le nord comme à Gatsata, Karuruma, Gisozi et Kagugu, et à l’est en direction de l’aéroport, notamment à Remera, Kanombe (City of Kigali 2013, 2019). Les évolutions récentes sont les plus remarquables. En 2021, la tâche urbaine a atteint les limites est et sud de la ville de Kigali. Elle a également progressé vers le nord-est.
Figure 2 : Évolution spatiale de la tâche urbaine de 1984 à 2021 à Kigali
Traitement des données et réalisation cartographique T. Brou, 2022. Source : Landsat.
15Plusieurs études (Mugiraneza et al. 2022 ; Mugiraneza, Nascetti, Ban 2020 ; Rwanyiziri et al. 2020) ont déjà mis en évidence des évolutions rapides des surfaces bâties au détriment des espaces forestiers et d’autres types de végétation à Kigali. Par exemple, l’analyse des changements dans l’utilisation des terres à l’échelle de la ville (Kigali city), effectuée sur la base des images satellitaires, a montré, qu’entre 1990 et 2018, les surfaces bâties ont progressé de 217,30 % alors que les forêts et les espaces de végétations basses ont reculé respectivement de 26,04 %. Ces variations sont bien illustrées par le tableau suivant :
Type utilisation des terres |
1990 |
2000 |
2010 |
2018 |
Changement en % |
Superficie en hectare |
Terres cultivées |
37 009,8 |
42 030,3 |
44 041,2 |
31 694,8 |
-14,4 |
Zones occupées par des forêts et des espaces de végétations basses |
42 729,3 |
40 086,3 |
36 269,4 |
31 604,4 |
-26,04 |
Zones bâties |
8 129,1 |
8 297,4 |
8 716,1 |
25 793,8 |
+217,30 |
Zones humides |
4 903,7 |
2 602,3 |
3 883,5 |
3 820,6 |
-22,08 |
Étendues d’eau |
1 091,3 |
847,8 |
952,4 |
949,5 |
-12,99 |
Source : Rwanyiziri et al. (2020).
16L’analyse de la série temporelle d’indice de végétation total annuel, calculé à partir des données MODIS sur la période 2002-2021, met clairement en évidence une baisse régulière du niveau de la biomasse végétale annuelle et surtout une chute brutale et sur de longues années à partir de 2012 (figure 3). Cette situation est à mettre en rapport avec l’accélération de l’artificialisation des terres, consécutives au changement de cap dans la croissance de la population, qui a presque doublé entre 2000 et 2013.
Figure 3 : Diminution l’indice de végétation (biomasse végétale) annuelle
Source des données : MODIS. Traitement et réalisation : T. Brou, 2022.
17Parallèlement à cette dynamique des paysages urbains au détriment de la végétation, on observe une variabilité des conditions thermiques.
18Bien que située quasiment sous l’équateur, Kigali bénéficie de conditions thermiques clémentes grâce à son altitude (1 560 m) et à son modelé collinaire (Rwanyiziri et al. 2020 ; Rwanyiziri et al. 2019). Notre analyse de l’ambiance thermique est basée sur les données fournies par l’Agence de la météorologie du Rwanda (Rwanda Meteorology Agency). La température moyenne annuelle est de 21 °C. Le pays connaît deux saisons sèches, à savoir la petite saison sèche et la grande saison sèche ; la première survient en janvier-février et la seconde se produit de juin à août (Rwanyiziri et al. 2019). Les températures les plus élevées, avec des moyennes mensuelles autour de 22,5 °C, sont observées durant la grande saison sèche, de juin à septembre (figure 4). Les températures maximales journalières peuvent dépasser les 30 °C, notamment de juin à août. Le nombre de jours au cours desquels les températures journalières dépassent les 30 °C se caractérise par une grande variabilité temporelle. Ces valeurs exceptionnelles peuvent être observées moins de trente fois par an comme en 1985 et plus de cent fois comme en 2005 (figure 4). Cette variabilité connaît une tendance progressive à la hausse. En effet, jusqu’en 1996, en dehors des années 1983, 1988 et 1989, le nombre de jours avec des températures supérieures à 30 °C ne dépassaient pas cinquante. Mais, à partir de 1997, la plupart des années connaissent au moins cinquante fois des jours avec ces températures élevées. L’augmentation des valeurs minimales est ce qui est le plus remarquable dans la modification des conditions thermiques. Le nombre de fois où la température minimale journalière dépasse les 15 °C est passé progressivement de moins de 282 jours en 1984 à 359 jours actuellement (figure 3).
