1L’exigence de la transition numérique semble admise comme une évidence mais il est moins fréquent d’en décliner les dimensions et surtout de les traduire en politiques d’éducation au numérique. Le risque est grand de lister un certain nombre d’activités à offrir dans une classe sans pour autant énoncer les principes qui guident cette éducation, sans mettre en lumière la vision cohérente de ces enseignements. La démarche engagée depuis 2019 dans le canton de Vaud en Suisse constitue de ce point de vue un cadrage original que nous avons appelé « modèle pluraliste d’éducation au numérique ». Sa mise en œuvre a été réalisée progressivement avec une mobilisation des communautés éducatives vaudoises de tous les niveaux, depuis les classes enfantines jusqu’au gymnase. Cette proposition prend en compte non seulement les apports de connaissance nécessaires mais aussi les exercices pratiques de mise en situation pour les élèves. Car il ne s’agit pas d’empiler un savoir supplémentaire mais bien de former des citoyennes et des citoyens et donc des actrices et acteurs à chaque instant de choix informés et responsables. De même, la séparation souvent constatée entre les activités de formation à la science informatique et les échanges ou conseils sur les bonnes pratiques et les enjeux sociaux du numérique est ici remise en cause, au profit d’une association étroite entre les quatre dimensions que sont la modularité du traitement de l’information, les environnements socio-techniques et leur variété, les types de délégation aux machines dans toutes activités, et enfin la responsabilité avec laquelle choix et pratiques doivent être exercés. Pour chacune de ces dimensions, le fil conducteur reste le pluralisme, qui permet de saisir le numérique comme un ensemble de possibles et non de rails déjà tracés, et qui fait émerger alors le rôle de ces citoyens que sont appelés à devenir les élèves dans les choix et dans les débats qui irriguent la société.
2La nécessité d’un tel modèle est apparue d’autant plus flagrante depuis la crise du COVID-19 pendant laquelle les enseignants ont été obligés de faire preuve d’initiatives et d’imagination dans un environnement largement à distance. Plus encore, la mise à disposition gratuite de ChatGPT, avec les risques qu’il comporte notamment pour la validation du travail personnel, a accru la pression sur les enseignants, sur leurs pratiques pédagogiques, sur leur capacité à intégrer des dispositifs numériques apparemment – mais illusoirement – toujours plus faciles d’utilisation par les élèves eux-mêmes à partir d’un simple smartphone. Le désarroi des enseignants porte notamment sur la dimension de délégation aux machines qu’ils peuvent ou qu’ils se sentent obligés d’accepter, parfois sans prendre le temps d’examiner la pluralité des possibles tant la pression est grande. Le modèle que nous proposons n’est pas seulement un outil pour l’éducation au numérique pour les élèves mais il est aussi un outil d’assistance aux enseignants dans leurs choix technologiques, comportant toutes les dimensions nécessaires à une prise de décision éclairée et moins dictée par les modes ou les offres commerciales.
3Notre restitution de ce modèle sera appuyée sur un état de l’art de l’éducation au numérique, sur ses fondements théoriques et sur les visions pédagogiques que nous avons adoptées. Elle présentera à chaque fois des exemples de leur mise en œuvre avec des élèves de différents niveaux. Le lecteur pourra aussi se reporter aux guides des enseignant·e·s1 qui ont été publiés en accès ouvert et qui comportent tous les détails des scénarios pédagogiques, des exercices et des ressources. Pour terminer nous présenterons une variante de ce modèle adaptée à la question écologique.
4Depuis Dewey (1916), l’interrelation entre éducation et citoyenneté à l’école a constitué un axe d’innovation pour de nombreuses traditions pédagogiques. La question se pose depuis quelques décennies sur l’évolution de cette citoyenneté dans notre monde digital.
5Les différentes définitions de la citoyenneté numérique regroupées par Choi (2016) déterminent 4 types de citoyenneté liés aux 3 aspects de la citoyenneté traditionnelle : responsabilité, connaissance et engagement.
Fig.1 : Les quatre catégories de la citoyenneté numérique, Choi (2016)
6Une première plus individuelle, éthique (E), qui « comporte trois sous-thèmes principaux : l’utilisation sûre, responsable et éthique de la technologie et de l’internet, la conscience numérique et les responsabilités et droits numériques ». Une deuxième liée aux compétences de littératie numérique (MIL) : « les élèves doivent être dotés de différentes aptitudes (cognitives, communicatives et émotionnelles) pour sélectionner, classer, analyser, interpréter et comprendre les données de manière critique pour communiquer/réseauter avec d’autres, partager des photos/vidéos ou échanger des informations avec d’autres, et pour apprendre à contrôler les sentiments négatifs ou à compatir aux émotions des autres ». Une troisième orientée vers la recherche de justice sociale, vers des discussions et des débats sur les enjeux politiques et sociaux (CR). Une quatrième liée à l’engagement et la participation individuelle dans sa communauté (P/E).
7Melhuish (2018), met en lumière les « impacts sociétaux de l’informatique et de la technologie numérique », dans une logique classique des « impacts » qui n’interroge pas leur construction socio-technique. Son travail examine comment ces technologies influencent différents aspects de la vie sociale, culturelle et politique, et comment elles redéfinissent la notion de citoyenneté dans un monde de plus en plus technologique. Il ajoute dans son curriculum le besoin « de comprendre les possibilités et les contraintes des environnements numériques » tendant vers une approche considérant la partie sociotechnique du numérique.
8Pour « approfondir la compréhension de la technologie sous-jacente, pour former des citoyens informés capables de comprendre les bases du fonctionnement du monde, la citoyenneté générale exige désormais un certain niveau de base de compréhension technologique et nécessite un appui de l’éducation à la science et à la technologie ». Dès 2014, le Computer Science Teachers Association intègre les « impacts » sur la société dans sa proposition de curriculum de science informatique. D’autres insertions sociologiques se retrouvent plus ou moins timidement, dans différents pays : en Slovaquie, pour comprendre comment l’informatique affecte la société, en Croatie, dans le domaine e-Society qui se base sur le fait que le numérique « impacte » tout aspect de la vie quotidienne, en France, dont les enjeux sociaux se retrouvent en sciences en envisageant les aspects sociaux du développement des technologies et dans l’éducation aux médias (EMI)…
9À l’origine du projet numérique, le triangle de Dagstuhl2 a inspiré les 3 axes de la réforme : l’axe technologie (comment cela fonctionne), l’axe utilisateur (comment sont-ils utilisés) et l’axe socioculturel (quels en sont les effets).,
Fig.2 : Le triangle de Dagstuhl
10Le choix des 3 piliers ou composantes initiales ne permet cependant pas de saisir l’opportunité de donner du sens aux imbrications réciproques de chacun des axes. La part active de l’usager, ses choix et sa responsabilité ne sont pas assez mis en valeur dans le projet, Le plan d’études3 romand publié en mars 2021 pour tous les cantons francophones entérine ensuite les trois composantes (Fig.3) : science informatique, usages et une troisième nommée Médias.
