1La crise sanitaire a eu un impact polymorphe sur l’éducation à l’image à l’université. En tant qu’enseignantes intervenant dans ce domaine, nous avons dû, à l’instar de nos collègues, basculer brusquement dans l’enseignement en ligne (Peraya et Peltier, 2020, p. 30), et avons été déstabilisées par l’objet même de notre enseignement : les images fixes et animées médiatisées par les canaux de communication qu’elles empruntent.
2Le temps de l’urgence passé, il nous a semblé nécessaire d’analyser un ensemble de séances, dont certaines sont inscrites dans des séquences, afin de chercher à comprendre ce qui s’était joué durant ces enseignements et dépasser le sentiment d’insatisfaction qui les avait accompagnées. Nous avons ainsi étudié quatre séances dispensées en visio-conférence durant le confinement qui portaient sur l’analyse d’images animées dans le but d’identifier les conséquences de cette mise à distance sur l’éducation à l’image. Cette étape est aussi utile pour envisager la mise en œuvre par la suite d’enseignements distants prenant en compte les spécificités de cet objet d’enseignement.
3Après une présentation de notre corpus et de la méthode d’analyse mise en œuvre, nous axerons notre article sur la question des contraintes techniques et juridiques puis des modifications intervenues au niveau de la médiation durant l’activité d’analyse audiovisuelle. Nous proposerons ensuite des solutions de remédiation et d’innovation pédagogique et didactique susceptibles de permettre la construction d’une ingénierie de formation à distance efficiente.
4Dans la masse des heures d’enseignement synchrones et asynchrones que nous avons dispensées à distance durant ce second confinement, qui a presque duré une année universitaire, nous avons retenu quatre séances que nous décrivons dans le tableau suivant :
Tableau 1. Présentation synthétique des dispositifs de formation retenue pour l’analyse
|
D1A : dispositif 1 /enseignant A
|
D1B : dispositif 1 /enseignant B
|
D2A : dispositif 2 /enseignant A
|
D2B : dispositif 2 /enseignant B
|
Séance : titre
|
Analyser des vidéos pédagogiques
|
Apprendre à analyser les images animées
|
IA, santé, médias et fictions : entre extase et effroi
|
Présentation des différentes techniques d'animation
|
Séance : durée et modalités
|
2h en visioconférence. Séance 2/2
|
3h en visioconférence. Séance 1/3
|
2h en visioconférence. Séance 1/1
|
3h en visioconférence. Séance 1/9
|
Séance : date
|
Janvier 2021
|
Novembre 2020
|
Mai 2021
|
Mars 2021
|
Titre et durée séquence d'appartenance
|
Créer une capsule vidéo pédagogique. 4h à distance
|
Didactique des images animées. 6h à distance
|
-
|
Réaliser un film d'animation en stop motion. 19h dont 16h en présentiel
|
Formation
|
M2 Master MEEF professeur des écoles
|
M1 Master MEEF second degré - Lettres
|
M1/M2 Master Sciences, Technologies, Santé. Parcours Initiation à la Recherche Biomédicale
|
M2 Master MEEF professeur des écoles
|
Contenus
|
Présentation des capsules vidéo produites par les étudiants
|
Spots publicitaires, extraits de films de fiction, de séries TV et de parties de jeux vidéo enregistrées
|
Extraits de films et séries de science-fiction
|
Extraits de films d’animation
|
Objectifs
|
Construire une analyse critique, didactique et pédagogique des productions
|
Développer une méthode pour comprendre et analyser les images et les sons
|
Analyser des extraits : thématiques, perception, ressenti
|
Identifier les différentes techniques d'animation
|
Référentiel en littératie visuelle (ACRL, 2011)
|
Domaine 6 : concevoir et créer des images et des supports visuels
|
Domaine 3 : interpréter et analyser la signification des images et des médias visuels
|
Domaine 3 : interpréter et analyser la signification des images et des médias visuels
|
Domaine 6 : concevoir et créer des images et des supports visuels
|
- 1 Projet de recherche international et interdisciplinaire visant à mieux comprendre les dispositifs h (...)
