1La rubrique débat proposée par D. Peraya et D. Paquelin nous invite à approfondir le concept de présence, en particulier dans le cadre des dispositifs d’enseignement et de formation hybrides ou à distance. La circulation des termes est significative de la manière dont les acteurs s’approprient les situations auxquelles ils sont confrontés (Ardoino, 2000). C’est pourquoi nous proposons d’aborder la présence en partant d’une part de ce qu’elle est au quotidien dans les salles de classe des écoles pour la confronter aux interrogations qu’a posées la situation de crise sanitaire et d’autre part de la manière dont elle a été travaillée par les enseignants et les élèves au cours des périodes où s’est imposée la distance, soit en totalité, soit partiellement. Nous avons volontairement mis de côté les contextes d’enseignement supérieur et universitaire d’une part et de formation continue d’autre part, car il nous apparaît que le sentiment de présence en contexte d’apprentissage se construit principalement dans le cadre scolaire au cours des seize premières années de la vie. Nous faisons ici l’hypothèse d’une « fabrique de la présence » qui est au fondement de la question de la présence à distance principalement en contexte scolaire. La relecture des travaux présentés dans cette rubrique alimentera nos interrogations et nous proposons aussi de discuter ce que A. Jézégou met en avant dans sa contribution en évoquant l’opposition distance/proximité, pour sortir de l’opposition distance présence. Cette question a jadis été abordée sous la forme qui oppose présence et absence, comme l’ont proposé G. Jacquinot-Delaunay (2010) puis D. Peraya (2014). Les dispositifs médiatiques récents ont amené à questionner l’absence physique comme contrainte inhérente et pourtant elle révèle aussi la dimension psychanalytique de « séparation ». S. Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), attribue « la source de l’angoisse à la crainte de la séparation et de la perte d’objet » (cité par Quinodoz, 2010, p. 51). Il se trouve que les propos tenus par les enseignants et les élèves à l’issue de ces moments de rupture révèlent aussi cette dimension. Pour poursuivre sur cette approche, nous proposons d’interroger la formation des enseignants en regard de ce que C. Bois évoque dans sa contribution (2023) en particulier sur les compétences communicationnelles. Les enseignants confrontés à la situation de crise, s’ils font appel à ces compétences communicationnelles, comment sont-ils préparés au travers du référentiel de compétence des enseignants français paru en 2013 ?
2La forme scolaire (Vincent 1980, Vincent, Lahire et Thin 1994) met en évidence un ensemble d’éléments qui constituent une sorte de permanence, de continuité, dans la manière dont l’école se pratique. Elle se construit en Europe centrale et occidentale entre le xviiie et le xxe siècle et s’impose en grande partie à l’ensemble des pays de la planète. L’UNESCO en atteste dans ses écrits depuis de nombreuses années. Cette unanimité constitue désormais une sorte d’inconscient collectif au sein duquel la « co-présence » devient une contrainte appuyée sur des textes de lois qui imposent l’obligation d’une scolarité (suivi d’un enseignement officiel) à défaut d’une scolarisation (apprendre dans une école).
3L’analyse des enquêtes menées après la crise sanitaire (Béduchaud et Leszczak, Institut Français d’Éducation, IFE, 2021) permet de mesurer la présence de cette culture ordinaire face à une situation d’exception supprimant la présence physique. Cela montre aussi la manière dont, progressivement, les enseignants ont tenté de reconstruire un espace de présence imaginaire appuyé sur des pratiques que l’on peut associer à ce que A. Jézégou propose sous l’expression « présence sociale » (2023). En effet la rupture soudaine du lien physique a d’abord été un choc auquel les réponses techniques avancées par les autorités n’ont apporté que de la confusion et du doute. La reconstruction d’un lien, si elle a d’abord été très dispersée, s’est progressivement structurée et stabilisée. Lors de nos enquêtes auprès d’établissements primaires nous avons identifié ces évolutions qui se sont effectuées de manière très contextualisée. La particularité de l’enseignement primaire tient d’abord à la proximité physique des familles avec l’école de leurs enfants qui est imposée par la carte scolaire (obligation de scolariser un enfant dans sa zone géographique d’habitation) et à la faible présence de moyens numériques et des compétences associées aussi bien du côté des enseignants que de celui des familles et des enfants. Les travaux et observations effectués dans les collèges et les lycées montrent que si, dans un premier temps c’est la transposition de la présence à distance qui a prévalu, des évolutions sont apparues, de manière peu homogène et en lien avec les modes de travail choisis par les enseignants. Plusieurs enquêtes rassemblées par l’IFE (op. cit. 2021) mettent aussi en évidence la question de la « disparition » de certains élèves. Ce point est la deuxième des difficultés déclarées (22,3 %) par les enseignants après le suivi et la communication avec les élèves (26 %). Si l’on reprend les trois composantes de la présence sociale proposée par A. Jézégou, on ne peut que confirmer la difficulté des enseignants du monde scolaire à se situer en dehors de la présence physique.