Fig.3 : Les 3 composantes du plan d’études, leurs interrelations et la part des enjeux sociaux dans chacune d’elles.
11Les enjeux sociaux apparaissent et sont étudiés dans chacune des 3 composantes. Une progression des apprentissages pour chacun des cycles est définie dont voici quelques exemples de libellés : échange sur les expériences liées à l’utilisation des médias ; mise en évidence des stéréotypes (genre, origines, âges…) véhiculés au travers de différents médias (analyse d’une publicité, d’un dessin animé…) ; analyse de certains usages du numérique, opportuns ou à risques, et de leur impact sur l’identité numérique ; application des règles de protection face aux phénomènes d’amplification du harcèlement par le numérique et réaction de manière adéquate en tant que témoin (» spect’acteur«), cible ou auteur ; sensibilisation à l’évolution permanente du numérique en identifiant les impacts environnemental et économique (obsolescence programmée, recyclage…).
12Ce plan d’étude qui intègre dans chaque segment un encart spécifique aux enjeux sociaux fixe alors le cadre des attentes désormais exigibles pour tous les élèves romands.
13Les programmes à l’échelle internationale comme à l’échelle du canton de Vaud ont ainsi bien intégré la nécessité d’ajouter une compréhension des enjeux sociaux à l’éducation au numérique. Cependant, lorsqu’ils sont pensés en termes d’effets ou d’impacts, sans tenir compte de toutes les avancées des sciences sociales en matière d’analyse socio-technique (Akrich, Callon, Latour, 2006), ces programmes risquent de juxtaposer des savoirs sans donner les moyens de les combiner et de les associer à une expérience pratique de choix responsables. Depuis 2018, dans le canton de Vaud en Suisse, l’introduction du numérique dans les classes a démarré par une phase pilote qui a permis la conception de matériel et l’animation de formations destinées à plus de 2200 enseignantes et enseignants sur cette période ainsi que le test d’activités pour des élèves de 4 à 12 ans. Dès 2019, après une année de pilotage du curriculum de science informatique pour les plus jeunes, la sociologie du numérique pénètre dans la vision de la réforme. Une demande exprimée directement par la Cheffe du Département de l’enseignement, Mme Amarelle, qui soumet les équipes de conception à ce nouveau cadrage.
14C’est sur ce terrain que nous avons proposé un modèle d’éducation au numérique dont nous détaillerons toutes les conditions de faisabilité dans la partie C ci-dessous.
15Les principes qui ont guidé ce programme peuvent être résumés en quatre points clés d’ordre générique.
16Les enjeux du numérique ne relèvent pas seulement d’une transmission de connaissances, mais d’une éducation. Ils exigent de former des utilisateurs, mais aussi des professionnels et désormais des citoyens avertis de toutes les dimensions du numérique, parmi lesquelles les questions écologiques et éthiques ne sont en rien périphériques. Or, une pédagogie de la simple transmission de connaissances est incapable de saisir la vision systémique qui doit être celle de l’écologie et de faire passer l’exigence éthique personnelle. Il s’agit bien alors d’un projet éducatif qui doit assumer une responsabilité bien plus large que le seul enseignement, une « mise en signe » qui est indispensable mais qui doit être complétée et révisée par une mise en technique, une mise en groupe social et une mise en norme (Fig.4).
Fig 4 : La loi du support (Boullier, 2000)
- 4 Les principes de la théorie de la médiation qui inspirent cette presentation des compétences ont ét (...)
17Dès lors qu’on s’engage en matière d’éducation, on prend parti dans une vision des personnes que l’on voudrait faire émerger à travers cette séquence éducative, on propose non pas un futur mais un devenir (Deleuze) qui doit développer les capacités des personnes. On adopte, en tant que professionnel enseignant ou éducateur, ou en tant qu’institution, une orientation qui s’oppose à une vision scientiste de la connaissance faite qui voudrait considérer le caractère légitime des savoirs validés comme suffisant pour assurer la transmission et l’appropriation. Le tableau suivant (Fig.5) peut résumer les impératifs d’une nouvelle visée éducative qui se décline en plusieurs dimensions4 comparées entre le xxe et le xxie siècle.
Fig 5 : Tableau des mutations de l’éducation pour le programme « Forccast »5 Formation par la cartographie des controverses aux sciences et aux techniques.
Programme Idefi, 2012, dirigé par Bruno Latour et Dominique Boullier.
18Selon cette vision de l’apprentissage au xxie siècle, la mise en œuvre du modèle pluraliste privilégie différentes modalités permettant aux élèves de multiplier les expériences :
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passer du rôle de consommateur à celui de producteur de contenus pour analyser les composantes numériques puis réaliser ses propres choix éclairés ;
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évaluer ses propres productions, celles de ses pairs ou des médias pour pratiquer des expériences critiques ;
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varier les modalités branchées ou débranchées ;
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participer à des échanges entre pairs puis des débats pour partager ses propres pratiques et envisager d’autres engagements.
19Malgré cette vision éducative, il faut encore reconnaître qu’elle ne conduit pas à elle seule à prôner une solution technique ou opérationnelle unique dans la formation elle-même. Rien ne nous autorise à ne jurer que par Python ou par l’open source, pas plus que par Apple ou par Zoom et encore moins par ChatGPT ou Bard. Du point de vue éducatif, il nous incombe de faire comprendre le pluralisme des solutions techniques existantes, non seulement du point de vue commercial et applicatif mais aussi, du point de vue de la programmation, des langages (on ne code jamais que dans UN langage informatique) et des architectures (plus ou moins distribuées par exemple). Ce pluralisme doit même être un principe éducatif fort qui présidera aux scénarios pédagogiques d’exploration des possibles, dès les premières situations d’apprentissage de l’algorithmie.
