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Entretien

Inventivité langagière et néologismes : la presse arménienne de diaspora comme espace de résistance

Entretien avec Krikor Beledian
Language Creativity and Neologisms : The Armenian Diasporic Press as Space of Resistance
Krikor Beledian, Talar Chahinian, Stéphanie Prévost et Boris Adjemian
p. 161-187

Résumés

Dans cet entretien, l’écrivain Krikor Beledian analyse le phénomène de la formation des néologismes dans la presse arménienne, avant aussi bien qu’après le génocide. Rappelant les nombreux échanges de la langue arménienne avec d’autres langues à travers les siècles, il montre comment la création de nouveaux mots et expressions culmine avec la standardisation de l’arménien occidental au 19e siècle, elle-même facilitée en grande partie par la presse arménienne de Constantinople. Alors que cette inventivité terminologique est essentiellement le fait des cercles intellectuels avant 1915, le phénomène semble s’élargir après le génocide. Dans la dispersion généralisée qui lui fait suite, alors que le thème de la préservation nationale prend une place centrale, l’inventivité langagière est de plus en plus liée à une idéologie de la survie et du maintien d’une identité collective en exil. En France, la presse de langue arménienne – à l’instar du quotidien Haratch – est fortement animée par des débats relatifs à l’émergence d’une communauté linguistique transnationale et à la notion d’indépendance linguistique. Elle s’affirme dans ce contexte comme un foyer de créativité particulièrement fécond, au croisement de la culture de l’imprimé et de la fabrique du « nous » en diaspora.

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Notes de la rédaction

Krikor Beledian, écrivain né au Liban, est l’auteur d’une œuvre littéraire importante en langue arménienne et de nombreux travaux sur les écrivains et la littérature arménienne occidentale du 20e siècle. À travers la question des néologismes, cet entretien vise à discuter avec lui de la manière dont les périodiques et journaux arménophones publiés, en France ou ailleurs en diaspora ont contribué à la mise en place d’une communauté linguistique transnationale.

Texte intégral

Études arméniennes contemporaines Krikor Beledian, vous avez développé depuis longtemps une réflexion sur la langue en diaspora, tant dans votre œuvre littéraire que dans votre œuvre savante, et à ce titre vous avez beaucoup travaillé sur la presse arménienne de France. Nous aimerions discuter avec vous de la manière dont les périodiques et journaux arménophones publiés en France ou ailleurs en diaspora, notamment après le génocide, ont contribué à la mise en place d’une communauté linguistique transnationale. La place de la créativité langagière, et particulièrement des néologismes dans la presse arménienne de France, nous paraît révélatrice de ces dynamiques diasporiques. Le recours aux néologismes dans la presse de langue arménienne est-il né du génocide, ou bien cette pratique a-t-elle déjà cours, notamment en France, mais aussi ailleurs, avant 1915 ? Par exemple, pouvons-nous observer un phénomène parallèle au sein des centres intellectuels dans les empires ottoman et russe à la fin du 19e siècle, quand l’arménien oriental et l’arménien occidental se standardisent ? À Constantinople, par exemple, quelles sont les langues avec lesquelles l’arménien entre en interaction dans la presse pour enfanter des néologismes ?

  • 1 En particulier le volume 2 (Erevan, 1951).

Krikor Beledian - Tout d’abord une remarque s’impose. À ma connaissance, la question des néologismes en arménien n’a pas fait l’objet d’un travail d’ensemble. Mis à part les chapitres que Hratchia Adjarian a consacrés aux « influences » dans sa monumentale Histoire de la langue arménienne1, ce domaine reste encore à explorer. L’illustre linguiste aborde les innovations lexicales presque uniquement du point de vue des emprunts (փոխառութիւն) et dans l’optique réductrice de « l’influence » d’une langue sur l’autre. Alors que les néologismes, sans être de « pures inventions », engagent quelque chose de plus. Par exemple, la capacité des locuteurs d’une langue à choisir et à donner forme à ce qu’ils empruntent. Décrire, énumérer (et juger) les néologismes ne suffit pas. Il est indispensable de mettre en évidence les enjeux historiques politiques, sociaux, esthétiques dont ils sont les signes ou les symptômes.

  • 2 Voici un néologisme probablement introduit par le dictionnaire d’Ambroise Calfa, publié à Paris en (...)

Néologiser (նորաբանել)2 est une pratique constante dans l’histoire de la langue. Quand l’arménien s’est trouvé confronté à un autre espace linguistique (et quand ne le fut-il pas ?), un processus s’est engagé, l’enjeu étant la nécessité tantôt d’aborder des régions nouvelles du savoir, tantôt de se mettre au diapason de l’environnement politique et social. La relation dominant/dominé, aussi bien sur le plan politique que sur celui de la culture, étant quasiment la règle pour une langue mineure ou minoritaire. La traduction, l’usage de deux langues, le bilinguisme déclenchent une sorte de mise à niveau. Dans ce passage d’une langue à l’autre surgit la conscience des manques, des défauts, des insuffisances que la néologie tente de combler. Mais une langue ne pourrait néologiser si elle était « fermée », close sur elle-même. Toutes les langues vivantes sont « ouvertes » sur d’autres langues. Il ne serait pas faux d’affirmer qu’une langue est vivante lorsqu’elle invente des mots, des expressions, des tournures nouveaux, alors qu’une langue morte, forcément figée, peut être définie justement par son incapacité à se renouveler, à néologiser. Faute de locuteurs. C’est l’exercice de la parole qui fait bouger la langue, instaure des vides qu’il remplit, face au réel qu’il lui revient de dire. La néologie est la langue en acte et non pas un phénomène subsidiaire dont on pourrait se passer. Une langue innove toujours et lorsque ses locuteurs n’innovent pas, elle périclite.

  • 3 On lira à ce sujet les analyses de M. Nichanian, 1989.

Les traducteurs arméniens de la Bible furent confrontés à la nécessité d’inventer des mots et des expressions nouveaux. Même si l’arménien était une langue très « riche » (dit Adjarian), il ne l’était pas assez pour pouvoir traduire toute une bibliothèque : les trente-neuf livres de la Bible. Il suffit de parcourir la traduction des Épîtres de Paul dans le Nouveau Testament pour s’en rendre compte, même si aujourd’hui ces unités lexicales ou ces tournures inventées ne sont plus perçues comme telles. On remarque la même chose chez Eznik de Kolb (Eznik Koghbatsi) dans le De Deo et chez Koriwn dans la Vie de Machtots (milieu du 5e siècle). Dans cet ouvrage, on trouve des mots composés comme հայաբարբառ, հայախօս (qui parle en arménien), employés pour désigner les livres où parlent prophètes et apôtres dont Moïse et Paul. On a l’impression que pour ce disciple de Machtots, lui-même traducteur, la meilleure version est celle qui arménise, c’est-à-dire efface l’étrangéité (օտարութիւն) du texte. Et si l’on suit cette logique on pourra dire – ce que ne cesseront de faire les tenants de l’arménisation (հայացում) – que le meilleur néologisme est celui qui s’intègre si bien à la langue qu’il cesse d’être un élément inventé. Il n’est plus ressenti comme tel. Tout se passe comme s’il était déjà là depuis toujours. On peut formuler un paradoxe du néologisme : une fois réussi, il oblitère son origine « exogène » et cesse d’exister comme tel. Ce sont les philologues qui nous disent qu’après Koriwn, vers la fin du 5e siècle, le livre II de l’Histoire de l’Agathange, qu’on appelle aussi « L’enseignement de Grégoire l’Illuminateur », mobilise un nombre considérable de termes nouveaux. Ils renvoient au grec pré-byzantin de la théologie trinitaire et les débats autour des dogmes de la religion chrétienne. Les écoles hellénophiles des 6e-8e siècles créent une foule de termes savants dont nous employons certains aujourd’hui sans nous en rendre compte, tant ils font partie du vocabulaire, surtout abstrait, de l’arménien. Le grec en est le modèle exclusif3.

  • 4 «[...] մեր նոր լեզուի կէսը թուրքի ու պարսից բառ ա» : K. Abovian, 1954, p. 123.

La pratique du néologisme ne date donc pas d’hier. Ce sont ses référents qui changent au cours de l’histoire. Aux hellénophiles succèdent les latinophiles des 15e-16e siècles, du moins dans l’espace savant, alors que le persan, le turc et l’arabe prennent place durablement dans les dialectes. À ce propos, il n’y a qu’à lire quelques pages des Plaies d’Arménie (1858) pour se rendre compte que « la moitié de notre nouvelle langue est composée du turc et du persan »4, dit l’auteur de ce roman, Khatchadour Abovian, chez qui le « souci de la langue » était devenu presque obsessionnel, et qui va « officialiser » cette langue « composite » en l’écrivant afin de se faire comprendre de ses lecteurs.

