1Pour introduire le débat annuel de la revue, Daniel Peraya et Didier Paquelin (2023) proposent six grands questionnements dont on peut, en accord avec Annie Jézégou (2023), noter qu’ils nécessiteraient sans doute plusieurs programmes de recherche. La présence revêt des formes multiples et chaque chercheur qui s’empare de cette notion s’attache à lui apporter une intelligibilité selon son propre paradigme épistémologique. Par exemple, parmi les cinq contributions apportées à ce débat, celle de Bernard Blandin (2023) propose d’éclairer la notion de présence à partir du paradigme phénoménologique, classique en philosophie, et celui, plus original, de la mésologie.
2Ainsi, comme on pouvait s’y attendre, il n’existe pas une unique définition de la présence, mais plusieurs éclairages qui contribuent à en dévoiler le sens. Aussi cette dernière contribution au débat de la revue pour l’année 2023 ne peut être ni une conclusion, ni une clôture, ni non plus une synthèse car Daniel Peraya et Didier Paquelin ont parfaitement présenté les différents textes de ce débat dans leur introduction, à chaque numéro. Je l’ai écrite davantage comme une ouverture, une invitation à poursuivre l’exploration de ce que recouvre la présence dans les formations à distance, ou de façon plus générale, dans les univers numériques. Cette ouverture sera fortement teintée de l’orientation psychanalytique qui constitue l’entrée par laquelle j’explore le champ des technologies numériques en éducation et formation.
3Une des difficultés qui se pose au chercheur qui analyse la présence à distance est qu’elle est multiple. Sans prétendre ici à une analyse exhaustive de la littérature scientifique, on repère présence à soi, présence à autrui, présence sociale.
4La difficulté suivante est que la présence ne peut se satisfaire d’une définition qui permettrait de considérer qu’on puisse l’opposer facilement à la distance. Il s’agit davantage de penser la présence comme « le tiers lieu du couple dialogique distance-proximité » (Jézégou, 2023) ou de passer du couple d’opposés présence/absence à un gradient de présence (Missonnier et al., 2022).
5De plus, comme le pointe Jézégou (2023), la présence peut être vécue et analysée d’un point de vue objectif, selon lequel la présence pourrait être observée en particulier dans ce qui correspond au faire ensemble, et d’un point de vue subjectif, moins directement donné à voir, qui correspondrait à être ensemble. Encore que réduire le faire ensemble à l’observable limite le versant objectif à l’action et laisse de côté la pratique, c’est-à-dire non seulement le faire ensemble mais aussi tout ce qui sous-tend ce faire ensemble. C’est probablement l’articulation de l’objectivement perçu et du subjectivement construit qui façonne le sentiment de présence. On peut rapprocher cette proposition de la définition que formule Winnicott (1971) des objets transitionnels, ces objets trouvés-créés qui prennent place dans les espaces potentiels.
6Bruno Devauchelle (2023) s’intéresse à ce qui se joue dans l’enseignement du premier et du second degré, postulant que dans cette période de scolarité obligatoire se constitue une « fabrique de la présence » qui constitue la matrice de la présence à distance. On peut effectivement avancer l’hypothèse que la longue fréquentation de l’école et de sa forme scolaire sédimente chez les apprenants une représentation de la présence pédagogique, ou du moins de la présence dans les situations d’enseignement-apprentissage. Mais on peut faire la même remarque pour les enseignants, qui eux-aussi ont longuement fréquenté les bancs de l’école avant de devenir des professionnels de l’éducation : « La spécificité la plus forte du métier d’enseignant est certainement issue de la fréquentation en tant qu’usagers des professionnels de ce métier, pendant une longue période, environ vingt ans pour les futurs enseignants, ce qui leur donne le sentiment d’une grande familiarité de connaissance de ce métier » (Rinaudo, 2000, p. 148). Ainsi, enseignants comme élèves font l’expérience de l’immersion dans la classe et sont « plongés dans un bain d’école quotidien » (Rinaudo, 2023, p. 68). Or, à propos de l’immersion, comme le rappelle Lise Haddouk (2016), les travaux de chercheurs qui analysent le vécu au sein des mondes virtuels montrent que le sentiment de présence repose sur la capacité à pouvoir s’immerger dans un univers numérique. Nous retrouvons ici le constat formulé par Bernard Blandin (2023) sur la convergence des travaux récents sur la présence en formation à distance avec ceux sur la présence dans les environnements virtuels immersifs. Le sentiment de présence y est souvent repéré par la perception d’être là, articulée à l’immersion du sujet dans un monde numérique. Ce sentiment est donc lié à la fois aux interfaces technologiques et à leur capacité de transparence pour leurs utilisateurs, « meilleures sont les qualités techniques (meilleure immersion, possibilités fines d’interaction), plus forte sera la présence ressentie » (Bouvier, 2009, p. 43), mais aussi bien sûr, au sens donné par les enseignants et les élèves à la situation vécue dans l’univers numérique, et à « l’intensité émotionnelle du vécu et de l’échange que le sujet peut établir avec un autre participant humain » (Haddouk, 2016, p. 73).