20Dès les plus petites classes, les élèves créent des algorithmes en adaptant et variant les langages selon les spécificités des agents ou les objectifs recherchés. Ainsi, les petits élèves expriment leurs programmes par des gestes, des mots, des indices visuels négociés au cours de l’activité. Si l’agent ne possède pas de capteur visuel, un langage audio sera par exemple nécessaire. Dans le jeu de la grue6 durant lequel les élèves commandent les mouvements d’une grue jouée par un de leurs pairs pour déplacer des cubes, le langage est au départ informel puis restreint ensuite à trois éléments seulement lors du passage à l’écrit (Fig.6). Lors des différentes mises en commun, les élèves sont sollicités pour améliorer le langage disponible et rendre leurs programmes plus efficaces. Il s’agit pour eux d’explorer les différents choix possibles même dans un contexte technique restreint. La tâche de l’élève n’est pas seulement de programmer un agent pour résoudre la situation problème comme dans les activités habituelles de programmation d’objets tangibles depuis la tortue LOGO de S. Papaert. L’enseignant veille ainsi à les solliciter pour comparer les différentes propositions liées aux langages sélectionnés ou aux fonctionnalités créées, aux programmes rédigés…
Fig.6 : Proposition d’un langage simplifié pour le jeu de la grue.
On remarque ici que l’instruction « pince » renvoie à plusieurs actions : descendre, remonter, si un objet est présent le prendre, si un objet est dans les pinces, le déposer. Cela simplifie les écritures des programmes pour les élèves.
21Les scénarios pédagogiques qui sont proposés ne peuvent séparer la prise de connaissances formalisées et transmises par l’enseignant·e ou par des supports de l’exploration des possibles, car le numérique n’est pas une discipline de cumul de savoirs déjà faits mais une porte d’entrée pour le reste des activités et des connaissances. Nous devons considérer qu’il s’agit plus d’un apprentissage que d’une transmission de connaissances, et de l’apprentissage d’une écriture, qui oblige à s’exercer, à faire varier les conditions de sa mise en œuvre. Si les principes peuvent être considérés comme universels, l’exécution de ces principes répond à des problèmes toujours différents, et suppose de faire des choix particuliers puisque le numérique est encastré dans des environnements socio-techniques d’une époque et d’un milieu particulier.
- 7 Dominique Boullier (Sciences Po Paris), Boris Beaude, Olivier Glassey, Farinaz Fassa Recrosio, Nico (...)
22Ces principes ne suffisent cependant pas à guider un véritable programme éducatif au numérique. Grâce à l’appui de contributeurs de divers horizons7, grâce à un investissement, lors de leurs formations, des enseignant·e·s eux-mêmes de tous niveaux des classes enfantines au gymnase vaudois, et grâce à de multiples itérations, nous sommes parvenus à stabiliser un modèle ((Fig.7) qui semble fonctionner depuis sa diffusion dans les formations à partir du printemps 2021, suffisamment riche pour aborder toutes les dimensions de l’éducation au numérique et suffisamment clair et accessible pour devenir rapidement opérationnel pour le plus grand nombre des enseignant·e·s. Une évaluation plus scientifique de ses effets et de ses limites serait sans aucun doute nécessaire. Nous le présentons ici cependant dans sa forme synthétique de façon à partager un retour d’expérience et à encourager d’autres tentatives similaires. Nous expliquons l’arrière-plan des différents quadrants avec quelques exemples. Plusieurs exemples de différents niveaux illustrent comment ce modèle est exploité désormais dans les classes pilotes du Canton de Vaud. Nous restituons aussi les conditions nécessaires pour faire aboutir une telle approche. Le schéma général se présente en quatre quadrants, tous équivalents, et animés par l’exigence centrale du pluralisme comme indiqué plus haut. Les deux quadrants Ouest font plutôt appel à un apport de connaissances, sous forme le plus souvent d’exploration active, mais ils visent des apprentissages avec contenus riches et validés. Les deux quadrants Est relèvent plutôt d’un apprentissage par engagement et par expérience, par auto-analyse avec des mises en situation significatives, des dilemmes et des débats collectifs.
Fig. 7 : Le modèle pluraliste : au cœur, le pluralisme et ses quatre quadrants8
23L’éducation au numérique doit évidemment comporter une formation technique aux principes de la science informatique, voire aussi des données et des réseaux. Nous ne prétendons pas ici fournir un nouveau syllabus dans ce domaine déjà fort d’une expérience de plusieurs décennies. Mais il est vrai qu’il est parfois difficile de suivre les rythmes des innovations et des pratiques, qui sont plus familières aux élèves et l’on risque alors soit de paraître totalement archaïque, soit à l’inverse de suivre tout ce qui bouge dans les offres, commerciales ou non. Nous avons donc fait le choix de rester centrés sur les principes clés de cette éducation. Ce faisant, nous entrons dans un débat entre les tenants d’une supposée révolution numérique et ceux qui, comme nous, insistent avant tout sur l’évolution continue des utilisations, avec souvent une amplification, et non une création, de certains phénomènes sociaux.
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la focalisation sur l’algorithmie, la pensée computationnelle et sur le traitement modulaire de l’information qu’elle introduit. Cela permet de réinscrire la science informatique dans l’enseignement de la logique et non seulement du calcul, qui fait encore repoussoir pour certain-e-s élèves et certains milieux familiaux. La connexion avec les autres disciplines est aussi facilitée comme l’utilisation de logigrammes dans des cours de français ou de langues par exemple. Et quand bien même on ne garde pas en mémoire les mécanismes précis de la programmation, on progresse en matière de décomposition de problèmes, de tâches et en traitement des informations de façon modulaire, séquentielle et élémentaire, point essentiel sur le plan cognitif dans toutes les dimensions de la vie ordinaire. Cela peut comporter un apprentissage du code mais en tant qu’il met en œuvre ce principe logique de décomposition des problèmes en étapes élémentaires.
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la recherche du pluralisme dans les activités. Il existe plusieurs langages informatiques pour traiter un même problème, il existe aussi plusieurs façons de décomposer un problème, il est enfin toujours possible de faire des choix plus ou moins optimaux selon les conditions de réalisation des calculs (le temps disponible, la puissance de calcul, les données disponibles, la bande passante disponible, etc.). Bref, lorsqu’on enseigne la science informatique, il faut tout faire pour ne pas laisser croire qu’il existerait « la » solution optimale alors qu’il ne s’agit à chaque fois que d’« une » solution, qui peut être différente pour d’autres ou dans d’autres conditions. Apprendre ce pluralisme est un élément éducatif clé pour éviter toute fascination, pour comprendre que les développeurs font toujours des choix et qu’on aurait pu faire autrement (avec des coûts et des performances différentes).