5Ces séances, d’une durée de 2 h à 3 h, se sont déployées dans le cadre de ce que Villiot-Leclercq nomme une « ingénierie pédagogique de formation en ligne d’urgence » (Villiot-Leclerq, 2022). En effet, les dispositifs de formation dans lesquels elles s’inscrivent – fermeture des universités pour raison sanitaire et obligation d’enseigner en « tout à distance » – ont eu lieu sans que puisse être pris le temps d’une réflexion individuelle et collective sur les fonctions des dispositifs de formation (Peraya et Peltier, 2020, p. 1). Les emplois du temps ont été conservés ; les enseignants sommés d’assurer leurs heures d’enseignement dans les créneaux préalablement définis pour le présentiel. Face à cette double contrainte – agir dans l’urgence et assurer ses cours sur les temps fixés dans l’emploi du temps initial – nombre d’enseignants se sont engagés dans des pratiques en ligne s’apparentant davantage à un substitut des enseignements présentiels classiques qu’à une véritable adaptation aux nécessités et au potentiel offerts par la mise à distance en matière d’interaction, de collaboration, de production (Peraya et Peltier, 2020, p. 2). Cela a été notre cas. L’absence de scénarisation explicite des activités à distance et le rôle central de l’enseignant dans la communication orale font que ces quatre séances pédagogiques en visio-conférence s’apparentent au dispositif d’enseignement que les chercheurs du projet Hy-Sup1 (2009-2012) ont nommé « la scène » (Peraya et al., 2012, p. 150).
6Dans les quatre dispositifs retenus pour cette étude, les vidéos ne sont pas utilisées comme ressources médiatisées pour transmettre un savoir mais sont l’objet des savoirs. De natures et formats différents (capsules pédagogiques2, spots publicitaires, extraits de films de fiction, d’animation, de séries, de parties de jeux vidéo enregistrées) elles s’inscrivent toutes dans une démarche d’éducation à l’image.
7Dans le cas du dispositif D2A, des extraits de films de science-fiction mettant en scène des représentations de la médecine étaient présentés aux étudiants. Ces visionnages devaient leur permettre de prendre conscience des attentes et craintes liées aux évolutions technologiques dans le domaine de la santé (dont l’usage de l’intelligence artificielle). L’analyse conduite relevait donc en partie de l’éducation à l’image mais celle-ci n’était pas la finalité de la séance.
8Ces quatre dispositifs de formation s’inscrivaient dans des modalités techniques similaires. Les vidéos étaient soit en accès libre sur Internet, soit stockées sur le Média Center de l’université avec indication du lien dans le fil de discussion. Le visionnement des vidéos était donc potentiellement synchrone (sans possibilité de contrôle du visionnage par chaque étudiant), autonome (laissant ainsi la responsabilité à l’étudiant de la modalité de visionnage : intégral ou partiel, en accéléré, etc.) et individuel.
9Cette rapide présentation des modalités de visionnage selon les contextes rend visible l’étendue des modifications produites par la mise à distance sur l’activité pédagogique dans le cadre de l’éducation à l’image. Sans ingénierie pédagogique adaptée, il semble évident que celle-ci ne peut être perçue par les enseignants que comme dégradée (Granjon, 2021, p. 14). En effet, de notre point de vue, ces quatre séances ont été ressenties comme assez inefficaces, les analyses des étudiants ayant été peu nombreuses, minimalistes voire binaires (bien/pas bien), parfois erronées, souvent placées sous le signe de l’affect et non de l’esprit critique. Elles nous ont laissé une sensation de semi-échec rapidement imputé à la modalité d’enseignement.