Au 19e siècle, au moment où l’arménien occidental et l’arménien oriental deviennent des langues écrites, on assiste à toute sorte d’inventions : emprunts-transcriptions, calques, compositions à partir des racines de l’arménien, reprise des mots anciens et attribution d’un sens nouveau. L’apparition d’une presse périodique et quotidienne, à partir de 1840, fait que ces langues se trouvent aux prises avec le réel nouveau, politique, social et économique. La langue devient encore une fois un enjeu majeur. À l’est, dans l’empire russe, à Moscou puis à Tiflis, la tendance générale est d’adopter les termes étrangers, tantôt d’une manière sélective, tantôt d’une manière massive. Il suffit de lire Հիւսիսափայլ de Moscou (Hussissapayl, « L’étoile du nord », 1858-1964) ou le Մշակ de Grigor Artsrouni à Tiflis (Mchag, « Le cultivateur », 1872-1921), pour constater que le premier emprunte matematiga (« mathématique »), methodikakan (« méthodique »), gritica (« critique »), sans se poser de questions. Cette pratique fait débat à Constantinople, tête de pont de la culture arméno-occidentale, où journalistes et écrivains se montrent plus réservés face aux emprunts « bruts ». Dans Ազգային ջոջեր (Les Notables de la nation, paru en 1891, mais dont le texte est antérieur), Hagop Baronian ironise quand il parle de Grigor Artsrouni, qu’il nomme « indukdiv rédacteur du dédukdiv Mchak », et propose au lecteur un court texte à la manière de ce dernier : « Բիւդժէի սոմաները ընդունված են սենատից » (Budgéi somanère entounvadz en sénatits : Les sommes du budget ont été acceptées/validées par le Sénat). La caricature est évidente, mais elle n’est pas trop éloignée de la pratique réelle des premières années de Mchag (Մշակ). Les références des Arméniens orientaux sont le russe et, via le russe, l’allemand et le français.

À Constantinople, la référence directe est le français. Cela n’est pas étonnant. Au 19e siècle, le français est une lingua franca, il est la langue des échanges, de la culture, du savoir, de la littérature. On l’on apprend dans les écoles et les lycées arméniens de Constantinople. Ayant quitté l’Empire ottoman, Stépan Voskanian publie Arevelk (Արեւելք) à Paris en 1856-1857. On y remarque un effort remarquable pour inventer des termes nouveaux : ainsi « croyante  (հաւատուհի), marquise (սեպուհի), pâle (աշնադէմ = visage automnal), romantique (վիպական) ventru (փորվոր), attachement (յարում), fierté (սիգութիւն), etc. À lire tout cela, on a l’impression que la pratique est déjà très bien établie. L’auteur ne prend même pas la peine d’en parler, ni de se justifier. Le principe est simple : le terme proposé est suivi du terme français placé entre parenthèses. Cette pratique de la double référence va s’imposer désormais et restera en vigueur jusqu’aujourd’hui dans la presse arménienne de la diaspora.

Կեանք եւ Արուեստ (Gyank yev Arvesd)
Cinquième année, numéro 1, janvier 1936

Bibliothèque Nubar de l’UGAB, Paris

EAC – Dans le cas des néologismes qui apparaissent après le génocide, la création de nouveaux mots et de nouvelles expressions dans la presse semble parfois procéder d’une tentative de préserver l’usage de la langue arménienne face à une assimilation vécue comme une menace. Dans quelle mesure s’agit-il aussi de favoriser la création d’une communauté arménophone en diaspora, par l’évolution d’une langue mise en adéquation avec le nouveau contexte dans laquelle elle se parle et s’écrit ? Comment évalueriez-vous l’importance respective de ces deux explications ?

  • 5 Le mot « diaspora », ou spurk en arménien, n’est pas encore apparu dans le vocabulaire, et jusqu’en (...)

Krikor Beledian – À partir de 1923, quand paraissent journaux et revues d’Alep à Paris jusqu’à New York et Los Angeles, la langue et les traditions littéraires prennent une importance sans précédent. Le fait d’être en diaspora est pensé comme une situation transitoire. Les pays d’accueil sont des refuges pour les rescapés où ceux-ci peuvent survivre, se « fortifier », se « développer » pour un jour repartir. La langue est pensée d’abord comme un legs (աւանդ) qu’il faut préserver, dit Chavarch Missakian. Sous sa plume le mot est polysémique. Le legs est un ensemble compris comme du capital, de la tradition, de la transmission et du don. Il suffit de lire, entre autres, son éditorial du premier numéro de Haratch (Յառաջ), daté du 1er août 1925 : « Sur ces rivages accueillants mais omnivores, nos compatriotes vont essayer de développer leur conscience nationale, de préserver la langue (պահել լեզուն), qui est l’unique legs précieux […] ». Sous-entendu : c’est grâce au journal Haratch que cela se fera, et c’est pour cela que Missakian veut en faire « l’image » de la vie locale (en France) mais également le récepteur des échos des autres communautés arméniennes, des autres kaghout (« colonies »)5. Je prends l’exemple de Haratch, non seulement parce que je le connais mieux que d’autres journaux de l’époque, mais parce que ce journal est une sorte de paradigme. Il nous fait comprendre le reste. Tout y est clairement exprimé, il suffit de mettre en évidence les lignes de force de la problématique. Le journal fait partie d’un ensemble, d’un réseau qui se met en place à partir des années 1920 et qui joue ainsi le rôle de transmetteur et de coordinateur, un lien complexe entre le passé et le présent (dans une relation verticale), ainsi qu’entre les divers fragments du présent (dans une relation horizontale). Ajoutons à cela un trait non moins important : la présence des partis et des associations compatriotiques ou autres qui sont souvent à l’origine de ces publications périodiques. À l’intérieur même de ce réseau, ces groupements forment des courants d’idées et jouent le rôle de relais idéologiques. On comprend pourquoi on retrouve souvent les mêmes thèmes : préserver la langue (et non pas encore conserver, պահպանել), la défendre, se renouveler, se ressourcer, tenter de la reproduire (chez soi et dans les écoles), développer la littérature.

Pour cette presse arménophone (la presse allophone est rare dans les années 1920-1930), la langue est une planche de salut, une sorte de territoire symbolique comme il m’est arrivé de le dire, où les Arméniens peuvent se retrouver, se penser, auquel ils peuvent s’identifier et d’où ils peuvent tenir, pour ne pas dire résister aux attraits de l’autre, de « l’étranger ». Ce n’est pas pour rien que de jeunes écrivains se réunissent autour de la bannière Menk (Մենք ou « Nous ») où l’être-ensemble devient une préoccupation fondamentale plus qu’une doctrine littéraire. Et sur ce terrain, le renouvellement de la langue (et du langage) devient non seulement une nécessité mais une exigence. Car être ici implique de pouvoir nommer et dire les choses d’ici. La survie est à ce prix. Quand Missakian – entre autres, car il n’est pas le seul – déclare dans ce même éditorial de 1925 « qu’il faut oublier certaines aptitudes asiatiques et se renouveler avec les bienfaits de la nouvelle vie », il a en vue précisément la fonction de la langue comme facteur essentiel de survie dans un environnement perçu comme dangereux, car séduisant.

EAC – Si l’on considère que les néologismes ont (aussi) pour fonction la formation d’une communauté diasporique après le génocide, en quoi ce phénomène se distingue-t-il des innovations linguistiques qui avaient cours dans la presse, la littérature arméniennes ou la langue parlée avant 1915, par exemple à Constantinople ? Ou bien sommes-nous simplement face à la continuation d’une même pratique langagière, de la créativité propre à toute langue ?

Krikor Beledian - Avant 1915 et après 1923, la pratique des néologismes ne change pas vraiment de paradigme. Ce qui change, c’est le statut de la langue et la fonction qu’on lui demande d’assurer. Avant 1915, la langue est territorialisée. Le millet arménien (notion politico-religieuse, comme vous le savez) composé de groupes, de « classes » sociales plus ou moins homogènes, s’est donné un réseau d’écoles et d’institutions dans presque tout l’Empire ottoman. L’arménien occidental standard s’enseigne et donc se reproduit, s’enrichit « naturellement » au fur et à mesure qu’il s’émancipe et devient « moderne » ( ), opposé à l’arménien classique (krapar) désormais confiné dans l’espace religieux. La langue moderne standardisée jouit de l’existence des dialectes, même si ces dialectes ne sont pas intégrés dans cet arménien élaboré dans la capitale de l’Empire. Ce qui n’empêche pas, et rend même possible des débats. En fait preuve l’enquête que l’hebdomadaire Azadamard (Ազատամարտ) lance sur « la Question de la langue arménienne » en 1911, très probablement à l’initiative de Chavarch Missakian lui-même, membre de la rédaction. On voit là le cas d’une transmission par-delà la rupture de la Catastrophe.

  • 6 «Հայ լեզուի հարցը» (1911), in T. Varoujan, 1987.
  • 7 Il a en vue le Նոր բառգիրք հայկազեան լեզուի [Nouveau dictionnaire de la langue arménienne], Venise  (...)