Fig.8 : Le jeu du robot9, jeu débranché pour construire la notion d’algorithme et ses composantes
24Le jeu du robot (Fig.8), décliné sous plusieurs variantes dans les moyens romands, permet de manipuler les composantes élémentaires des algorithmes. Au travers de différents défis, les élèves seront amenés progressivement à modifier les langages utilisés, à complexifier leurs algorithmes avec des boucles, des tests, des conditions, à repérer des motifs qui se répètent pour améliorer l’écriture de leurs programmes. Elle leur permet également de saisir la pluralité des choix techniques possibles en montrant qu’il y a toujours plusieurs solutions qui existent pour résoudre la situation selon l’objectif recherché ou les ressources disponibles.
25La particularité de notre approche est enracinée dans une sociologie du numérique (Boullier, 2016, 2019) qui ne se résume pas à la description des usages de la technologie selon les appartenances sociales. La puissance efficace de la science informatique pourrait conduire à l’enseigner en considérant ses méthodes comme universelles, déduites d’une logique pure, pour résoudre tous types de problèmes. Or, au cœur même de la programmation, des choix sont faits qui dépendent par exemple des capacités de calcul disponibles, c’est le sens de toute optimisation. Or, ces ressources disponibles varient selon des situations opérationnelles fort différentes. Les choix de langages restent assez larges même si tous les développeurs semblent désormais devoir être formés à Python, ce qui n’était pas le cas il y a 15 ans. Car toutes ces méthodes et choix algorithmiques évoluent dans le temps et le feront encore à l’avenir. Restituer la dimension historique et contextuelle des choix de programmation ne les invalide pas mais oblige surtout à garder ouvert l’espace des possibles. C’est pourquoi l’enseignement même de l’algorithmie doit comporter un exercice permanent de retour historique et géopolitique qui permet de vérifier les solutions qui avaient été trouvées avant l’existence des ressources, des langages et des systèmes contemporains. Il doit aussi obliger à tester des façons de faire différentes selon les ressources disponibles.
26Lorsque les tout petits s’exercent à la commande de la grue (fig.9), ils doivent le faire avec des contraintes implicites ou explicites de temps (le plus rapide ?), de longueur de code (nombre de commandes limitées), de langage (quel langage pour un agent sourd ?), de stratégie efficace (une tour de 4 cubes de couleur mérite-t-elle qu’on crée une fonctionnalité super efficace qui permettrait de prendre 4 cubes en une fois pour ce seul défi ?)…
Fig.9 : Un défi du jeu de la grue10 qui permet de discuter des choix technologiques avec les élèves dès 6 ans : une pince conçue pour prendre 4 cubes solutionnera le défi en 4 instructions seulement mais ne sera pas utile pour de nombreuses autres situations
27Cela permet de ne pas séparer l’éducation à la programmation des enjeux socio-économiques et culturels pour lesquels il faut organiser un apport de connaissances spécifiques ainsi que des explorations de l’état passé et actuel des systèmes techniques. Si l’on en restait à une éducation au numérique purement formelle et hors situation, on n’éduquerait pas au numérique que nous fréquentons, dans lequel nous baignons, qui est ultra connecté (ce qui n’était pas le cas avant le web ou avant les smartphones par exemple), dominé par quelques plates-formes (ce qui ne date que de 20 ans, même si certaines firmes comme IBM, Apple ou Microsoft sont nées avant), massivement financé par la publicité (alors que tout un secteur du numérique ne l’est pas comme le montre Wikipédia) et dépendant des investisseurs financiers à une échelle inédite dans toute l’histoire de la finance.
28Une éducation sérieuse au numérique ne peut pas passer tout cela sous silence puisque nous vivons dans un numérique particulier, celui organisé par le capitalisme financier numérique. Un monde centré sur un numérique public fort comme c’était le cas avant 1996 (et la cession de la gestion d’internet aux opérateurs par l’administration Clinton) ou sur un internet coopératif (comme on crut possible à l’époque du Web 2.0 du début des années 2000) aurait donné une toute autre expérience et une toute autre éducation. Cependant, ces possibles ont existé et existent en grande partie encore, il faut donc les présenter, rendre compte de cette diversité pour ne pas laisser penser que la technologie suit une voie toute tracée, fatale, alors qu’elle est « encastrée » dans des rapports de force socio-économiques et dans des choix politiques et idéologiques particuliers à une époque et à certaines zones culturelles.
29L’éducation au numérique est aussi une éducation politique sur la diversité des modèles socio-économiques dans lesquels sont encastrés (Polanyi, 1948) tous ces systèmes et à la nécessité d’en discuter. L’éducation au numérique pluriel doit permettre de combattre un mouvement de fond de désencastrement du calcul en donnant des ressources pour récupérer un pouvoir de décision pour tous les citoyens concernés. Ce modèle de sociologie du numérique vise donc explicitement à un empowerment, à une augmentation des capacités de ceux que l’on ne traite que comme des usagers, des clients, ou même des inputs pour les calculs.
30Ces apports de connaissances sont déjà fondés sur des expériences et des mises en situation pour mieux saisir les principes de l’algorithmie comme ceux des dimensions socio-économiques, historiques et culturelles. Mais cela reste malgré tout une forme de transmission qui constitue l’objet « numérique » comme extérieur à son expérience personnelle. Or, une éducation au numérique exige de mettre à l’épreuve ses capacités de décision personnelles dans des activités ordinaires. L’usager n’est plus celui qui doit se conformer aux modes d’emploi, aux bonnes pratiques. Dans la posture d’apprentissage que nous préconisons, l’usager est un acteur et un citoyen qui prend en main son comportement, en connaissance de ses principes et de ses conséquences et non plus seulement en calquant ses choix sur la norme et en obéissant aux injonctions. Il convient donc de mettre l’élève dans des situations où il doit effectuer des choix, parfois très ordinaires (imprimer ou non ? partager un contenu ou non ?) et y réfléchir. Il doit explorer des solutions alternatives, autre forme de pluralisme dans l’action, et justifier leur rejet éventuel et non se contenter de reproduire ses habitudes. Ce qui a été étudié (ou sera étudié selon le scénario pédagogique) pour comprendre les environnements socio-techniques (il existe plusieurs numériques, plusieurs solutions techniques et commerciales pour un même problème) peut être ici exploré dans des situations individuelles qu’on rend délibérément problématiques. Le principe de toute l’économie numérique consiste à produire des échanges sans friction, à réagir toujours plus vite, à faire des choix en un clic, ce qui revient à ne plus décider, à ne plus exercer son consentement éclairé. Car les interfaces et l’interopérabilité sont tellement bien conçues que l’action suivante de délégation à l’application (la suite des opérations) paraît évidente, quasi naturelle, et tellement confortable. Cette qualité du design est indéniable mais conduit à des situations de captivité, de tunnel, de sentier de dépendance : ainsi, on se dit qu’il vaut mieux utiliser toutes les applications Apple et leurs terminaux car tout y est mieux intégré, de même pour le monde de Google. Cela s’appelle du lock-in en termes économiques et a été condamné par la commission européenne dans le cas de Microsoft et de son navigateur Explorer. Mais cela se traduit aussi dans la vie quotidienne et chaque plateforme tente de faire de même, d’éliminer toute friction. L’éducation au numérique multiplie l’expérience d’autres possibles, notamment des solutions libres : pourquoi faire des Doodle quand il existe Framadate, par exemple ?
