1Le sous-titre de Hay Pouj (« La médecine arménienne »), Revue de vulgarisation médico-prophylactique et hygiénique, annonce le programme de ce périodique publié à Paris de 1934 à 1967 et dont l’intérêt réside non seulement dans sa durée – plus de trois décennies – et son rayonnement, mais aussi dans la personnalité de son rédacteur, Chavarch Nartouni (nom de plume de Chavarch Ayvazian). Homme d’une culture admirable et étonnamment éclectique, mais surtout perçu par nombre de ses contemporains comme un homme de bien, « médecin des pauvres » menant une vie ascétique, toute entière vouée à la cause arménienne à travers l’aide qu’il essaie d’apporter à la santé des débris éparpillés de sa nation.
Figure 1 Couverture du premier numéro de Hay Pouj (octobre 1934)
Bibliothèque Nubar de l’UGAB, Paris
2Hay Pouj n’est pas le premier périodique du genre, mais l’héritier d’une grande tradition de presse médicale publiée au 19e siècle à Constantinople et à Tiflis, les deux principales métropoles intellectuelles arméniennes de l’époque. Plus directement, Hay Pouj prend le relais de Poujank (1926-1930) dont la plupart des membres du comité de rédaction collaborent à Hay Pouj, du moins dans les premières années de sa parution. La revue paraît exclusivement en arménien, avec quelques traductions de termes médicaux en français.
3Hay Pouj est aussi le miroir de la communauté arménienne de France à cette époque. Les thèmes des articles peuvent donner une idée de la situation sanitaire et sociale de cette population d’exilés, d’orphelins, et de son insertion progressive dans la société française. Ainsi, la revue offre simultanément le reflet de la société française de son temps. Outre les articles de journalistes arméniens, on y trouve des traductions d’articles de spécialistes réputés ou des textes des organismes officiels de santé publique, et donc un éclairage sur les préoccupations sanitaires générales en France comme sur l’avancée des connaissances médicales.
4Journal d’une communauté, Hay Pouj est aussi et avant tout le journal d’un homme, Chavarch Nartouni, à la fois rédacteur en chef, directeur, administrateur, auteur. S’il n’a jamais adhéré officiellement à la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA ou Tachnagtsoutiun), il en est proche. Nartouni a d’ailleurs commencé sa carrière de journaliste à Paris comme rédacteur au quotidien Haratch qui, s’il a toujours revendiqué son indépendance et n’est pas l’organe du parti, n’en est pas moins dirigé par l’un de ses membres éminents, Chavarch Missakian. De plus, c’est dans l’imprimerie de Haratch que Hay Pouj a été imprimé à plusieurs reprises et dans sa toute dernière période de parution. La liste de ses abonnés, correspondants, représentants et auteurs témoigne de sa diffusion et dresse une cartographie de la diaspora, éclatée sur tous les continents.
5Fondé en octobre 1934, le journal s’identifie complètement avec Chavarch Nartouni. Il disparaît fin 1967, quelques mois avant la mort de son fondateur à Marseille, le 28 juillet 1968. La relève n’est pas assurée pour ce périodique, dont la formule ne semble plus correspondre aux besoins des nouvelles générations de la communauté.
- 1 Voir M. A. Babloyan, 1986 ; C. Mouradian, 1990a et 1990b ; K. Beledian, 1988, sur la vie intellectu (...)
- 2 Voir Michel Dervichian, « Histoire de l’UMAF », Journal de l’UMAF, nos 73-74 et 76-77, mai-juin et (...)
- 3 Proche de Chavarch Nartouni, Hrant Palouyan (1904-1967) est le fondateur et le rédacteur en chef du (...)
- 4 Midk yev Arvest, mai 2004. Voir aussi K. Beledian, 2001.
6Outre des synthèses sur la presse arménienne et l’exploration de quelques titres parus en France1, la présente étude repose sur le dépouillement de la collection complète, rassemblée en 17 volumes, de Hay Pouj conservée à la Bibliothèque Nubar de Paris, qui possède aussi les deux volumes de son prédécesseur Poujank (« Soins »), publié de novembre 1926 à juin 1930. Ont été consultées les revues françaises de vulgarisation médicale de l’époque telles que Vie et Médecine, Guérir et Le Siècle Médical (1881-1944). Plusieurs numéros du Journal de l’UMAF éclairent des aspects de l’histoire de l’Union des médecins arméniens (UMA) puis de l’UMAF (Union des médecins arméniens de France) qui lui a succédé2. Enfin, de nombreuses informations biographiques sur Nartouni se trouvent dans les articles parus dans la presse arménienne (notamment le quotidien Haratch) à l’occasion de sa mort, ainsi que dans sa correspondance de mai-décembre 1928 avec son ami Hrant Palouyan3 publiée dans Midk yev arvest (« Pensée et Art »), le supplément mensuel de Haratch4.
