- 1 Comme par exemple, la Higher Education Sustainability Initiative (https://sdgs.un.org/HESI. Consult (...)
- 2 Le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a ainsi lancé, en décembre 2022, une sé (...)
- 3 Voir par exemple le Manifeste Étudiant pour un réveil écologique (lancé en 2018 par un collectif d’ (...)
- 4 Voir, en ce sens, la fresque du climat : https://fresqueduclimat.org/. Consulté le 11 octobre 2023.
1Face à l’urgence climatique, les acteurs de l’enseignement, au niveau national comme international1, se sont saisis de la question de la transition écologique. En France, l’éducation à l’environnement est évoquée dès la fin des années 70 dans une circulaire. Il faut cependant attendre 2004 pour que ces thématiques commencent à être intégrées dans les programmes scolaires, intégration qui sera renforcée successivement en 2007, 2011 et 2015, 2019 et 2020 (Dussaux, 2010 ; ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2023). Ces dernières années, cette tendance s’est accélérée. De fait, les initiatives se multiplient qu’elles proviennent des ministères2, d’étudiants3, d’associations4 et d’enseignants.
2Dans ce contexte, l’article de Sarah Descamps, Gaëtan Temperman et Bruno De Lièvre, publié dans le numéro 5 de la revue Humanités Numériques pose la nécessaire question d’une éducation à la sobriété numérique et plus particulièrement du développement d’une littératie de la sobriété numérique. Les auteurs posent ainsi deux objectifs : élaborer un cadre conceptuel autour de la notion de « sobriété numérique » et mettre en évidence les raisons d’éduquer les 15-24 ans (Descamps et al., 2022, § 18) à cette thématique. Ce faisant, ils introduisent le concept de littératie de la sobriété numérique à partir duquel ils identifient des méthodes et outils pédagogiques pour enseigner cette compétence jugée essentielle pour les citoyens par la Commission Européenne (European Commission et al., 2017).
3L’article se structure en trois parties. Dans la première, les auteurs reviennent dans un premier temps à l’origine du terme de sobriété numérique. Ils commencent par définir le « numérique responsable » compris comme « une démarche d’amélioration continue qui vise à améliorer l’empreinte écologique et sociale du numérique » (Mission interministérielle « Green Tech », 2021, p. 10). À cette fin, les auteurs mobilisent les définitions courantes de chacun des deux termes qui le composent. Ainsi, le concept de « numérique » est défini à travers son étymologie (i.e. se référant au nombre), Le renvoyant donc à son sens premier, c’est-à-dire à une « réalité technique » (Bouchardon, 2014), plutôt qu’à son sens plus récent de réalité culturelle et sociale (Doueihi, 2013). De même, le terme « responsable » l’est comme se rapportant à quelqu’un de « réfléchi, sérieux et qui sait peser le pour et le contre » (CNRTL, cité par Descamps et al., 2022).
4Enfin, les auteurs décrivent trois démarches de conception associées à la sobriété numérique : l’informatique verte (ou GreenIT qui encourage le recours à des éco-techniques, pour réduire l’impact environnemental des technologies), la démarche low-tech (qui consiste à répondre à un besoin avec les technologies simples, accessibles et durables) et l’écoconception (démarche de design visant le respect de l’environnement).
5En articulant entre elles ces différentes définitions, les auteurs cherchent à contribuer au développement d’un cadre conceptuel autour de la sobriété numérique qui ne tombe pas dans l’écueil du déterminisme technologique et des positions partisanes telles que le techno-solutionnisme et le techno-scepticisme (Morozov, 2014). Parallèlement, il s’agit de faire le lien entre transition écologique et transition numérique (Monnoyer-Smith, 2017) dans un contexte de formation aux enjeux de ces deux transitions.