10Afin de dépasser ce retour autoréflexif, nous avons souhaité analyser ces contextes de formation en adoptant une démarche originale s’inspirant de l’analyse de l’activité par autoconfrontation croisée de Clot, Faïta, Fernandez et Scheller (2000) et de l’entretien compréhensif (Kaufmann et de Singly, 1996). L’enseignante A a interrogé l’enseignante B et inversement. Notre méthode repose sur les enregistrements des classes virtuelles et croise les regards, chacune de nous soumettant tour à tour son travail au regard de l’autre. Les questions de l’entretien portaient sur les choix de mise en œuvre pédagogique, sur les contenus didactiques retenus, les tâches (ce qui était attendu), les activités (ce qui a été réalisé) mais aussi les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités, ainsi que celles retirées, occultées ou repliées (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000, p. 2). La vidéo est donc à la fois l’objet d’étude, puisqu’il s’agit de travailler sur l’éducation aux images animées, et le support de l’étude puisque nous avons analysé des enregistrements vidéo. Cette mise en abyme permet de reproduire au mieux les contextes d’enseignement qui ont été les nôtres.
11Ces analyses de l’activité par autoconfrontation croisée de nos quatre enregistrements de classes virtuelles couplées à nos quatre entretiens ont permis d’identifier trois éléments impactant nos situations d’enseignement. Le premier concerne la gestion du temps. Comme indiqué précédemment, ces enseignements en ligne sont le résultat d’une « bascule rapide sans trop d’aménagements du présentiel en des temps synchrones distanciels proches de ce que l’on faisait en cours » (Villiot-Leclerq, 2022, p. 5). Cette transposition a été délicate car, de notre point de vue d’enseignantes, le temps n’est pas le même durant une classe virtuelle. La gestion des problèmes et contraintes techniques, le temps de latence, le temps passé à provoquer des interactions entre les apprenants et le temps passé à utiliser les potentialités interactives des systèmes (Tricot, Ruffino, 1999) ont des conséquences sur le déroulé global des séances, obligeant l’enseignant à tronquer certaines activités, à en suspendre d’autres.
- 3 Les groupes classes étaient composés de 12 à 25 étudiants.
12Le deuxième élément mis au jour dans ces analyses concerne le travail de groupe. Nous avons en effet systématiquement, durant ces classes virtuelles, eu recours à des sessions scindées. Cette modalité technique offre la possibilité de répartir les étudiants en sous-groupes, leur permettant ainsi de travailler de façon collaborative et en autonomie dans des micro-classes virtuelles dédiées. L’enseignant peut se déplacer de session en session ; il peut aussi mettre fin à ces sessions quand il le souhaite et réunir tous les groupes dans la session principale. Cette modalité technique a été déployée avant tout pour stimuler l’interactivité et pallier l’absence de la perception du groupe classe3 par l’enseignant. En effet, les étudiants n’activant pas leurs caméras, nous nous sommes retrouvées face à des mosaïques de carrés noirs sur lesquels figuraient au mieux un nom et prénom, parfois juste un nom, voire un pseudonyme. Cette absence d’identification et d’interaction a donc propulsé le travail en sous-groupes comme modalité principale des activités.
- 4 Tyldum, M. (2016). Passenger. Sony Pictures Entertainment.
13Enfin, le troisième élément concerne celui des analyses attendues de la part des étudiants. De notre point de vue d’enseignantes, ces analyses ont été incomplètes et n’ont pas permis de travailler de façon satisfaisante sur le sens et sa construction. Prenons pour exemple la séance D2A sur les représentations de la médecine dans les films de fiction. Les étudiants ont visionné en autonomie et individuellement cet extrait : https://www.youtube.com/watch?v=dGpYB2c7AgM (consulté le 22 décembre 2023). Lors de la mise en commun, leur attention a porté essentiellement sur les prouesses techniques de l’Autodoc, un robot scanner doté d’une intelligence supérieure et capable de soigner toutes les maladies4. Au-delà de cette représentation idéalisée et naïve de la médecine de demain, cette scène affirme aussi la supériorité de l’homme sur la machine, lui seul étant capable de croire à l’impossible et de le tenter. Seul un étudiant est intervenu durant la classe virtuelle pour exposer cet argument. Son commentaire n’a suscité que peu de réactions de la part de ses camarades. Lors d’une séance similaire, réalisée précédemment en présentiel, cette vidéo avait fait l’objet d’un vif débat.
