1Tout le monde convient, au Sénégal comme ailleurs, que, dans le cadre des systèmes éducatifs, les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) constituent l’une des ressources majeures mobilisées dans la formation des enseignants. Ainsi avec la mise sur pied du Programme d’Amélioration de la Qualité, de l’Équité et de la Transparence (PAQUET, 2012-2025), l’État sénégalais impose-t-il aux formateurs la nécessité de numériser, c’est-à-dire de favoriser l’alliance entre dispense à distance et usages du numérique en formation continue des enseignants. Le développement des TIC a même fini, au Sénégal, de bouleverser les méthodes d’acquisition des connaissances au point de rendre obsolète le rôle de l’enseignant comme seul détenteur du savoir dans sa relation pédagogique avec l’élève. Il est donc évident que, dans la nouvelle Lettre de Politique Sectorielle Générale (LPSG, 2018) pour le secteur de l’Éducation et de la Formation, opérationnalisée par le PAQUET, mis à jour pour 2018-2030, « la promotion des TIC pour l’amélioration de la gestion administrative et des pratiques pédagogiques » (p. 3) soit une option stratégique fondamentale. Il est d’ailleurs établi que la qualité de l’Éducation est un déterminant puissant de la performance économique des pays en développement.
2Par conséquent, la promotion des TIC dans le secteur de l’éducation offre un levier historique, et un moyen exceptionnel au Sénégal d’accélérer son intégration harmonieuse dans l’économie mondiale, et transformer, ainsi, positivement, le destin de sa population par la réduction de la « fracture numérique ». Toutefois, à mesure que les pouvoirs publics sénégalais prescrivent l’usage du numérique en formation continue, on se retrouve avec des enseignants de plus en plus prolétarisés (Stiegler, 2010) vivant leur activité comme une sorte d’aliénation et se sentant de plus en plus dépossédés de leur autonomie et de la maîtrise de leur travail. En effet, la prolétarisation est selon Stiegler (2010), la perte du savoir du travailleur face à la machine qui a absorbé ce savoir. Ainsi les enseignants deviennent-ils, dans ce « rapport instrumental aux savoirs » (Boboc et Metzger, 2019), des ouvriers dépendant de la machine. Ils participent alors à des processus techniques dont ils ignorent manifestement le fonctionnement. Quant aux formateurs d’enseignants, eux aussi ne sont nullement des travailleurs autonomes dans leurs pratiques quotidiennes. Ils sont de dociles exécutants des nombreuses tâches clairement indiquées par l’institution et parmi lesquelles figure en bonne place l’injonction d’utiliser le « numérique » en formation continue. Prolétarisés, ils deviennent de plus en plus fragilisés dans leur travail de formateur et se soumettent aveuglément aux injonctions des autorités éducatives par rapport au « numérique ».
3Au moment où fusent, un peu partout dans le monde, des discours comme celui très écouté du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC, 2022), visant à inciter les structures d’éducation et de formation à réduire les fortes influences des TIC par l’invitation à la sobriété numérique (Bordage, 2019), du fait de ses effets désastreux sur le climat, et par de-là sur l’environnement, les formateurs d’enseignants se trouvent face à deux systèmes de contraintes ambivalentes. D’une part, ils doivent obéir aux injonctions des autorités éducatives, en procédant impérativement à la numérisation de la formation continue, y compris en prenant en compte la réalité virtuelle dans le cadre de la FAD, d’autre part, le problème des émissions mondiales de gaz à effet de serre et leur incidence sur le réchauffement climatique leur demande d’intégrer, dans leurs pratiques, les défis liés à la réduction des empreintes numériques dans les systèmes éducatifs africains.
4Alors, pour promouvoir la sobriété numérique en éducation, le paradigme du « praticien réflexif (Schön, 1994) ne peut-il pas constituer une des alternatives disponibles pour le formateur de même que le recours aux valeurs traditionnelles, aux savoirs autochtones ou Savoirs Écologiques Traditionnels (SET) ? Dans la pratique quotidienne de classe, ne confine-t-on pas les maîtres à travers un mimétisme méthodologique d’utilisation du numérique qui rend statique la pensée plutôt que d’inciter à la réflexion sur une posture de sobriété numérique ? Comment former les enseignants de sorte qu’ils puissent construire leur propre pratique et s’inscrire en même temps dans la perspective d’une réduction de l’empreinte écologique des TIC ? Notre étude cherche à analyser les conditions dans lesquelles la pratique réflexive pourrait servir de levier pour développer, en formation continue, une démarche constructive de la pratique et d’auto-évaluation conduisant à un comportement responsable dans l’usage du numérique.
5Selon le sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC, 2022), le climat change de façon significative et sans précédent depuis le début de la révolution industrielle, c’est-à-dire à la fin du xviiie siècle, en raison de l’activité humaine. D’après l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME, 2019), la plupart des pays africains font partie de ceux qui contribuent le moins (2 à 3 %) aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pourtant, ils subissent des pertes et des dommages importants dus au changement climatique qui en résulte. Selon Sarr (2015), l’Afrique de l’Ouest est particulièrement affectée, et le changement climatique y est plus désastreux et menace d’exposer jusqu’à 118 millions d’Africains parmi les plus pauvres à des sécheresses, des inondations et des chaleurs extrêmes d’ici 2030. Les TIC pouvant avoir un impact négatif sur l’environnement, cela implique de remettre en question notre dépendance excessive aux appareils numériques, aux services en ligne et aux réseaux sociaux. Il s’agit alors d’adopter une approche plus équilibrée et consciente de l’utilisation du numérique, en évitant le gaspillage d’énergie, en prolongeant la durée de vie des appareils, en évitant les téléchargements inutiles et en limitant le temps passé en ligne. C’est ainsi qu’est née l’idée de sobriété numérique (Bordage, 2019) qui se concentre sur la réduction de la surconsommation et de l’impact environnemental négatif associé aux TIC.