Daniel Varoujan participe à cette « enquête » : le mot est écrit en français, le néologisme correspondant (հարցախոյզ) n’est pas encore inventé. Il m’est arrivé de commenter ce texte important intitulé « le Problème de la langue arménienne»6 où s’élabore une réflexion assez complexe sur l’arménien occidental, sur son état en ces années d’avant le génocide, sur les « allogismes » (օտարաբանութիւն) qui encombrent le discours des journaux, et sur les manières de l’enrichir. Varoujan parle de « forger des mots nouveaux » (կերտել), jamais de néologiser, mot qu’il semble ignorer. Donc, pour forger ces mots et ces expressions, on recourt aux dialectes, mais aussi et surtout au krapar. Il ajoute que nombre de tournures et d’expressions de cette langue ancienne peuvent être renouvelées (վերանորոգուիլ) grâce à « leur joliesse au parfum ancien » (հնաբոյր աղուորութեամբ). Les charmes de l’ancien sont toujours attrayants. Il ajoute que cela pourrait donner à « notre langue moderne une vigueur vivifiante » (մեր արդի լեզուին տալ կենեղուտ առուգութիւն մը). Varoujan semble penser à une « endogenèse » des néologismes. Beaucoup de ceux que l’on forge, dit-il, existent déjà dans le grand dictionnaire des Pères mekhitaristes7. Leur sens peut « soit désigner l’objet exactement, soit nécessiter un léger changement de signification ». Varoujan affirme tout de go : « les propriétés d’une langue sont en rapport direct avec l’influence du milieu et le mouvement politique d’un peuple ». Même si ce rapport reste assez énigmatique car le poète théoricien n’approfondit pas ce point, on voit bien qu’il établit une relation entre la langue (ses propriétés) et le territoire (le milieu et le mouvement politique, l’histoire).

  • 8 Ces questions, je les ai abordées dans mon essai K. Beledian, 1988 (réédition 2014).

La réflexion de Varoujan implique un fondement « territorial » de la langue. D’ailleurs, en parlant de politique, il a en vue la polis, l’être-ensemble d’une nation ou d’une communauté dans un lieu déterminé. La « nouvelle langue » moderne dont il parle devrait émerger de ce lieu auquel renvoient les dialectes et le krapar. La néologie qui dériverait de ces deux « sources » de la langue apparaît comme une double réappropriation du caractère noble, fier et altier de la « tribu » (տոհմ). Il convient de préciser que la langue n’est pas encore pensée chez Varoujan comme le milieu où souffle « l’âme arménienne » (notion hautement problématique évidemment, qui aura son heure de gloire dans la revue Mehian de Constantinople, 1914, dont Varoujan, membre fondateur avec Kostan Zarian, Hagop Ochagan, Aharon et Kegham Parseghian, va se détacher dès le troisième numéro). Bien sûr, même territorialisée, cette langue nouvelle ne peut triompher que si des épopées naissent en son sein, car « ce sont les épopées qui assurent à la langue », dit-il, « la victoire définitive »8.

  • 9 « Les siècles ont changé » (Փոխուած են դարերը), in N. Sarafian, 2023.

Après 1923, nous changeons non seulement d’atmosphère, mais d’univers (mental). La langue que les exilés emportent avec eux n’est plus territorialisée. Elle sera fort peu enseignée en Europe et pourra rarement se reproduire « naturellement ». Les vagues réfugiés qui arrivent à Marseille se trouvent directement en face d’une réalité massive qu’ils ont du mal à affronter. D’un monde rural ils passent à un monde urbain en voie de forte industrialisation. Ils en sont fascinés et se sentent en même temps agressés, mais ne peuvent l’exprimer complètement dans leur langue, comme si avec la perte de leurs références, le sens leur échappait. Ils se sentent vidés. Il suffit de lire un peu La conquête d’un espace (1928) de Nigoghos Sarafian pour se rendre compte du choc que ce contact constitue et le vide qui s’est installé. Pour ce jeune poète, comme pour presque tous ses camarades qui vont se réunir dans la revue Menk (1931-1933) pour très vite s’en échapper, c’est avec une langue dévitalisée, stérilisée qu’ils pensent survivre. Avant, écrit Sarafian, « il y avait un territoire (հողամաս) et au moins une masse d’où venaient nos meilleurs écrivains »9. Maintenant ? Plus rien. Aussi les innovations linguistiques deviennent-elles indispensables et urgentes, si l’on ne veut pas finir aphasique. Elles accompagnent les innovations littéraires dans le roman notamment.

  • 10 On trouvera ce texte « Les coqs chantent » (Աքաղաղները կ՚երգեն) dans N. Sarafian, 2023.
  • 11 Si la traduction est une greffe, comme le fut celle de la Bible, pourquoi les néologismes ne le ser (...)

Ces innovations permettent non seulement de « recevoir », de comprendre et d’imaginer ce réel, essentiellement le Paris des années 1920 et 1930, mais également d’amortir le choc d’un contact brûlant et destructeur, de le gérer. Comme je l’ai dit plus haut, « arméniser », c’est rendre familier l’environnement étranger où l’on vit, le dire, le mettre à distance en le banalisant en quelque sorte, afin de réduire, de neutraliser sa violence et de pouvoir survivre : ainsi peut-être est-il possible de préserver « notre individualité nationale » (ազգային անհատականութիւն). Au lieu de nier ce réel estimé agressif, ce que font les nostalgiques du pays détruit, il faut au contraire l’affronter pour résister à ses attraits. Sarafian déclare que « notre patrie a glissé sous nos pieds et nous a jetés à la mer, c’est l’occasion pour apprendre à nager » (1929)10. Cela veut dire que l’immersion-insertion dans le monde du travail, dans la culture intellectuelle du pays d’accueil et le contact avec le monde urbain nécessitent un écran protecteur mais perméable : ce sera la langue. Celle qui, déterritorialisée, a perdu sa dignité, cette langue en miettes qu’on va essayer de raccommoder, à laquelle on va insuffler vie et sens, en l’adaptant et la renouvelant par une sorte de greffe11. L’exil, cette épreuve de l’étranger où tout est mis en question, passe donc par la langue, par la défense et illustration de la langue. Grâce à cette épreuve, elle devra se renforcer elle-même (certains diront « se purifier »), sinon elle risque de devenir un « parler de cuisine ». Les néologismes seront les micro-ouvertures ou la voie royale pour pouvoir enfin communiquer avec le monde d’ici.

EAC – Le phénomène des néologismes est-il l’apanage de tout un chacun, et si oui, comment cela se manifeste-t-il ? Par exemple, à la fin du 19e ou dans l’entre-deux-guerres, les rédacteurs en chef, les intellectuels aguerris et les jeunes écrivains se sentaient-ils investis d’une mission particulière à forger de nouveaux mots et expressions ? Existait-il des autorités en la matière, ou bien au contraire assiste-t-on dans ces périodes à une certaine démocratisation du néologisme à travers la presse ? En d’autres termes, qui était fondé à pouvoir créer des néologismes ?

A priori, tout un chacun peut néologiser. Cela peut s’apparenter même à un jeu. À partir d’une ou de deux racines piquées ici ou là on peut inventer des mots, voire lancer un feu d’artifice linguistique. On voit cela chez ceux qui riment, la poésie étant le domaine où la néologie est très souvent sollicitée comme moyen d’inventer un langage poétique personnel.

Néanmoins, même sous forme de jeu, néologiser demande des compétences linguistiques qui ne sont pas à la portée de n’importe quel locuteur et dont le manque condamne beaucoup de tentatives. Un certain savoir s’avère indispensable tant sur le plan du vocabulaire, que celui de la formation des mots. Pour néologiser, il faut être sûr que l’équivalent arménien du mot étranger (français ou anglais, en l’occurrence) n’existe pas. On peut recourir aux dictionnaires, lesquels sont rarement « complets ». C’est souvent le reproche qu’on leur fait : il s’agit de lexiques repris d’autres dictionnaires pleins de synonymes aux nuances imprécises, dont peu sont réellement expliqués. Rarement de tels ouvrages rendent compte de la réalité linguistique du moment. J’ai moi-même vu très souvent à la rédaction du journal Haratch le recours automatique aux divers dictionnaires disponibles où l’équivalent de tel mot français recherché n’existait pas. Il fallait donc néologiser par défaut. Dans l’urgence, car l’actualité n’attend pas, n’est-ce pas. Je me souviens d’un cas médical. L’expression « acharnement thérapeutique » (c’était, si je ne me trompe, au moment de l’agonie de Franco) avait laissé la rédaction sans voix, jusqu’au moment où elle a trouvé la parade en inventant « դարմանումի մոլուցք » (« rage de soigner »). Il y a toujours une phase de tâtonnement et d’hésitation qui précède la création du mot qui convient ; c’est-à-dire qui dit à peu près la même chose que le français de référence. Dans le cas présent, tout ce qui concerne la chair disparaît. L’arménien ne dispose que du mot « corps » et cela n’a cessé de poser des problèmes tout au long du Moyen Âge lors des discussions théologiques sur la nature du Christ, le mot « միս » ne faisant pas l’affaire. Néologiser c’est parfois renoncer à une exactitude mécanique, accepter de perdre une nuance et parfois ajouter un trait qui n’existe pas au départ. Sur les frontières entre deux langues, rares sont les coïncidences et les recouvrements.

