1J’ai travaillé avec l’INRP (Institut national de recherche pédagogique) à partir de 1983 sur Logo, mais je n’ai pas vraiment rencontré Jacques Perriault, juste croisé. À l’époque, c’était Frédéric Robert qui travaillait sur Logo sur l’ordinateur à l’INRP, et d’autres sur la tortue de sol et divers dispositifs technologiques (Bastide, Le Touzé, Blondel…). Néanmoins, à l’occasion de cet hommage à Jacques Perriault, j’ai trouvé passionnant de me replonger dans cet univers des recherches autour de Logo.
2En reprenant les publications du début des années 1980, on s’aperçoit que Jacques Perriault a certainement été un acteur majeur de son développement en France, mais sans vraiment conduire de recherche sur les utilisations pédagogiques de ce langage, ses intérêts étant assez différents. Comme il l’écrit dans un article en 1981, il a suivi « avec attention depuis plusieurs années les travaux de S. Papert et du MIT à propos du langage Logo » (Perriault, 1981a).
3Dans le volume de la revue Sciences et techniques éducatives, en hommage à Martial Vivet, Perriault (2000) rappelle qu’il avait rencontré Seymour Papert au début des années 1970 (un an après le colloque de Sèvres) et que les recherches sur le système Logo se sont poursuivies en France, à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique) en particulier, depuis 1973 (Perriault, 1981b).
4On peut remarquer que s’il affirme que les travaux américains sur Logo sont connus en France depuis 1973 (Papert, 1981, page 281), Feurzeig et Papert les ont présentés au colloque de Nice en mai 1968, mais Logo n’incluait pas encore la fameuse tortue. Le premier rapport d’expérimentation de Logo paru en novembre 1969 (Feurzeig et al., 1969) ne contient aucune mention d’une quelconque tortue. Celle-ci sera introduite au début des années 1970 après la fondation du laboratoire consacré à Logo au MIT dirigé par Papert.
5Dans ces deux publications, Logo est présenté comme un langage adapté pour objectiver un cadre durable d’expérimentation mathématique et, selon Feurzeig et ses collègues, l’ordinateur peut être utilisé comme un laboratoire mathématique pour favoriser une approche expérimentale de la résolution de problèmes. Notons que la manière de présenter le langage est assez proche des discours récents autour de la « pensée informatique » : « […] l’expérience de la programmation […] se prête à promouvoir une discussion sur les relations entre les procédures formelles et le développement de préceptes heuristiques (formulation d’un plan, subdivision des complexités, etc.). Les connaissances acquises en programmation peuvent également être utilisées pour la discussion de concepts et de problèmes de mathématiques classiques. Enfin, elle peut aussi faciliter l’élargissement de la culture mathématique à des sujets relevant des sciences biologiques et physiques, de la linguistique, etc. » (Feurzeig et Papert, 1968). Selon Lawler (2011), dans une préface d’une republication en ligne de la présentation au colloque de Nice de mai 1968, les projets initient les enfants aux procédures de pensée formelle dans le contexte d’activités ludiques.
6Dans le rapport d’expérimentation de Logo (1969), il est précisé que le travail des élèves sur les terminaux était structuré par un ensemble de leçons, ponctué de temps à autre par la pratique de divers jeux comme le Tic-Tac-Toe, le Nim ou le Pendu. Un programme nommé SNOOPY permettait de réaliser un dessin télétype du célèbre chien portant un drapeau avec un mot choisi par l’enfant. La figure 1 fournit deux exemples, dans lequel le mot est Logo lui-même (c’est le second dessin qui figure dans le rapport). Notons enfin que le début du rapport argumente sur les difficultés d’apprentissage des mathématiques et l’apport possible de la programmation, en soulignant que les obstacles à un apprentissage rapide en classe ne sont pas un indice fiable « de la quantité ou de la difficulté de ce qui doit être appris, mais peut indiquer que la méthode d’enseignement est inadéquate » (Feurzeig et al., 1969, p. 4).