6La sobriété numérique se définit, selon Bordage (2019) comme une démarche reposant sur la conception de services numériques plus sobres par la modération des usages numériques quotidiens. Comme le soulignent Lange (2014) et Lome (2021), l’humanité ne tire pas encore pleinement profit des TIC dans la mesure où les citoyens n’identifient guère les aspects positifs et négatifs de chacun de leurs usages. La sobriété numérique se concentre essentiellement sur la réduction de la surconsommation et de l’impact environnemental lié aux technologies numériques. Cette situation amène Descamps et al. (2022) à proposer la posture d’un « numérique responsable », où le professionnel réfléchi et sérieux, est capable de répondre de ses actes, et sait peser « le pour et le contre » dans l’utilisation des TIC. Le numérique responsable met donc l’accent sur l’éthique et la durabilité de l’utilisation des technologies. Dans ses travaux, Vidalenc (2019) utilise le concept d’« écologie numérique » qui se situe à la confluence de la transition écologique et de la transition numérique. Il estime qu’un changement ne peut s’opérer qu’en réfléchissant aux usages, en apprenant à se passer des technologies, en évitant l’accumulation à outrance des outils du numérique dans la classe et en adaptant surtout les pratiques. Comme l’affirment Vorreux et al. (2019), une souveraineté numérique favoriserait une gestion plus responsable des technologies et plus respectueuse des lois relatives au réchauffement climatique.
7Il s’agit alors, selon Cauche (2020, p. 123), d’avoir un comportement responsable vis-à-vis des TIC, d’être conscient, sérieux et capable d’analyser, d’adopter la posture d’un « praticien réflexif du numérique ». Nous employons, ici, le concept de « praticien réflexif du numérique » pour nous référer à l’enseignant, qui, dans l’utilisation des technologies, analyse l’effet, l’impact de ses propres actions, modifie cet effet, accomplit de nouvelles actions par un jugement critique et conscient de sa propre pratique du numérique et une prise de décision responsable renforçant les actions futures dans ce sens. Dans ses travaux, Schön (1994, p. 37) introduit ainsi la notion de « praticien réflexif » permettant à l’enseignant de développer des compétences grâce à la réflexion dans l’action et au dialogue avec un tuteur menant à une réflexion réciproque et soutenue. Comme le soutient Perrenoud (2001), la pratique réflexive est nécessaire à l’autonomie et à la responsabilité de l’enseignant face aux conséquences de plus en plus désastreuses des technologies dans l’environnement.
8Par ailleurs, dans les théories d’apprentissage actuelles, centrées sur l’apprentissage significatif, Silva et al. (2002, p. 12) affirme que « pour développer la pratique réflexive, les enseignants ont besoin d’expliquer, de discuter, de délibérer, de discriminer, de défendre leurs propres idées et croyances et d’apprendre à être responsables de leur pratique ». C’est pourquoi Martinez et Castro (2012) suggèrent que l’auto-évaluation et l’évaluation mutuelle soient intégrées de manière formelle dans la formation des enseignants. Elles constituent aussi, selon Mirione (2019), des formes d’évaluation comprises dans celles dites réflexives, constructivistes, et véritablement consciencieuses. De ce point de vue, la pratique réflexive peut conduire à l’exercice d’un « numérique responsable ».
9Pour mener à bien notre travail, nous nous référons au modèle de formation de la réflexivité développé par Niang (2017) et qui comprend cinq phases. L’enseignant, personnellement et directement impliqué dans l’utilisation du numérique, reconstitue oralement les étapes de son emploi (phase de reconstitution de l’exploitation des outils numériques) dont il déduit un certain nombre d’observations sur lesquelles il réfléchit selon ses propres représentations afin de leur donner du sens (phase d’analyse réflexive de l’utilisation du numérique). L’intervention de la réflexion fournit la capacité à se remettre en question dans le but d’analyser et d’assumer ses propres responsabilités dans ses choix en lien avec sa pratique du numérique (phase d’évaluation réflexive) permettant d’identifier les motifs qui fondent les effets notés dans l’utilisation des technologies (phase de recherche des motifs explicatifs des effets du numérique). L’exploitation de ces motifs permet d’envisager des choix possibles de solutions qui peuvent alors être validées plus tard dans l’action (phase de choix de solutions relatives à l’utilisation du numérique).
10Comme l’affirment Meirieu (2015), Saussez et Allal (2007), les études présentées ci-dessus montrent bien la nécessité pour les formateurs de s’inscrire dans une réflexivité responsable qui prend l’enseignant comme le protagoniste exclusif de sa pratique. Or les travaux d’Altet et al. (2015) montrent que, très souvent, en Afrique subsaharienne, les pratiques observées dans la formation des enseignants contredisent ce principe de construction réflexive pourtant essentiel dans une prise de décision responsable des enseignants dans leurs pratiques. Dans cette perspective, nous formulons l’hypothèse selon laquelle la réflexivité pédagogique peut être ce paradigme recherché favorisant une approche critique et consciente de l’utilisation des technologies, une construction progressive et personnelle d’une « pratique responsable du numérique ». Autrement dit, ce dispositif de formation ressaisi et finalisé par le paradigme du « praticien réflexif » pourrait mener à une pratique responsable du numérique reposant sur l’éthique et la durabilité de leur utilisation, et conduisant à la réduction de la surconsommation et de l’impact environnemental des TIC.