Pour en revenir à la pratique des néologismes, il faut se souvenir que dans les lycées arméniens de Constantinople, puis au Proche Orient, l’apprentissage de la grammaire s’achevait par l’étude de la formation des mots. Dans les diverses « parties du discours » (on désignait ainsi les sept ou huit catégories des mots), la formation des adjectifs, des substantifs et des verbes occupait une place de choix. Comme dans le krapar, les deux variantes de l’arménien moderne ont des règles plus ou moins fixes. Celui qui néologise a intérêt à connaître les nombreux suffixes et le sens « minimal » qui leur est attaché pour former des adjectifs et des substantifs nouveaux. Les préfixes sont peu nombreux, le plus actif étant la négation ան/ապ. Selon le sens qu’on veut donner au mot, il faut savoir choisir le suffixe parmi -ային, -ական, -աւոր, -եղէն, -ոտ, etc. Ainsi օրինաւոր et օրինական, fabriqués sur la même racine (օրէնք), expriment la différence entre légal et légitime. Et à partir de là, sont activés les substantifs օրինաւորութիւն/օրինականութիւն et des verbes օրինաւորել/օրինականացնել. De même գունաւոր et գունային n’ont absolument pas le même sens. Néologiser suppose une maîtrise des différences des éléments lexicaux. Même chose pour les verbes. N’importe quel mot peut recevoir la désinence verbale, mais laquelle ? Comme il y a trois groupes en arménien occidental, le verbe inventé doit entrer dans l’un des trois, donc faire partie du système. À cela s’ajoute le cas qui sera employé avec le verbe. L’arménien est une langue à déclinaison et les verbes régissent des cas déterminés pour leurs compléments.

Donc, néologiser demande une connaissance des mécanismes de la langue que recouvre l’expression indéfinissable « le sentiment de la langue ». Qu’on le veuille ou non, néologiser renvoie à une activité quelque peu impondérable apparentée à un geste poétique où se conjuguent hasard et nécessité.

  • 12 Allusion à nombre de traductions faites à partir de l’anglais, de l’allemand et du français publiée (...)

Bien sûr, je simplifie tout cela, mais je voudrais souligner le fait que les néologismes ont un impact sur la syntaxe, c’est-à-dire sur la phrase entière (l’expression, la pensée), ce que les néologisants, souvent les traducteurs, semblent ignorer, pratiquant une sorte d’atomisme linguistique12. Un néologisme n’est jamais seul ; il ne laisse pas indemne le reste, il entraîne les tournures et débouche sur le style. On passe ainsi de la langue au langage, de l’enrichissement de celle-là à la création de celui-ci. Aussi un jeu qui convoque une telle inventivité est-il en fait hautement complexe. A minima un « bon » néologisme nécessite l’invention non seulement d’un adjectif, mais également d’un substantif et d’un verbe. Il devient alors un noyau à intégrer dans le système déjà existant, où il devra fonctionner mais qu’il ne pourra pas ne pas modifier. D’où son aspect éminemment dynamique. Il nous fait nous émanciper de l’ordre habituel de la langue, pour nous y ramener après nous avoir donné la possibilité de frôler l’autre de la langue.

Avant 1915, comme après, la pratique est d’abord individuelle, mais vise l’usage collectif. Ce qu’on invente doit être partagé. La configuration qu’un verbe nouveau implique ne peut se maintenir que dans le partage. Ce qui n’est pas toujours le cas. Les tentatives avortent. Il suffit de parcourir les articles parus à Constantinople dans la presse, aussi bien quotidienne que périodique, pour se rendre compte que les doublons pullulent. Varoujan fait allusion au fait que beaucoup forgent des mots pour désigner la même chose. C’est le chaos !

Il n’y a jamais eu d’instance pour proposer, surveiller, autoriser ou rejeter des néologismes, ni à Constantinople, ni dans la diaspora, alors que les manuels de langue et de grammaire répondaient à des critères plus ou moins objectifs. Comme on le sait, la grammaire est la partie fixe de la langue, son ossature, alors que la néologie en est la partie diachronique mobile, changeante. À l’inverse de la pratique néologisante, il est possible de provoquer des écarts dans les normes grammaticales, mais il est périlleux de les briser. Bien sûr, dans la presse arménienne de la diaspora, il y a eu des appels pour la création d’un comité de la langue (Հայ լեզուի կոմիտէ), qui aurait été composé de journalistes (Missakian à Paris, Penjamin Tachdjian au Caire, un membre de la Congrégation mekhitariste de Venise, un maître tel qu’était Yervant Der Andréassian, un écrivain-publiciste comme Chavarch Nartouni). Mais ces appels sont restés lettre morte. Les discussions continuaient d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Le sujet était toujours à l’ordre du jour. On trouve de très nombreux articles à ce sujet dans les colonnes des journaux où l’on se plaint qu’il n’y ait pas d’instance régulatrice, disons une sorte de pouvoir plus ou moins centralisé, et on regrette que n’importe quel « plumitif » s’arroge le droit d’imposer ses préférences. Il va sans dire que le fait diasporique (la dispersion) rend caduque cette recherche d’autorité (de père ?) et problématique l’uniformisation souhaitée : il y aura toujours des rédacteurs ou des écrivains qui seront pour սուզանաւ (sous-marin, selon Missakian) et contre ընդծովեայ (plutôt submersible, pour les mekhitaristes). C’est dire que la néologie donne naissance parfois à des synonymes qui parasitent le discours.

  • 13 Voir Poujank 1927, p. 213.

Obligés de suivre l’actualité, ce sont les rédacteurs qui inventent des mots et des expressions nouveaux. Sur le tas. Les revues médicales sont particulièrement intéressantes. Il y en a eu plusieurs et dès 1919. Ainsi Հայ բժիշկ (« Le médecin arménien », 1919, 1924-1925, Constantinople, Boston), Դարման (« Remède », Constantinople, 1920-1922), Հայ բուժակ (« Le guérisseur arménien », Constantinople, Alexandrie, 1924-1925). Les médecins rédacteurs de ces revues se connaissent et citent parfois les publications qui les précèdent13. Ils font des comptes rendus de ce qui paraît, de Beyrouth à Boston, en passant par Sofia et Paris. Il s’agit d’un véritable réseau pré-diasporique au service des communautés dispersées de lecteurs. Le contexte historique et social est très clairement évoqué par Դարման (« Remède ») dès 1920 : « L’Arménien arrive après un horrible crime [քսմտնելի եղեռն]. […] L’existence d’une nation dépend non seulement de sa langue, de sa littérature, de son histoire, mais également de sa santé […] ». Le ton est donné. Հայ բժիշկ de Boston prend le relais ; il parle de la « Grande Souffrance et de ses conséquences pathologiques et mortelles immédiates ». Il se propose de « lutter contre ces maux et d’empêcher qu’ils ne se transmettent aux générations futures ». Cette littérature médicale veut informer ses lecteurs sur les nombreuses maladies, nées et propagées pendant le génocide. La tuberculose, la syphilis et d’autres maladies sexuelles ou non mais transmissibles dues aux conditions de vie précaires dans les pays d’accueil mettent en danger familles et descendances. Elles menacent la survie de la « nation ». Vivre après la Catastrophe, c’est avant tout refaire sa santé physique (et mentale). Chavarch Missakian parlait de « se fortifier ». Ce n’est pas un hasard si le docteur Amadian publie le premier opuscule sur la psychanalyse freudienne à cette époque, à Beyrouth, en 1926.

À Paris les problèmes de santé sont à l’affiche du mensuel Poujank (Բուժանք, ou « Guérison », 1926-1928) du docteur Levon Krikorian ou, à sa suite, de la revue Hay Pouj (Հայ Բոյժ, 1934-1967) dirigée par Chavarch Nartouni. Elles se donnent comme objectif non seulement de vulgariser le savoir médical contemporain, d’éduquer leurs lecteurs sur les maladies courantes de l’époque, mais également de leur donner des conseils. Elles mettent en œuvre une panoplie de néologismes que le rédacteur et ses collaborateurs médecins distillent dans leurs articles, en donnant chaque fois le mot français, puis l’équivalent arménien. La phrase suit parfois une configuration française, tout en faisant appel parfois à des mots turcs et persans de la langue populaire.

On en dira autant de l’inventivité des musiciens, qui écrivent des articles sur la musique et des comptes rendus des concerts. Les néologismes répondent à des besoins et leur création implique non seulement une « correction » quant à leur formation, mais obéit à des critères de justesse et d’intelligibilité. Il faut savoir que souvent ces néologismes traduisent les termes, si je puis dire, et donnent une signification plus ou moins claire, perceptible aux lecteurs. Dans le cas des mots composés de deux racines liées par un infixe de liaison, on souhaite que le sens jaillisse de ces racines, dans une sorte de relation nom-complément : tel est le cas de համացանց (« internet », néologisme né dans les années 1990 avec l’apparition du réseau). Le -net est rendu parfaitement par ցանց, alors que inter- est librement suggéré par la racine-préfixe համ- (« tout », « ensemble »). Qui l’a inventé ? On ne le sait plus déjà ! À partir de là, suit toute une série d’adjectifs, de verbes, de substantifs pour désigner les divers objets et opérations que la technologie de l’information induit. Ainsi la langue devient un « instrument actuel ».

EAC – Pensez-vous qu’il soit possible de dresser une typologie de ces néologismes ? Autour de quelles catégories par exemple ? De même, est-il possible d’esquisser une cartographie des néologismes dans la presse arménophone en France ? Quels sont les journaux ou revues, les rédacteurs en chef, écrivains, journalistes qui en sont à l’origine ? Quelle est, selon vous, la période la plus propice à ces innovations linguistiques ?

