1Mettre en œuvre les différentes mesures de la « transition écologique » devrait se traduire par d’importants bouleversements sur l’emploi et le travail, certaines filières étant appelées à décliner et d’autres à croître rapidement (Pisani-Ferry et Mahfouz, 2023 ; The Shift Project, 2022 ; Drouilleau-Gay et Legardez, 2020). Dans ce cadre très contraint, la formation professionnelle tout au long de la vie (FTLV) aurait à jouer un rôle de tout premier plan et à s’adapter simultanément aux demandes en main-d’œuvre d’une économie sommée de devenir « écoresponsable » et à des populations de travailleurs extrêmement hétérogènes. Or, jusqu’à présent, la FTLV s’est accompagnée d’un mouvement de responsabilisation des individus pour acquérir et maintenir leurs compétences professionnelles. On peut alors se demander si cette orientation demeure compatible avec l’impératif environnemental, sur lequel, en réalité, les individus ont peu de prise.
2Cette interrogation prend d’autant plus de relief que le recours au « numérique » et à la distance continue d’apparaître comme une occasion privilégiée pour individualiser les parcours de formation, rendre les apprenants plus autonomes, en leur permettant de se former seuls et en ligne. La digitalisation de la formation – dispense à distance et usages du numérique – a ainsi, pris de l’ampleur. Mais cette tendance entre en tension avec les discours prônant un « développement durable », en particulier ceux incitant les individus et les entreprises à pratiquer la « sobriété numérique ».
3Dans ce contexte, les acteurs de la formation se trouvent face à un système de contraintes contradictoires et paradoxales. D’un côté, ils doivent concevoir et mettre en œuvre, de façon croissante, la numérisation de leurs formations, parfois entièrement à distance. D’un autre côté, on leur demande d’intégrer dans leurs pratiques les enjeux liés à la réduction des empreintes numériques : empreinte environnementale, due à la consommation des ressources non renouvelables ; empreinte énergétique, particulièrement la consommation d’électricité des réseaux et des centres de données ; et empreinte sociale, bien moins souvent évoquée, concernant les conséquences sociales, cognitives, professionnelles et culturelles des usages du numérique (Bordage, 2019).
4Or, cet impératif de réduction est d’autant plus complexe, d’une part, que les trois empreintes sont interdépendantes et en tension, d’autre part, qu’il n’existe pas de solution clé en main immédiatement disponible.
5Ce numéro de DMS éclaire, de façon exploratoire, les conditions complexes de la mise en œuvre de la sobriété numérique dans le domaine de l’éducation-formation. Il apporte des éclairages sur les conflits probables entre médiation des savoirs par le numérique et tentatives pour réduire les empreintes qu’il engendre. Il interroge ainsi la pertinence des régulations opérées jusqu’ici aux niveaux national et international, pour mettre en œuvre les objectifs climatiques, ainsi que les politiques de formation. L’accent est mis sur les dimensions organisationnelles, les évolutions des métiers des acteurs de la formation et leurs marges de manœuvre face à ces injonctions contradictoires. Est également souligné le rôle de leurs pratiques et de leurs représentations de la sobriété : comment parviennent-ils à articuler celles qu’ils élaborent en contexte professionnel avec celles qu’ils développent en tant que citoyens ? Les différents articles de cette livraison cherchent à donner une vision réaliste de ce que représente l’effort de développement durable dans le champ de l’éducation-formation.
6En proposant une multiplicité des points de vue, ce numéro documente l’importance des efforts à envisager pour faire converger politiques, stratégies, pratiques et représentations, en matière de sobriété numérique. Pour que des initiatives localisées et des expérimentations aient quelques chances de durer, la priorité, bien sûr, demeure la production de régulations internationales et nationales. Celles-ci devraient, par exemple, fixer des modalités contraignantes de gouvernance macro-économique et financière compatibles avec les exigences de la transition écologique.
7Cependant, il est tout aussi nécessaire de faciliter et accompagner l’engagement des acteurs de la formation dans les prises d’initiatives et les expérimentations, au niveau des établissements/entreprises, des entités et collectifs de travail. Ce qui suppose de mettre au centre des processus les différents groupes professionnels qui, non seulement ne sont pas « formés » à ce changement de pratiques, mais qui, par ailleurs, sont déjà sommés de mettre en œuvre d’autres transformations. De ce fait, le risque est grand de provoquer/renforcer le sentiment d’une surcharge de travail, d’injonctions paradoxales, etc.