31Il est aussi possible d’aller au-delà de ces choix et de questionner même la nécessité de se connecter, d’utiliser un service numérique, plutôt que la marche à pied (aller voir son copain qui habite à 50 mètres !) ou d’autres modes de communication. Une fois engagé dans l’action, il est souvent difficile et coûteux sur le plan cognitif de faire de tout choix un problème. Ce point se retrouve dans la proposition très simplifiée de Kahneman selon laquelle la résolution de problème mobilise notre cerveau 2, alors que nos routines, nos automatismes et ces délégations spontanées aux machines s’appuient sur notre cerveau 1, beaucoup moins coûteux sur le plan cognitif. Ces exercices de choix de délégation aux machines profitent de ce temps éducatif où l’on peut investir dans des résolutions de problèmes, dans des dilemmes, pour réduire par la suite des captations automatiques de décision.
Fig. 10 : Écrans dans la ville11
Une activité pour les 4-6 ans pour analyser le monde numérique qui les entoure et reconnaître sa diversité de pratiques et d’outils
32Pour comprendre les pratiques numériques de leur environnement, le poster des écrans (Fig. 10), une activité proposée aux enfants de 4 à 6 ans, consiste, dans un premier temps, à repérer, identifier puis nommer les différentes machines et appareils numériques présents sur un poster. En les repérant, la fonction et les usages de ces appareils sont aussi explicités afin de montrer la polyvalence de certains objets, de nommer les avantages et les limites de leur utilisation.
33Dans un second temps, chaque saynète est discutée quant à la pertinence de l’utilisation du numérique dans les différentes situations en mimant la scène sans la machine. Les élèves envisagent ainsi les différentes pratiques sous un autre regard : comment peut-on faire autrement ? et quelles sont les modifications ou changements obtenus par l’ajout ou du retrait des différents objets : par exemple, les clients du bar liront-ils le journal pour s’informer ou se parleront-ils pour se rencontrer ?
34Un autre exemple de délégation pour les élèves de secondaire est illustré (Fig.11) avec l’activité des navettes autonomes dans ma commune12.
35Des navettes autonomes dans ma commune ? (Fig. 11) est une activité d’exploration de controverses conçue pour les élèves du secondaire 1 et du secondaire 2, proposant une version adaptée à chaque niveau. Ce jeu de rôle a pour objectif d’explorer la thématique de la conduite autonome dans le but d’interroger les enjeux de l’automatisation et d’identifier la pluralité des points de vue des acteurs impliqués (les syndicats des transports publics, l’association « Halte au progrès », l’entreprise de fabrication de navettes autonomes Navya, le service de la mobilité de la commune et un jury).
36En incarnant les rôles assignés à chaque groupe, les élèves ne se limitent pas aux seuls aspects techniques délégués à ces machines, mais remettent également en question la pertinence même de cette technologie. En examinant la diversité des possibilités et des conséquences, tant positives que négatives et variables en fonction du contexte, de la région concernée, du public cible et de l’utilisation que l’on en fait, ils·elles s’interrogent sur la véritable nécessité de cette technologie. Ils·elles explorent également l’éventualité d’autres solutions technologiques et non technologiques, mettant en lumière les différents facteurs à considérer pour déterminer comment et quand une telle innovation peut être utilisée de manière pertinente.
Fig. 11 : Des navettes autonomes dans ma commune
Une activité de jeu de rôle pour faire émerger les choix possibles, sous forme de controverses13
37Dans le même esprit d’exercice pratique, l’éducation au numérique doit comporter à tout âge une dimension éthique, que nous avons désignée sous le terme « responsabilité » pour rendre la lecture plus simple. Il ne s’agit pas ici de proposer des bonnes pratiques, c’est-à-dire des normes qui ne sont pas éthiques en tant que telles, car elles peuvent être mises en œuvre par simple conformité. Cependant, une éducation éthique permet de contribuer à élaborer aussi ces normes collectives et l’exercice peut être conduit en classe, à condition d’en faire un objet d’élaboration dans la classe et non une simple liste d’interdits. L’éducation à la responsabilité vise une capacité à s’autoréguler, à prendre des décisions libres, soit en fonction de valeurs soit en fonction de sa vertu, qui consiste à s’autocontrôler et à ne pas céder à ses pulsions (version aristotélicienne de l’éthique et non version conséquentialiste).
38Les principaux points de vigilance en matière de responsabilité (et d’éthique donc) portent sur quatre aspects :
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La durabilité, la soutenabilité : le caractère écologique de nos comportements, qui fait l’objet d’un module d’enseignement complet que nous développons plus loin ;
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La santé : nos activités numériques, nos choix de matériels, de communications, de contenus ont-ils des conséquences sur notre santé, sur celle de notre réseau ou sur celle de personnes bien plus éloignées ? C’est le cas lorsque les qualités environnementales de nos terminaux, de nos réseaux ou des consommables entraînent des effets nocifs qui peuvent nous obliger à nous abstenir de les utiliser. Mais cela comporte aussi toutes les dimensions de santé mentale, de stress, d’anxiété qui sont documentées notamment dans l’usage des réseaux sociaux. Les Facebook Papers divulgués par Frances Haugen14 ont montré comment la firme avait connaissance des études établissant les risques pour certains types de personnalités jeunes de se disqualifier dans la vie réelle en même temps qu’elles produisaient un avatar toujours plus merveilleux sur Instagram, à l’aide de tous les filtres disponibles. En mettant les élèves en situation de dilemme, ils peuvent s’exercer à évaluer les conséquences (ce qui reste un élément de calcul de responsabilité avantages/risques), mais surtout à débattre des valeurs qui guident nos choix, et à vérifier que nous sommes encore capables de nous sevrer de certains usages, sous forme de déconnexions d’intensité variée notamment ;
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L’inclusion : les choix techniques que l’on fait doivent augmenter les capacités de tous, et réduire même les exclusions classiques de certaines populations, en raison de leurs différences. Lorsque l’on apprend qu’un algorithme présente des biais qui disqualifient certains groupes, on doit pouvoir en faire la critique et intervenir pour le modifier sans pour autant se sentir obligés de l’utiliser sous pression à l’innovation ;
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Les libertés : chacune de nos actions peut renforcer notre liberté et celle des autres ou au contraire fournir des données à des entités qui augmenteront leur puissance de surveillance ou de transferts de données. C’est le cas de la reconnaissance faciale et, avec les exercices éthiques qui conviennent, on peut ainsi faire comprendre qu’on peut s’en passer et qu’il faut pouvoir s’en passer. Et cela se combine bien sûr avec les approches des autres quadrants, comme l’examen des processus techniques de reconnaissance d’image, des firmes qui les commercialisent et des gouvernements qui les exploitent, et des alternatives possibles dans la délégation de la surveillance. Mais l’exercice éthique permet de mettre en évidence des enjeux anthropologiques comme le rôle particulier de la face des personnes dans la communication et la vie sociale.