7La présente étude aborde quatre aspects de la revue médicale arménophone Hay Pouj. Tout d’abord, il s’agit de comprendre comment la revue sert à rapprocher la communauté arménienne de France. Dans une deuxième partie, nous étudions la manière dont Hay Pouj, dans son projet « médico-prophylactique et hygiénique » se positionne au « chevet » de la communauté arménienne en exil après le génocide, en prodiguant conseils sanitaires et en apportant les dernières nouvelles médicales. La section suivante s’intéresse aux difficultés de maintenir la publication d’une revue spécialisée en langue arménienne en France sur le long terme – rappelant là les difficultés que d’autres revues de ce type peuvent aussi connaître – et examine pour ce faire sa diffusion diasporique. Enfin, la quatrième et dernière partie de cette étude se propose de regarder au-delà de la catégorie naturellement associée à Hay Pouj (une revue médicale) pour la considérer pour ce qu’elle est véritablement : à savoir une revue de vulgarisation, généraliste, qui se lit également comme le portrait autobiographique de Chavarch Ayvazian/Nartouni, un polymathe assidu à son entreprise éditoriale jusqu’à son décès.
Figure 2 Chavarch Nartouni
Bibliothèque Nubar de l’UGAB, Paris
- 5 K. Boyadjian, Hay Pouj, no 58, juillet 1939, p. 201.
8« Votre journal est un “phare” qui avec sa lumière montre à travers les brumes du désespoir le chemin à sa jeunesse errante, consternée et ayant oublié le sens de la vie », lit-on dans les colonnes de Hay Pouj en 19395. De fait, c’est bien ce rôle que s’est assigné le périodique dans l’éditorial programmatique de son premier numéro, intitulé « Notre orientation » :
- 6 Hay Pouj, no 1, octobre 1934, p. 1.
S’adonner à un travail de lutte contre l’assimilation et la déliquescence de notre nation, qui se concrétisera en protégeant la santé de ses membres, en améliorant la santé physique de la jeunesse et en la dotant de forces intérieures morales.6
9Ce programme se décline en 20 points, dont ceux afférents à la connaissance et au traitement des maladies infectieuses et contagieuses ; à la protection médicale et juridique contre les accidents de travail ; à l’hygiène sexuelle, l’hygiène des enfants et les mesures d’hygiène à la naissance (pour les femmes enceintes et les mères), ou encore l’hygiène alimentaire ; aux nouveautés concernant les maladies ; aux métiers d’infirmière et de garde-malade ; à l’éducation physique ; aux nouvelles structures sanitaires en Arménie, décrites à travers des articles extraits des revues médicales publiées à Erevan ; à la connaissance des plantes utiles en médecine et de la botanique d’Arménie ; à la médecine populaire ; aux curiosités médicales ; aux informations concernant les cliniques et sanatoria en France ; aux nouvelles médicales et sanitaires internationales ; etc.
- 7 « Notre but », Poujank, no 1, juillet 1926, p. 3.
- 8 K. Boyadjian, Hay Pouj, no 58, juillet 1939, p. 201.
10Dans le but d’en faciliter l’accès au plus grand nombre, l’éditorial annonce que les articles à paraître ne seront rédigés que dans un « arménien simple », « compréhensible même par les enfants ». Le projet de Hay Pouj élargit donc celui la revue Poujank qui l’a précédé, lequel se définissait en quatre points : expliquer les causes de l’origine et de la propagation des maladies, ainsi que les moyens de lutter contre elles, individuellement et collectivement ; prémunir le paysan et l’ouvrier arménien contre les addictions, les maladies professionnelles et les accidents du travail ; mettre la jeunesse en garde contre les excès et l’aider à son développement physique ; devenir le « conseiller intime » des mères et des familles arméniennes, afin qu’elles accomplissent de la meilleure manière ce que le journal présentait comme leur « devoir sacré »7. Comme le résume un fidèle lecteur en 1939, « Hay Pouj sert à guérir les plaies de l’âme de l’Arménien qui se croit sur le point de sombrer »8.