8On peut alors suggérer de concevoir des formations ad hoc pour apprendre à maîtriser ces transformations. Celles-ci pourraient, par exemple, viser une montée en compétence des ingénieurs pédagogiques pour aider à la montée en compétences des enseignants sur des questions liées au stockage, à l’utilisation des ressources, mais également à la pratique du travail collectif et de la délibération, etc. Il pourrait aussi s’agir de sensibiliser le corps professoral au souci de la sobriété numérique dans leurs pratiques pédagogiques. L’essentiel semble de concevoir ces formations à la sobriété numérique, avec une grande plasticité, de manière à pouvoir les adapter à la diversité des contextes locaux.
9Encore faut-il, pour pratiquer la sobriété numérique, être en mesure d’évaluer l’ampleur des empreintes engendrées actuellement, et les comparer à celles engendrées après avoir mis en œuvre des mesures de réduction. Ce qui nécessite de disposer d’indicateurs pertinents et faciles à calculer, perspective encore en chantier. Même si certaines organisations, comme l’ADEME, y travaillent à une échelle nationale, ces indicateurs doivent être adaptés, voire reconstruits, pour tenir compte des spécificités locales et des caractéristiques de l’activité pédagogique.
10La mise en œuvre de la sobriété comporte donc une dimension stratégique, pour orchestrer prises de décisions et implications au niveau central/national et local. Sans cette dimension, les éventuelles initiatives locales visant la réduction des empreintes du numérique risquent de ne pas être durables. Par ailleurs, la multiplication, à laquelle nous assistons, des discours sur la sobriété a besoin de dépasser le niveau d’un simple affichage. Il lui faut se matérialiser dans différents types d’investissements qui, par leur redondance, pourraient aussi amener les acteurs à intérioriser une posture plus « écoresponsable ».
11Dans le premier article, adoptant une démarche prospective, A. Boboc et J.-L. Metzger pointent les tensions existantes entre les trois catégories d’empreintes liées au numérique, en rappellent les déterminations sociales et insistent sur les inégalités sociales que ces tensions génèrent ou accroissent. Ces éléments, notent-ils, montrent combien la mise en œuvre des actions de sobriété numérique peut être complexe, tout particulièrement dans le champ de l’éducation-formation. Et ce, d’autant plus que les conditions qui sous-tendent cette mise en œuvre dépendent de facteurs économiques, financiers, organisationnels et gestionnaires, aussi bien au niveau international que national et local. L’article rappelle l’importance du travail des acteurs de la formation, dimension souvent oubliée dans les réflexions sur la sobriété numérique. En remettant au centre la question de la capacité d’agir de ces acteurs, il formule, à titre programmatique, l’hypothèse d’une « désindustrialisation » de la formation, consistant à favoriser, au sein de cette population, la pratique d’expérimentations destinées à mettre au point des pédagogies à la fois sobres et adaptées à la diversité des apprenants en cours de FTLV. Dans cette perspective, le recours au numérique et à la distance deviendrait une option parmi d’autres, les formateurs devant tout particulièrement veiller à réduire les empreintes sociales, celles-ci créant et/ou accentuant des inégalités entre apprenants en matière de capacités cognitives.
12L’article de S. Descamps, G. Temperman et B. de Lièvre apporte des éléments sur les perceptions de compétence et sur les usages auto-déclarés des enseignants en matière de maturité numérique. Il fait justement part des difficultés qu’ont les enseignants à agir pour réduire les empreintes du numérique, même s’ils sont conscients de son impact sur l’environnement. Ses auteurs montrent la corrélation entre le sentiment de compréhension de l’impact environnemental du numérique et le sentiment d’être capable d’agir pour un numérique écoresponsable. Les résultats de leur étude mettent en avant des comportements écoresponsables des enseignants liés à la consommation (impression en recto verso, débrancher son chargeur, etc.), mais moins liés à la gestion de l’environnement (recyclage des appareils, utilisation de logiciels écoresponsables, etc.), à la navigation, à la communication en ligne, à la conception de contenus numériques (ex. création de supports techno-pédagogiques volumineux en termes de données). Pour aller dans le sens du développement d’un numérique responsable, les auteurs insistent également sur les différents aspects des mesures à prendre au niveau des établissements : gouvernance, communication, équipements, compétences techniques des enseignants leur permettant des paramétrages adaptés pour aboutir à des pratiques réflexives dans l’utilisation du numérique par ces professionnels de l’éducation.