Krikor Beledian – On peut cerner des domaines où la pratique du néologisme s’impose. On peut suivre Chavarch Missakian quand il donne un aperçu de ces domaines qui sont pratiquement les mêmes dont parle Varoujan dans son article de 1911 : « La science moderne, l’art, l’industrie, le commerce, la guerre, même la vie domestique ont des mots et des formules qui nous feraient transpirer si nous voulions les traduire ». (On ajoutera la médecine, les sciences humaines, la technologie). Les quotidiens sont plus directement concernés (Haratch, Achkhar) que les hebdomadaires (Arewmoudk) ou les revues littéraires (Zwartnotz, Menk, Andastan). Il faut tenir compte du fait qu’un journal arménien, à Paris comme ailleurs, a un contenu très diversifié. À cet égard, la titulature des journaux est éloquente : national, littéraire, politique, économique, populaire, etc. Certains journaux se présentent comme « Journal arménien » (Haratch) ou « Journal arménien populaire » (Aysor Abaka), ce qui rend possible la publication de toute sorte d’informations, de textes d’analyse politique, de notes de lecture, d’informations sur telle ou telle activité communautaire, de pages littéraires : nouvelles, poèmes, critiques littéraires. La plupart publient également des feuilletons : des romans français ou anglais en traduction ou des romans arméniens déjà publiés à Constantinople (ceux de Yervant Odian ont été publiés plusieurs fois), des reprises de récits venant d’Arménie, souvent des romans historiques. On ne dira pas assez que la tradition du feuilleton héritée du 19e siècle assure une continuité à la presse de la diaspora, dont le lecteur retrouve d’emblée non seulement le nombre des pages (quatre), mais la disposition des thèmes, avec pour finale les annonces et les publicités de la quatrième page. Un microcosme familier !

Dans toute la presse arménienne de France, Haratch est probablement le seul quotidien où il y a une véritable réflexion sur la langue. Une politique très concertée au sens où elle est clairement définie. Dès l’éditorial du premier numéro auquel j’ai fait allusion se manifeste ce souci chez Chavarch Missakian, un ancien du journal Azadamard de Constantinople (1910-1914) et très proche des écrivains et poètes d’avant 1915. Missakian est un journaliste-écrivain. On oublie qu’il était très proche de Missak Medzarents, de Kegham Parseghian, qu’il a écrit des poèmes en prison (entre 1915 et 1918), des textes en prose, voire des mémoires, et que toute sa vie il a rêvé d’une revue strictement littéraire, laquelle n’a pris corps que d’une manière sporadique entre 1943 et 1945. Arpik Missakian a créé le supplément Միտք եւ արուեստ (« Pensée et art ») en référence explicite à ce projet paternel. Chez Missakian, le souci de la langue n’est pas un problème de « sauvegarde » de sa « pureté » supposée (c’est à cela qu’aboutissent souvent les débats sur le néologisme), mais un problème de journaliste-écrivain qui travaille sur le terrain, dans le monde de l’information. Il prend ce métier très au sérieux, ce que ne font pas ou peu les rédacteurs d’autres journaux aussi bien en France qu’au Proche Orient, en Égypte (à part Vahan Tékéyan dans Arev du Caire). Branché sur le réel, il veut forger une langue souple, directe, vivante, un langage adéquat à ce qui l’entoure, à la vie politique et sociale en Europe, à l’actualité, à l’instar de ce qu’il lit dans les quotidiens français. Cet aspect journalistique impacte directement la création des néologismes.

La Deuxième Guerre mondiale est l’événement qui déclenche une réflexion redoublée sur ce sujet. Cet homme qui est habité par le démon de l’écriture journalistique est au chômage forcé, puisqu’il a sabordé le quotidien. Il suit les événements au jour le jour, les note dans son journal intime (plusieurs cahiers, certains inédits), lit les journaux français, écoute la radio française et celle de Londres. Il tient un carnet (il l’appelle յուշատետր, littéralement « carnet de souvenirs ») dans lequel il consigne un tas de mots nouveaux que les journaux donnent à tous ces engins de guerre que déploient les belligérants.

Missakian se pose la question :

  • 14 « Մեր հայերէնը ունեցա՞ծ է պատերազմական գրականութիւն, – արուեստ մը որ կարենար տալ արդիական գեհենամար (...)

Notre arménien a-t-il jamais eu une littérature de guerre ? – qui aurait donné non seulement les horreurs d’un combat infernal moderne, mais également les bruits, les couleurs, les formes. Le déroulement de mille et une sorte d’armes et de machines assourdissantes, le vol, la poussée, l’effondrement, la confrontation, l’éclatement ou l’incendie. Le quoi et le comment de chaque mouvement et de chaque action. (Essayez d’arméniser, par exemple, le son que produit un avion, quand ses roues roulent et que “l’oiseau” s’élance dans l’espace (vrombissement).14

  • 15 Voir mon texte « Le témoin clandestin » dans K. Beledian, 2016.

Ce passage est très significatif. Missakian semble poser le problème du langage du point de vue de l’écrivain et se met à néologiser au fur et à mesure, pour finir par achopper sur « vrombissement ». Plus que beaucoup d’autres, en plein Paris de l’Occupation, il tente de faire face à cette nouvelle période qu’annoncent les armes de guerre fraîchement mises en place. Comment dire cela ? C’est la même question qu’il posera, en décembre 1945, au moment où les chefs nazis sont jugés à Nuremberg. Il invente le mot ցեղասպանութիւն (tseghasbanoutiwn), face au mot « génocide »15. Le néologisme naît directement de l’actualité politique et sociale du pays d’accueil, comme une réponse à une urgence.

C’est dans ce contexte qu’il publie deux recueils : Հայկաշէն (Haygachên, « Fondé par Haïg »), le premier au mois d’octobre 1942, le second au mois de février 1943 (les recueils ne sont pas datés, ils le seront plus tard). Arrivent ensuite trois recueils de Արածանի (Aradzani, du nom d’un affluent de l’Euphrate, fin 1944, 1945) où il aborde le sujet qui lui tient à cœur, la langue aujourd’hui. Le titre en est : « Au nom de l’indépendance de la langue » (Յանուն լեզուի անկախութեան).

  • 16 Il se peut que ce soit là l’un des premiers emplois du néologisme « guerre mondiale » (աշխարհ-ա-մար (...)
  • 17 « Մարդկութիւնը մէկ աչքով կը քնանայ 1939 Սեպտեմբերէն ի վեր։ Պատերազմ։ Աշխարհածաւալմարտ պատերազմի։(...)

C’est du premier numéro de Haygachên que j’avais extrait le passage ci-haut. L’article qui ouvre le recueil est intitulé « Guerre mondiale » (Աշխարհամարտ)16. Sur plus de deux pages, Missakian énumère toutes les nouveautés que cette guerre a apportées au jour. D’où une longue série de néologismes : « Guerre mondiale. Guerre des foudres. Guerre infernale ». La série s’interrompt par une exclamation. « Ô ma langue maternelle. À combien de mots virils, nerveux, fluides donnes-tu naissance, sans les douleurs de l’enfantement – Guerre démoniaque [սատանայամարտ]. Guerre des géants [հսկայամարտ]. Guerre pour la vie [գոյամարտ] »17… La page est absolument extraordinaire ! On a l’impression que son auteur prend plaisir à dénommer avec précision toute sorte de combats, d’avions et de navires, toutes les techniques, tous les engins de la mort. Veut-il prouver que l’arménien est capable de dire tout cela avec l’exactitude et la justesse nécessaires, en se fondant sur ses seules ressources ? Il écrit : « il n’est pas difficile de trouver l’arménien de ces mots, si l’on veut fouiller et transpirer ». On a là presque une définition du néologisme : un terme arménien face au français, un mot composé face à une tournure. L’opération n’est pas au désavantage de l’arménien où le terme inventé est plus ramassé que le mot français. Le néologisant profite des possibilités inhérentes à sa langue.

Tout cela s’inscrit dans le cadre de ce que Missakian appelle « l’indépendance de la langue ». Il prend ses précautions : « L’indépendance de la langue ne signifie pas une autosuffisance bornée (ինքնաբաւութիւն) ». À côté de ce mot, il ajoute en français entre parenthèses « (autarcie) ». Il continue : « Nous aussi nous sommes une parcelle du mouvement universel qui chaque jour, chaque heure donne naissance à des nouveautés : idée, objet, instrument, mode d’expression… » (Je signale que ces quatre derniers mots sont des néologismes de l’époque hellénophile parfaitement intégrés dans la langue). Missakian sait fort bien qu’aucune langue ne vit dans un vase clos et que l’arménien évolue ou va évoluer en fonction d’un mouvement qui s’est accéléré pendant la guerre.

  • 18 H. Ochagan, 1932.