11D’octobre 1934 à fin 1967, 6 430 pages déclinées en 191 numéros au format immuable de 15 par 25 centimètres soulignent l’obstination à maintenir le cap de ce programme inaugural. Au départ, le journal s’était engagé à une périodicité mensuelle, avec un nombre de pages variable, de 16 à 24. La régularité mensuelle se maintient jusqu’au numéro 59 d’août 1939. Comme Haratch et un grand nombre de journaux publiés en France, Hay Pouj cesse alors sa parution sous l’Occupation et reparaît en décembre 1945 après plus de cinq ans d’interruption. Si la parution mensuelle se maintient tant bien que mal jusqu’en 1950, la revue connaît des difficultés croissantes jusqu’à sa disparition en 1967. À partir de janvier 1951, la parution est largement bimestrielle (1951-61), puis devient annuelle (1962-1963 et numéro spécial de 1954), puis semestrielle (1964-1965), puis enfin trimestrielle (1966-1967). Deux numéros spéciaux paraissent pour les vingt et trente ans de la revue, respectivement en 1954 et 1964.
- 9 Sauf pendant quelques mois en 1937 par l’imprimerie Araz à Beyrouth.
- 10 Voir N. Sarafian, 1993, p. 108-117.
12Le journal a sans doute bénéficié du soutien du réseau de la FRA, comme le suggère l’identité des trois imprimeries sur les presses desquelles il a été publié alternativement9 : Ader (l’imprimerie Der Agopian, située au 17 rue Damesme, dans le 13e arrondissement de Paris) ; l’imprimerie Arax de Puzant Topalian (46 rue Richer, Paris 9e) ; enfin, les presses du quotidien Haratch, situé au 17 rue Bleue, puis au 32 rue de Trévise, dans le 9e arrondissement de Paris, un quartier qui abrite de nombreuses institutions culturelles arméniennes depuis l’entre-deux-guerres10.
13Mais la longévité du journal tient avant tout à l’opiniâtreté du rédacteur en chef et administrateur, Chavarch Nartouni. Il en est l’auteur le plus prolifique, signant sous son vrai nom (Ayvazian) pour les sujets médicaux, et sous son nom de plume (Nartouni) pour les articles culturels, mais aussi sous d’autres pseudonymes comme Dr Askenaz (son nom de baptême), Médicus ou Grand-Père.
- 11 Vahram Torkomian (1858-1942) termine ses études à la faculté de médecine de Paris (1879-1884). À so (...)
- 12 Boghos Cololian (1870-1956) poursuit ses études à la faculté de médecine de Paris dès 1889. Il sera (...)
- 13 Garabed H. Basmadjian (1864-1942), pharmacien, philologue, orientaliste, s’installe à Paris en 1890 (...)
14S’il s’inspire de la presse française qu’il suit attentivement, Hay Pouj s’inscrit dans la filiation directe de Poujank et de son projet de vulgarisation médico-prophylactique, malgré quelques différences. Il n’y a en effet pas de comité de rédaction dans Hay Pouj, qui demeure essentiellement le journal d’un seul homme, quand la rédaction de Poujank comprend cinq membres, à savoir : les docteurs Levon Krikorian (rédacteur en chef), Vahram Torkomian11, Boghos Cololian12, Yervant Minassian et Garabed Basmadjian13.
- 14 L. Krikorian, « Notre but », Poujank, no 1, juillet 1926, p. 1-3.
15D’autres médecins arméniens, de France mais aussi de l’étranger, écrivent dans Poujank, qui publie aussi des traductions arméniennes d’articles de médecins français, avec leur autorisation. Le but commun à ces contributions diverses est l’assistance à la population arménienne exilée, confrontée aux difficultés d’une vie en terre étrangère et surtout à l’enjeu de préservation de sa santé : « Aujourd’hui plus que jamais », affirme l’éditorial du premier numéro, « il est indispensable de diffuser les connaissances médicales dans notre peuple. C’est notre devoir d’aider par des conseils sanitaires ceux qui sont restés dans la Mère Patrie et ceux qui souffrent en terre étrangère. »14
- 15 Voir sa traduction française dans A. Lubin, 2009.
- 16 Voir aussi V. Calzolari, 2000.
- 17 Dr Bene, « Agenda des blennorragies », Hay Pouj, no 27, décembre 1936 et « Journal des blennorragie (...)