13L’article d’A.Y. Niang analyse la valeur formative de la réflexivité pédagogique, comme moyen de satisfaire les nouvelles exigences liées à la sobriété numérique dans le cadre de la formation continue des enseignants. Il insiste sur la nécessité de former les formateurs des enseignants à la sobriété numérique, afin d’aider ces derniers à adopter une posture réflexive. Il montre l’intérêt d’analyser, de manière nuancée, les effets du numérique, aussi bien sur leurs pratiques en classe que sur l’environnement. Pour l’auteur, l’usage de la réflexivité peut également être l’occasion de voir dans l’impératif de sobriété numérique, moins une contrainte institutionnelle, que l’occasion de réévaluer la pertinence des savoirs et savoir-faire ancestraux, par certains côtés plus respectueux des environnements sociaux et « naturels ».
14Ce numéro apporte aussi des témoignages concrets et des retours de pratiques concernant les actions de mise en place de la sobriété numérique dans la formation.
15Le retour d’expérience de C. Mercier et F. Trichet nous renseigne sur les évolutions des métiers de la sobriété. Il s’agit, plus précisément, de faire retour sur les transformations des missions des personnes en charge du numérique, au sein d’un département universitaire, évolutions qui consistent à intégrer les aspects opérationnels liés à la sobriété. Ces acteurs cherchent à renforcer le soutien qu’ils apportent aux enseignants et aux étudiants en matière de comportements numériques responsables : des actions de sensibilisation, de prise de conscience éthique, de responsabilisation dans les usages et de mise en place des formations à la maîtrise des outils, mais aussi d’aide apportée aux réflexions de mise en cohérence des politiques au sein de la communauté académique. Ces enseignements sont utiles pour l’élaboration de guides d’action sur le sujet.
16Le retour d’expérience dont nous font part D. Boullier et ses collègues porte sur la mise en œuvre progressive d’un nouveau format d’éducation numérique, à destination de tous les niveaux, de la maternelle au lycée. Ce dispositif associe étroitement informatique et sciences sociales. Les auteurs présentent, entre autres, le « modèle pluraliste d’éducation au numérique » qui est à la base de cette formation. Une de ses variantes est centrée sur les enjeux écologiques. Il s’appuie sur l’algorithmie comme principe de modularité dans le traitement des problèmes, la compréhension des environnements sociotechniques et des éléments liés aux décisions de délégation aux machines et d’autorégulation éthique dans ces choix.
17Ce modèle, mis en place dans le canton de Vaud, avec l’aide des communautés éducatives, porte aussi bien sur l’apport des connaissances que sur les exercices pratiques de mise en situation pour les élèves. Les auteurs insistent sur les points de vigilance organisationnelle que l’on peut rattacher aux modèles de diffusion de l’innovation. Le premier concerne la capacité du leadership à s’adapter rapidement aux enjeux politiques et financiers – c’est ainsi que la sobriété numérique a été prise en compte dans ce modèle, à partir de 2021 –, sans forcément chercher le consensus. Un deuxième point renvoie à l’existence d’un large réseau de diffusion pour asseoir la réforme : formation des directions et des personnes relais dans les écoles ; démarche de sensibilisation générale, inscrite dans un effort de communication aux différents publics et partenaires concernés – enseignants, directions, syndicats, familles, etc.
18La vigilance a, ensuite, besoin d’être portée : sur la collaboration au sein de l’équipe pédagogique interinstitutionnelle, expérimentée, qui bénéficie de l’appui des experts externes en fonction des besoins ; sur la nécessité d’une expérimentation à échelle réduite – permettant de mieux comprendre les freins et les réussites, de formuler des recommandations et de concevoir une première version de la formation – ; sur la matérialité de l’offre – mise à disposition des élèves d’un matériel technique performant et des contenus pédagogiques explicites et éprouvés – ; et sur l’institutionnalisation de la réforme qui passe par une programmation cohérente dans l’ensemble du cursus scolaire et une visibilité dans les enseignements quotidiens. Des guides – scénarios pédagogiques, exercices, ressources, etc. – à l’attention des enseignants ont été publiés en libre accès.
19Comme le retour d’expérience de C. Mercier et F. Trichet, l’entretien de L. Valet, maître de conférences en Informatique à l’Université Savoie Mont-Blanc, est riche d’enseignements. Il fait le point sur la prise de conscience progressive, parmi les acteurs de l’enseignement supérieur, de la nécessité du changement des pratiques, en vue d’un développement soutenable. Plus précisément, il nous éclaire sur les démarches déjà entreprises et celles qui sont en cours, pour organiser ces évolutions et accompagner les acteurs de la formation. En particulier, sont mises en valeur des démarches d’amélioration continue des pratiques pédagogiques, tout en s’appuyant sur les communautés existantes et, en premier lieu, sur les ingénieurs pédagogiques. Même si les discours et les études sur le sujet sont très présents, les initiatives sont encore balbutiantes. Son entretien, parsemé d’exemples concrets sur les procédures à expérimenter, apporte des éclairages sur les points concrets à questionner et les actions à engager en matière de sobriété numérique à l’université.