39Toute cette face de l’activité éducative nécessite une grande créativité des pédagogues pour mettre les élèves dans des situations réalistes, à partir des outils et des applications qu’ils pratiquent déjà, et qui vont les obliger à faire le lien avec les connaissances qu’ils ont déjà pu acquérir ou au contraire leur permettre de se poser des questions qui vont servir d’introduction à ces apports de connaissances. Un aller-retour constant entre ces moments d’expérience et d’engagement personnels et les prises de connaissances est idéal et doit être inventé pour chaque type de public. Il est notamment important de ne pas séparer l’éthique de la pratique car aucune formation à l’éthique ne peut reposer seulement sur un discours préformaté : elle doit obliger à la résolution de dilemmes très précis qui mobilise les capacités des personnes.
40Dans une séquence dédiée aux Médias sociaux pour les élèves de 10 à 12 ans, la partie modularité en amont permet de décrypter le fonctionnement des plates-formes actuelles en identifiant les fonctionnalités qui captent notre attention, puis nous gardent consommateurs de leur contenu jusqu’à nous faire réagir et agir. La dernière activité de la séquence se centre sur la responsabilité et l’engagement des élèves en leur proposant une démarche d’analyse (Fig.12) leur permettant de développer leur esprit critique sur leurs consommations de contenus mais aussi prendre des décisions quant à leur engagement pour eux-mêmes (leur bien-être ou leur sécurité), pour les autres (les droits, les diffusions…).
Fig. 12 : Une démarche pour analyser les contenus et développer la notion d’engagement personnel notamment
41Le projet d’éducation numérique vaudois s’inscrit dans une volonté politique forte engageant :
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tous les enseignant·e·s du canton à travers un vaste programme de formation sur une dizaine d’années : environ 1500 enseignant·e·s pour la phase pilote et environ 10 000 en fin de réforme ;
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l’établissement, pour les quelques 300 personnes ressources des établissements, d’un cahier des missions exhaustif, la dotation de périodes complémentaires et leur formation pour soutenir la mise en œuvre en classe ;
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la mise en place d’un modèle en cascade choisi pour le projet. Il a consisté à recruter, sur appel à candidature, 35 « enseignants-formateurs » en poste dans le canton pour mener les formations de la phase du déploiement des degrés 1 à 6 du primaire. Ils bénéficient d’une formation en continue et d’un accompagnement qui permet au-delà de l’acquisition des compétences de formateur, une acculturation à la vision de la réforme et de ses enjeux mais aussi une adaptation sur le fil des contenus des formations selon leur expérience dans leurs écoles comme l’a montrée l’étude sur leur fidélité au projet en 2022 ;
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la rédaction de plusieurs moyens d’enseignement pour les différents degrés15 alignés avec le nouveau plan d’étude de l’Éducation numérique sorti en mars 2021 ;
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le Département de l’enseignement obligatoire et postobligatoire pour la gestion de la réforme ;
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les hautes écoles locales dans la conception des formations et les activités (EPFL, UNIL et HEP Vaud) ainsi que le monitoring et l’amélioration continue de la phase de pilotage de 2018 à 2022 (UNIL et EPFL) ;
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la cellule technique (CIPEO) pour soutenir le développement des infrastructures nécessaires au déploiement du matériel numérique ;
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le conseil d’État et Mme Amarelle, conseillère d’état et alors cheffe du Département de la Formation, de la Jeunesse et de la Culture (DFJC) pour assurer le financement, la communication et le suivi du projet ;
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les communes pour le co-financement des infrastructures.
42La conception initiale du projet a ainsi permis de mettre en relation dans une approche translationnelle les différents acteurs de cette réforme.
43Le modèle pluraliste conçu entre février et juillet 2020 par le groupe d’experts précités a pu s’intégrer dans les différentes strates du projet. On a ainsi pu :
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le diffuser dans les formations pilotes des enseignant·e·s et recueillir lors de temps d’échanges dédiés des retours quant à sa compréhension et son utilité par le public cible ;
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l’intégrer dans les manuels d’enseignement à la fois dans l’approche théorique de l’éducation numérique mais aussi dans les activités elles-mêmes ;
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le diffuser auprès des institutions partenaires lors des phases de conceptions de formation ;
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le diffuser auprès des instances intercantonales ;
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inspirer la rédaction du nouveau référentiel des compétences numériques des enseignant·e·s (RCNUM).
44La rédaction des activités des élèves est une tâche qui a permis de concrétiser et de donner vie à ce modèle pluraliste. Il a engagé les rédacteurs des formations et des manuels pour proposer des activités qui reposent sur la démarche décrite dans les différents quadrants. Intégrées aux formations dans une pratique isomorphique des contenus (les enseignant·e·s expérimentent eux-mêmes les activités des élèves) elles sont un levier pour espérer une adoption la plus large possible. L’intégration du modèle pluraliste s’est déclinée sous différentes formes :
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sa présentation au cours de deux conférences destinées à des publics plus avertis pour énoncer les grands principes de la sociologie du numérique exemplifiée par quelques activités de la réforme ;
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la conception d’activités intégrant et explicitant un ou plusieurs des quadrants par des experts du terrain et leur relecture par des experts académiques ;
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la création de parcours d’activités intégrant les différents quadrants du modèle pour exemplifier la démarche pédagogique qui peut lui être associée (Fig.13) ;
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sa compréhension par les participant·e·s aux formations lors d’une brève introduction théorique de 30 minutes ;
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son appropriation par la proposition de différents temps de formation reprenant le modèle ;
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son utilisation dans les différents degrés et disciplines pour la diffusion d’une culture commune autour du modèle.
Fig. 13 : Exemple d’un parcours proposé par le Centre Learn pour illustrer la démarche pédagogique.
