- 1 Dans un souci de clarté et de concision, nous reprendrons désormais l’acronyme NEF, utilisé dans l (...)
1Héritier des études sur les technologies éducatives, l’analyse du numérique en éducation et formation (NEF)1 constitue un objet de recherche transversal en sciences humaines et sociales autour duquel se développe une communauté de chercheurs engagés dans une réflexion critique. Leurs travaux s’inscrivant dans une démarche réflexive, les auteurs de cet ouvrage collectif en présentent les implications théoriques autant que méthodologiques des perspectives critiques pour l’étude du NEF.
2L’introduction de l’ouvrage Le numérique en éducation et formation. Approches critiques est l’occasion de rappeler trois grands points de départ de la structuration d’une approche critique du NEF. D’abord, la filiation avec la critique de la technique et le champ des sciences and technology studies (STS), permettant d’appréhender l’objet d’étude à l’aune d’une relation technique-société. Puis, la volonté d’asseoir la légitimité des perspectives critiques au sein du champ de recherche sur le NEF, afin de relativiser les discours « technobéats » (p. 11). Enfin, la nécessité de développer et cultiver la collaboration interdisciplinaire, ainsi qu’un dialogue entre chercheurs et acteurs du terrain, pour envisager le NEF comme ce qu’il est : « un phénomène éminemment complexe » (p. 11).
3Ces trois points semblent essentiels pour témoigner de l’apport d’une réflexion critique à l’étude du NEF. Dans le cas des SIC, elle offre au chercheur la possibilité d’adopter une posture « objectivante » pour l’étude des technologies d’information et de communication. Ainsi peut-on conjointement étudier l’implication de ces technologies dans des rapports de domination, d’inégalité et d’aliénation, tout en discernant des leviers d’émancipation et d’évolution. Ces considérations offrent des éléments précieux pour une grille d’analyse critique des technologies numériques d’information et de communication. Au regard de l’implication de ces technologies dans le secteur de l’éducation et de la formation, l’approche critique constitue un terrain fertile pour des questionnements portant sur les relations humain-technique et sur les activités de médiation et médiatisation du savoir.
- 2 Simon Collin est professeur à la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Mo (...)
4Dans le premier chapitre, S. Collin2 propose une articulation théorique entre approche critique, technologie et éducation. Il met d’abord en évidence la « base commune et opératoire » (p. 28) de la problématisation relative aux démarches critiques : le dévoilement, la dénonciation et la transformation. L’auteur s’attarde sur l’intérêt du concept d’objet technique pour appréhender l’implication du NEF dans une relation technique-société, à l’aune du processus de co-construction des techniques traité par les études du social shaping of technology. Finalement, c’est le dispositif sociotechnique qui est retenu pour envisager le NEF dans une perspective critique. La force théorique de ce concept réside selon l’auteur dans la possibilité qu’il offre d’analyser les expressions du pouvoir et les rapports de forces qui traversent les agencements mêlant technique et social : ces dispositifs sont à la fois objets, vecteurs et négociations du pouvoir.
- 3 Julie Denouël est enseignante-chercheure en Sciences de l’Éducation et de la Formation à l’Univers (...)
- 4 Cédric Fluckiger est professeur en Sciences de l’Éducation et de la Formation à l’Université de Li (...)
5Partant des logiques et des discours institutionnels technicistes soutenant le développement des technologies en éducation qui s’intensifient depuis une décennie, le second chapitre présente une réflexion sur le positionnement symbolique et matériel des recherches sur le NEF. J. Denouël3 et C. Fluckiger4 proposent au chercheur de dépasser les « perspectives technodéterministes » en démystifiant les technologies numériques pour dévoiler les inégalités et les rapports de domination qui les accompagnent, tout en s’impliquant auprès des acteurs du terrain dans un processus de transformation et d’émancipation. Dans une approche sociologique critique des usages, les auteurs interrogent « les relations entre l’humain et la technologie » (p. 74), en s’appuyant sur le concept de « capital (technique ou informatique) » (p. 78) pour l’analyse des inégalités sociales relatives au numérique.
- 5 Périne Brotcorne est sociologue à l’Université Catholique de Louvain, membre du Centre Interdiscip (...)