7L’expérience de la continuité pédagogique que nous avons connue durant les périodes de confinement, en 2020 et 2021 a apporté sinon un renouvellement de la question de la présence, du moins une mise en évidence de son importance et un partage de ce questionnement avec des praticiens et des chercheurs non spécialistes de l’enseignement à distance. En particulier parce que, pour beaucoup d’enseignants, de formateurs ou d’apprenants, cette relation d’enseignement apprentissage à distance médiatisée notamment par des outils de visioconférence et de classes virtuelles, ne relevait pas d’un choix délibéré et avait succédé brutalement à une relation éducative en présentiel. Ainsi, le sentiment de présence a pu être interrogé surtout lorsque c’est l’absence qui semblait dominer. Par exemple, ce que certains enseignants ont nommé les écrans noirs pour caractériser le fait qu’eux seuls avait branché leur webcam mais que toutes celles des apprenants étaient éteintes, ou encore le silence troublant une fois que l’enseignant avait terminé son discours, rendu nécessaire par la fermeture des micros des personnes connectées afin d’éviter les effets d’écho et les bruits parasites, ont amené certains enseignants à s’interroger sur la présence effective des apprenants. Certains disent alors avoir eu le sentiment de parler dans le vide, de n’être plus qu’une machine à enseigner. N’ayant plus le sentiment de la présence des autres, ils ont pu mettre en œuvre, sur un registre inconscient, des processus de déliaison psychique qui les ont conduits à ne plus considérer les apprenants comme des sujets, mais comme des objets, et en retour, à ne plus se considérer eux-mêmes comme des sujets (Rinaudo, 2023). La situation décrite par Claire Peltier (2023) de généralisation des pratiques de consultation synchrone ou asynchrone des cours enregistrés à la faculté de médecine de Genève, montre que ces vécus dépassent le cadre de la période pandémique : « l’enseignant qui ne reconnaît pas la distance comme une forme de présence peut être entravé dans sa capacité à percevoir la présence des étudiants » (Peltier, 2023).
8A partir de l’analyse des vécus de cette période de crise sanitaire, Devauchelle (2023) avance la proposition qu’élèves mais aussi enseignants sont aux prises avec la crainte de séparation. J’invite ici à poursuivre cette hypothèse à partir de la notion winnicottienne de capacité à être seul. Winnicott propose d’étudier les aspects positifs de cette solitude et indique qu’elle repose sur un paradoxe : celui d’être seul en présence d’un autre. Il écrit : « il s’agit de l’expérience d’être seul, en tant que nourrisson et petit enfant, en présence de la mère » (Winnicott, 1958, p. 327). Un observateur verrait en apparence un enfant et sa mère occupés, chacun de leur côté, à des tâches différentes et semblant s’ignorer. Pourtant, la mère suffisamment bonne, au sens de Winnicott, reste attentive à son enfant, dans une forme d’attention flottante, et elle réagira s’il pousse un cri ou si au contraire, il reste dans une période silencieuse plus longue qu’habituellement. Grâce à cette préoccupation maternelle, l’enfant est donc seul en présence de l’autre. Cette expérience lui permet d’élaborer un environnement interne qui l’autorise à se passer, plus tard, de la présence réelle de la mère. Cette capacité d’être seul est mobilisée tout au long de la vie, notamment dans les situations d’enseignement ou de formation à distance. C’est une des raisons qui rend particulièrement complexe la question de la présence à distance. Pour les uns, le sentiment de présence ne peut se construire que dans la combinaison des présences socio-cognitives, socio-affectives et pédagogiques et dans l’échange direct, « le faire avec » les autres étudiants ou le formateur. Pour d’autres, quelques petits signes de présence (la réponse à un message de salutation, la reformulation par l’enseignant d’une remarque d’un apprenant, un délai raisonnable pour la réception d’une réponse à un mail…) suffisent à développer un sentiment de présence. Pour ces derniers, la présence ne nécessite pas, par exemple, la mise en place d’un travail collaboratif, car ils ont développé une capacité à être seul suffisamment importante pour accepter sereinement la présence à distance, sans crainte de séparation. Pour eux, le faire avec ne s’impose pas tant que perdure le sentiment d’être avec. On perçoit ici toute la difficulté à enseigner en présence comme à distance (Freud [1925] ne parlait-il pas de métier impossible), mais tout autant de la difficulté à concevoir des environnements et des dispositifs qui favoriseraient la présence.