- 5 La question de la perception des consignes par les apprenants en situation d’enseignement en ligne (...)
14Par ailleurs, les analyses attendues peuvent être modifiées par une perception affective exacerbée. Le visionnage en autonomie, sans contrôle – peut être parfois avec une mauvaise prise en compte des consignes avant activité5 – a conduit des étudiants à percevoir de façon très négative certaines des vidéos visionnées et à remettre en question nos choix. Par exemple, dans le cadre du cours sur l’IA, certains extraits ont été jugés trop caricaturaux ; dans celui sur les vidéos pédagogiques, certaines capsules ont été jugées très médiocres. Cette analyse par l’affect a ponctuellement produit des situations conflictuelles entre étudiants et/ou avec les enseignantes.
15Ces trois éléments ont impacté le déroulement des séances, leur mise en œuvre pédagogique et les activités des étudiants durant ces classes virtuelles. Leur identification permet de mieux comprendre notre ressenti durant ces activités d’enseignement. Les modifications liées à la mise à distance ont rendu difficile la reproduction du scénario prévu initialement en présentiel. La gestion du temps, du groupe et de l’exercice analytique a été affectée par la prise en compte des contraintes techniques et juridiques liées à la diffusion des images animées en visioconférence et par la modification de l’activité de médiation de l’analyse visuelle durant les classes virtuelles.
- 6 Selon Granjon (2021, p. 6) 1,41 % des étudiants ne disposent pas d’un ordinateur personnel et envir (...)
- 7 Pour pallier cet inconvénient, on peut compresser fortement les vidéos diffusées, mais la qualité e (...)
16Les logiciels de visioconférence prétendent tous permettre la diffusion de vidéo. Il est rare cependant que la qualité soit au rendez-vous, la vidéo pouvant être saccadée et le son dégradé. Sont en cause, principalement, non les outils logiciels mais la connexion des émetteurs et des récepteurs. Si tant est que les enseignants disposent généralement d’un internet performant, c’est rarement le cas de l’ensemble des étudiants dont certains suivent parfois les cours depuis leur téléphone portable dans une voiture garée au bout d’un chemin afin de pouvoir capter la 3G6… Que la vidéo vienne d’un fichier stocké sur l’ordinateur de l’émetteur ou qu’elle provienne d’un site en ligne partagé par celui-ci, la fluidité fait quasiment toujours défaut7. Ces inconvénients, que l’on peut ignorer lorsqu’on utilise une vidéo pour illustrer un cours, deviennent très handicapants lorsque l’on souhaite travailler sur les images animées en tant que telles. Impossible en effet dans ces conditions de recourir à des procédés, courants lorsque les cours ont lieu en présentiel, comme le ralenti, l’image par image ou les arrêts sur image. Ces difficultés techniques ont évidemment des conséquences pédagogiques. Moins de vidéos sont utilisées, leur analyse est moins poussée, moins fine.
17En contexte pédagogique, l’usage de la vidéo en respectant le droit d’auteur (pour diffusion d’extraits ou visionnage en intégralité) est une gageure. L’exception pédagogique fixe en effet des conditions d’utilisation très strictes : 10 % et 6 mn de la vidéo au maximum et accès en classe ou via un ENT (Environnement Numérique de Travail) accessible après authentification (Protocole d’accord BO N° 35 du 29 septembre 2016). Ces conditions déjà difficiles à respecter en présentiel le sont encore plus en enseignement à distance, certains enseignants (et c’est le cas pour ceux des Inspé) intervenant dans plusieurs universités et n’ayant pas toujours accès aux ENT.
18Lorsque la séance d’enseignement porte sur des extraits de films, il n’y a pas beaucoup d’alternatives. S’il existe des bases de données de vidéo appartenant au domaine public comme archive.org et des plateformes à destination des élèves, comme par exemple zerodeconduite.net, l’offre gratuite reste limitée. Lorsque la séance porte sur des vidéos pédagogiques (films d’animation, courts métrages) il est possible d’utiliser des plateformes dédiées comme Lumni mais, si l’enseignant souhaite avoir un large choix ou accéder à des ressources spécifiques, les questions de l’acquisition et de l’accès à des ressources payantes deviennent incontournables. Cette problématique d’usage de la vidéo en contexte pédagogique dans un cadre légal est donc amplifiée par le contexte de l’enseignement à distance.