De manière générale, la conception d’un jeu vidéo représente un projet ambitieux, riche et motivant pour les élèves. L’application du modèle pluraliste permet d’augmenter significativement cette séquence pédagogique
45Le schéma élémentaire de l’éducation pluraliste au numérique a été ensuite enrichi d’une version affinée de l’éducation aux enjeux écologiques du numérique. Les mêmes principes peuvent s’y appliquer et en premier lieu le principe du pluralisme. En matière écologique, cela veut dire introduire en permanence la diversité de l’existant, des possibles, des pratiques et des choix, sans jugement a priori, quand bien même la visée générale sera orientée par la sobriété pour espérer atteindre les objectifs de décarbonation et de réduction des ressources utilisées dans nos activités. Mais il existe plusieurs façons de décliner cette sobriété et l’éducation à la citoyenneté numérique et écologique suppose d’accepter la dimension contradictoire des analyses et des choix. Il est cependant impossible de revenir sur des débats tranchés scientifiquement depuis des années à propos des causes humaines du réchauffement climatique par exemple, car ce serait ressusciter artificiellement une controverse qui est désormais considérée comme close. Cependant, les modalités de traitement de la crise climatique et plus largement écologique restent très diverses et très débattues et cela constitue la base même d’une éducation citoyenne de ne pas nier ces divergences et même de valoriser les occasions de débat, de controverses qui permettent de s’orienter en connaissance de cause.
46Les quadrants doivent être déclinés de la même façon en modifiant cependant les principes clés qui les guident dès lors qu’on parle d’écologie (Fig.14).
Fig.14 : le modèle pluraliste appliqué à la dimension écologique
47L’élément clé de la formation à la compréhension scientifique des systèmes naturels est précisément le cadre conceptuel du systémisme. Cette exigence n’est donc pas analogue aux principes de l’informatique théorique telle que fondée par Turing, même si elle s’y rattache directement. L’analyse d’un problème ne suppose plus seulement sa décomposition élémentaire mais sa connexion avec les éléments des écosystèmes auxquels appartient le problème. Réduire les problèmes pour les rendre calculables constituait déjà une exigence difficile à accepter dans les organisations réelles. Il devient désormais nécessaire de repérer aussi les relations de chaque élément du problème avec l’écosystème et de complexifier ainsi singulièrement le traitement de ces problèmes. Ce qui veut dire dans un premier temps, non pas réduire mais étendre les propriétés et la portée du problème. Cependant, dès lors que l’on commence ensuite à traiter chacune des relations, il devient nécessaire d’analyser, c’est-à-dire de re-découper chacune de ces relations. Ce mouvement cognitif qui peut paraître contradictoire est essentiel pour introduire une méthode de traitement écologique des problèmes, qui travaille les relations et les systèmes et non seulement les éléments détachés les uns des autres. Dès lors, il devient nécessaire de faire varier les différents systèmes et échelles concernés. Lorsqu’on développe une solution numérique pour résoudre un problème, il faut d’emblée penser sa matérialité et son inscription physique dans du code, puis dans des puces électroniques, des serveurs, des terminaux, dans des capteurs et des antennes, dans tout ce qui va mobiliser des matériaux, dans des réseaux d’énergie, dans des effets de transmission d’ondes, etc. Cette première phase étend le réseau de ce qui rend possible un traitement modulaire de l’information, cependant ce réseau peut être différent selon que l’on ajoute ou non des composants à l’écosystème. La fabrication et l’utilisation sont en effet à décomposer pour comprendre leurs liens avec les ressources consommées et le cycle de vie, mobilisé ici jusqu’au recyclage, constitue la meilleure approche pédagogique de l’écosystème numérique. Mais une fois cette exploration systémique effectuée, il faut pouvoir mettre en relation les choix de modalités de calcul et leurs conditions matérielles de mise en œuvre.
48Ainsi, une solution particulièrement ingénieuse de fiabilisation des transactions comme la blockchain mérite d’être re-située dans tout son écosystème pour comprendre le coût écologique du calcul en mode « proof of work » (qui oblige à résoudre un problème sophistiqué pour pouvoir prétendre valider un bloc). Il est alors aisé de voir d’une part la dépense considérable en énergie que cela suppose et d’autre part qu’il existe d’autres solutions moins dispendieuses (ex. : « proof of stake » ou autre). Pour faire cette analyse, il faut néanmoins non seulement comprendre précisément comment se fabrique ce calcul (sur le plan logique et donc son type de modularité), mais aussi quelles ressources naturelles sont mobilisées dans ce minage (le terme lui-même est d’ailleurs intéressant d’un point de vue écologique et dans l’histoire de l’extractivisme) : les serveurs notamment et leur nécessaire refroidissement, qui explique leur implantation de préférence dans des zones froides de la planète. On construit ainsi l’écosystème de la blockchain, d’un point de vue logique, technique et écologique et la compréhension systémique se forme ainsi que l’approche pluraliste appuyée sur des connaissances scientifiques de base (le calcul requiert de l’électricité qui dans sa circulation dissipe de la chaleur, etc.).
49La connaissance des écosystèmes ne se fait pas seulement à travers une approche du principe du systémisme. Elle doit comporter la prise en compte de la diversité des écosystèmes, du point de vue géographique mais aussi culturel et socio-économique. Selon le terrain, par exemple, les enjeux écologiques ne seront pas les mêmes et la place des ressources nécessaires au numérique changera. Les salars boliviens et chiliens qui servent de mines de lithium sont pris dans leur écosystème local qui est aussi culturel et économique. La forme de leur exploitation, les enjeux de ces matières premières engendrent des conflits géopolitiques, des batailles économiques qui doivent être intégrées à l’éducation au numérique. Tous les débats sur la souveraineté numérique n’ont par exemple guère de sens si on ne les ancre pas sur l’état des lieux précis de la distribution géographique et politique des terres rares ou des composants électroniques. Les fluctuations de prix, la domination de certains constructeurs de terminaux ou équipementiers ou de certains pays reposent sur cette différence de richesses qui peut varier selon les époques. De même pour le cycle des déchets où par exemple le Ghana finit par jouer un rôle essentiel. La mobilisation de la production électrique devient là aussi essentielle et constitue un point clé dans la localisation des fermes de serveurs. Les choix effectués en matière de consommation d’énergie, de modularité des composants d’un terminal comme un téléphone peuvent changer ces distributions et ces circulations. Si l’on choisit un Fairphone16 dont les pièces sont remplaçables et recyclables, on entre dans un autre écosystème du numérique et les conséquences peuvent être comparées à celles qui reposent sur des extractions massives de ressources dans les pays du Sud à qui l’on renvoie quantité de déchets. L’important est ici de situer historiquement, géographiquement et économiquement les liens de dépendance qui tissent des écosystèmes différents.