Missakian ne nous fournit pas une définition positive de cette indépendance linguistique qu’il prône. Il avance par négations. Il met le doigt sur le vocabulaire « tatare » qui règne dans l’arménien oriental depuis plusieurs siècles, signale l’existence de cette tendance dans l’arménien occidental chez certains écrivains, « les provincialistes », pour finir ses analyses par une mise en question de la langue de Hagop Ochagan, en particulier dans le vaste roman Les Restes18 qu’il a lu justement pendant l’Occupation. Lecteur attentif et pugnace, il reproche au romancier qu’il connaît depuis Azadamard et qu’il compare à James Joyce et Marcel Proust, sa tendance à calquer le français, d’écrire du français en arménien, en changeant notamment le régime des verbes. L’exemplaire sur lequel Missakian a travaillé montre l’énorme travail qu’il a mené sur le premier volume de ce roman.

Il importe peu de savoir si ces reproches sont fondés ou pas. On s’en tiendra à l’essentiel : l’indépendance de la langue est une sorte d’arméno-centrisme linguistique qui refuse aussi bien les « tatarismes » que les « gallicismes » (Varoujan disait presque la même chose). Ni du turc, ni du français. On ajoutera un autre refus tout aussi significatif : les mots anciens morts d’une belle mort qu’il faut enterrer (à l’opposé de Varoujan). Donc, pas de résurrection miraculeuse des « mots rouillés ». Missakian ne cesse d’affirmer qu’il faut « fouiller », rechercher, découvrir, mais pas nécessairement exhumer : « Il y a des mots internationaux intraduisibles qu’il faut arranger ». Յարմարցնել signifie trouver des néologismes rendant à peu près le sens de ces termes intraduisibles (անթարգմանելի), sans prétendre à une exactitude servile. L’erreur des hellénophiles, et pas seulement de ceux-là, était de vouloir copier à l’identique les termes grecs et même l’ordre des racines (par exemple սիրաբան au lieu de բանասէր), et d’inventer une longue série de préfixes étrangers à l’arménien. Ils étaient trop fascinés par la magie du grec pour réussir à le tenir à distance.

Toutefois, l’indépendance linguistique est loin d’être l’apologie de l’arménien, une espèce d’adhésion sans réserve à la langue telle qu’elle est transmise. Cantilène qu’on a souvent entendu sous la plume de certains rédacteurs ou écrivains, qui faisaient l’éloge de la langue (même Chavarch Nartouni dans Haratch) et lui attribuaient toute sorte de vertus. Missakian s’oppose aussi bien aux tenants du conservatisme qu’aux adeptes de la révolution prolétarienne, notamment à ceux de l’Arménie soviétique qui après la réforme de l’orthographe classique ont opté (ou ont été contraints de le faire) pour l’abandon des pans entiers du vocabulaire politique, social, économique de l’arménien, pour adopter un vocabulaire « internationaliste ».

EAC – Dans quelle mesure le contexte local a-t-il suscité la production de ces néologismes dans la presse de langue arménienne, en mettant en évidence des « lacunes » par exemple dans cette dernière ? En quoi l’influence du français, ou l’exposition nouvelle à cette langue pour la génération post-génocide, ont-elles pesé sur les choix linguistiques des auteurs de cette presse ?

  • 19 Pour l’étude des œuvres, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage K. Beledian, 2001.

Krikor Beledian – Le concept de « local » doit être élargi, quand on pense à la presse arménienne en diaspora. L’indépendance linguistique qu’un Missakian met en place et tente de réaliser dans et à travers son journal, et de répandre au-delà de son journal, en direction de ses lecteurs dispersés en France, mais aussi en Europe et un peu au Proche Orient, est une prise de distance par rapport au français évidemment très envahissant. À ce propos, il faut jeter un coup d’œil sur les publicités (la fameuse quatrième page des quotidiens arméniens) pour se faire une idée de la présence effective du français et parfois du turc, d’une manière très décomplexée. Une prise de distance, non pas un refus fanatique. On a plutôt l’impression que le journaliste aux prises avec l’actualité française et mondiale mène un dialogue quotidien avec le français qui est sa langue d’accès à ce dehors. Et les lacunes qu’il perçoit grâce au français, il tente de les cerner. On pourra dire à peu près la même chose des écrivains, même de ceux que l’on croit imperméables aux « séductions » de leur environnement, tels Nechan Bechiktachlian, Ohan Garo ou Ghewont Méloyan, pour ne citer que des prosateurs du groupe Menk19. J’ai déjà dit que le français demeure pour tous les écrivants et les écrivains la référence incontournable, même pour ceux qui rêvent de la révolution prolétarienne et de ses réussites en Arménie soviétique Lass (Louisa Aslanian), Missak Manouchian dans son hebdomadaire Zangou (1937-1938), et bien d’autres du même pôle politique. La référence de ceux-là, c’est la presse communiste française.

EAC – En France, est-ce selon vous davantage la situation asymétrique entre le français et l’arménien qui a nourri le besoin de forger de nouveaux mots dans la presse arménienne, ou diriez-vous que le phénomène des néologismes procède plus d’une volonté créative, d’innovation, que l’on pourrait même qualifier de progressiste eu égard aux usages de la langue arménienne ? En d’autres termes, faut-il voir parfois, à la source de cette inventivité langagière, de la révolte ou une volonté de s’opposer à des cadres sociaux (et linguistiques) établis ?

Krikor Beledian – Jusqu’ici nous avons parlé de ce que vous appelez volonté créative dans la littérature où les oppositions sont plus marquées et où rejets, révolte, déni ou reniement fonctionnent. La négation, la mise en question sont constitutives de la littérature, comme le néologisme de la langue ! Le néologisme apparaît d’abord comme un moyen d’aborder une situation nouvelle : l’exil et ses parages, l’absence de repères et de règles, la langue sans le pays, le vide et la Catastrophe. Pendant la grande époque du roman, en gros les années 1928-1940, la néologie triomphe, ce genre exigeant une saisie globale du réel et donc des innovations linguistiques et stylistiques suivies et décisives. Chez Nigoghos Sarafian, chez Chahan Chahnour, chez Hratch Zartarian, voire même Zareh Vorpouni, les néologismes s’inventent en fonction du réel, alors que, avant le génocide, la pratique des néologismes était moins massive.

Cette pratique s’est épanouie dans l’œuvre de Diran Tcherakian (1878-1921), qui est par excellence l’écrivain des néologismes. Sous le pseudonyme de Indra, Tcherakian va publier deux ouvrages, « Monde intérieur » (Ներաշխարհ) et « Le Bois des cyprès » (Նոճաստան) (Constantinople, 1906 et 1908). Le premier est sans nul doute la prose la plus ambitieuse de cette période et la tentative la plus aboutie. Il a fait couler beaucoup d’encre entre 1906 et 1908, à la veille de la révolution jeune-turque. Dès sa parution l’ouvrage a été comparé au « Livre tragique » (Մատեան ողբերգութեան) de Grégoire de Narek (945-1003), non seulement en raison de l’aventure « mystique » qui s’y déploie, mais également pour ses innovations lexicales poussées à l’extrême : composition, sur-composition de mots nouveaux, majoritairement abstraits presque à chaque page, emploi de termes techniques rares arménisés ou repris de la langue ancienne et de ce fait « repoétisés », des mots-valises, tout cela emporté dans un flot quasi ininterrompu apparenté à un monologue intérieur. On n’a pas encore un lexique des néologismes de ce poète qui a une connaissance très approfondie et de l’arménien et du français auxquels il renvoie souvent ses lecteurs, quand il place entre parenthèses le terme français. Dès la première page de l’ouvrage on lit բնականոն (« normal ») et յայտնակերպում (« manifestation »). Adjectifs, substantifs, parfois même des verbes sont carrément inventés, tantôt selon les règles de composition des mots de l’arménien, tantôt en enfreignant ces règles, donnant aux termes inventés la forme des mots-valises, des unités lexicales combinées faisant un bloc du genre կեղծամ (« perruque »), լոյստուերոտ (« clair-obscur »), հիերեւոյթ (« apparition hiératique » ou « admirable ») où la première racine se contracte, la consonne finale cède devant la consonne de la deuxième racine. Cette façon de néologiser par collage est rejetée par la critique et le lectorat moyen. Mais elle présente l’avantage de raccourcir le mot et de le rendre plus « dicible ». C’est ainsi qu’on a ծածկայուն (« latent ») au lieu de ծածկակայուն. On trouve des cas de pure invention du genre : վուվուել (« roucouler »). La tentative radicale de Tcherakian bouscule l’arménien de son époque et même de nos jours, dérange le lecteur, met en question ses habitudes ; elle fait des néologismes une manière d’établir d’un geste souverain un domaine poétique et de pensée, une amplification qui veut reculer les limites de la langue, sur le plan du son comme du sens. Le néologisme porté ainsi à son comble jusqu’à « l’aberration » devient une manière de viser la totalité, mais en même temps de se singulariser, de s’affirmer comme un sujet libre faisant fi des cadres sociaux et de la servilité à signifier.

Par-delà Tcherakian et peut-être à partir de son œuvre, il faudrait entreprendre un travail de fond sur la pratique du néologisme en poésie. Car depuis Grégoire de Narek, les poètes en usent et en abusent, s’inventent un lexique personnel dont on ne trouve guère la trace dans les dictionnaires ! Comme le lecteur arménien plutôt averti en saisit souvent le sens… à peu près, le lexicographe ne se sent pas obligé d’en tenir compte. De toute manière, en général les néologismes poétiques « réussis », ces condensations de son et de sens, tel արեւահամ (au goût du soleil) de Yéghiché Tcharents ou կապտածորան (coulure bleue) de Missak Medzarents, ne sont pas « gratuits », sauf quand des synonymes sont créés pour des raisons locales de versification. La plupart du temps ils obéissent à des considérations d’expressivité. Les exemples ne manquent pas : les jeux verbaux du poète stambouliote Zahrad (1924-2007) en sont les exemples éloquents.