11Cette section traite en premier lieu de l’approche méthodologique sur laquelle se fonde cette étude. Elle aborde en deuxième lieu la présentation des participants, la description des outils de collecte des données, ainsi que le déroulement des différentes étapes méthodologiques. Enfin, elle décrit la méthode d’analyse des données et les considérations éthiques associées à l’étude.
12En nous référant aux objectifs de cette recherche, nous avons choisi une approche méthodologique de type qualitatif fondée sur l’Étude de cas. D’après Chevalier et al. (2018), l’Étude de cas est une méthodologie de recherche permettant d’étudier des phénomènes à la fois complexes et nouveaux en situation réelle. La question centrale de notre recherche portant sur une attitude numérique responsable, un processus mental difficilement observable, une telle approche méthodologique nous permet de faire une étude approfondie de la dynamique de réflexivité dans la mise en œuvre de la sobriété numérique. Dans cette perspective, nous avons mis à profit certains des instruments de collecte de données utilisés en recherche qualitative, et développés dans les travaux de Chevalier et al. (2018) tels que l’entrevue semi-dirigée, les grilles d’observation indirecte ou encore les enregistrements audiovisuels. Ce paradigme de recherche a été retenu afin de permettre une meilleure compréhension des implications de la réflexivité dans la construction de la pratique d’un « numérique responsable » pouvant conduire à la sobriété technologique.
13Des 10 enseignants que nous avons sollicités dans le cadre de cette recherche, 3 provenant de 3 écoles primaires de la circonscription de Rufisque, ont accepté de participer à cette étude pilote en compagnie d’un formateur effectuant une visite, dans leurs classes respectives, dans le cadre de la formation continue. Le dispositif mis en place repose essentiellement sur le paradigme du « praticien réflexif » comme outil principal de formation de ces enseignants. Ce formateur, titulaire du Certificat d’Aptitude à l’Inspectorat de l’Enseignement Élémentaire (CAIEE), d’un Master 2 en Lettres modernes, a une parfaite maîtrise de l’outil informatique et capitalise 22 années d’exercice en formation continue des enseignants. Après avoir pris connaissance des objectifs de cette recherche liés à la pratique d’un « numérique responsable », il a accepté volontairement de nous laisser suivre intégralement la session de formation à la réflexivité qu’il déroule avec les trois enseignants ayant eux aussi une bonne maîtrise des TIC. Le tableau 1 ci-dessous, présente les différents sujets de notre étude.
Tableau 1 : Sujets de l’étude
Participants
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Statut
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École
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Sexe
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Âge
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Diplôme obtenu
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E1
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enseignante
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Ibra Seck
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F
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21 ans
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Bac
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E2
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enseignant
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Cité Radio
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M
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27 ans
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Bac
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E3
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enseignante
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Niawo Faye
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F
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23 ans
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Master 2 Philosophie
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F1
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formateur
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CRFPE
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M
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48 ans
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Master 2 Lettres modernes
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Source : Enquêtes de terrain (avril 2022)
14Compte tenu de la méthodologie de l’Étude de cas, et à partir des travaux de Chevalier et al. (2018), nous avons identifié trois types de données à recueillir (Van der Maren, 2003). Le premier est obtenu par le biais d’un journal de bord (journal réflexif) structuré que rédigent les enseignants pour une durée d’un trimestre. Le deuxième outil est constitué par les enregistrements des autoconfrontations enseignant/formateur à l’occasion des entretiens post-séances. Enfin, les entrevues semi-structurées réalisées auprès des maîtres et du formateur constituent le troisième instrument que nous avons privilégié pour avoir accès aux représentations sur les implications de la réflexivité chez les enseignants.
15Le journal de bord facilite le recueil des données auprès des trois maîtres dans la mesure où ils utilisent chacun un journal de bord de formation. Ce journal dit réflexif est un manuscrit qui constitue un outil d’intégration des apprentissages et de construction personnelle des pratiques liées au numérique (Laszczuk et Garreau, 2015). Selon ces chercheurs, il permet la réflexion critique sur les expériences vécues. C’est un carnet de notes dont le contenu concourt à faire le lien, d’une part, entre les savoirs nouveaux issus de la réflexion personnelle et les savoirs anciens et, d’autre part, entre théorie et pratique. Dans notre recherche, le journal de bord conduit non seulement l’enseignant à être critique vis-à-vis de sa pratique du numérique, de la construire par écrit, mais aussi de se familiariser, de manière responsable, avec différents aspects de l’usage des technologies.
16L’autoconfrontation simple est un entretien entre le maître et le formateur de notre étude qui tient le rôle d’un pair accompagnant et assistant l’enseignant dans l’évocation de sa réflexion, l’utilisation du numérique dans sa pratique. Ensemble, ils visionnent l’enregistrement vidéo de la prestation pédagogique. Les autoconfrontations permettent de relever : les attentes ; les différentes étapes de la procédure d’accompagnement ; les outils et les ressources utilisés concrètement lors de l’observation des leçons ; les questions que les maîtres se posent en pleine prestation ; les différents points de l’entretien ; les changements apportés en cours de prestation et les aspects de l’auto-évaluation sur la pratique du numérique.