50Dans cette partie plus orientée expériences pratiques, les élèves doivent pouvoir mobiliser les connaissances acquises pour explorer des solutions alternatives à leurs propres usages ou à leurs choix de technologies ou de pratiques. L’empreinte environnementale issue des cycles de vie de toutes les machines avec qui nous opérons doit pouvoir ouvrir des questionnements et inciter à faire des choix raisonnés, orientés vers plus de sobriété. Il n’existe cependant aucune solution idéale, car l’on sait que les choix effectués en fonction de la sobriété peuvent engendrer des pertes en performance, en fiabilité ou en confort d’usage. Ces dilemmes sont formateurs et mettent en situation d’évaluer de façon comparative des solutions différentes. Cela peut comprendre l’absence ou l’arrêt d’usage de certains dispositifs ou leur régulation, mais en général ce sont des formes de composition assez fines qui doivent être testées. La connaissance des alternatives permet d’expérimenter (en situation) leur faisabilité, selon nos ressources et nos envies. L’important demeure de faire l’expérience qu’il existe pratiquement d’autres façons de faire qui organisent différemment la délégation aux machines dans le sens d’une plus grande sobriété.
51Dans le modèle général présenté précédemment, l’exercice de la responsabilité comportait déjà l’impératif éthique de la durabilité. Un impératif de sobriété nécessite un entraînement à l’autocontrôle, non plus seulement pour des raisons de pure vertu mais aussi ici selon un principe conséquentialiste qui cherche à minimiser les impacts environnementaux de nos comportements. Les élèves peuvent ainsi adopter des valeurs et les mettre à l’épreuve de la pratique et de leur capacité à devenir plus sobres dans leurs usages numériques. La déconnexion est souvent présentée comme l’exercice majeur qui sauve les esprits et fait preuve de la plus grande sobriété. Cependant, tous les terminaux ne sont pas connectés et, surtout, une déconnexion qui n’opère qu’une seule fois permet certes de vérifier que l’on est temporairement capable de se passer de certaines techniques, ce qui est déjà un effort notable qui contribue à la sobriété, mais elle ne s’inscrit pas dans la durée. On s’attachera donc à proposer des façons d’adopter des comportements mesurés, plus sobres mais aussi plus durables.
Fig. 15 : Application du modèle sur un exemple d’activité pédagogique : cartographie du numérique
52Cette activité de cartographie (Fig.15)17, antérieure à la déclinaison écologique du modèle sur les enjeux sociaux du numérique, permet de l’aborder de façon plus complète et méthodique.
Il s’agit d’une activité collective de catégorisation de cartes (sur le thème des impacts écologiques du numérique) à destination des élèves de 8 à 12 ans. Des adaptations pour les autres âges ont également été réalisées. Le but est de mettre en évidence les liens entre les usages que nous faisons du numérique au quotidien, les infrastructures et équipements que cela implique, et la consommation d’énergie qui en découle.
53Si l’évaluation précise d’un tel programme n’est pas encore terminée, il faut d’emblée reconnaître que les conditions de sa mise en œuvre créent un contexte très favorable à sa diffusion. En cela, le travail sur les propositions, sur les contenus et sur les choix pédagogiques reste encastré dans ce qu’on peut appeler un « design organisationnel » plus ou moins porteur pour ce type d’innovations. Dans l’expérience du canton de Vaud, nous voudrions en guise de conclusion évoquer de manière non exhaustive les points de vigilance organisationnelle que l’on peut rattacher aux modèles de diffusion de l’innovation (Boullier, 1989), notamment dans leur dimension de mise en réseau hétérogène (Akrich et al., 2006) :
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Le Leadership : Une vision du projet d’éducation numérique vaudois qui ne cherche pas le consensus à tout prix et qui exige une constante réévaluation voire une réorientation en fonction d’enjeux politiques et financiers notamment. Elle s’exprime au cours des différentes phases par une responsabilité politique assumée et active pour permettre les initiatives et favoriser le changement. Pour exemple, l’intégration d’un axe sociologique en 2019 qui a fortement réorienté les contenus initiaux dans l’approche générale du projet, notamment pour le secondaire 2. Il en va de même pour la prise en compte de la question de la sobriété numérique en 2021 qui a permis la mise en place d’un groupe de travail spécifique et interinstitutionnel en réponse notamment à des questions soulevées par le parlement lors de l’attribution du financement.
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Le réseau de diffusion élargi et hétérogène pour asseoir la réforme : des formations aux directions, à la délégation de la diffusion de la formation à des personnes relais dans les écoles. Une démarche de sensibilisation générale, inscrite dans un effort de communication aux différents publics et partenaires concernés (enseignants, directions, syndicats, familles…)
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La collaboration : la formation d’une équipe pédagogique innovante et interinstitutionnelle, experte et expérimentée avec l’appui complémentaire de contributions d’experts externes selon les besoins.
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L’expérimentation à échelle réduite : une phase pilote permettant de pratiquer un monitorage précis des réussites et des freins afin d’identifier les modifications nécessaires au projet et de fournir aux partenaires les recommandations utiles pour le déploiement. La construction d’une formation transitoire (CAS Science informatique) pour tester l’intégration des contenus de la nouvelle période au secondaire.
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La matérialité de l’offre : la facilitation de l’intégration dans l’enseignement pour les élèves avec la mise à disposition de matériel technique performant et de contenus pédagogiques explicites et éprouvés, bien au-delà d’un catalogue de bonnes pratiques. Mais aussi, un support technique performant et réactif, réparti à plusieurs niveaux d’intervention : local ou régional, hotline, sites et documentations…
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L’institutionnalisation de la réforme au travers d’une programmation cohérente sur tout le cursus scolaire, basée sur un référentiel romand18 ambitieux et une visibilité dans les enseignements quotidiens : création d’une période dédiée en secondaire, réflexions sur son évaluation dans les différents cycles.
54Comme dans le cas de toutes les réformes, il sera nécessaire d’inclure dans les comptes rendus l’analyse des conditions de l’adoption de la nouveauté aux différents niveaux et phases du projet. Des états ponctuels ne peuvent évidemment pas suffire. Le pilotage a permis de recueillir des premiers éléments encourageants19. La diffusion du modèle a été réalisée dans d’autres cantons romands et de nouvelles actions le mettent à l’épreuve au fur et à mesure que surgissent des questions dans le domaine de la formation initiale mais aussi continue ouvrant des perspectives tangibles à ce modèle.