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Notes de lecture

Vincent Chabault, Le livre d’occasion, sociologie d’un commerce en transition

Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2022, 196 p. ISBN 9782729713775
Maël Rannou
Référence(s) :

Vincent Chabault, Le livre d’occasion, sociologie d’un commerce en transition, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2022, 196 p. ISBN 9782729713775

Texte intégral

1Sociologue de la consommation et spécialiste du monde du livre, auquel il a consacré plusieurs ouvrages, Vincent Chabault a été particulièrement remarqué pour Éloge du Magasin (Gallimard, 2020). Il revient ici à ses premiers amours, avec une synthèse de travaux entamés depuis de nombreuses années sur le livre d’occasion. Après avoir donné beaucoup de temps à l’étude des grandes surfaces (culturelles ou non), il semble se tourner le regard vers l’exact contraire, convoquant l’image des petites librairies d’occasions, cavernes d’Ali Baba à l’opposé des grands rayonnages aseptisés. Une impression balancée par le fait qu’outre l’existence de véritables chaînes de l’occasion, la majorité des librairies indépendantes ont un volet numérique. La plupart s’appuient d’ailleurs pour cela sur des plateformes numériques qui ont compris leur intérêt à aspirer les petits revendeurs. Par cet ouvrage, l’auteur poursuit donc son exploration fine du milieu du livre en se penchant sur un des aspects les moins riches en données du secteur : échappant largement aux données de ventes, et vivant hors de la distribution, et de plus en plus en dehors des libraires d’occasions eux-mêmes, le livre d’occasion est par nature rétif à l’étude quantitative.

2Chabault s’est donc lancé dans un long travail d’entretiens qualitatifs avec différents représentants – le masculin est important, la profession étant largement de ce genre et âgée de plus de 50 ans – de ce commerce. La première partie est ainsi consacrée aux acteurs traditionnels, du métier, répartis en différents axes que nous allons détailler. L’idée centrale est d’y étudier en regard des structures historiques, voire iconiques, du métier, qui ont forgé l’image du libraire d’occasion, et ont un recul critique allant parfois jusqu’à 50 ans d’exercice. Avec ces figures, souvent âgées et poursuivant par passion bien au-delà de la retraite, les mutations sont abordées de front. Chabault évoque ainsi les stratégies d’adaptation de de ces petits détaillants dont le travail de simples « trouveurs de livres » a été bouleversé par la facilité du clic. Les survivants mêlent une activité « de gros » au travail du livre rare, voire de la bibliophilie, dessinant une intéressante « aristocratie » de la librairie d’occasion. En regard, il dresse le portrait de grandes enseignes, à travers les exemples passionnants mais bien différents des célèbres Gibert – Jeune et Joseph, aujourd’hui réunifiés – et Boulinier. Le premier a mis en place des modalités de rachats calculées par de savants mélange d’algorithmes et de technicité, quand le second rachète tout, quasiment au poids, les boutiques historiques étant parfaitement côté-à-côté. Entre les esthètes du livre de collection (cher) et ceux qui vendent du poche à bas prix, la frontière n’est cependant pas toujours nette, ces derniers faisant souvent figure de produit d’appel extérieur. Plus étonnant, il soulève combien les libraires de neuf s’ouvrent de plus en plus à proposer des bacs d’occasions dans leurs boutiques, jusqu’à en faire le thème d’un atelier de leurs journées professionnelles. Enfin, l’auteur s’intéresse dans cette première partie aux libraires des Quais de Seine. Un choix étonnant, tant ils sont anecdotiques en termes de vente, mais un choix qui fait sens puisqu’ils incarnent une des images les plus connues du métier. A l’heure où les bouquinistes parisiens sont menacés d’un déménagement temporaire le temps des Jeux Olympiques. À travers eux, c’est une activité quasiment touristique qui est présentée, régulée par les autorités, rappelant bien comme le livre est aussi un objet symbolique.

3La deuxième partie de l’ouvrage prend le virage de cette vente en ligne mais, surtout, des pratiques amateures de revente, qui ont largement augmenté avec diverses plateformes comme Le Bon Coin ou Vinted, mais existait déjà sous des formes moins massives – ainsi d’un chapitre sur des glaneurs semi-SDF récupérant notamment les occasions non reprises par Gibert. En cinq chapitres, Chabault y dresse différentes façons de participer à la revente de livre, de manière plus ou moins directement amateure. On y découvre d’intéressants portraits de revendeurs très actifs tout en ne cherchant pas à en faire une activité professionnelle, une observation fine de bourses aux livres d’université de médecine ou la méconnue pratique de rachat de gros pour recommercialiser des livres au Cameroun. Si pour certains vendeurs l’activité est alimentaire, c’est le cas des sans domicile suscité, ou à rentabilité économique recherchée, le modèle des revendeurs solidaires ou revendiqués écologistes fonctionnant sur le don et la revente pour une « bonne cause » (Emmaüs, Recyclelivre, etc.), les masses économiques restent souvent faibles. Ces comparatifs témoignent toutefois de diversités dans l’approche et d’un renversement de paradigme dans l’économie de l’occasion avec cette place de plus en plus forte d’acteurs s’appuyant sur le don. Ce changement de paradigme va de pair avec un changement de la sociologie des vendeurs, puisqu’« un libraire d’occasion est aujourd’hui de moins en moins un professionnel du livre et de plus en plus un manutentionnaire dans un entrepôt de Momox ou de Recyclivre, ou un particulier qui souhaite revendre directement ses ouvrages lus ou glanés » (p. 141). Voici qui amène loin de l’élite du commerce bibliophile ! Bien sûr, il est toujours difficile, face à l’aspect peu quantifiable de ces marchés, de savoir si les conclusions peuvent être généralisées. Si les plateformes permettent d’obtenir quelques données, d’autant qu’elles ont désormais l’obligation d’établir des relevés annuels des ventes – imposables au-delà de certains volumes –, l’auteur souligne bien qu’elles ne permettent de capter qu’une partie de ce marché. Pour ce qui se passe hors-ligne, tout est bien souterrain et appelle donc à une étude qualitative. Par ses exemples diversifiés l’auteur a le mérite de nous plonger dans plusieurs entrées de ces zones où l’informel et le non-déclaré règne. S’il ne peut sans doute pas dresser un portrait absolument représentatif, cette partie reste malgré tout la plus riche et stimulante pour le domaine de la recherche, de par le champ d’investigation qu’elle ouvre.