19À ces problèmes légaux s’ajoutent des conditions de diffusion propres aux genres audiovisuels. Certaines œuvres ont été pensées pour être vues en salles, d’autres pour être visionnées à la télévision ou sur un ordinateur. Le spectacle proposé au spectateur est de fait différent. Entrent en jeu notamment la taille de l’écran (plus ou moins géant/plus ou moins modeste), le lieu de diffusion (semi-public/domestique), la composition du public (inconnus/proches), le nombre des spectateurs (important/restreint), l’ambiance lumineuse du lieu (obscurité totale/clarté relative). Roland Barthes, dans son article En sortant du cinéma (1975, p. 105), oppose « l’hypnose cinématographique » vécue par le spectateur en salle à l’expérience télévisuelle qui, selon lui, n’exerce « nulle fascination ». Christian-Marc Bosséno (1999), évoque le prestige de la représentation cinématographique. De l’avis des cinéphiles du monde entier, aucun salon ne peut rivaliser avec les murs noirs et les fauteuils rouges des salles obscures. Jean-Michel Frodon rappelle dans la postface de l’ouvrage Voir ensemble (Mondzain, 2003) que le cinéma est « le plus collectif des arts ». Un ensemble de spectateurs voient le même film, en même temps, dans la même salle et communiquent indirectement par leurs rires et leurs pleurs. Comme l’écrit Jacques Rancière, la salle de cinéma est un lieu de partage sensible (2000).
20Lorsque l’enseignement a lieu en présentiel, les modalités de visionnement des vidéos, qu’elles relèvent de l’une ou l’autre des catégories que nous avons signalées, sont redéfinies. Un entre-deux éducatif s’applique qui s’est progressivement constitué et les traite toutes (capsules postées sur internet, reportages diffusés à la télévision, films de fictions initialement programmés en salle) de la même façon. Ce dispositif se fonde sur l’usage de vidéoprojecteurs qui, installés dans certaines classes, projettent, dans une pénombre relative et dans des salles de taille moyenne, des images grandes mais sans plus, à un public nombreux mais pas trop et qui se connaît. Les images animées, ainsi, qu’elles aient été prévues pour le petit ou pour le grand écran, sont altérés. Le prestige n’est pas non plus au rendez-vous. Néanmoins, ce dispositif est un compromis intéressant en ce qu’il permet de retrouver le caractère collectif du visionnement.
21Lorsque l’enseignement a lieu à distance, les vidéos proposées sont généralement vues sur un ordinateur, une tablette ou un smartphone. La taille de l’écran ainsi est réduite, les images et les sons perçus dans un environnement souvent lumineux – potentiellement distrayant – qui peut être public ou privé. L’expérience sensorielle initiale est donc modifiée. Mais la principale différence est que le visionnement est individuel. Roland Barthes fustigeait, dès 1975, « l’ennui, la frustration des projections dites privées » (Barthes, 1975, p. 105) rappelant que le film est un « festival d’affects » (Barthes, 1975, p. 104). C’est à cet écueil que se heurte l’usage de la vidéo lorsqu’on veut éduquer à distance aux images animées. Le caractère individuel du visionnement, empêche le partage des émotions pendant la projection. Or, se confronter à la réception des autres est indispensable pour construire des compétences en littératie audiovisuelle. L’importance des liens qui se créent entre les acteurs au sein même du dispositif a d’ailleurs été soulignée par Audrey Knauf et Julien Falgas (2020, p. 44).
22D’autres problèmes aussi se posent à l’enseignant qui perd un ensemble d’indices sur lesquels il s’appuie lorsqu’il est en présentiel. Tout ce qui relève de la communication non verbale est perdu et complique de beaucoup la médiation et l’accompagnement du regard. Impossible par exemple de percevoir le mouvement des corps (hors champ), les expressions des visages (vignettes trop petites, caméras des apprenants éteintes), le bruissement de la salle (micros coupés).