16Parmi les différents thèmes abordés, une place importante est faite aux grandes pathologies du temps, comme la tuberculose, maladie sévissant dans certains milieux insalubres et favorisée par la dénutrition et dont nombre de jeunes Arméniens exilés en France sont atteints. Autre problème majeur de santé publique, les maladies sexuellement transmissibles sont régulièrement évoquées dans Hay Pouj, bien qu’il s’agisse d’un sujet tabou en raison de son lien avec la fréquentation des maisons closes. La Retraite sans fanfare (1929)15, roman de Chahan Chahnour, illustre bien le problème des jeunes Arméniens célibataires, nouvellement exilés en France, attirés par de jeunes femmes françaises, au risque parfois d’être contaminés16. Ces affections concernent les blennorragies17 ou « chaudes-pisses », mais surtout la syphilis qui, toutes deux, font l’objet d’articles donnant surtout des conseils de prévention, repris du ministère français de la Santé. Comme pour la tuberculose, ce sujet disparaît progressivement des pages de Hay Pouj, en raison des progrès médicaux dus au dépistage systématique et surtout à l’apparition de la pénicilline.
- 18 Dr A. Achdjian « Nouveautés au sujet du cancer », Hay Pouj, 1er trimestre 1967, p. 4.
17Moins fréquent que celui de la tuberculose et des maladies vénériennes, le thème du cancer apparaît très tôt dans Hay Pouj, dès le numéro 3 de décembre 1934 (« Combattre le cancer »), qui reprend alors une directive du ministère de la Santé et du Travail. C’est surtout le Dr Achdjian qui en apparaît le spécialiste dans le journal lorsqu’il traite des facteurs favorisant l’apparition du cancer du sein ou des « Nouveautés au sujet du cancer » en 196718. Une place notable est également réservée aux affections du tube digestif qui semblent particulièrement fréquentes chez les Arméniens si l’on en croit le journal, de même que certains ulcères de l’estomac. « Le calendrier des ulcères digestifs » apprend ainsi au patient à identifier les signes de son ulcère.
18Parmi les autres pathologies évoquées, on peut citer le diabète et son traitement par l’insuline (découverte en 1921), ou encore les affections cardiovasculaires avec les progrès obtenus grâce aux avancées de la chirurgie cardiaque. Tous les autres domaines de la médecine sont abordés : rhumatologie, neurologie, endocrinologie, maladies de peau, de la vision ou de la sphère ORL, etc. Les auteurs, qu’ils soient spécialistes ou généralistes, sont au fait des nouveautés publiées qu’ils ont lues et qu’ils exposent dans leurs articles, de façon simple, vivante, accessible et quelquefois divertissante.
- 19 Dr L. Krikorian, « L’abstinence périodique dans le mariage », Hay Pouj, no 5, février 1935, p. 82-8 (...)
19La pédiatrie et les maladies infantiles représentent le domaine le plus couvert dans les pages de Hay Pouj, à travers des questions qui s’adressent au grand public : « Comment la mère doit-elle allaiter son bébé pour ne pas l’étouffer » ou bien encore « Pourquoi mon enfant mouille son lit la nuit ? ». Les articles s’adressent aussi bien aux femmes qu’aux futures mères, en traitant de questions liées à la maternité ou la grossesse, ou encore en prônant, dans un article de 1935, « l’abstinence périodique dans le mariage » en guise de contraception19. En avril 1946, et de nouveau en 1966, Hay Pouj traite des méthodes de « l’accouchement sans douleur ». Dans les mêmes années, le journal met en garde contre les avortements provoqués clandestins et leurs complications.
- 20 H. T. Hintlian, « Qu’est-ce que le scoutisme », Hay Pouj, no 56, mai 1939, p. 152.
- 21 Dr Chahan, « Fumez pour enrichir l’État », Hay Pouj, 4e trimestre 1966 ; « Fumez pour aller chez le (...)
20Enfin, les pages du journal regorgent d’informations et de recommandations liées à l’hygiène corporelle ou celle de la maison : « Comment se raser ?», « Comment se servir de la brosse à dents ? », etc. La pratique du sport est encouragée, notamment à travers le scoutisme20, autre moyen de concrétiser le but projeté par le journal de contribuer au développement physique de la jeunesse. Les vertus du grand air sont louées. La lutte contre le tabagisme est constante21. Les conseils alimentaires sont traités dans tous les numéros : « Mangez des figues », « Mangez ou non du sucre », « Boire ou non du vin », etc. Tous ces articles prônent la modération et exaltent les bienfaits des fruits et des aliments évoquant la patrie perdue.