6Dans la deuxième partie, les auteurs justifient la nécessité d’éduquer à la sobriété numérique. Outre le constat d’un retard face à la lutte contre le changement climatique et celui de l’impact écologique croissant de nos technologies numériques (Desbois et al., 2011 ; Flipo et al., 2016), Sarah Descamps, Gaëtan Temperman et Bruno De Lièvre signalent un retard quant à l’intégration de la sobriété numérique dans les programmes scolaires. Or, selon les auteurs, « la sensibilisation aux impacts environnementaux du numérique passe par une éducation et une responsabilisation des “digital natives”, cette génération née dans un monde numérique. » (Descamps et al., 2022, § 18). D’après les auteurs, les 15-24 ans, bien qu’ils soient de grands consommateurs de contenus et services numériques, auraient des compétences en littératie énergétique relativement faibles. Le terme « littératie énergétique » désigne une des dimensions de la littératie à la sobriété numérique, plus particulièrement orientée vers la production et la consommation d’énergie. Parallèlement, d’autres recherches ont révélé que cette génération était particulièrement touchée par le phénomène d’angoisse écologique (Ágoston et al., 2022 ; Desveaux, 2020).
7Pour les auteurs, la formation à la sobriété numérique à l’école est d’autant plus importante qu’elle ne s’arrête pas aux apprenants. De fait, selon les auteurs, il s’agit de provoquer, par le biais de l’éducation, un phénomène qui toucherait successivement différents acteurs du milieu éducatif : les enseignants en tête, suivis par les apprenants.
8Les auteurs posent également l’hypothèse qu’éduquer les élèves à la sobriété numérique aura un effet sur les familles. Ils se basent sur les travaux de Hana Gottesdiener et Jean Davallon (1999) sur la sensibilisation au tri sélectif dans le milieu éducatif et le rôle de l’enfant comme catalyseur de l’adoption des pratiques de tri au sein de la famille. Dans leur article, Gottesdiener et Davallon précisent que ce changement initié par les enfants est possible sous conditions. En particulier, il faut que l’action éducative dépasse le cadre de la classe et mobilise activement les parents. Il s’agit de créer un contexte d’interactions entre parents et enfants sur cette thématique. Gottesdiener et Davallon soulignent également le possible biais de volontariat de leur étude : seuls 28 parents, qu’ils supposent déjà sensibilisés à la thématique, ont pris part à l’enquête sur les 109 sollicités initialement.
9Dans la troisième partie, les auteurs introduisent leur concept de littératie de la sobriété numérique. À l’intersection des littératies écologique, énergétique et climatique d’une part ; et des littératies numérique et médiatique d’autre part, la notion de littératie de la sobriété numérique est définie comme une aptitude à utiliser les technologies numériques tout en comprenant et analysant leur impact écologique, énergétique ou/et climatique. Elle s’accompagne donc nécessairement du développement d’un regard critique sur ces technologies.
10Sarah Descamps, Gaëtan Temperman et Bruno De Lièvre identifient trois composantes de la littératie de la sobriété numérique, qu’ils associent chacune à des outils pédagogiques.
11Premièrement, la littératie de la sobriété numérique repose sur la capacité des apprenants à comprendre et à analyser les impacts environnementaux de nos technologies numériques et de nos usages de celles-ci. Il s’agit également de faire prendre conscience de l’augmentation rapide de l’empreinte énergétique et écologique des technologies numériques, due au développement de l’informatique ubiquitaire (cf. l’ouvrage « Everyware » par A. Greenfield, 2006) caractérisée par une multitude d’appareils connectés et par la quantité massive de données qu’ils produisent et diffusent. Développer une vision globale de l’impact des technologies numériques suppose, et c’est ce que proposent les auteurs, d’analyser cet impact à toutes les étapes du cycle de vie d’une technologie donnée, qu’elle soit matérielle et/ou logicielle. À l’instar du guide pratique de la mission GreenTech (2021), les auteurs suggèrent de mobiliser l’outil ACV (Analyse du cycle de vie) pour appréhender l’empreinte écologique d’une technologie avant même sa fabrication (i.e. extraction de matières premières) et bien après son utilisation (e.g. recyclage, fin de vie).
12Deuxièmement, pour ces auteurs, le développement d’une littératie de la sobriété numérique passe par l’identification de solutions numériques pour protéger l’environnement. Il s’agirait donc d’encourager les apprenants à utiliser les TIC à des fins éco-responsables d’une part, et à sélectionner des outils issus d’une démarche de design responsable d’autre part. Pour illustrer leur position, les auteurs citent plusieurs usages de technologies numériques à des fins d’optimisation énergétique identifiés par Éric Vidalenc (2019). Or, les éléments cités, de la voiture électrique à l’alimentation connectée en passant par les maisons connectées interpellent. De fait, s’ils peuvent contribuer à économiser l’énergie, ils semblent cependant déplacer leur empreinte écologique sur d’autres plans. Et là réside précisément la complexité des choix à faire à des fins de protection de l’environnement. En ce sens, les remarques de Jean-Luc Metzger (2023, § 20) apparaissent particulièrement pertinentes quand il souligne que l’élaboration des programmes d’éducation et de formation en matière d’écologie découle directement de nos choix de société, qu’ils s’orientent vers la décroissance ou le développement « durable », avec toutes les précautions à prendre avec ces deux expressions (Deléage, 2013).