4Dans les études et enquêtes conduites auprès des enseignants suite aux mesures de confinement on peut repérer des signaux qui renvoient à l’angoisse de séparation comme nous l’avons évoqué précédemment avec la disparition. Il faut pour cela partir de l’idée d’une forme spécifique dans l’exercice de la relation enseignant/élève au sein de laquelle une figure complexe peut apparaître. M. Postic écrit en 1989 : « L’enseignant est une des figures d’identification, un des pôles d’investissement affectif » (p. 143). Toutefois une étude de la question du lien parent/enseignant fait apparaître une distance, une césure forte portée d’abord par le cadre institutionnel proposé par les instances politiques. Récemment, à propos de la période de confinement et de la distance, J.-L. Rinaudo (2023) évoque, du côté des enseignants, les différents aspects du lien psychique qui sont à l’œuvre dans cette situation. Il pose la question de cette séparation, en référence à la psychanalyse, en terme « d’inquiétante étrangeté », renvoyant aussi à l’imaginaire.
5De nombreux travaux de recherche, notamment ceux de M. Cifali (2021), mettent en évidence la mise à distance du parent aussi bien réelle qu’imaginaire par les enseignants. De leur côté, D. Bucheton et Y. Soulé (2009) proposent une piste pour explorer cette dimension, sans toutefois la préciser :
Élèves et maîtres sont à considérer pour la compréhension de leurs relations et comportements, comme des personnes, porteuses d’une histoire, d’une culture, d’un rapport à l’institution, d’un rapport au savoir enseigné. Elles vivent en classe des émotions et manipulent des registres langagiers, identitaires et cognitifs multiples. La vie est aussi dans l’école. C’est elle qui donne tout son sens au désir d’apprendre et de grandir. (2009, p. 30)
6Cependant, ce qui est commun à ces travaux, c’est l’importance accordée à la construction imaginaire qui s’effectue entre l’élève et l’enseignant. Cette construction se retrouve dans les enquêtes présentées précédemment : l’importance que les enseignants accordent au suivi, à la communication et à la séparation. Or cette angoisse fait surtout l’objet de travaux portant sur les élèves et non sur les enseignants. La situation imposée lors de la crise sanitaire est pourtant révélatrice : les enseignants sont aussi porteurs de cette crainte de la séparation, de la rupture de la relation telle qu’elle est au quotidien, comme le suggère par ailleurs M. Postic (1989, op. cit.).
7Cette analyse renvoie plus largement à la question récurrente du « malaise des enseignants ». J. Esteve et A. Fracchia (1988) évoquent déjà deux raisons à ce malaise : d’une part, l’évolution du contexte social et, d’autre part les conditions matérielles d’exercice dans la classe. Cela renvoie à l’écart entre le vécu scolaire et la vie sociale. La crise sanitaire a révélé largement cet écart et a montré la découverte de plusieurs des éléments clés de la vie sociale (compétences numériques, relation aux apprentissages de la part des parents, conditions matérielles de vie, etc.) qui se sont imposés face aux enseignants. La récurrence de cette thématique se retrouve encore après la crise sanitaire au travers de la difficulté de recrutement pour entrer dans ce métier. Il semble que ce soit la légitimité du métier qui soit questionnée : pourtant les enseignants se sont montrés soucieux des élèves à leur charge lors de la séparation physique imposée. Dès lors que la présence est redevenue la norme, le malaise identifié depuis longtemps s’est de nouveau invité aussi bien dans la parole des enseignants, les enquêtes, l’espace médiatique (Morin et Lecherbonnier, 2023) et les travaux des chercheurs.
8Dans le texte proposé par C. Bois (2023) il est écrit « le concept de présence chez l’enseignant pourrait être vu comme un état permettant à l’apprenant de cheminer dans un climat de confiance et de collaboration » (§ 22). Ce qui est en jeu dans cet article c’est la question de la maîtrise des compétences communicationnelles de la part des enseignants : « Dans la redéfinition du concept de présence, l’élément du savoir-agir au niveau de la communication apporte peut-être un point important pour assurer une présence aux étudiants » (§ 15). À partir de l’étude de deux référentiels de formation des enseignants, nous essayons d’identifier, sans quelle mesure ces compétences sont énoncées ou convoquées afin de tenter d’éclairer la question de la prise en compte de la présence et de la distance dans le cadrage du métier.