21Par-delà l’attention portée aux corps, le projet éditorial de Hay Pouj vise également à soigner l’âme et l’esprit des immigrants arméniens grâce à l’éducation populaire et à l’évocation dans ses pages des sujets de société. Chaque numéro comporte un ou deux articles « ethnographiques » (notamment sur les anciennes coutumes), mais aussi des sujets historiques sur des grandes figures du passé, en général des médecins (par exemple Mkhitar Hératsi, considéré comme le père de la médecine arménienne au 12e siècle). Nartouni n’oublie pas pour autant des sujets plus ouverts sur le monde extérieur, notamment sur des questions scientifiques pouvant avoir des conséquences sur la santé, comme la découverte des lois de Mendel, l’eau lourde, l’électrocution, les rayons X, ou encore la bombe atomique. Cette préoccupation pour l’éducation populaire se manifeste aussi à un niveau plus élémentaire, par l’enseignement destiné aux enfants des connaissances relatives aux différentes parties du corps.
22Écrits presque exclusivement par Chavarch Nartouni et témoignant de ses goûts et de sa culture, les articles sur la littérature française et étrangère visent là encore à élargir les horizons de la communauté arménienne en France. Nartouni traduit Le curé de Cucugnan d’Alphonse Daudet (1965), ainsi que des poèmes d’Émile Verhaeren. Il présente des hommes célèbres, tels que Victor Hugo, Alexandre Dumas, Karl Marx ou Léon Tolstoï sous le jour de leurs problèmes de santé, évoquant par exemple la morphinomanie de Maupassant.
23Nartouni affiche des ambitions en termes de tirages dès les premiers numéros, mais comme pour toute publication périodique allophone – c’est-à-dire dans une langue autre que celle(s) officiellement utilisée(s) dans le pays de parution –, celles-ci sont difficiles à atteindre. C’est d’autant plus vrai pour des publications spécialisées, qui semblent s’adresser à un lectorat confidentiel. Contrairement à d’autres périodiques médicaux allophones en France qui se veulent essentiellement favoriser l’échange entre élites médicales, Hay Pouj s’adresse au plus large lectorat arménophone possible, d’abord en France, puis en diaspora avec cette ambition de vulgarisation scientifique.
- 22 Hay Pouj, no 2, novembre 1934.
24En juillet 1935, Nartouni revendique un tirage de 1 500 exemplaires et annonce l’objectif d’atteindre celui de 2 000, sans que l’on sache si cela a été le cas. Le nombre annuel d’abonnés n’est pas précisé, mais une liste des donateurs de 1934 mentionne 27 donateurs et 43 parrainages, soit un total de 70 abonnements22. L’année suivante, ce nombre est multiplié par trois (92 donateurs et 216 abonnés en tout). En 1938, le nombre d’abonnés s’élève à 264. Nartouni s’appuie aussi sur la communauté, et sur certains bienfaiteurs, pour opérer comme relais dans la diffusion de Hay Pouj. Ainsi, en juin 1935, les noms de soixante bienfaiteurs ayant contribué à l’abonnement de cinq à dix nouveaux abonnés sont publiés. À la même date, la Croix Rouge des Arméniens de France offre sept exemplaires du journal aux dispensaires arméniens de Saint-Chamond et d’Alfortville, ainsi qu’aux écoles hebdomadaires arméniennes de Grenoble, Saint-Étienne et Issy-les-Moulineaux. En mai 1935, il est souligné que la Croix Bleue (organisation de bienfaisance liée à la FRA), « comme chaque année », parraine les dispensaires de Marseille et d’Issy-les-Moulineaux, ainsi que les écoles de Décines, d’Alfortville et de Vienne.
- 23 Voir H. Aghayan, « Discours », Hay Pouj, 1954 (numéro unique), p. 65. Dans le même numéro, Avédis K (...)
- 24 Chavarch Nartouni, « Une leçon de littérature », Hay Pouj, 1954 (numéro unique), p. 75-77.
- 25 Chavarch Nartouni, « Le combat de la langue arménienne » Hay Pouj, 1962 (1er semestre), p. 63-69.