- 5 En anglais : refuse, reduce, reuse (la réutilisation englobe la réparation puisqu’il s’agit d’augme (...)
13Troisièmement, la littératie de la sobriété numérique repose sur le fait d’encourager des usages responsables des technologies numériques et de s’intégrer collectivement dans une démarche de sobriété numérique et plus globalement de numérique responsable. En d’autres termes, il s’agit de développer l’adoption d’écogestes numériques. Les auteurs, à la suite de Vincent Courboulay (2021), proposent d’utiliser le prisme des 5R (refuser, réduire, réparer, réemployer, recycler). Celui-ci est une version adaptée au cas du numérique des 5R5 proposés par Béa Johnson (2014) dans l’ouvrage qui a popularisé la démarche zéro déchet.
14En résumé, l’article de Sarah Descamps, Gaëtan Temperman et Bruno De Lièvre repose sur un double constat. Premièrement, celui d’un retard de l’action collective face à l’urgence climatique associé à une croissance toujours plus forte des empreintes énergétique et écologique de nos technologies numériques. Deuxièmement, ce retard de l’action collective se reflète également dans l’enseignement. De fait, l’intégration de la sobriété numérique dans les programmes d’enseignements est encore balbutiante et tardive au regard de l’urgence vitale relative à ce sujet brûlant. En réponse à ces constats, les auteurs proposent des outils et méthodes destinés à sensibiliser les apprenants à l’impact écologique des technologies et à développer leur esprit critique quant à leurs usages de ces technologies.
15L’originalité des auteurs repose sur l’articulation du concept de littératie, déjà utilisé par ailleurs dans différents contextes : littératie numérique, littératie énergétique, littératie écologique (etc.) et du concept de sobriété numérique. Leur approche se veut interdisciplinaire, à l’intersection notamment des Sciences de l’Éducation et des Humanités Numériques.
16Certains aspects pourraient être approfondis. Premièrement, si les auteurs placent les enseignants en fers de lance de l’éducation à la sobriété numérique, il aurait été intéressant d’aborder la formation des enseignants en vue de traiter les questions socialement vives (Legardez & Simonneaux, 2006 ; Simonneaux, 2008) liées aux transitions écologique et numérique, à l’intersection desquelles la sobriété numérique se situe. Deuxièmement, il aurait été avantageux de préciser les modalités de l’implication des parents, condition nécessaire pour que l’élève soit catalyseur de changement au sein de sa famille sur cette thématique (Gottesdiener, Davallon, 1999). Sur ces deux aspects, les propositions de Jean-Marc Lange (2020) pourraient constituer, pour les auteurs, des pistes pertinentes avec lesquelles articuler leur propre proposition. En effet, dans l’objectif de mettre en place une « éducation forte, à visée critique, émancipatrice et transformative », Lange (2020, p. 112) suggère la construction d’une communauté apprenante (Kalubi, 2005) réunissant notamment les enseignants, les élèves et leurs familles ainsi que les acteurs du territoire. Cette construction impliquerait de profonds changements en termes d’organisation et de fonctionnement du système éducatif, en termes de formation des enseignants, ainsi qu’en termes de professionnalité enseignante.
17En conclusion, si l’article aspire à une visée holistique tout à fait nécessaire pour aborder l’épineuse question de la réduction de l’impact environnemental des technologies numériques, certains aspects de la question restent à approfondir. Il constitue un complément intéressant à d’autres travaux, en particulier l’ouvrage dirigé par Félicie Grouilleau-Gay et Alain Legardez (2020) qui permet (1) d’appréhender « l’extrême complexité et l’intrication des problèmes soulevés par la lutte contre le changement climatique » (Metzger, 2023, § 5), et (2) propose des pistes pour repenser l’École et la formation des enseignants sur ces thématiques (Jeziorski, 2020 ; Lange, 2020), d’autre part.