Pour prolonger la note de lecture à propos de Apprendre avec les énigmes. La résolution collective d’énigmes comme levier pédagogique
Texte intégral
D. Peraya : Je voudrais d’abord te remercier, Éric, de consacrer un peu de ton temps à cet entretien. Je te propose une conversation ouverte, à bâtons rompus à partir de la note rédigée pour ce numéro de DMS. Tu l’as lue et tu as perçu tout l’intérêt que j’ai trouvé dans cet ouvrage, mais aussi toutes les interrogations qui m’ont assailli et que j’évoque dans la recension. D’une certaine façon en tant que chercheur universitaire, je me suis senti assez déstabilisé, car le livre ne se présente pas comme un texte de recherche même s’il fait émerger une foule de questions de recherche, s’il nous ouvre des pistes. S’il parsème celles-ci d’indices, il ne propose aucune réponse. Parti pris méthodologique entièrement assumé. Peut-être aussi une manière d’énigme…
- 1 Il s’agit de l’image d’un « mapo kei », ce podomètre des 10 000 pas né au japon 1964 après les jeux (...)
É. Bruillard : C’est vrai, mais c’est aussi une des conséquences du projet. Quant au départ tu ne prévois pas de projet de recherche particulier, tu n’as que les données que tu as pu recueillir en cours de route. Elles ne donnent qu’une vue parcellaire et incomplète de ce qu’y s’est passé, des processus de résolution mis en œuvre. Ensuite le but n’était pas de donner des réponses, mais plutôt d’ouvrir à la discussion. L’énigme du podomètre et des 10 000 pas par jour qui ne faisait pas partie du mooc ci-dessous caractéristique de cette démarche1 : les commentaires des participants mettent bien en évidence le rôle de l’énigme pour lancer et nourrir la discussion. Lorsque la formation est organisée en mode hybride, si l’énigme est présentée à distance, il est alors possible de mener en présentiel, en cours, une vraie discussion qui ouvre ce qui est plus difficile, voire impossible, à faire sur un mooc. Tu ne peux pas discuter avec les gens sur un mooc, car ils ne sont pas là. C’est d’ailleurs une des difficultés des mooc, tu ne maîtrises rien dans un mooc : tu ne sais pas qui sera là, combien seront là, qui va réagir, ce qu’ils auront compris, s’ils sont prêts à faire quelque, dans quelle direction cela va aller. Une pédagogie de la maîtrise est impossible dans ces conditions.
D. Peraya : Tu as aussi l’expérience de la résolution des énigmes en cours, en présentiel. Quelles différences perçois-tu ?
É. Bruillard : En présence, tout est plus simple : tu vois ce qui se passe, tu peux intervenir dans la dynamique et dans l’interaction, relancer la discussion quand c’est nécessaire, tu peux apporter des indices en temps opportun, etc. L’expérience de la résolution des énigmes en présence m’a montré que tu peux mieux moduler le temps, car il est contraint, mais en revanche la discussion est aussi moins ouverte.
Mais au-delà de l’énigme, ce qui m’intéresse c’est le travail collectif que les participants peuvent mener c’est-à-dire le fait que tu les laisses faire et que, si ça marche bien, ils sont capables d’échanger entre eux ce qui est très important. Après tu peux entrer dans un débat plus intéressant que si le parcours avait été strictement balisé. Il s’agit d’amener les participants à penser autrement, de les pousser aller voir ailleurs, de les ouvrir à de mondes multiples. L’énigme est certes un prétexte, mais un prétexte qui a du sens dans la mesure où les participants se posent des questions et apprennent quelque chose. Mais le risque est toujours que cela tourne court : certains résolvent l’énigme et pour eux leur tâche s’arrête là.
D. Peraya : Dans la configuration d’un mooc telle que tu la décris, il est sans doute difficile d’évaluer les connaissances et les compétences acquises à court et à long terme et comment celles-ci seront mobilisées. Mais les échanges montrent que les participant se posent des questions, cherchent et ce faisant apprennent, même si ces apprentissages ne sont ni prévisibles ni organisés par l’équipe enseignante.