19Désormais, la température minimale quotidienne est quasiment supérieure à 15 °C.
Figure 4 : Température moyenne interannuelle et occurrence des jours chauds à Kigali
Source des données : Agence de la météorologie du Rwanda (2022). Traitement des données et réalisation : T. Brou, 2022.
20La comparaison des températures minimales et maximales des deux stations de l’Agence nationale de la météorologie, l’une à l’aéroport international de Kigali, en périphérie de la ville, et l’autre à Nyarugenge (localité de Gitega) au centre-ville, distante d’environ huit kilomètres, montre très clairement l’effet de la densification urbaine sur l’augmentation des températures minimales. En effet, à la différence des températures maximales, qui sont quasi similaires dans les deux quartiers, on observe une hausse des températures minimales au centre-ville par rapport à celles observées en périphérie (figure 5). Ces différences peuvent atteindre plus de 1,5 °C, comme celles observées sur les périodes 1996-1998 et 2003-2005, mettant ainsi en évidence le développement d’un îlot de chaleur urbain à Kigali.
Figure 5 : Comparaison des conditions thermiques entre le centre-ville à Gitega et la périphérie à Kanombe-aéroport
Source des données : Agence de la météorologie du Rwanda (2022). Traitement des données : T. Brou, 2022.
21Contrairement au centre-ville, dont fait partie le quartier de Gitega (figure 6 et photo 3), la périphérie de Kanombe est une zone résidentielle constituée de maisons basses avec jardin, d’espaces boisés (figure 6 et photo 4). Plusieurs bas-fonds humides cultivés sont également présents dans ce quartier.
Figure 6 : Localisation des stations de Gitega et de l’aéroport dans le quartier de Kanombe
Source : Photo aérienne, Google Earth (2022). Traitement et réalisation cartographique : T. Brou, 2022.
22L’impact du rayonnement solaire sur la température de surface est différent dans ces deux quartiers. Cela est dû au phénomène de l’augmentation du flux de chaleur sensible en zone urbaine, tandis que le maintien d’un flux de chaleur latente, plus important en domaine rural, limite le réchauffement des basses couches de l’atmosphère (Hufty 1997). Ainsi, à Kanombe, grâce à une forte présence de la végétation dans un tissu urbain discontinu, l’absorption du rayonnement solaire est accompagnée par l’évapotranspiration des plantes, ce qui limite le réchauffement de l’air. À Gitega en revanche, à cause d’un tissu urbain continu faiblement végétalisé, l’absorption du rayonnement solaire s’accompagne d’une émission de la chaleur emmagasinée, ce qui augmente la température de l’air.
Photo 3 : Une vue du centre-ville en août 2022, quartier de Gitega avec ses immeubles administratifs et d’affaires
L’espace est entièrement minéralisé même si on note la présence de quelques arbres. Ce type d’espace a une forte capacité d’absorption et de stockage du rayonnement solaire.
Crédit : T. Brou, 2022.
Photo 4 : Une vue du quartier résidentiel de Kanombe en août 2022 abritant l’aéroport
Le quartier est constitué de maisons basses avec jardin et de plusieurs espaces verts environnants. Ce type d’espace garde la température de l’air au-dessus plus frais qu’au centre-ville.
Crédit : T. Brou, 2022.
23Les températures minimales journalières sont observées durant la nuit en l’absence du rayonnement solaire. Leurs variabilités sont en partie liées aux conditions de surface. La réduction de la surface forestière et végétalisée liée à l’extension rapide de la ville de Kigali induit fortement cette modification du régime des températures minimales journalières. La figure 7 met en évidence cette relation importante entre la réduction de la productivité végétale, exprimée par le NDVI et l’augmentation des températures minimales. Cette forte corrélation négative de -0,68 (R2 = 0,465) entre ces deux variables indique que les modifications de la couverture végétale sont responsables de presque de moitié de l’augmentation des températures minimales.
Figure 7 : Relation entre les températures journalières minimales annuelles et les variations de la biomasse végétale annuelle
Source des données : Agence de la météorologie du Rwanda (2022). Traitement des données : T. Brou, 2022.
24Les cartes suivantes (figure 8) permettent d’analyser la distribution spatiale de l’îlot de chaleur urbain de la ville Kigali. Jusqu’en 1984, les surfaces les plus chaudes étaient localisées dans le centre-ville de Kigali, le reste de la ville étant peu urbanisé. En 2009, l’îlot de chaleur urbain s’est renforcé au centre-ville, mais il s’est surtout étendu vers l’est. La situation actuelle fait apparaître un tissu continu de surfaces chaudes du centre jusqu’aux frontières de l’est et du sud de la ville de Kigali avec un centre-ville toujours plus chaud. Les cartes d’indices de végétation qui mettent en évidence le recul des espaces de végétation au bénéfice des sols nus suivent la même trajectoire que celle des températures de surface entre 1984 et 2021.