- 8 Cette expression, utilisée par les chercheurs en visual studies, désigne une méthode d’apprentissag (...)
23Que peut-on faire, en tant qu’enseignant, lorsque l’objet que l’on souhaite étudier se dérobe ? Que faire à côté et en dehors des modalités d’enseignement traditionnelles qui impliquent « espace-temps clos et présentiel » (Peraya, 2018, p. 21) ? Quels dispositifs pédagogiques peut-on inventer pour mettre en œuvre le « showing seeing »8 (Kedra et Zakeviciute, 2019, p. 38) ?
24Même si des solutions existent en fonction des contextes, les difficultés techniques semblent inévitables. Les problèmes liés à l’interaction et au collectif peuvent en revanche être contournés. Afin de développer la capacité des étudiants à se mettre à distance, à interroger les représentations et leur réception, nous avons expérimenté plusieurs solutions faisant appel à différentes formes de médiation :
-
Médiation écrite et/ou orale : poser des questions directement dans le fil de discussion et à la cantonade, interpeller nominativement les étudiants, créer des sondages (même si cet outil manque de souplesse et n’autorise pas les réponses nuancées), construire préalablement une grille d’analyse et la transmettre avant visionnement (afin d’éviter les débordements émotionnels et de guider les regards par des consignes).
-
- 9 La question du son, que l’on ne peut figer pour observation, que l’on soit en présentiel ou en dist (...)
Médiation visuelle : utiliser des extraits très courts et/ou des images fixes préparées en amont pour focaliser l’attention des étudiants sur un enchaînement de plans, un thème, une constante esthétique, une variable formelle, etc. (Ces images, qui équivalent à des photogrammes, permettent ainsi de préparer le visionnement et/ou rappeler et fixer le souvenir)9.
25Une proposition enfin, d’ordre scénographique, nous paraît pouvoir être couplée aux précédentes. Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de l’expérimenter. Il s’agirait d’agir dans l’espace proche des apprenants en leur demandant de reconstituer, autant que faire se peut, les conditions de visionnement originels de la vidéo projetée (type d’assise, ambiance lumineuse de la pièce, volume sonore). Cette mise en scène, certes un peu artificielle, pourrait potentiellement favoriser la réception et permettre d’oublier un peu que l’on est seul devant son écran.
26Ainsi, l’éducation à l’image est affectée par le dispositif de mise à distance. L’impact se répercute sur les cinq invariants systémiques et dynamiques de l’activité de l’enseignant identifiés par Dominique Bucheton et Yves Soulé dans leur modèle théorique « multi-agenda » (Bucheton et Soulé, 2009, p. 30). La figure qui suit reprend ce schéma et donne, en italiques et pour chaque invariant, quelques indications d’incidences que nous avons identifiées.
Schéma 1. Impacts de la mise à distance sur le modèle du multi-agenda de D. Bucheton et Y. Soulé (2009, p. 33).
- 10 Dans l’étude menée par Yves Granjon, ce sont 40 % des étudiants qui déclarent avoir rencontré des p (...)
27Si l’impact était prévisible sur certains gestes professionnels liés au pilotage et à l’atmosphère, celui sur l’étayage ou le tissage se découvre au fil des expériences d’enseignement. Dans le cas de nos séances en visioconférence, le pilotage des tâches devait inéluctablement être affecté par l’espace-temps de la classe virtuelle (mise en activité demandant plus de temps ou encore temps consacré à résoudre les problèmes techniques10). De même, il était prévisible que les gestes professionnels liés à la création et au maintien de l’atmosphère soient modifiés par la mise à distance (comment faire participer les étudiants et maintenir leur attention ?) Mais dans le cas de l’usage de la vidéo, les autres invariants ont aussi été impactés. L’absence de communication non verbale rend difficile la perception du ressenti et du niveau de compréhension des étudiants (étayage). Après chaque visionnage d’une vidéo en individuel et en autonomie il faut reconstruire le groupe, expliciter ce qui a été vu et lui donner du sens en fonction du contexte d’apprentissage (tissage).