Si l’expressivité est l’un des motifs qui expliquent l’abondance des néologismes dans les textes poétiques, il y en a un autre lié à l’apparition des « écoles littéraires » ou des courants de pensée nouveaux. C’est un peu le mouvement général dont parlait Missakian. À partir du romantisme (arménien 1860-1880), les écoles littéraires qui se suivent (réalisme 1880-1895, symbolisme 1900-1910, futurisme 1914-1924) bousculent le lexique « habituel ». Poètes, écrivains, théoriciens, ou simples rédacteurs, en référence à ce qui se passe en France, inventent des termes nouveaux pour désigner des « choses nouvelles » : des sensations, des sentiments, des idées et des concepts que ces écoles véhiculent. L’histoire littéraire offre un champ immense pour les créations verbales qu’on emprunte, qu’on calque ou que l’on forge à partir du français, rarement à partir de l’anglais ou de l’allemand, ayant fait souvent une analyse sommaire des composantes du mot dont on veut transplanter le sens. Cette tendance est si fortement ancrée dans la tradition poétique qu’elle se manifeste d’une manière quasi spontanée dans des textes où il n’existe aucune instance externe.

Ces créations répondent à des « besoins », à une visée esthétique ou gnoséologique. De toute manière, elles impliquent une certaine intelligence des problématiques en question, à l’instar des traductions. C’est pourquoi des malentendus ou de « mauvaises inventions » nous obligent à revenir au point de départ. Un néologisme qui n’est pas repris-socialisé par l’écriture d’autres est condamné ou en attente d’être repris. Il peut parfois, non pas être refusé, mais céder la place à un autre que l’on estime plus « juste », plus « pertinent », plus « harmonieux pour l’oreille » (c’est une considération qui importe beaucoup, mais je n’insiste pas).

J’aimerais ici parler un peu de ma propre expérience en la matière, car écrire-penser-vivre, l’art du vivre dans tous ses états, ne peut se concevoir sans cette pratique des frontières se déplaçant entre le dehors et le dedans, sur une ligne de force difficile à tracer.

Quand vers 1970 je me suis lancé dans un travail critique (la poésie est autre chose), le terrain était encombré par un langage largement périmé, inexpressif et vidé de sa substance. J’avais une formation universitaire, comme beaucoup de mes camarades, je faisais des études de philo à la Sorbonne, et je trouvais que l’arménien que j’avais appris, que je lisais dans les journaux et revues littéraires était insuffisant, pour ne pas dire obsolète. Je crois que toute « ma génération » se trouvait devant ce problème : d’une part elle voulait rester ce qu’elle était, c’est-à-dire assumer cette formation ici et maintenant, reçue dans les facs en France ou aux États-Unis ; de l’autre, elle souhaitait s’exprimer, écrire et penser en langue arménienne sans exclusive. On était bilingue. On habitait dans deux univers différents, mais pas forcément opposés, plutôt interdépendants. On vivait dans un espace de traduction permanente. Deux, on l’était tout à fait, mais sans « trauma », ni névrose ! On fonctionnait non pas par opposition mais par complémentarité. Il ne fallait rien céder ni sur le plan de la formation intellectuelle (et plus…), ni sur le plan du choix de l’arménien comme « moyen » d’expression. Il fallait refuser absolument le vieil adage qui stipule que nous, petite nation (փոքր ածու), nous devions « nous contenter du peu ». On devait réussir à réconcilier les exigences de la conceptualité forcément « occidentale », qui était constitutive de notre univers mental et notre « individualité arménienne » – comme aurait dit Missakian. On était en diaspora, bien sûr. Pour y être pleinement, il fallait inventer des instruments nouveaux pour dire de nouvelles pensées, des expériences ou vécus inédits, voire des non-dits. En arménien. On ne pouvait pas ne pas passer par la néologie. Être lecteur des théoriciens français de la littérature, être habitué à écouter les philosophes français dans les salles de cours, ne pouvaient pas ne pas avoir d’incidence sur ce qui devait être inventé. On était, ai-je dit, en diaspora, où on devait prendre des initiatives, pour ne pas rester passif, pour inventer cette diaspora aussi dans la langue et dans la pensée. (Un ami, Herman Vahramian, qui avait organisé plusieurs symposiums à Milan, à Paris, à Aix-en-Provence dans les années 1978-1984, parlait de « diaspora de (et dans) la pensée »). Et pour ce faire, il était nécessaire de revisiter ce qui avait été forgé en France depuis les années 1930 et même avant la Catastrophe, tout en nous à l’écoute de notre actualité intellectuelle, pour pouvoir se doter d’un langage adéquat, je veux dire connecté au monde environnant. C’est la langue qui était encore une fois l’enjeu majeur avec l’exigence fondamentale qui est toujours la sienne, disons depuis l’origine : dire le présent et l’ensemble du réel, en arménien. Une langue qui est inapte à dire le tout du monde, du moins n’y prétend pas, ne se mesure pas à cet incommensurable, une langue qui ne se pose pas cette question comme épreuve à mettre en œuvre, s’apparente pour moi plutôt à un dialecte ! C’est probablement le risque auquel se trouve confronté une langue dont les penseurs, les écrivains, en gros l’intelligentsia n’assument pas ou plus une telle épreuve aussi décisive qu’incontournable et se contentent d’exprimer des choses ou de s’exprimer. Travailler une langue, comme on le disait, n’est peut-être pas autre chose.

  • 20 Voir les analyses de H. Kurkjian, 1978. On lira le texte fondateur « Deuxième équation à plusieurs (...)

Ce qui s’est mis en place dans les années 1970 et 1980 dans quelques revues arméniennes, mais surtout dans le supplément Midk yew Arwest (« Pensée et art », 1977-2009) de Haratch, ce fut l’invention d’un discours capable et de parler du présent et d’explorer le passé. La tradition devait être inventée ou réinventée, c’est-à-dire refondée, autrement. J’avais écrit un texte intitulé « La chute de Constantinople ». La capitale symbolique était morte, bien sûr avec la Catastrophe et on n’allait pas la reconstruire. Quand elle surgissait dans la langue, il fallait la décomposer. Cette mort devait être assumée, dans les lettres. Et son deuil, si possible, devait être fait. Refaire notre bibliothèque a été toujours pour moi une sorte de devise programmatique. Inventer une continuité dans une diaspora en ruptures, en mettant en pièce aussi bien l’idéologie de la conservation que celle de l’assimilation20. Donc entreprendre un long travail de lecture et d’interprétation, pour effectuer de grands déplacements, « actualiser » ce qui a été « inactuel ».

  • 21 Tout n’était pas aussi « rose », aussi simple et aisé que je le laisse suggérer. Il n’est pas possi (...)

Certes il y avait une opposition latente aux cadres « sociaux » qui nous entouraient, à nos prédécesseurs21. N’oubliez pas que dans les années 1970-1980 la génération des années 1930 étaient encore là, présente dans la presse, parfois dans les rues, les bars et les restaurants du 9e arrondissement de Paris. On pouvait parler avec ces figures d’écrivains rescapés ou nés juste avec le génocide. Dans certains cafés parisiens, dans les quelques imprimeries de la rue Richer et de la rue de Trévise quelque chose continuait, on pouvait saluer, toucher ce passé. Je me rappelle d’une conférence que j’avais faite à Paris en 1972, devant certains écrivains de la revue Menk et le thème de la conférence était… le roman arménien des années 1930 à Paris ! C’était peut-être une manière d’enterrer un passé qui survivait encore, mais également une manière d’exhumer la problématique que ce roman avait suscité et dont les auteurs avaient fini par oublier les tenants et les aboutissants, faute, bien sûr, de répondants. Car le travail actif de réflexion, d’écoute, de critique prolonge la vie des œuvres et crée un monde de pensée dont le fait diasporique, ce lieu de l’éloignement et de la proximité mêlés empêche la formation. Autrement dit, comment hériter ? Bien sûr, le langage critique, la manière de comprendre la littérature et non sa propre existence avaient changé. Pour certains, ce langage était incompréhensible. C’est la rengaine que l’on connaît et que les « novateurs » entendent régulièrement avec une singulière constance. Je me rappelle d’un bref échange entre Avédis Aliksanian (le directeur de l’hebdomadaire Achkhar) et le romancier Zareh Vorpouni, tous les deux communistes ou d’anciens communistes, toujours soucieux de « ce qui venait » ou de « ce qui pouvait naître encore ». Le premier demandait au second si ce langage allait devenir « le nôtre » ? Et Vorpouni de rétorquer : « Évidemment, il l’est déjà » ! Si j’évoque Midk yew Arwest c’est parce que ces quatre pages mensuelles du quotidien, plus que les revues de renom qui avaient leur mérite (Pakin, Chirag) offraient la possibilité de la liberté de penser et d’écrire autrement. On ne s’opposait plus aux « anciens », on proposait autre chose, en fin de compte – on était ce qu’on faisait.