É. Bruillard : Chaque énigme ouvre sur les contenus du mooc et précisément sur ceux qui seront traités la semaine suivante. Mais ce qui s’apprend lors de ce processus surgit des échanges et du processus a posteriori. C’est donc pour cela, tu le soulignes dans ta note de lecture, que notre démarche est effectivement en totale opposition avec une démarche d’ingénierie classique mais aussi, je l’ai dit, d’une pédagogie de la maîtrise. En revanche, tout ce qui se dégage des échanges devient intéressant. En revanche, dans cette configuration, il est impossible d’évaluer les énigmes. Il y a des énigmes qui marchent bien et d’autres pas, mais c’est très difficile à prévoir, car il y a trop de paramètres à prendre en compte : chaque énigme et le processus qui en découle sont à chaque fois un cas particulier.
D. Peraya : Mais aujourd’hui, à la relecture de l’ouvrage et en changeant de posture, quelles seraient la ou les questions de recherches émergentes auxquelles tu aimerais pouvoir répondre, ou tout au moins que souhaiterais creuser de manière plus systématique ?
É. Bruillard : Une question déjà : à quelle(s) activité(s) se livrent réellement les participants. J’aimerais être capable de recueillir des éléments plus approfondis sur l’activité réelle des participants. Au moment où ils se mettent à résoudre une énigme, qu’est-ce qu’ils font exactement ? Aujourd’hui on ignore tout de leurs démarches, on ne sait ni ce qu’ils ne font ni comment ils le font. On n’a par exemple aucune typologie de leurs réactions face aux énigmes. Actuellement, nous n’avons accès qu’à des traces qui sont extrêmement partielles.
D. Peraya : Il s’agirait alors de méthodologie de résolution de problème.
É. Bruillard : Parfaitement. Pour moi c’est important parce que ces démarches de résolution sont par moment proches de démarches de conception, dans la mesure où il faut construire des démarches collectives à partir d’instruments comme les moteurs de recherche, les traducteurs, la recherche par image, les connaissances et les idées des uns et des autres… mais pour l’instant on n’a pas d’éléments. C’est pour cela que c’est essentiel d’essayer de les regarder. Et après la seconde question de recherche qui m’intéresse est celle de l’articulation entre les énigmes et les débats. Autrement dit, ce n’est pas de trouver la solution, mais c’est d’observer ce que déclenche l’énigme, ce qu’elle permet de comprendre.
D. Peraya : Le point d’intérêt est donc la démarche cognitive. Dès lors, les méthodes de résolutions de problèmes pourraient-elles être utiles ?
É. Bruillard : Je pense, oui. Mais d’office, comme il s’agit d’énigmes, tu caches les choses, tu as le droit de ne rien dire. On cache les choses. La particularité de notre démarche est sans doute de s’apparenter à une pédagogie volontairement « autiste » (28 : 27) Tu installes une situation, où tu as le droit de ne pas répondre. Tu n’es pas là pour aider les participants. Tu dis c’est comme cela, débrouillez-vous.
D. Peraya : Tu distribues les cartes, mais tu ne joues pas ?
É. Bruillard : Exactement. Et je ne suis pas dans une démarche où j’adopte une posture de pédagogue, d’aide et d’accompagnateur. Concrètement, je ne leur dis pas, « si vous ne comprenez pas, je vous aide ». La situation de l’énigme crée une situation tout à fait particulière qui nous sort des cadres pédagogiques habituels, mais c’est aussi pour cela qu’elle oblige les participants à aller plus loin, en tous cas pour ceux qui acceptent la situation, car certains la refusent et résistent à entrer dans l’inconnu. Ces derniers sont en attente d’un processus balisé qui les mène, étape après étape, à la découverte de la solution. Il y a plein de manières de résoudre l’énigme, mais, évidemment, de la manière dont nous le concevons, nous nous refusons à faire cela.
D. Peraya : Nous sommes bien d’accord sur ce point : pas d’objectifs pédagogiques a priori, les acquis émergent a posteriori du processus de résolution de l’énigme et des échanges auxquels il donne lieu.