6Au chapitre suivant, P. Brotcorne5 poursuit l’analyse de ces inégalités sociales en revenant sur des travaux empiriques. En s’appuyant sur ceux étudiant la « fracture numérique » (p. 89), l’auteure pointe des origines et des implications diverses en matière de disparités d’usage et de maîtrise des technologies numériques. Recentrant le propos sur les usages juvéniles des technologies, elle relève l’hétérogénéité des résultats de recherches tentant d’établir un lien entre inégalités d’accès, de compétences, d’usages du numérique et inégalités éducatives. Ce constat lui permet de proposer deux orientations : une étude du lien entre inégalités sociales numériques et inégalités éducatives, et de l’implication des technologies elles-mêmes (ou plutôt de leur usage) dans la structuration des inégalités scolaires.
- 6 Nicolas Guichon est professeur des universités à l’Université du Québec à Montréal, membre du Cent (...)
- 7 Christian Ollivier est professeur des universités à l’université de La Réunion, membre de l’Instit (...)
7Le chapitre 4 s’ouvre sur une étude de cas sur le tableau numérique interactif qui permet à N. Guichon6 et C. Ollivier7 de montrer des apports de l’analyse de discours à une approche critique du NEF. Les résultats issus de ces analyses mettent en avant les rapports de pouvoirs qui transparaissent à travers ces discours, qui sont étudiés à travers les « traces de mise en œuvre de stratégies de conviction » (p. 126). Les auteurs notent l’importance des procédés typographiques et de l’organisation textuelle dans leur appréciation, ainsi que la nécessaire étude de leur interdiscursivité. La dimension temporelle resserrée, l’interdiction de l’immobilité et l’insistance sur une « modernité techno-pédagogique » évoquée se confrontent aux discours des expériences des usagers et aux réalités de l’adoption des technologies. Les discours sur des « technologies de pouvoir », au sens de Foucault, construisent et imposent un ordre culturel dominant dans le secteur de l’éducation, qui projette une certaine vision de l’éducation, dé-corrélée des résultats scientifiques empiriques.
- 8 Élisabeth Schneider est enseignante-chercheuse en Sciences de l’Information et de la Communication (...)
8Dans le chapitre suivant, E. Schneider8, s’intéresse au quotidien des pratiques professionnelles des enseignants en début de carrière, hors de leur temps de/en classe, afin d’analyser la manière dont le numérique participe à l’organisation de leurs activités quotidiennes et déterminer si l’usage de technologies numériques est susceptible de faciliter leur entrée dans le métier. À travers les entretiens, l’auteur identifie plusieurs dilemmes professionnels pour ces professionnels : choix des outils, éthique, gestion équilibre dans le cadre de vie. L’auteure met en avant une approche féministe des usages du numérique, à travers la théorie du care, où le numérique, loin d’être facilitateur, est un « objet supplémentaire au cœur d’inégalités multiples » (p. 175).
9Ces inégalités au cœur de nos démocraties se dévoilent à travers la structuration de l’offre de formation, en lien avec des projets politiques et sociaux des institutions. Dans le dernier chapitre, J. Denouël conduit une étude de cas à partir d’une formation de master « Technologies pour l’éducation et la formation » (TEF), rattachée au département de sciences de l’éducation et de la formation de l’Université Rennes 2. Son texte met en avant la visée du master TEF à former des professionnels de l’ingénierie qui ne se limitent pas à une vision techniciste du numérique et où la réflexivité critique occupe une fonction centrale. Cette formation présente une articulation entre médiation/médiatisation et a été pensée dans une dynamique action-recherche reliant l’expérience professionnelle vécue avec la construction de savoirs et de compétences critiques par la recherche.
10Enfin, dans la postface, les auteurs proposent des pistes de recherche autour du numérique dans l’éducation face au constat post-pandémique ayant mis en exergue des « fractures numériques » diverses. Les deux voies de recherche critique à poursuivre sont celles de l’analyse des discours d’accompagnement des technologies et des usages du numérique, ainsi que le rôle de la recherche et de l’expertise scientifique dans ces domaines. Il est cependant nécessaire de se prémunir des tentatives institutionnelles de récupération, d’exploitation et de réification.