17Les questions posées aux stagiaires s’articulent autour des points suivants : l’importance de la réflexivité pédagogique dans l’utilisation du numérique ; ce qui les incite à s’autoévaluer après l’utilisation des TIC dans les phases préactive, active et postactive de la leçon ; ce qui les aide ou les empêche d’adopter un « numérique responsable » sur le plan professionnel. Ces entretiens permettent de valider l’analyse préliminaire des données recueillies à l’aide du journal réflexif et d’approfondir des éléments qui ressortent de celui-ci. Le recueil de données auprès du formateur comporte deux rubriques : sa perception des trois enseignants dont il avait la supervision quant à leur pratique de la réflexivité sur l’utilisation des technologies ; sa façon de développer la pratique réflexive sur le numérique chez les stagiaires, et son impact dans la promotion de la sobriété numérique.
18Les instruments que nous venons de décrire et la démarche méthodologique qui suit sont reliés à l’objectif de la recherche qui est d’analyser les conditions dans lesquelles ce dispositif utilisé dans trois écoles primaires de la circonscription de Rufisque peut opérationnaliser la réflexivité pédagogique à des fins de sobriété numérique. En premier lieu, les axes de réflexion sur la pratique que les différents outils que nous avons mobilisés permettent d’éprouver, sont codifiés à l’aide de notre modèle de formation à la réflexivité (Niang, 2017). En nous référant, par ailleurs, aux travaux de Robert et Bouillaguet (1997), nous avons effectué une analyse des contenus recueillis à partir de nos instruments de collecte des données. En second lieu, les outils choisis sont utilisés à l’aide d’une échelle graduée, et vérifiés à partir des entrevues réalisées avec les enseignants et le formateur.
19Elle comprend, d’après Robert et Bouillaguet (1997), trois étapes principales : la transcription brute des informations obtenues, le découpage en unité de sens, et le codage des informations recueillies. Pour mesurer la portée du paradigme du « praticien réflexif du numérique », nous avons procédé à une lecture analytique des données et avons établi une série d’énoncés relative à la transcription brute des informations recueillies. Cette étape a permis la définition de type d’unités informationnelles pour leur classification et leur découpage en énoncés spécifiques à partir duquel, nous avons choisi et défini les unités de classification. Les informations ont été découpées en plus petites unités en vue de conférer aux données un sens plus précis. Pour ce qui concerne le codage des informations recueillies, il a nécessité de réunir, par analogie de sens, les unités de classification qui ont été définies à l’étape précédente afin de mettre de l’ordre dans le matériel. Ainsi à cette étape, avons-nous regroupé tous les énoncés qui renvoyaient au même sens sous des thèmes plus généraux en référence aux différentes phases de notre modèle de la réflexivité.
20La présentation et l’analyse des résultats contribuent à atteindre l’objectif de la recherche qui est d’analyser les conditions dans lesquelles un dispositif utilisé dans trois écoles élémentaires de Rufisque peut opérationnaliser le paradigme du « praticien réflexif » à des fins de sobriété numérique. L’analyse des données nous a permis de nous référer aux cinq phases de notre modèle de la réflexivité (Niang, 2017) : 1- Reconstitution de l’exploitation des outils numériques ; 2- Analyse réflexive de l’utilisation du numérique ; 3- Évaluation réflexive ; 4- Recherche des motifs explicatifs des effets du numérique ; 5- Choix de solutions relatives à l’utilisation des technologies. Nous aborderons ces différentes phases selon leur lien avec la construction de la pratique, le numérique responsable et la sobriété technologique.
21Elle rassemble surtout des énoncés qui réfèrent à la description des aspects numériques de la leçon en lien avec la pratique de classe, notamment l’activité d’enseignement-apprentissage dans ses phases préactive, active et postactive. Selon le formateur de notre étude : « la description des faits liés à l’utilisation des TIC par l’enseignant permet leur reconstruction et leur conceptualisation ». En effet, les 3 enregistrements vidéo des entretiens formateur/enseignant ont révélé qu’une invitation à la reconstruction de la pratique des TIC dans la séquence apparaît au niveau des questions posées par le formateur. Dans l’un des films, nous entendons F1 dire : « peux-tu me retracer le film structuré de l’utilisation des outils numériques dans la leçon que tu viens de dérouler ? ».
22Cette consigne exprime l’idée selon laquelle l’enseignant revient sur la démarche globale ayant conduit à l’utilisation des outils numériques dans la réalisation de la leçon en précisant les étapes déroulées dans les phases préactive, active et postactive. La reconstruction verbale des faits de l’expérience concrète sur les TIC apparaît également dans les journaux de bord que nous avons exploités. Dans un extrait du journal d’E1, on peut lire :
J’ai d’abord passé 5 heures de temps le week-end à utiliser l’internet pour préparer la leçon sur le régime alimentaire des animaux au CE2. Après la révision sur le mode de vie d’animaux végétariens… j’ai démarré ma leçon par une Situation Problème Didactique (SPD) à partir d’une présentation de diapos, grâce à l’utilisation d’un vidéoprojecteur montrant des animaux en train de manger des végétaux… pour créer le conflit cognitif chez mes élèves et découvrir en même temps les représentations qu’ils se font de la notion de régime alimentaire… À la fin de la leçon, j’ai fait 2 heures d’internet pour construire des exercices à donner à mes élèves.
23E3 écrit dans son journal réflexif :
la reconstruction écrite des phases préactive, active et postactive de la leçon me permet de revenir sur les faits, ma pratique du numérique, de reconstituer mon scénario. C’est là que je me rends compte des abus, des erreurs, des atouts, des imperfections de ma leçon.
24La reconstitution des faits est une activité exigeant une réflexion consciente, une reconstruction objectivée et orientée de la pratique. Il s’agit d’acquérir ce que Perrenoud (2001) appelle « le savoir analyser », dans une perspective de reconstruction personnelle de la pratique du numérique dans les séquences d’enseignement-apprentissage.