É. Bruillard : C’est ça. Mais évidemment, cette approche est complémentaire avec d’autres phases d’apprentissage dans lesquelles tu vas définir précisément ce que tu veux qu’ils comprennent, qu’ils apprennent et là tu vas mettre tous les échafaudages nécessaires. Tu reprends dès lors ta posture de pédagogue. En fait, la conception globale du mooc implique de nombreuses activités très différentes : la résolution des énigmes en est une parmi les autres. L’énigme, si elle est bien faite, prépare au cours de la semaine suivante ou contient des éléments qui y seront traités. Elle constitue une forme de transition, elle peut aider ls participants à se poser des questions, à ouvrir d’autres pistes que celles que tu as suggérées. Mais la difficulté c’est qu’on ne peut pas le contrôler. De surcroit, c’est dans un mooc qui ne constitue pas un cadre idéal pour mener des discussions. C’est compliqué, car en général, les forums sont mal structurés, ils sont trop nombreux. Pourtant on tient à cette activité pour toutes les raisons que j’ai expliquées, même si c’est compliqué et l’on n’a sans doute pas encore trouvé la forme d’intégration idéale. Ce serait sans doute pertinent de pouvoir prolonger cette activité à distance lors de moments de présence, en face à face. Je pense d’ailleurs que les mooc marcheraient d’autant mieux s’ils étaient compétés par des dispositifs présentiels où tu pourrais installer des débats pour aller plus loin dans le traitement des énigmes, etc.
D. Peraya : Finalement, tu proposes d’hybrider les mooc. Mais n’est-ce pas contradictoire avec la conception même des mooc ?
É. Bruillard : Oui et non. Là nous avons une étudiante chinoise qui vient d’une université privée. Celle-ci donne certains cours, mais pour d’autres, elle inscrit les étudiants à des mooc. Les étudiants paient leur inscription à l’université qui à son tour rétribue les plateformes de mooc. Les étudiants peuvent valider le cours, ce sont souvent des cours généraux, directement dans le cadre du mooc, mais l’université peut créer un dispositif complémentaire au mooc. Je pense que c’est une forme qui va se développer de plus en plus, ne fut-ce que pour des raisons économiques. Et cela répond parfaitement aux besoins de l’enseignement universitaire en Chine. Certains mooc sont dans ce modèle intégrés au cursus offert par l’université au même titre que ceux assurés directement par celle-ci. Deux solutions sont alors possibles : soit la certification se fait dans et par le mooc soit l’université rajoute des dispositifs complémentaires et assure évidemment la certification. Je pense d’ailleurs que l’échec relatif des mooc en France s’explique par le fait que tu ne peux pas les utiliser convenablement à l’université : c’est trop en contradiction avec la structure de l’université et des enseignements à l’université.
D. Peraya : C’est étonnant : nous sommes partis des énigmes dans les mooc et à l’arrivée, nous discutons de la conception générale des mooc..
É. Bruillard : Oui mais ce que nous cherchons c’était de transformer aussi la conception des mooc telle que nous la connaissons. Tu vois, je l’ai écrit il y a quelques années, un mooc c’est un livre, c’est une nouvelle forme de livre universitaire. Après l’universités regorge de livres, tu les lis comme tu veux, mais cela ne suffit pas de lire un livre et la responsabilité de l’université c’est de mettre des choses en plus autour du livre. Autrement dit, notre difficulté était de parvenir à être dans un mooc et en même temps à en sortir. Sur ce point, je ne suis pas sûr que nous ayons vraiment réussi.
Notes
1 Il s’agit de l’image d’un « mapo kei », ce podomètre des 10 000 pas né au japon 1964 après les jeux olympiques de Tokyo. Pour visualiser l’objet, voir : https://vu.fr/vdQv (consulté le 16 décembre 2023). L’énoncé de l’énigme est le suivant : « Quel est cet objet ? Une fois que l'objet aura été trouvé, réfléchir au lien avec le cours ? ».
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Référence électronique
Éric Bruillard et Daniel Peraya, « Pour prolonger la note de lecture à propos de Apprendre avec les énigmes. La résolution collective d’énigmes comme levier pédagogique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 17 janvier 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/9641 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.9641
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