Figure 8 : Variabilité spatio-temporelle des surfaces chaudes et des Indices de végétation (NDVI) dans la ville de Kigali de 1984 à 2021
Source : Landsat. Traitement des données et réalisation cartographique : T. Brou, 2022
25L’analyse par quartier (figure 9) révèle que, d’une façon générale, les surfaces chaudes sont localisées dans un espace allant du centre-est au sud-ouest, alternées par endroits par des espaces de fraîcheur. Le quartier de Remera au centre de la ville de Kigali, ancien quartier résidentiel et d’activités, fait partie des plus chauds de Kigali. Les surfaces les plus chaudes sont localisées dans celui de Nyarugenge, centre administratif des affaires de la ville de Kigali. Il s’agit du noyau urbain qui s’est développé depuis la période coloniale (de 1899 à 1962), qui se caractérise par un tissu urbain continu, massif (constitué principalement d’immeuble et de tours). C’est un quartier très peu végétalisé (figure 9).
Figure 9 : Localisation des anciens quartiers à Kigali, 1970-1980
Sources : City of Kigali (2019), Uwayezu et de Vries (2019, 2020). Réalisation cartographique : E. Uwayezu, 2022
26Les alentours du quartier de Nyarugenge sont constitués des zones résidentielles qui ont été marquées par une forte augmentation de la construction de logements, en raison de la proximité au quartier central des affaires qui offre de nombreuses opportunités d’emploi et de génération de revenus (City of Kigali 2019). La carte (figure 10) montre les principales zones d’activités sociales et économiques dans la ville de Kigali. Ces zones sont marquées par la concentration des bâtiments administratifs et ceux abritant les divers types de commerce et de services qui contribuent aux différentes sources d’emplois des citadins.
27Nyarugenge, le centre-ville de Kigali, est situé dans le district de Nyarugenge avec un quartier d’affaires composé de divers bureaux et bâtiments commerciaux. Cette zone constitue le principal centre commercial et d’affaires de Kigali. Les autres parties de la ville, qui sont marquées par la concentration remarquable des services et des activités économiques sont Kacyiru et Remera, dans le district de Gasabo. Elles abritent des ministères, des ambassades, des sièges de diverses organisations internationales et des bureaux de différents services. La concentration des activités sociales et économiques dans ces zones a augmenté l’attrait des investissements publics dans le développement d’infrastructures de base, telles que les réseaux routiers bitumeux, et le développement de zones perméables autour des bâtiments publics et privés qui ont contribué au développement des îlots de chaleur.
Figure 10 : Principales zones d’activités sociales et économiques
Sources : Uwayezu and de Vries (2020) ; réalisation cartographique : E. Uwayezu, 2022.
28Ce phénomène a été renforcé par la concentration des quartiers d’habitats précaires dans les environs de ces zones de commerce et d’affaires. La construction de ces maisons par des populations en situation de faible revenu a souvent été réalisée sans tenir compte de la préservation des espaces boisés (City of Kigali 2019 ; Manirakiza et al. 2019). Cela s’est traduit par le développement de maisons sur des zones à forte pente comme à Nyarugenge, Gitega, Biryogo (Laterite 2019). Ces zones d’habitats informels sont situées dans les parties supérieures des collines, le long des pentes, qui sont généralement des zones sujettes à l’érosion des sols et aux glissements de terrain. Selon les réglementations rwandaises, ces zones devraient être réservées à la plantation d’arbres ou aux espaces boisés suivant les trois schémas directeurs en 1983, 2010 et 2016 (Rwanda Environment Management Authority 2017, 2021). Les personnes vivant dans des zones à risques (telles que des pentes raides) sont en train d’être relocalisées dans des zones appropriées pour les habitations, à l’instar des villages modernes de Karama et Gitega récemment construits pour reloger les personnes qui habitaient les zones à risques du mont Kigali et les alentours de la rivière Mpazi respectivement. Toutefois, le chemin à parcourir est assez long étant donné que la ville est entourée par des collines aux pentes escarpées dans ses parties sud (mont Rebero), sud-ouest (mont Kigali) et nord-ouest (mont Jali) (City of Kigali 2019 ; Rwanda Environment Management Authority 2021). Ainsi, les surfaces les plus chaudes s’étendent aussi au centre-est dans le quartier Nyarugenge et au sud-est dans celui de Masaka, les nouvelles zones de développement de la ville de Kigali.