25L’analyse réflexive porte sur les énoncés liés à l’analyse distanciée et objective des étapes de la leçon relatives au numérique. Dans les enregistrements, nous voyons que ces enseignants en formation continue ont été amenés par le formateur à analyser eux-mêmes leurs prestations à travers les objectifs déclarés, les moyens technologiques mis en œuvre, la démarche adoptée, les relations maître/élève et la méthode développée. Sur les points abordés par F1, l’énoncé « analyse des différentes phases d’utilisation du numérique dans la séquence » a été confirmé par les trois maîtres. Dans les films, F1 a posé la question suivante : « Peux-tu me dire, pour chaque phase d’utilisation des TIC dans la leçon, son contenu, ton activité, celle des élèves et les justifications d’ordre psychopédagogique ? ».
26Cette interrogation montre bien la volonté du formateur d’entraîner les trois enseignants à l’analyse réflexive. Une conception cohérente de la formation de « praticiens réflexifs du numérique » ne saurait ignorer l’analyse réflexive comme cadre éventuel d’explicitation des intentions pédagogico-didactiques de l’enseignant, et de réflexion sur les impacts éventuels des TIC sur l’environnement et le réchauffement climatique. Comme le souligne Perrenoud (2001, p. 134) :
Savoir réfléchir sur sa pratique doit être l’objectif central de la formation des enseignants. Cette réflexion est synonyme de compétence à juger par soi-même, à faire part des impacts de son enseignement sur l’environnement sans appliquer machinalement des procédures toutes faites. Dans ce sens, toute activité d’enseignement un peu complexe soit-elle a une composante réflexive.
27D’ailleurs, dans les entrevues, F1 juge tout à fait absurde le fait de dispenser les enseignants, en formation continue, d’un entraînement intensif à l’analyse réflexive.
28L’évaluation réflexive sur le numérique porte sur des éléments que les enseignants ont perçus comme positifs, des aspects qui les ont surpris, leurs abus, leurs insatisfactions, leurs satisfactions, voire les impacts qu’exercent les TIC dans leur environnement. Avec l’aide du formateur, qui est le principal instigateur de l’évaluation réflexive, le maître réfléchit à ce qui s’est passé dans sa pratique du numérique, ce qu’il a fait ou essayé de faire, et à ce que son action produirait éventuellement comme impact dans le milieu. En effet, dans les films, F1 pose toujours la question suivante : « Peux-tu me donner ton appréciation personnelle de ton utilisation du numérique dans ta leçon ? ». Les entrevues révèlent F1 exprimant ce souci d’amener les enseignants à lui présenter les problèmes qu’ils ont rencontrés dans leur pratique du numérique à travers l’énoncé suivant : « Je les pousse à porter un jugement objectif sur leurs propres pratiques du numérique… à imaginer son impact dans l’environnement. J’y tiens vraiment… ».
29Cela est également perceptible dans le journal de bord d’E2, où nous relevons l’extrait suivant : « Leçon de science assez bien réussie… L’objectif est bien libellé… Cependant j’ai buté sur l’exploitation du numérique… l’utilisation de l’internet. » En outre, les trois enseignants affirment avoir été invités par F1 à répondre aux questions suivantes : « Comment juges-tu ton utilisation du numérique dans la leçon ? », « Qu’est-ce que tu trouves avoir réussi dans l’utilisation des technologies en classe ? », « As-tu pensé à l’impact des TIC sur le réchauffement climatique ? », « Ne penses-tu pas abuser du numérique dans tes leçons ? », « Crois-tu que l’apport des TIC est indispensable dans tes leçons. » De telles questions visent surtout à inciter l’enseignant à l’auto-évaluation, à la réflexion critique sur sa propre pratique du numérique, à mesurer les abus et les éventuels impacts environnementaux, notamment dans la production des gaz à effet de serre.
30La réflexivité en lien avec les motifs explicatifs apparaît dans les énoncés portant sur l’analyse des différents outils du numérique utilisés dans la leçon. Dans les entrevues, F1 affirme avoir poussé les enseignants à trouver eux-mêmes les causes des problèmes rencontrés dans l’intégration des TIC dans leur leçon. La réflexivité dans les motifs explicatifs s’appuie donc sur des problèmes déjà identifiés par les trois maîtres lors de l’auto-évaluation. C’est l’analyse « du pourquoi ». En effet, révélant ses réactions sur des erreurs des enseignants, F1 affirme : « Je les sensibilise sur l’impact négatif du numérique dans le réchauffement climatique et les interroge toujours sur l’opportunité ou non de leur utilisation dans la leçon ». Cet avis de F1 est confirmé dans les films : « Tu reconnais avoir abusé de l’utilisation du numérique dans ta leçon, pourquoi ? Quelles sont les conséquences de cet abus sur l’environnement ? ».
31Dans les questions relatives aux motifs explicatifs, les enseignants se prononcent :
Quand je préparais ma leçon d’histoire sur l’esclavage, j’ai passé des heures de recherche sur le net… avec ses conséquences désastreuses sur l’environnement… J’aurais dû amener mes élèves à la maison des esclaves de Gorée… au lieu d’utiliser un vidéoprojecteur et un smartphone.
Le matériel (Smartphone, ordinateur portable, vidéoprojecteur) que j’ai utilisé dans ma leçon de Géographie sur la pêche au Sénégal est inadéquat et a un impact négatif sur l’environnement. Et, mes élèves n’ont pas compris la leçon.