4Une dernière partie, plus courte, s’intéresse à deux enjeux centraux. Le premier est l’approvisionnement, central et divers : don contre achat, débarras d’une bibliothèque privée ou publique contre achat à l’unité, vente aux enchères, etc. Des circuits internes aux revendeurs sont également fréquents, tel ces libraires d’occasion installés rachetant à prix faible des titres à un brocanteur devant faire du flux de marchandises. L’autre enjeu, qui traverse l’ouvrage et les extraits d’entretiens, est celui de la formation des prix. Cette dernière action, autrefois liée à une connaissance fine du milieu et à une capacité à fixer un tarif faisant sens dans une offre difficilement comparable pour les non-experts, est désormais largement bouleversée par les algorithmes. Les places de marché en ligne, outre une uniformisation des bases bibliographiques – des libraires d’anciens regrettant désormais d’avoir cédé ce qui constituait une de leurs richesses – permettent des comparaisons en temps réels et des fixations de prix de rachat, et donc de vente, en fonction de la demande.

5L’aspect trop parisien des exemples peut être regretté, et si l’auteur s’en explique en introduction et choisit quelques exemples en dehors de la capitale, cela laisse un goût de trop peu. Il faut cependant admettre que la plateformisation rend ces frontières de plus en plus poreuses : ainsi plusieurs libraires d’ouvrages rares ont une boutique parisienne, mais vendent l’essentiel de leurs stocks depuis un entrepôt situé à des centaines de kilomètres de la capitale. De l’autre côté, une ressourcerie vantant l’économie sociale et solidaire de proximité revend prioritairement ses titres à Momox, entreprise berlinoise ! Ce cas savoureux indique combien la question de l’écologie du livre est complexe, y compris lorsque l’on sort de l’enjeu de la distribution/diffusion en librairie qui est un des facteurs les plus polluants de la vente traditionnelle.

6La suite de l’ouvrage, à partir de la page 85, est consacré à ces ventes à distance, révolutions du secteur où l’amateur se retrouve en concurrence avec le professionnel, sorte de multiplication par milliers des brocantes de villages où se croisaient déjà ces publics, vendant souvent des livres. Chabault étudie les différents systèmes d’un marché concurrentiel où chaque plateforme vise à s’imposer, Amazon étant une tête de pont s’étant rendu indispensable, y compris pour ses détracteurs, et jouant désormais de ses commissions. L’auteur développe sur l’étude de l’évolution sociologique de la vente des biens culturels et du marché actuel que provoque l’utilisation des plateformes en ligne.

7Le concept de plateformisation de cette économie du livre d’occasion aurait été particulièrement intéressant à explorer encore davantage. Ceci à travers les nombreux travaux sur cette question en Sciences de l’Éducation ainsi qu’en Sciences de l’Information et de la Communication, notamment dans le champ des industries culturelles et éducatives. Les travaux sur la plateformisation de Vincent Bullich et Julie Schmitt sont cités (page 88) ou ceux de Patrice Flichy (page 90) sur le travail sur plateforme et l’auteur fait un panorama socio-économique poussé des différentes plateformes. Le lecteur aurait peut-être bénéficié d’une étude détaillée des plateformes en elle-même dans leur forme matérielle et peut-être de l’ajout de visuels (capture d’écran etc), ce qui aurait permis d’éclairer les usages des revendeurs.

8Cette cartographie démontre d’un moment de bascule dans l’économie du livre d’occasion et les multiples transformations laissent apparaître une diversité de compétences acquises (modalité d’acquisitions, fixation des prix de ventes…) à tout moment de cette chaîne, y compris de manière empirique par des acteurs non formés. Cette démocratisation de l’action de vente d’occasion est évidemment menaçante pour les commerces spécialisés, la marge étant faible et les amateurs n’ayant pas le même besoin, mais cela ouvre la voie à une nécessaire réinvention où les libraires d’occasion, à la manière des libraires de neufs, doivent travailler une profonde identité, un autre discours, une médiation. Habilement construit, d’une écriture claire et agréable à lire, Le Livre d’occasion est un titre passionnant sur un sujet encore trop peu étudié.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maël Rannou, « Vincent Chabault, Le livre d’occasion, sociologie d’un commerce en transition »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 18 décembre 2023, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/9694 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.9694

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