11Cet ouvrage présente au lecteur un éclairage appréciable sur des travaux et réflexions récentes sur le NEF et s’inscrit dans la lignée des travaux sur l’industrialisation de la formation. Les auteurs invitent à s’émanciper des démarches de recherche se focalisant sur l’évaluation ou l’expertise des technologies et les discours institutionnels associés. Il s’agit de dépasser l’environnement de la salle de classe pour proposer des réflexions allant du micro (les usages et l’appropriation des technologies) au macro (les enjeux sociaux et économiques liés à l’intégration de ces technologies dans l’institution).
12Bien que le sujet de l’ouvrage soit identifié et circonscrit au NEF, la diversité et la complémentarité des contributions sont à saluer, ne serait-ce qu’en termes d’ancrage disciplinaire (sociologie, sciences de l’éducation, SIC, linguistique) mais aussi entre travaux empiriques, théoriques, voire épistémologiques. Cette variété permet d’une part de comprendre à quel point la question de la technologisation de l’enseignement est transversale ; d’autre part elle met en valeur la nécessité de miser sur la pluri – voire l’inter – disciplinarité pour saisir les implications de cet objet de recherche. Cette publication permet aussi de solidifier le lien entre les recherches universitaires françaises et québécoises sur cette thématique.
13L’approche constructiviste, présentée comme inhérente à l’approche critique n’est peut-être pas à même d’expliquer toutes les implications sociales liées à l’intégration des technologies dans l’éducation et la formation. Si P. Brotcorne évoque la question à la fin de sa contribution, il aurait été intéressant de s’étendre davantage sur une approche centrée sur le design et la conception pour tirer des conclusions sur d’éventuelles dynamiques top-down (industriels-usagers). Il faut comprendre « l’influence de la configuration des artefacts techniques sur le cadrage des usages » (p. 95), l’effet de ces cadrages sur les configurations sociales, et voir comment les usagers composent avec les contraintes liées au design, de façon à faire lien avec la sociologie des usages et enfin l’approche constructiviste.
14Il était tout à fait essentiel d’inclure l’analyse de discours et des objets textuels, telle que développée au chapitre 4, dans l’étude du NEF. Ici, les notions d’architexte et d’énonciation éditoriale telles que conceptualisées en SIC dans le cadre des médias informatisés (Souchier, Jeanneret, 2007) auraient été ici tout à fait pertinentes à ajouter comme références à l’arsenal conceptuel mobilisé, afin d’approfondir encore la réflexion. En effet, ces deux notions interrogent les modalités d’écrire qui sont déléguées aux supports d’inscription et leurs effets sur les informations transmises. La forme des discours et des objets textuels informatisés subissent donc des influences à analyser de façon à mieux comprendre les enjeux de pouvoir sous-jacents.
15Un autre aspect serait à approfondir, concernant l’intérêt de la recherche-action et le lien avec les entreprises privées. Cette problématique, ouverte au dernier chapitre, à travers l’étude de cas à partir d’une formation de master, pourrait étendre le questionnement aux financements de recherche, des doctorats financés en CIFRE et à l’accueil de chercheurs en entreprises. Ceci pour étudier les formes de domination et inégalités engendrées ou entretenues par les technologies et la façon dont elles sont conçues, notamment dans une approche design (Gentès, 2022).
16En conclusion, cet ouvrage offre un état des lieux fort utile sur l’approche critique dans le champ de recherche que constitue le NEF. Les auteurs ouvrent par ailleurs des pistes de réflexion ambitieuses. L’invitation à adopter et conserver une posture réflexive dans tout travail de recherche est bienvenue, particulièrement pour les étudiants de master recherche et les doctorants. La lecture sera précieuse pour tout enseignant-chercheur souhaitant développer ses réflexions sur le sujet du NEF, notamment dans la perspective de développer une collaboration interdisciplinaire. Toutefois, au-delà du public universitaire, il serait souhaitable que d’autres acteurs puissent bénéficier de cette contribution : ingénieurs pédagogiques, personnels liés aux gouvernances universitaires, directions de structures, chargés de projets publics ou privés etc. En amont comme en aval, de la conception des projets au déploiement des technologies dans l’institution, l’apport d’une réflexion critique vis-à-vis du NEF doit être pris en compte.