32Ces deux énoncés montrent la volonté de F1 d’amener les maîtres à s’autoévaluer, à réfléchir dans le feu de l’action et hors du feu de l’action, à trouver les motifs explicatifs des difficultés rencontrées et à se projeter vers la sobriété numérique. La FAD étant réduite, dans cette formation continue, à son strict minimum, ce qui permet aux maîtres de gagner en autonomie et de tendre vers un numérique responsable.
33Dans cette phase, F1, après avoir recueilli les motifs explicatifs des problèmes, amène le maître à se poser la question suivante : « Qu’est-ce que ma prestation m’apprend comme enseignement à tirer sur l’utilisation des TIC ? ». À partir des enregistrements, nous avons observé un certain nombre d’énoncés :
Rompre avec l’utilisation abusive du numérique dans mes leçons… avec ses impacts négatifs… surtout sur le réchauffement climatique !
Favoriser autant que possible les visites de site en Histoire et Géographie… C’est mieux que d’utiliser tout le temps le vidéoprojecteur !
Développer la méthode expérimentale dans les leçons de science en CM 1 et CM 2 plutôt que d’utiliser le Net à travers mon smartphone ou mon ordinateur portable… C’est néfaste à l’environnement !
Réduire le plus possible l’utilisation de l’internet en phase préactive de la leçon, j’y passe des heures et des heures !... Il y a son impact négatif sur l’émission de gaz à effet de serre.
Inviter mes élèves à effectuer davantage de recherches de terrain plutôt que de les inciter à aller tout le temps dans Google chrome.
User de la pratique réflexive en phase postactive de la leçon au lieu de passer des heures de recherche sur les navigateurs Google, Opera, Safari, Microsoft Edge, Phoenix ou encore Firefox.
34Ces énoncés recueillis constituent des enseignements nouveaux que les trois maîtres tirent des résultats obtenus de l’utilisation du numérique dans leurs leçons.
35Ainsi, à la question de F1 : « Si tu dois reprendre la leçon, comment vas-tu t’y prendre ? », les enseignants ont proposé :
Je limite l’utilisation du numérique dans mes leçons de math en posant un problème au tableau afin de susciter le conflit sociocognitif.
Après chaque leçon, je décide de faire systématiquement mon auto-évaluation sur les outils numériques utilisés.
Désormais, j’utiliserai moins souvent le numérique dans les phases préactive, active et postactive de ma leçon.
Je développerai davantage la réflexivité pédagogique afin de me libérer de l’emprise du numérique dans mes leçons et de polluer moins l’environnement.
Dans mes leçons d’éveil, j’inviterai autant que possible mes élèves à des recherches de terrain afin de réduire l’utilisation du numérique dans la classe.
36Les trois enseignants cherchent donc à réfléchir sur ce qu’ils pourraient faire d’inédit dans leurs prochaines séquences afin de réduire l’empreinte du numérique. Ainsi F1 vise-t-il à amener les maîtres à construire leur pratique de manière progressive, à juger objectivement de l’utilisation des TIC dans leurs prestations, à tirer les enseignements nécessaires, pour une gestion vertueuse et sobre du numérique.
37Dans cette section, nous présentons les principales contributions à la connaissance qu’apportent les résultats de l’étude. Pour ce faire, nous discutons des effets du paradigme du « praticien réflexif du numérique » sur la construction de la pratique, la prise en charge responsable des TIC, et la sobriété numérique.
38Les résultats présentés à la section précédente montrent bien que notre modèle de la réflexivité (Niang, 2017) favorise une construction personnelle de la pratique du numérique chez les enseignants grâce à leur réflexion systématique sur leur utilisation en classe. En effet, selon Altet et al. (2015), les futurs enseignants construisent leur développement professionnel grâce aux expériences vécues dans leur pratique de classe. Comme l’indique Schön (1994), dans ce contexte d’utilisation des TIC, c’est l’analyse de sa pratique antérieure qui permet au professionnel de construire ses actions futures en prenant conscience des objectifs poursuivis, des outils numériques mis en place et de leur impact sur l’environnement afin de les bonifier progressivement. Le paradigme du « praticien réflexif du numérique » leur permet de prendre conscience des implications de ces technologies dans leur pratique, de ses impacts éventuels sur l’environnement et le réchauffement climatique et, des actions qu’ils posent, en conséquence, dans les leçons, ce que Schön (1994) appelle la construction de savoirs pratiques contextualisés.
39Ainsi estimons-nous que sans la réflexion systématique que comporte la pratique réflexive, les enseignants n’auraient pu discerner et interpréter de manière précise, les éléments clés de leurs actions sur lesquels agir pour une pratique sobre et vertueuse du numérique dans la classe. Ils gagnent ainsi en confiance à l’aide de dispositions favorables que permet la réflexivité lors de l’analyse de leur pratique des TIC. Lorsque le principe de la réflexivité est bien installé, comme le dit Silva (2019), les enseignants auront accès à des aspects plus complexes que comporte l’acte d’enseigner. Il peut s’agir, au Sénégal, des concepts renvoyant à l’éducation au développement durable tels que « Vivre ensemble », « Vivre dans son milieu » qui sous-tendent leur pratique du numérique. Comme l’affirme Lome (2021), ils maîtriseront davantage leur profession par la construction de nouveaux savoirs liés au numérique grâce à des expériences renouvelées en classe. Les enseignants de notre étude ont manifesté à travers les énoncés présentés dans les résultats une meilleure compréhension des causes, des mécanismes et des effets de leur pratique du numérique par leur réflexion après l’action en revoyant le fil de leur enseignement avec l’aide du formateur. En somme, nous décelons chez les trois maîtres, le début d’une gestion réfléchie du numérique caractérisée par la maîtrise d’une certaine évolution professionnelle dès le début d’exercice du métier, et par une démarche rationnelle de construction de la pratique.