Figure 11 : Identification des îlots de chaleur par quartier
Source : Landsat. Traitement des données et réalisation cartographique : T. Brou, 2022.
29La figure 11 met en évidence les îlots de chaleur dans les quartiers centraux de Kigali. Ces surfaces chaudes sont néanmoins alternées par des surfaces boisées et des bas-fonds humides créant ainsi des îlots de fraîcheur au sein de la ville. Les îlots de chaleur sont également limités en périphérie de la ville par la présence de massif montagneux grâce à leur effet rafraîchissant.
30La densité du bâti, le revêtement total du sol par le bitume ou le pavé, la quasi-absence de végétation expliquent ces surfaces chaudes. En effet, sur ces surfaces totalement minéralisées, dont certains sont illustrés par les photos ci-après, le rayonnement solaire est principalement absorbé et stocké contribuant ainsi à la surchauffe des surfaces.
31Les photos 5 et 6 montrent un aspect des quartiers Remera et Nyarugenge qui font partie des espaces les plus chauds de la ville. Ces espaces ont la caractéristique commune d’être fortement minéralisés par des constructions en hauteur sans jardin avec des rues bitumées ou pavées et sans arbres.
Photo 5 : Une vue du centre d’activité du quartier de Remera en août 2022
Crédit : T. Brou, 2021.
Photo 6 : Une vue de la zone commerciale du centre-ville à Nyarugenge en août 2022
Crédit : T. Brou, 2021.
32Cet article a mis en évidence une évolution rapide de la tâche urbaine de la ville de Kigali. De son statut de petite ville faiblement planifiée jusqu’aux années 1990, Kigali a subi une transformation physique et spatiale importante, notamment à partir des années 2010, qui fait d’elle aujourd’hui l’une des villes les plus développées d’Afrique en termes d’infrastructures urbaines. Ce dynamisme s’est accompagné d’un fort recul de la couverture végétale et d’une augmentation des espaces minéralisés. L’analyse des cartes de températures de surfaces a montré que l’évolution spatio-temporelle des surfaces chaudes suit la même trajectoire que l’extension de la tâche urbaine, du centre historique vers les limites est et sud de la ville. Même si Kigali est toujours considérée comme une ville verte, grâce à la présence de nombreux espaces boisés et de quelques reliques forestières, certains quartiers, notamment le centre-ville et Remera, très minéralisés, sont aujourd’hui presque dépourvus de végétation et apparaissent comme des îlots chaleurs. Dans la mesure où l’évolution des surfaces chaudes est étroitement liée à celle de la température de l’air, on peut s’attendre à un renforcement et à une plus grande extension des îlots de chaleur à Kigali du fait de l’artificialisation des terres d’une part et à cause d’une tendance positive à l’augmentation des températures perceptibles sur les minimales journalières.
33Même si les conséquences sociales des îlots de chaleurs sont difficiles à mesurer en Afrique en raison de la faible disponibilité de données, l’identification et le suivi des surfaces chaudes peuvent constituer un outil d’aménagement et de santé publique, notamment par la création d’îlots de fraîcheur et la sensibilisation des populations exposées. L’une des actions prioritaires à mener à cette fin serait le renforcement des mesures de températures de terrain et la mise en place de systèmes d’alerte au bénéfice des acteurs de développement de la ville de Kigali. En plus de cela, l’atténuation du problème des îlots de chaleur peut être réalisée par la conformité aux différentes politiques, et règlements régissant l’aménagement urbain au Rwanda. Le schéma directeur d’aménagement de cette ville prescrit différentes typologies de maisons et infrastructures urbaines qui doivent être développées de manière durable permettant la création d’espaces boisés et de jardins. Ce schéma d’aménagement urbain introduit des zones de loisirs passives et actives, comprenant les parcs de quartiers, les zones sans voiture et d’autres espaces publics de détente qui sont déjà en cours de création. Il y a aussi des espaces boisés comprenant des parcs, des zones réservées pour les activités sportives et écotouristiques, des zones forestières, et des zones agricoles, dont la création peut contribuer à l’amélioration de la qualité de vie dans la ville de Kigali. Par ailleurs, ce schéma directeur propose aussi le dégagement de toutes les habitations et bâtiments situés sur des zones à forte pente (supérieure à 30 %) et des zones humides.