9Je propose qu’on retienne l’idée que le sentiment de présence ne peut opérer que dans une intersubjectivité, dans une relation véritable entre au moins deux êtres. Cette hypothèse s’approche de ce que Chantal Bois (2023) propose sous le terme d’alliance pédagogique, qu’elle décline du concept d’alliance thérapeutique. Elle avance que « l’alliance pédagogique résulterait d’une coconstruction entre enseignant et étudiant fondée sur la création de liens de confiance » et propose que les compétences communicationnelles efficaces des enseignants favorisent cette alliance et permettent le développement, chez les apprenants, d’un sentiment de présence de l’enseignant. Il serait sans doute intéressant d’articuler ces travaux avec l’idée d’une e-signature (Rinaudo, 2023), qui prolonge, dans les espaces numériques, la notion de signature de l’enseignant pour signifier la façon dont l’enseignant porte symboliquement sa classe, à partir de sa voix, de sa posture, de son discours. Cette signature définit la manière profonde qu’a l’enseignant de se relier au savoir et de se relier aux apprenants et définit un scenario implicite que l’enseignant adapte aux différents contextes d’enseignement et aux différentes classes qui lui sont confiées, mais qui garde une certaine permanence (Blanchard-Laville, 2001). Il faudrait ici ajouter que cette signature de l’enseignant peut donner aux apprenants le sentiment d’être « portés » par lui. Ce portage renvoie, encore une fois, chacun à des expériences archaïques des premiers moments de la vie. Non pas que tout soit joué pour ce qui concerne le sentiment de présence dès la prime enfance, mais il faut considérer que les situations d’enseignement-apprentissage et plus encore les situations d’enseignement-apprentissage à distance, sont des opportunités de remettre au travail ce vécu premier et la qualité de présence qui lui était associée.
10Il nous faut sans doute envisager la capacité de l’apprenant à être seul, c’est-à-dire à se sentir enveloppé et contenu, comme une clef de compréhension de la présence dans des dispositifs d’enseignement-apprentissage à distance. Cela nécessite également que l’enseignant puisse faire fonctionner son attention flottante en direction des apprenants pour se situer à bonne distance et permettre l’apprentissage : ni dans une trop grande proximité qui réduirait considérablement la distance entre apprenant et enseignant mais éloignerait tout aussi considérablement le savoir de cette relation, ni dans une trop grande distance qui donnerait aux apprenants le sentiment de sa non-présence.
11Finalement, la présence dépend de l’expérience vécue tant par les enseignants que par les apprenants en tant que sujets de la relation pédagogique (Carminatti et al., 2021) et de la façon dont cette expérience mobilise à nouveau des vécus antérieurs chez chacun des sujets de cette relation.
12On le voit, le domaine de recherche qui interroge la présence en formation à distance est vaste. Outre le débat de Distance et médiation des savoirs, plusieurs publications questionne la présence à partir des contextes de continuité pédagogique ou postpandémique (par exemple : Audran, Papi, 2021). Ainsi, Il serait peut-être pertinent de s’atteler à réunir plusieurs chercheurs qui analysent la présence selon divers paradigmes, dans divers dispositifs (formation à distance bien sûr, mais aussi réalité virtuelle ou robot de téléprésence et encore hologramme) de façon à pouvoir sinon repérer l’ensemble des curseurs de la table de mixage qui constituent le gradient de présence et concourent au sentiment de présence, du moins pour cartographier la présence dans la suite de ce que Peraya (2014) proposait dans une cartographie des distances.
13Il pourrait également être intéressant de mettre en œuvre une recherche collaborative entre chercheurs, formateurs et enseignants qui permette d’interroger ce qu’est, pour ces derniers, la présence dans la relation d’enseignement-apprentissage. La participation d’ingénieurs pédagogiques à ces travaux permettrait de développer une ingénierie ad hoc, selon les représentations de la présence mises à jour et sans doute selon les groupes d’apprenants. La difficulté de ce type de recherche est qu’elle n’est guère généralisable. Il faut faire le pari qu’une analyse très fine de ce qui se joue en termes de présence dans une relation d’enseignement-apprentissage apporte des éléments de compréhension de ce qui se passe, en partie, dans d’autres situations de formation et d’enseignement à distance, même si cette compréhension d’une nouvelle situation se dispense du parcours qu’accomplissent les participants de la recherche collaborative