40Les résultats de nos recherches montrent que dans la posture réflexive, l’autoresponsabilité joue un rôle central. En effet, les énoncés recueillis des enseignants dans la section précédente montrent lors de leur autoconfrontation avec F1, leur responsabilité engagée dans la prise en charge du numérique dans la pratique. Martinez et Castro (2012, p. 41-42) définissent d’ailleurs la pratique réflexive comme « une posture d’autoresponsabilité ». Dans notre étude, F1 a pu amener les enseignants à mettre en œuvre trois démarches distinctes développées dans les travaux de Saussez et Allal (2007, p. 100) : « l’auto-observation qui met en évidence ce qui s’est réellement passé, l’autodiagnostic qui recherche le ou les sens de ce qui s’est passé et enfin l’autoresponsabilisation qui permet à l’enseignant de prendre conscience de l’impact de son action ou d’imaginer une nouvelle action ». Ces trois étapes sont d’ailleurs fortement liées au niveau de réflexivité mis en évidence par Niang (2017), l’auto-observation s’appuyant sur la reconstruction, l’autodiagnostic sur l’analyse réflexive, et l’autoresponsabilisation sur une prise de conscience réfléchie des effets de sa pratique.
41À la lumière des résultats obtenus, nous constatons que les maîtres, avec l’aide de leur formateur, engagent leur responsabilité dans la perspective d’une modération numérique quotidienne (Vidalenc, 2019) afin d’opérationnaliser leur choix concernant les considérations pédagogiques et didactiques. L’autoresponsabilité encourage donc les trois enseignants à engager une réflexion discriminante qui les amène à évaluer l’impact des actions sur le numérique posées en classe. Martinez et Castro (2012) estiment que l’autoresponsabilisation encourage le professionnel à remettre en question les aspects moins observables et mesurables de sa pratique, c’est-à-dire ses postulats de base, ses croyances, son rôle de praticien aguerri. En résumé, les énoncés obtenus de nos trois maîtres ont mis en évidence la fonction critique qui caractérise la phase d’autoresponsabilisation, notamment dans la capacité de jugement et de prise de décision personnelle de ses actions futures. La pratique réflexive est selon Mirione (2019) conçue pour soutenir la capitalisation et la mise à profit d’une expérience concrète. Elle est, de ce point de vue, une véritable posture d’autoresponsabilisation, fondement de l’enseignant efficace se projetant en permanence, selon Descamps et al. (2022), dans la pratique d’un numérique véritablement responsable.
42Les résultats de notre recherche issus des extraits des journaux de bord et des autoconfrontations montrent manifestement que la pratique réflexive est un moyen pour l’enseignant d’analyser de manière rationnelle son action, d’être plus compétent, et de faire des choix plus réfléchis sur sa pratique du numérique en utilisant son libre arbitre. Comme l’indique Lange (2014), nous avons observé que le formateur conduit le maître à avoir une main mise sur son activité, quittant ainsi la posture d’exécutant des outils numériques pour exercer sa pratique selon son entendement. Les recommandations de l’autorité sont d’ailleurs d’ordre général et offrent toujours cette liberté aux enseignants de choisir les outils numériques les plus appropriés selon le milieu scolaire dans lequel ils évoluent. Le modèle réflexif de Niang (2017) montre qu’une posture de sobriété numérique de l’enseignant ne peut s’opérer sans une certaine relativisation du prescrit et de la norme, une remise en cause de sa propre pratique des TIC en lien avec les principes pédagogiques et didactiques établis.
43Aussi F1 a-t-il suscité par ses questions adressées aux enseignants, une prise de conscience sur leur pratique du numérique et sur leur faculté de décentration. Comme l’affirme Perrenoud (2001), le duo maître/formateur porte en lui-même la mutation des représentations, conduites et stratégies d’enseignement dans une perspective socioconstructiviste. Sous ce rapport, le formateur accompagne le maître vers une posture de sobriété par des prises de décisions réfléchies, motivées et pertinentes dans le contexte de la pratique, et par-delà vers un numérique responsable (Cauche, 2020). Par ses questions invitant à la réflexion, le formateur donne aux enseignants l’opportunité de s’équiper d’outils cognitifs, sociocognitifs et métacognitifs qui leur permettent de construire une nouvelle pratique, de faire preuve de responsabilité pour reprendre de manière raisonnée et proportionnée le contrôle des technologies (Vorreux et al., 2019).
44Si le formateur y parvient, il éloigne le maître, au fur et à mesure, de l’utilisation mécanique du numérique. Comme l’affirme Meirieu (2015), les enseignants essaient ainsi de rompre, en définitive, avec les pratiques numériques routinières, de fait, avec la prolétarisation de leur métier. Les réflexions dans l’action et hors du feu de l’action ont révélé des maîtres conscients de leurs tâches et prêts à apporter des changements dans leurs pratiques du numérique. En résumé, la sobriété numérique promue dans le cadre de cette recherche ne renvoie pas forcément à l’acquisition de nouveaux savoirs fondamentalement théoriques. Elle se situe plutôt dans le fait de doter l’enseignant de moyens d’analyse lui permettant de progresser dans son métier, à partir de ses propres investigations. Un numérique responsable est donc à trouver chez l’enseignant dans une pratique des TIC en toute autonomie, toujours plus pertinente et prenant en compte ses impacts éventuels sur l’environnement.