9Les référentiels de formation des enseignants sont significatifs de ce que les institutions attendent des personnels enseignants. Le référentiel français (2013) comme le référentiel québécois (2020) font effectivement référence à des compétences qui peuvent être considérées comme étant du champ de la communication. Cependant, les explications détaillées des compétences sont très inégales. Le référentiel français évoque ces compétences mais de manière incidente : « Contribuer à l’action de la communauté éducative, – Savoir conduire un entretien, animer une réunion et pratiquer une médiation en utilisant un langage clair et adapté à la situation. » (§ 11) Dans le paragraphe intitulé « 2.3. Les enseignantes et les enseignants, des bâtisseurs de relations avec les élèves » (p. 22), le référentiel québécois fait explicitement référence, au-delà de la seule communication, à la présence et à l’absence :
Les relations des enseignantes et des enseignants avec les élèves s’établissent à travers des activités, des tâches et des actes variés aussi bien en classe qu’à l’extérieur de celle-ci et aussi bien en présence des élèves, et donc en interaction directe avec eux, qu’en leur absence (préparation des situations d’enseignement et d’apprentissage, correction des travaux, rencontres avec les parents, etc. (p. 23).
10Nous retrouvons dans le document québécois une approche qui renvoie au thème de la posture enseignante (Bucheton, 2009) évoquée précédemment ou encore à la gestion de la relation avec les élèves proposée par Erick Prairat (2017). Celui-ci propose de faire face à une « technicisation » de la société qui rejaillit sur le métier d’enseignant. Il invite alors à repenser les formes de vie au sein de l’activité d’enseignement. Le référentiel français aborde les compétences communicationnelles en filigrane de l’action pédagogique, mettant en avant davantage l’acte d’enseigner que la communication, il va dans le sens de cette technicisation appelée professionnalisation. Le référentiel québécois, quant à lui, situe explicitement le référentiel dans un contexte de société à partir duquel il construit le cadre des compétences nécessaires à un enseignant. Les différences significatives entre ces deux textes renvoient à un métier d’enseignant qui repose sur une conception de la présence. Pour la France, cela consiste principalement à une présence en classe qui doit agir sur les élèves, pour le Québec, il s’agit plutôt d’une présence à la société et à ses évolutions qui doit guider l’organisation et la communication avec les élèves, au-delà de la seule présence en classe.
11Nous avons tenté de mettre en évidence ce que le sentiment de présence représente pour les enseignants du monde scolaire ainsi que pour tous ceux qui passent par l’école ainsi que la manière dont il se construit. L’instruction scolaire n’est certes pas l’obligation de présence dans un espace de scolarisation, mais elle s’effectue principalement dans ces espaces. À partir de Condorcet qui, en 1791, énonce le principe de rupture entre l’espace familial et l’espace scolaire, s’institue « la distance » nécessaire pour qu’il y ait instruction. Il est à ce titre considéré comme le fondateur des systèmes scolaires modernes. La distance est pourtant au cœur de la situation pédagogique (Rinaudo, 2023) qui institue un écart nécessaire entre l’élève et l’enseignant. La « coupure émancipatrice » (Barrère, 2011), portée dans le projet initial de l’école est mise à mal en particulier du fait des nouvelles pratiques communicationnelles des adolescents, en particulier avec les moyens numériques. Cela interroge et accompagne aussi le « malaise enseignant ». Cette difficulté à situer la distance entre l’école et la société peut aussi être analysée au prisme de « l’autorité au risque de la modernité » (Prairat, 2019). Ces auteurs portent l’idée d’une modification ou d’une perte de certains repères qui invitent les enseignants à repenser leur « distance » – qui je suis dans cette société – et leur « présence » – qui je suis face à cette jeunesse. Nous rejoignons ici l’analyse d’A. Jézégou quant aux trois composants de la présence sociale – sociocognitive, socioaffective et pédagogique – car nous avons pu voir que cet équilibre est mis en question et qu’il constitue ce que l’on peut nommer la recherche de la « bonne distance ». D. Paquelin (2011) nous rappelle que « la bonne distance » c’est se situer ni trop loin ni trop près d’autrui, mais dans un espace-temps-social qui délimite et contient la zone d’activités participatives des sujets qui correspond à ce que ces acteurs sont en capacité de réaliser à la fois individuellement et collectivement pour répondre à un besoin » (§ 4). On retrouve aussi dans cette définition l’approche développée par L. Vygotski (1978) dans la zone proximale de développement. Ces deux notions nous semblent être significatives de ce qui s’est joué au cours de ces deux dernières années. D. Peraya et D. Paquelin évoquent aussi dans leur appel au débat la question de la temporalité comme liée à la dissociation physique. Le temps, la durée ont été marqués par la désynchronisation des activités vécues au cours de la période de crise. A. Barrère (2011) rejoint cette approche et met en évidence cette désynchronisation enseignant/élève dans l’analyse qu’elle fait des activités adolescentes. Cela confirme le fait que le processus d’appropriation de la « bonne distance » par les enseignants a été actualisé lors des situations d’hybridation. Mais cela confirme aussi le fait que cette question, qui articule aussi le rapport présence/absence, n’est pas nouvelle mais qu’elle s’est imposée à toutes et à tous. Ce débat sur la présence auquel nous apportons notre contribution est le témoin de la nécessaire interrogation de ce que la forme scolaire fait aussi bien aux apprenants qu’aux enseignants.