Pour conclure, une dernière remarque : néologiser, c’est non seulement se mettre à l’écoute de tout ce qui nous entoure, élargir les limites de sa langue, augmenter ses possibilités expressives, mais encore et bien plus c’est participer au mouvement général dont parlait Missakian – mouvement des connaissances, des savoirs, des modes de vie –, afin de ne pas s’enfermer dans un ghetto linguistique identitaire et étouffant. Car, repliée sur elle-même dans son impossible mais splendide isolement, la langue, la nôtre, l’arménienne érigée en fétiche et devenue l’emblème d’une identité « pure et sans mélange » à conserver péricliterait. On le sait, mais rien ne m’interdit de redire que les langues communiquent entre elles, se compénètrent et se nourrissent les unes des autres. Ainsi, néologiser se déploie dans cet espace métissé d’échange où ce qu’on appelle le Soi est également les autres.

Dans la salle de rédaction du quotidien Haratch, à Paris, rue Damesme (photo Araxe, date inconnue)

De gauche à droite à partir du centre : Boghos Korkiguian, Chavarch Missakian (assis), Chavarch Nartouni, Kerassim Palayan, Vahan Hampartzoumian, Levon Kevonian, Nechan Bechigtachlian (assis) et Hagop Der Hagopian.
La rédaction de Haratch est située jusqu’en 1953 au 17 rue Damesme (Paris 13e), au-dessus des locaux de l’imprimerie A-Der (ou A. Der Agopian, fondée par Hagop Der Hagopian). Elle emménage la même année au 32 rue de Trévise (Paris 9e).

Collection Bibliothèque Nubar de l’UGAB, Paris

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Bibliographie

Abovian Khatchadour [Խաչատուր Աբովեան], Վէրք Հայաստանի, Ողբ հայրենասիրի [Plaies d’Arménie, Plainte d’un patriote], Beyrouth : Aztag, 1954.

Adjarian Hratchia [Հրաչյա Աճառյան], Հայոց լեզվի պատմություն [Histoire de la langue arménienne], Erevan, 1951.

Beledian Krikor, « Le témoin clandestin » dans Témoigner en littérature, numéro spécial d’Europe, revue littéraire mensuelle, nos 1041-1042, janvier-février 2016, p. 37-46.

Beledian Krikor, [Գրիգոր Պըլըտեան], Կրակէ շրջանակը Դանիէլ Վարուժանի շուրջ [Daniel Varoujan dans le cercle de feu], Antélias : Catholicossat arménien de Cilicie, 1988 ; réédition Erevan : Sargis Khatchents-Printinfo, 2014.

Beledian Krikor, Cinquante ans de littérature arménienne en France. Du même à l’autre 1922-1972, Paris : CNRS éditions, 2001.

Kurkjian Haroutiun, Essai sur l’exil, Paris : Éditions Haratch, 1978.

Kurkjian Haroutiun [Յարութիւն Քիւրքճեան], Սփիւռք եւ ինքնացում [Diaspora et devenir-soi], Beyrouth : Hamazkaine, 2022.

Nichanian Marc, Âges et usages de la langue arménienne, Paris : Éditions Entente, 1989.

Ochagan Hagop [Յակոբ Օշական], Մնացորդաց, Վէպ մեր ժամանակներէն [Les Restes. Roman de notre époque], vol. 1, Le Caire : Housaper, 1932.

Sarafian Nigoghos [Նիկողոս Սարաֆեան], Գրական բնանկարներ [Paysages littéraires], Erevan : Sargis Khatchents-Printinfo, 2023.

Varoujan Taniel, [Դանիէլ Վարուժան], Երկերի լիակատար ժողովածու [Œuvres complètes], vol. 3, Erevan : Académie des sciences de la Républiques socialiste soviétique d’Arménie, 1987.

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Note de fin

1 En particulier le volume 2 (Erevan, 1951).

2 Voici un néologisme probablement introduit par le dictionnaire d’Ambroise Calfa, publié à Paris en 1861.

3 On lira à ce sujet les analyses de M. Nichanian, 1989.

4 «[...] մեր նոր լեզուի կէսը թուրքի ու պարսից բառ ա» : K. Abovian, 1954, p. 123.

5 Le mot « diaspora », ou spurk en arménien, n’est pas encore apparu dans le vocabulaire, et jusqu’en 1944 on continue à employer le terme kaghtachkharh (« monde des colonies »).

6 «Հայ լեզուի հարցը» (1911), in T. Varoujan, 1987.

7 Il a en vue le Նոր բառգիրք հայկազեան լեզուի [Nouveau dictionnaire de la langue arménienne], Venise : Presses du couvent mekhitariste de Saint-Lazare, 1836, en deux volumes. La version abrégée de ce dictionnaire est Առձեռն բառարան հայկազեան լեզուի, Վենետիկ [Dictionnaire portatif de la langue arménienne], également publié à Venise. Il en existe deux éditions (1846 et 1865).

8 Ces questions, je les ai abordées dans mon essai K. Beledian, 1988 (réédition 2014).

9 « Les siècles ont changé » (Փոխուած են դարերը), in N. Sarafian, 2023.

10 On trouvera ce texte « Les coqs chantent » (Աքաղաղները կ՚երգեն) dans N. Sarafian, 2023.

11 Si la traduction est une greffe, comme le fut celle de la Bible, pourquoi les néologismes ne le seront-ils pas, des greffes à même la langue ?

12 Allusion à nombre de traductions faites à partir de l’anglais, de l’allemand et du français publiées depuis une dizaine d’années en Arménie où, faute de consensus, les traducteurs (ou ceux qui s’improvisent comme tels) néologisent à tout va et parfois sans esprit de suite dans le même texte.

13 Voir Poujank 1927, p. 213.

14 « Մեր հայերէնը ունեցա՞ծ է պատերազմական գրականութիւն, – արուեստ մը որ կարենար տալ արդիական գեհենամարտի մը ոչ միայն արհաւիրքը, այլեւ ձայները, գոյները, ձեւերըՀարցուցէք օրինակ, այն ձայնը զոր կը հանէ օդանաւը, երբ անիւները կը թաւալին եւթռչունը” կը սուրայ անջրպետին մէջ (vrombissement). » (Հայկաշէն, Գիրք առաջին, Փարիզ [Haygachên, livre 1, Paris], octobre 1942).

15 Voir mon texte « Le témoin clandestin » dans K. Beledian, 2016.

16 Il se peut que ce soit là l’un des premiers emplois du néologisme « guerre mondiale » (աշխարհ-ա-մարտ).

17 « Մարդկութիւնը մէկ աչքով կը քնանայ 1939 Սեպտեմբերէն ի վեր։ Պատերազմ։ Աշխարհածաւալմարտ պատերազմի։ Աշխարհամարտ։ Շանթամարտ։ Գեհենամարտ։ Արեւուդ մեռնիմ, ա՜յ իմ բարբառ մայրենի։ Ո՜րքան արու, ջղապինդ, հոսուն բառեր կը ծնիս, առանց տղաբերքի ցաւեր քաշելու։Դիւամարտ։ Հսկայամարտ։ Գոյմարտ։ Ու տակաւին, մասերու բաժնելով կամ գունաւորելով. – Ճակատամարտ։ Ծովամարտ։ Օդամարտ։ Սովամարտ… »

18 H. Ochagan, 1932.

19 Pour l’étude des œuvres, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage K. Beledian, 2001.

20 Voir les analyses de H. Kurkjian, 1978. On lira le texte fondateur « Deuxième équation à plusieurs inconnus » dans le récent ouvrage du même auteur : H. Kurkjian, 2022.

21 Tout n’était pas aussi « rose », aussi simple et aisé que je le laisse suggérer. Il n’est pas possible d’évoquer les tensions, voire des polémiques dont la néologie était le noyau central. Les cadres de la diaspora des années 1950 et 1960, au Liban, à Los Angeles, et même en Arménie ont réagi devant ces « gauchistes », voire ces « étrangers » qui écrivaient un arménien auquel personne ne comprenait rien… Néologiser est une forme de résistance, non seulement contre les sirènes de la langue référencée, mais également contre l’inertie des locuteurs de la langue qu’on partage.

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Table des illustrations

Légende Կեանք եւ Արուեստ (Gyank yev Arvesd)Cinquième année, numéro 1, janvier 1936
Crédits Bibliothèque Nubar de l’UGAB, Paris
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eac/docannexe/image/3534/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,7M
Légende Dans la salle de rédaction du quotidien Haratch, à Paris, rue Damesme (photo Araxe, date inconnue)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eac/docannexe/image/3534/img-2.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Krikor Beledian, Talar Chahinian, Stéphanie Prévost et Boris Adjemian, « Inventivité langagière et néologismes : la presse arménienne de diaspora comme espace de résistance »Études arméniennes contemporaines, 15 | 2023, 161-187.

Référence électronique

Krikor Beledian, Talar Chahinian, Stéphanie Prévost et Boris Adjemian, « Inventivité langagière et néologismes : la presse arménienne de diaspora comme espace de résistance »Études arméniennes contemporaines [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eac/3534 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/eac.3534

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Krikor Beledian

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