45Si nous avons tenu à conduire notre travail selon des principes méthodologiques qui lui assurent le plus de rigueur possible, nous devons tout de même lui reconnaître deux limites. La première porte sur les obstacles à la généralisation des résultats obtenus et la seconde, sur l’impossibilité de confirmer l’adoption d’une posture de sobriété numérique chez les enseignants de notre étude. En effet, nous prenons en considération, dans l’éventualité d’une généralisation des résultats, le fait que, d’une part, la population enquêtée ne comporte que quatre sujets et n’est seulement circonscrite qu’à trois écoles primaires sur les 36 que compte la circonscription de Rufisque, et d’autre part le caractère aléatoire des réponses fournies par les maîtres.
46Tout compte fait, le dispositif de formation mis en œuvre dans notre étude, la méthodologie de l’Étude de cas utilisée avec ses limites (biais de sélection, manque de rigueur scientifique, problèmes d’objectivité dans l’interprétation des données, difficultés liées à la collecte des données, faible niveau de preuve), les conclusions tirées des impacts du « praticien réflexif » sur la sobriété numérique, montrent l’impossibilité de généraliser nos résultats à tous les enseignants de la circonscription. Par ailleurs, dans cette recherche, nous avons tenté d’indiquer l’existence d’un lien manifeste entre formation des enseignants et réflexivité pédagogique. Mais pour autant, nos enquêtes ne nous permettent pas de nous prononcer de manière catégorique sur l’adoption définitive d’une posture de sobriété numérique chez nos trois enseignants.
47L’objectif principal de cet article était d’analyser les conditions dans lesquelles un dispositif utilisé dans trois écoles primaires de Rufisque pouvait opérationnaliser la réflexivité pédagogique à des fins de sobriété numérique. Nous avons ainsi utilisé une méthode qualitative fondée sur l’Étude de cas. Des données liées à la construction de la pratique, à l’usage d’un numérique responsable, ont été recueillies sur le terrain grâce aux journaux de bord, aux autoconfrontations et aux entrevues. À l’issue de cette étude, on se rend compte que ce dispositif de formation continue ressaisi et finalisé par le paradigme du « praticien réflexif du numérique » pourrait constituer un véritable modèle de réduction de l’impact négatif des TIC dans l’environnement. Cette problématique est à la croisée des chemins des humanités numériques et même de l’écologie. L’objectif de cette recherche a été également de favoriser l’adoption d’une posture de sobriété numérique chez les enseignants et de leur fournir ainsi des pistes pédagogiques pour traiter cette urgence mondiale.
48En guise de perspective, nous estimons qu’il existe trois dimensions de la formation à la sobriété numérique qu’il faut prendre en compte. La première renvoie à la compréhension et l’analyse de l’impact des technologies par le biais d’une chaîne de transmission véhiculée par les formateurs. En effet, ces derniers peuvent toucher un public plus large renvoyant aux divers personnels de l’éducation au Sénégal (enseignants, chefs d’établissement, censeurs, comptables, psychologues-conseillers, assistants sociaux, intendants, partenaires sociaux, etc.) qu’il faudrait tout de même encourager à la sobriété numérique en les engageant à la pratique réflexive. Dans ce paradigme de la réflexivité présenté dans cet article, qui requiert souvent l’accompagnement d’un formateur expérimenté et qui se caractérise donc par l’intervention d’une personne dans la pratique professionnelle d’une autre, les relations jouent un rôle essentiel. Les rapports formateur/formé devraient être fondés sur des principes d’équité, à savoir une analyse concertée de l’impact du numérique, une appropriation conjointe des pratiques les plus appropriées, un respect mutuel vis-à-vis de la responsabilité du formé à appréhender les effets du numérique sur l’environnement.
49La deuxième dimension renvoie à l’adoption d’une posture réflexive et d’une analyse nuancée des impacts des technologies en vue d’identifier des solutions numériques aussi bien pour la pratique de classe que pour l’environnement. Sans doute, au Sénégal, peu d’enseignants en exercice et en formation ont l’occasion de s’engager dans une réflexion soutenue et systématique sur et à propos de la pratique du numérique avec l’aide d’un formateur expérimenté comme celui de notre étude. La plupart des enseignants en exercice réfléchissent de façon non systématique et informelle, et se contentent d’appliquer les instructions de l’institution. D’autres se fient à leur expérience et à leur intuition pour s’orienter dans leur carrière avec toutes les limites au changement que cela peut impliquer.
50La troisième dimension suggère de penser la sobriété numérique non uniquement comme une contrainte plus ou moins institutionnelle, mais de l’inclure dans une façon d’être et de revenir à, ou maintenir, des savoirs ancestraux, une culture qui fut sobre tant que la débauche énergétique n’avait pas déferlé sur le monde. Mais, au Sénégal, comme le travail de l’enseignant est de plus en plus dirigé par les initiatives politiques de l’État et surveillé de très près, les inspecteurs de l’éducation en charge de la formation continue se limitent à une réflexion d’ordre « technique », c’est-à-dire à une forme d’évaluation de la pratique conduisant à une prolétarisation du métier d’enseignant. Nous pouvons dès lors suggérer que pour parvenir à la sobriété numérique, il est essentiel que les enseignants sénégalais accèdent à un niveau supérieur de réflexion en dépassant la contrainte du réchauffement climatique par un recours aux valeurs traditionnelles, aux Savoirs Écologiques Traditionnels (SET) et en s’engageant également dans les modèles de pratique réflexive en duo décrits ici, car cela leur permettrait de renforcer la relation entre la réflexivité, la construction de la pratique et l’usage d’un numérique véritablement responsable soucieux des enjeux climatiques de la planète.