25Grâce à ces dons et à ces parrainages appelés à se poursuivre, la diffusion de Hay Pouj s’accroît tout d’abord aussi bien en France qu’en Europe et au Moyen Orient, à la faveur des nombreux voyages de Chavarch Nartouni. Apôtre de la résurrection de la nation par la revitalisation des corps et de l’esprit, Nartouni n’hésite pas en effet à prendre son bâton de pèlerin pour des voyages à Athènes (mai 1955), Londres et Bruxelles (1961), mais surtout pour deux longs périples au Moyen Orient (1954) et aux États-Unis (1962), où il donne de nombreuses conférences en défense de la langue et de la littérature arméniennes auprès des communautés diasporiques locales23. Sans cesse, il rappelle la centralité qu’occupe, dans son entreprise, la langue arménienne, qu’il dit « porter à bout de bras depuis 30 ans » lors de son voyage à Chypre en septembre 1954 et dont il espère que les nouvelles générations, notamment celles formées au collège Melkonian (Nicosie), la perpétueront24. Dans la banlieue de Boston, à Watertown, le 22 octobre 1962, il donne une fervente conférence sur la langue arménienne, à l’occasion du 1600e anniversaire de la naissance de Mesrop Machtots, l’inventeur de l’alphabet arménien, clamant que « perdre la langue arménienne reviendrait à perdre un univers. »25
26C’est cet univers que les correspondants ou représentants du journal tentent encore de préserver quand ils étendent la diffusion de Hay Pouj jusqu’à certaines villes d’Asie, d’Afrique et des deux Amériques. Nartouni embrasse la cause arménienne comme on embrasse une foi, tentant de répandre la parole de l’arménité à travers le monde lors de ses voyages, tant par le recours à l’oralité (conférences) qu’à l’écrit (son œuvre littéraire) comme vecteurs de son combat.
- 26 Hay Pouj, no 60, 1939-1945 (parution décembre 1945).
27Publier quoi qu’il en coûte en soutien à l’arménité reste son mot d’ordre. Le vaste réseau qu’il a mis en place à travers le monde peut également être lu comme une tentative ultime pour résoudre les soucis financiers permanents du journal. Malgré tout son dévouement, cela ne suffit pas. À la Libération, Chavarch Nartouni rencontre de nouveaux problèmes, liés notamment à la hausse des coûts, « multipliés par cent pour le papier et l’imprimerie »26. Le soutien de ses abonnés le convainc alors malgré tout de ne pas cesser la parution.
- 27 Hay Pouj, no 9, juillet 1935.
- 28 Chavarch Nartouni, « Ultime parole », Hay Pouj, 1954 (numéro unique), p. 31.
28Nartouni rapporte aussi des difficultés personnelles face à la surcharge de travail, notamment le temps toujours croissant qu’il passe aux tâches administratives et comptables, l’empêchant alors de se consacrer davantage à l’écriture27. Malgré l’épuisement dont il témoigne déjà en 195228, il persévère, implorant régulièrement ses abonnés d’être ponctuels dans leurs paiements. Les encarts publicitaires sont potentiellement une autre source de revenus. Ils apparaissent d’ailleurs eux aussi très rapidement – pour divers médicaments, pour d’autres périodiques arménophones, pour des librairies à Paris comme la Librairie orientale Hrand Samuelian, ou encore pour signaler des artisans de la communauté. Mais ils occupent une place bien moindre que dans les grandes revues médicales françaises et ne peuvent permettre en conséquence de financer substantiellement et durablement la revue à eux seuls. Malgré le combat inlassable de toute une vie, le journal sombre après la disparition de son fondateur en 1967.
- 29 D. Vosgouni, « Nartouni et son apostolat », Hay Pouj, 1954 (numéro unique), p. 18.
- 30 Pour des données biographiques, voir notamment Papken Kavez, « Hommage au maître de culture », Hay (...)
- 31 Voir Garabed Poladian, « Conversation avec Nartouni », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 95.
- 32 Dr Khatchadour Damlamian, « Le médecin écrivain », Hay Pouj, numéro spécial, 1954, p. 11-14. Sur le (...)
29Hay Pouj dresse tout autant un portrait de Chavarch Ayvazian/Chavarch Nartouni, qu’il en est le sacerdoce. La revue est son apostolat déclaré, sur lequel revient d’ailleurs un article du numéro anniversaire de 195429. Sa vie se confond avec son œuvre de journaliste, d’écrivain, de poète, d’historien, mais surtout d’homme public. Le médecin Chavarch Ayvazian n’est jamais loin, mais s’exprime en lui essentiellement par ses écrits : en effet, n’ayant pu achever sa thèse de médecine à la faculté de Paris, il n’a pas pu acquérir une véritable pratique clinique quotidienne30. Malgré tout, ses écrits restent marqués – au moins en toile de fond – par plusieurs expériences médicales fondamentales. C’est tout d’abord le semestre passé à l’hôpital psychiatrique de Dury (près d’Amiens), où il devait assurer les fonctions d’interne, qui lui ouvre les portes de la psychiatrie. Il exerce aussi bénévolement, comme de nombreux médecins arméniens à l’époque, dans des dispensaires de la Croix Rouge arménienne31. Dans le numéro anniversaire de 1954, le Dr Khatchadour Damlamian rend d’ailleurs hommage au Dr Ayvazian dans son article « Le médecin écrivain », en insistant sur son professionnalisme et sur sa formation scientifique approfondie, propres à inspirer la confiance aux lecteurs de la revue32.