20La recension de J.-L. Metzger complète ce dossier, en confrontant la lecture de trois ouvrages portant sur les enjeux de la transition écologique, et publiés en 2022. Au projet réaliste que propose P. Veltz (dans Bifurcations), d’adapter rapidement la société hyper-industrielle sans laquelle nous ne saurions vivre, l’auteur oppose le projet de rupture radicale, décrit par T. Parrique (dans Réduire ou périr), et basé sur le choix de la décroissance. La présentation du numéro 44 de la revue Sociologies pratiques, coordonné par D. Cerland-Kamelgarn et F. Granier, complète cette lecture, en montrant l’intérêt d’étudier la transition écologique du point de vue des acteurs qui tentent, non sans découragement, de la mettre en œuvre dans les entreprises. Ces questions sont également abordées dans la recension, publiée dans le numéro 42 de Distances et médiation des savoirs, par J.-L. Metzger, à propos du livre de F. Drouilleau-Gay et A. Legardez, Travail, formation et éducation au temps des transitions écologiques.
21De son côté, V. Chaput complète le panorama des approches sur la thématique de ce numéro en nous faisant part de sa lecture du livre d’I. Leonarduzzi, Réparer le futur, qui fait écho aux trois types d’empreintes du numérique présentées ci-dessus et questionne notre rapport individuel et collectif au progrès et à la technique.
22Quant à D. Dufort, elle nous propose une note de lecture de l’article Vers une éducation à la sobriété numérique de S. Descamps, G. Temperman et B. de Lièvre. Face au retard de l’action collective en matière de sobriété numérique, tout particulièrement dans les champs de l’enseignement et de la formation, les auteurs proposent des outils et méthodes pour sensibiliser à l’impact écologique des technologies et pour développer l’esprit critique quant à leurs usages. Est, notamment, évoquée la mise en place de communautés apprenantes réunissant différents types d’acteurs.
23Enfin, deux auteurs, B. Devauchelle et C. Peltier que les lectrices et les lecteurs de DMS connaissent déjà, alimentent la rubrique Débat Discussion de ce numéro (consacrée, cette année, aux conceptions de la présence et à la possibilité de conceptualiser la notion de distance en dehors de l’opposition présence-distance). Leurs contributions se distinguent par le niveau d’enseignement qui constitue leur terrain : l’enseignement scolaire pour l’un, l’enseignement supérieur pour l’autre. Leur approche respective aussi les différencie. B. Devauchelle analyse les notions d’absence et de présence à partir d’un cadre d’inspiration psychanalytique à partir duquel il relit des enquêtes menées après la période de confinement. Il interroge aussi la manière dont sont préparés les enseignants français aux compétences communicationnelles dont C. Bois a montré l’importance dans sa contribution à la rubrique dans le numéro précédent de DMS. C. Peltier questionne ces notions à partir de données empiriques relatives aux représentations qu’en ont les acteurs de la Faculté de médecine de l’université de Genève. Sur plusieurs autres aspects, les deux propositions s’accordent : elles envisagent l’absence et la présence des points de vue et des apprenants et des enseignants : comment chacun à son niveau, dans son contexte, a vécu l’absence ou la perte de la présence durant et après la période de crise sanitaire. Enfin les deux auteurs mobilisent le concept de forme éducative au sens large, qu’il s’agisse de la forme scolaire (B. Devauchelle) ou de la forme universitaire (C. Peltier).
24À travers l’ensemble de ses textes, ce numéro thématique donne à voir un premier éventail de démarches pour développer le souci de la sobriété numérique dans le domaine de l’éducation-formation. Ce faisant, il souligne le constat de leur état expérimental : le champ de connaissances est en construction, les indicateurs concernant la mise en place de ces mesures et leur évaluation sont encore à inventer, etc. Les dimensions systémiques et structurelles de ces démarches rendent leur conception et leur application complexes, difficiles, voire risquées. Elles sont influencées par des mesures prises (ou non) à plusieurs niveaux imbriqués et s’inscrivent dans le jeu des relations internationales, impliquant des organismes publics et privés, aux intérêts et stratégies non nécessairement convergents, tout en dépendant de spécificités territoriales, de choix organisationnels, etc. Enfin, le développement de la sobriété numérique devrait impliquer de façon privilégiée les acteurs opérationnels de la formation, en prenant en compte leur capacité réelle d’action. Remettre au premier plan leur travail devient essentiel.