- 11 « One definition is the ability to understand and produce visual messages. A second definition is a (...)
28Ces incidences conjointes sur l’ensemble des gestes professionnels semblent produire un bouleversement des savoirs à enseigner (objets de savoir). Dans le cas de l’éducation à l’image elles interrogent la littératie visuelle enseignée. Ron Bleed définit la littéracie visuelle en ces termes : « Une première définition est la capacité à comprendre et produire des messages visuels. Une deuxième définition est qu’il s’agit d’un ensemble de compétences que l’individu peut développer par le regard associé aux autres expériences sensorielles. Une troisième définition est la capacité à interpréter des messages et produire des images pour communiquer des idées et des concepts. »11 (Bleed, 2005, p. 5. Notre traduction).
29Si en contexte de formation en présentiel ces trois définitions sont pertinentes, il semble qu’en enseignement en ligne la première définition soit à privilégier et qu’il faille prendre plus de temps pour critiquer les messages visuels. Cela implique de mettre en œuvre, de façon systématique, toutes les étapes de la méthode d’analyse de l’image (contextualisation, description, interprétation) et d’instaurer des modalités techniques et pédagogiques permettant aux apprenants d’exprimer leurs ressentis de façon guidée. Cette focalisation sur les compétences des étudiants avec une granularité plus fine modifie le modèle de l’apprentissage, le centrant davantage sur l’apprenant (Peltier et Seguin, 2021, p. 12). Ce recentrage, dans le cas de l’éducation à l’image, impacte la relation d’apprentissage et nécessite d’accompagner davantage les étudiants par un appareillage cognitif, constat déjà établi dans d’autres contextes d’enseignement (Bergey, 2017).
30Éduquer aux images animées à distance oblige à repenser les apprentissages et les objets d’enseignement. Dans les classes virtuelles retenues ici, nous avons rencontré des difficultés pour encadrer les perceptions émotionnelles des apprenants et les amener à développer leur esprit critique. L’analyse de l’activité a permis de mettre en avant deux éléments essentiels. Le premier concerne la gestion des problèmes techniques et juridiques qui impactent lourdement l’usage et l’analyse de la vidéo durant les classes virtuelles. Le deuxième concerne la modification de la médiation, le visionnement des vidéos, leur appréhension. Habituellement collectif, synchrone et en présentiel cette activité devient individuelle, autonome et potentiellement asynchrone. L’absence par ailleurs de communication non verbale lors des sessions d’enseignement à distance perturbe l’éducation aux images animées qui ne peut se faire sans l’objectivation du ressenti.
31Pour accompagner le regard des apprenants et construire en contexte d’enseignement à distance des activités permettant le « showing seeing », il faut instaurer des dispositifs de remédiation techniques et pédagogiques, et repenser l’enseignement en considérant l’impact de la mise à distance sur l’ensemble des gestes professionnels. Pour ce faire, on peut convoquer les invariants du multi-agenda de D. Bucheton et Y. Soulé afin d’envisager des adaptations concrètes. Cette approche amène aussi à identifier les conséquences de la distance sur les savoirs enseignés. Pour l’éducation à l’image, cela invite à préciser les compétences attendues en termes de littératie visuelle et à centrer l’ingénierie de formation sur l’accompagnement de l’apprenant et le développement d’un cadre éducationnel adapté à ces nouveaux contextes d’enseignement. Au-delà d’une ingénierie appropriée, il convient de se demander si finalement l’objet même de notre enseignement, l’image animée, demeure le même en contexte d’enseignement en ligne ou bien s’il ne faut pas le penser comme un nouvel objet déterminé par les environnements numériques et nos interactions avec ces nouveaux dispositifs. Cette évolution semble inexorable pour l’éducation à l’image à travers les œuvres de fictions mais elle l’est sans doute pour tout type d’image animée, tant le statut de ces images a évolué avec l’avènement des dispositifs numériques et le déploiement des réseaux sociaux.