- 33 Chavarch Nartouni, « Lettres à H. Palouyan », Haratch, no 2094, supplément Midk yev Arvesd, 9 mai 2 (...)
- 34 Chavarch Nartouni, « Ultime parole », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 31.
- 35 Ibid.
- 36 Chavarch Missakian, « Hay Pouj », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 8-9.
30Par contraste, dans sa correspondance avec Hrand Palouyan (du 20 mai au 28 décembre 1928)33, Nartouni fait rarement mention de son travail médical, et encore moins de ses patients, alors qu’il apparaît surtout préoccupé par la littérature et par ses jours de « liberté ». Ses congés lui permettent notamment d’aller retrouver ses camarades à Paris et de régler ses problèmes éditoriaux. Être un écrivain arménien et un homme du terroir sont en effet ses deux impératifs affichés, notamment dans la profession de foi que constitue son discours « Ultime parole », prononcé en octobre 1952 et reproduit dans le premier numéro anniversaire, paru en 195434. Mais sa vocation est entravée par la tâche épuisante qu’il s’est assignée avec Hay Pouj35. Les souvenirs rapportés par le fondateur de Haratch, Chavarch Missakian, rendent bien compte de cette dévotion de l’homme à sa tâche36 :
- 37 Nourhan, « Hommage au rédacteur », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 3.
- 38 Chavarch Missakian, « Hay Pouj », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 9.
Il me semble que c’était encore hier : Istanbul 1922. Un garçon bien sage se présentait à la rédaction de Djagadamard. Il avait envoyé auparavant un manuscrit […] qui avait attiré mon attention […]. J’ai voulu le voir et je trouvai en face de moi un jeune homme modeste… Je lui ai demandé : “Pourquoi ton père n’est-il pas venu ?” Il répondit : “Nartouni c’est moi”37. L’entrevue se transforma immédiatement en une conversation intime. À partir de ce moment, ce garçon bien sage qui s’appelait Chavarch Nartouni resta profondément gravé dans notre esprit. Si bien qu’en 1925, à la parution de Haratch [à Paris], il en devint le collaborateur permanent avant d’en être le rédacteur, quinze années durant. Il était à cette époque étudiant en médecine et il pouvait à peine consacrer une demi-journée au journal… Ces demi-journées se prolongeaient tard le soir, à traduire des nouvelles, à corriger des essais… Et d’un dimanche à l’autre, il rédigeait sa partie [du supplément littéraire] Midk yev arvest.
En 1934, ce mensuel [Hay Pouj] fut une véritable révélation pour nous tous […]. Nous avons vu beaucoup de journaux médicaux, aussi bien à Istanbul, dans le Caucase qu’à l’étranger, mais celui-ci a une qualité exceptionnelle, comme toutes les publications et tous les projets de Nartouni […]. Là, tous les problèmes, tous les sujets ardus sont traités avec l’exigence d’un savant et d’un écrivain.38
31Papken Kavez décrit ainsi Nartouni au début de sa carrière de journaliste à Haratch :
- 39 Papken Kavez, « Hommage au maître de culture », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 82-89.
À l’extrémité de la rue Lafayette : l’imprimerie Massis. Au coin d’une cellule donnant sur une cour noire et suintante, Nartouni recroquevillé devant une petite table, indifférent aux bavardages et aux allers et venues des passants, écrit et écrit, silencieux. Il traduit, il corrige des articles, il passe en revue des essais. Au jour le jour, il écrit des billets sous le pseudonyme d’Araz.39
- 40 Dr Khatchadour Damlamian, « Le médecin écrivain », Hay Pouj, 1954, numéro spécial, p. 11-14.
32Ces portraits attachants de Nartouni rendent un hommage appuyé à l’étendue de sa culture, son érudition ou de sa capacité à appréhender les domaines scientifiques les plus divers40. Outre l’éloquence de ses amis à ce propos, le contenu de la revue à travers ces décennies d’existence témoigne d’un éclectisme à tout-va. Ainsi, si la composition du journal demeure classique – éditorial, rubriques récurrentes, varia, petites annonces, encadrés ludiques, courrier des lecteurs et ouvrages reçus –, la part du médical dans Hay Pouj décroît avec le temps. Les éditoriaux sont signés par des praticiens et concernent des thématiques médicales jusqu’au début des années 1960, puis ils deviennent beaucoup plus éclectiques et sont alors souvent rédigés par Nartouni lui-même. Hay Pouj est bien plus qu’une simple revue médicale : elle ouvre la porte à une culture générale qui interconnecte les domaines du savoir.
- 41 Chavarch Nartouni, « Le vent », Hay Pouj, 1963, numéro unique, p. 84-94.
- 42 « Matin blanc » de Chavarch Nartouni, Hay Pouj, 1er semestre 1964, p. 129-132.
- 43 De Chavarch Nartouni dans Hay Pouj : « Les femmes à l’époque de Néron », numéros 239-240, novembre- (...)
33Aux côtés du domaine médical, on trouve ainsi sous la plume de Nartouni des textes traitant de graphologie (« Reconnaître la tuberculose par l’écriture »), de linguistique et de philologie (à l’occasion par exemple d’un long article sur le mot « vent », ses synonymes, ses nuances et son usage dans les maximes41), de littérature42, de l’histoire de l’alimentation (« Comment cuire et manger la viande », « Quelle viande manger ?», « Au sujet de l’ail », etc.), que des liens entre art et psychiatrie (« L’art et la folie »), de l’histoire antique ou plus récente (« La mort d’Hippocrate », « Regard sur l’histoire du sport », « Les femmes à l’époque de Néron », « Napoléon et les Juifs », de même qu’une une série intitulée « l’Idylle de Lénine »)43 ou encore d’ethnographie (les traditions de l’Inde, des Vikings, de l’Égypte), sans qu’il y ait d’incongruité dans son esprit. La moindre périodicité permet aussi cette évolution de contenu, en la rapprochant de l’almanach dans son format hybride d’un numéro ou deux par an. Hay Pouj se veut être le réceptacle d’un savoir total que Nartouni s’offre à lui-même et à ses lecteurs afin qu’ils se l’approprient. Mais Hay Pouj est aussi le conservatoire d’une arménité que Nartouni entend préserver en revenant notamment sur les traditions que le génocide a tenté d’éradiquer : dans l’esprit de Nartouni, la lecture de la revue peut alors s’apparenter à un processus thérapeutique pour une diaspora en exil, en quête de préservation et de réinvention de son identité. De son vivant et au moment de ses obsèques, le travail de Nartouni est célébré et relayé par des journaux arménophones de France (notamment Haratch) et en diaspora (notamment Asbarez de Fresno en Californie, le quotidien arménophone de Téhéran Alik, le journal Aztag de Beyrouth, etc.), le plaçant aux carrefours des dynamiques diasporiques arméniennes à travers le monde au « chevet » desquelles il a veillé.
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- 44 Voir C. Mouradian, 1990a.
34Même s’il n’a pas été le seul dans son domaine, Hay Pouj occupe une place unique, d’une certaine façon comparable à celle du quotidien de langue arménienne Haratch, dont il est proche par sa vocation de structuration de la communauté arménienne, par le rôle central de leur rédacteur respectif et par son exigeante indépendance44.
35Les nombreux périodiques arméniens à longévité variable publiés en France dans l’entre-deux guerres témoignent de la richesse de la vie intellectuelle de l’époque. Ils ont tous en commun la préoccupation avec Hay Pouj et Haratch « d’être confrontés au problème de la survie nationale d’un peuple en exil »45. Mais à la différence de Haratch qui mène un combat politique en faveur de la libération de la patrie arménienne, Hay Pouj, bien que s’inscrivant dans la même mouvance idéologique, n’affiche pas de parti pris politique.
36Au tournant des années 1970, la disparition de Hay Pouj et de l’Union des Médecins Arméniens créée par le Dr Cololian en 1920, marque aussi celle de la première génération de l’exil. Par la suite, l’Union des Médecins Arméniens de France (UMAF), créée en 1975, se limitera à publier un bulletin de liaison et d’information rédigé en français pour les professionnels de santé membres de cette association, sans ambition de vulgarisation médico-prophylactique ni d’éducation populaire. À la fin du 20e siècle, les besoins de la communauté arménienne de France ne sont en effet plus les mêmes. Leur évolution s’accompagne de l’érosion de l’usage de la langue arménienne, surtout écrite. Ainsi, l’absence de postérité d’Hay Pouj témoigne de la transformation de la société arménienne dont il avait été le reflet pendant près de trente ans. Si Chavarch Nartouni n’a été ni un grand médecin, n’ayant pas franchi la dernière étape du doctorat en médecine, ni – ce à quoi il aspirait sans doute davantage – un grand écrivain, le journal qu’il a porté à bout de bras a été un véritable viatique pour les exilés orphelins et a marqué indubitablement la vie quotidienne des premières générations de l’immigration arménienne en France.