Figure 1. Exemple de dessin réalisé en Logo, celui de Snoopy (Feurzeig et al., 1969, p. 123 ou https://www.atariarchives.org/deli/logo.php)
7La traduction française du livre de Seymour Papert (Minstroms, children, computers, and powerful ideas) a joué un rôle très important. Elle est parue en 1981 chez Flammarion sous le titre Jaillissement de l’esprit. Ordinateurs et apprentissage. La fin de cet ouvrage contient un chapitre décrivant les recherches et expérimentations menées en France, avec une bibliographie française sur Logo. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre bibliographie dans l’ouvrage, les références étant réparties dans les notes (je ne l’avais pas remarqué à l’époque). Cette traduction a été supervisée par Jacques Perriault, il a dû prendre l’initiative de cet ajout au livre de Seymour Papert.
8Dans l’avant-propos d’une brochure présentant les travaux menés au sein de la RCP Logo (Recherche coordonnée sur programme), il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de « simple reproduction » de ce qui a été mené ailleurs, mais de concevoir des projets conduisant à divers essais dans les conditions locales, scolaires et socioculturelles, pour mieux connaître le comportement des enfants (de six à douze ans) devant ce dispositif (Perriault, 1981b). Selon lui, Logo fournit une piste intéressante pour vérifier si des enfants peuvent acquérir la capacité d’écrire des programmes simples, « non pas en vue de la seule maîtrise de l’informatique, mais pour élaborer par eux-mêmes un projet, le tester et en tirer ainsi une expérience modélisante ».
9Il fait ensuite la recension de l’ouvrage de Papert dans la RFP (Revue française de pédagogie) en 1983. Il réalise également une recension de l’ouvrage de Gérard Bossuet, « L’ordinateur à l’École », qui dans ses annexes, présente les différentes recherches menées au sein de la RCP Logo.
10Dans la recension du livre de Papert, il montre bien en quoi ce dernier cherche à « mettre en place des conditions pour que les enfants puissent élaborer par eux-mêmes des « objets pour penser avec », infiniment divers, liés à leur expérience, à leur sensibilité, à leur forme d’esprit ».
11Il cite quatre conditions :
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Comprendre un objet scientifique, c’est l’élaborer par soi-même.
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La relation du corps à l’espace
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L’exercice du droit à l’erreur
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Corollaire de ce qui précède, l’enfant élabore lui-même son projet, qui devient dans l’acte de connaissance, le critère d’évaluation.
Figure 2. Exemple de projet avec l’utilisation de la récursion (Papert et al., 1979, p. 436)
12Il relaie la position de Papert sur la compatibilité problématique de l’institution scolaire avec un tel projet. Celle-ci ne semble pas un « micromonde » adéquat ni un « incubateur » propice, car « elle privilégie la verbalisation au détriment d’autres modes d’approche de la connaissance et ne laisse pas les enfants développer leurs propres théories ni se rendre compte eux-mêmes de leur productivité ». Cette prise de position a un caractère paradoxal. En effet, l’école est le milieu dans lequel Logo est utilisé, pas la maison. Il peut être un vecteur d’une transformation de l’enseignement, mais il faudrait qu’il soit soutenu par les enseignants pour cela. Le texte publié dans la RFP en 1981, a pour sous-titre « à la recherche d’un nouvel équilibre entre école et technologies de la communication », s’intéresse notamment aux résistances que rencontre l’offre technologique en milieu scolaire et le succès qu’elle peut avoir en dehors de l’école, d’où son intérêt pour ce qu’il qualifie de « machines à communiquer » et sur les questions d’usage, souvent loin des institutions scolaires (Perriault, 1985).
Figure 3. La tortue de sol Logo. Photo de Pierre Bastide, (INRP, 1981, p. 63)
13Dans la RCP Logo, suite aux travaux engagés par Martial Vivet autour des machines-outils à commande numérique, l’usage de Logo en milieu de travail se développe (RCP Logo, 1983). Sans doute en raison du contexte politique en 1981-1982, dans les recherches conduites, Perriault n’apparaît que dans un séminaire qu’il dirige à l’EHESS, sur « l’usage social des machines à calcul », associé à une étude concernant « des blocages par rapport à l’acquisition d’un langage pour le pilotage des machines à commande numérique ». Il s’agit d’un travail préliminaire avec des travailleurs du comité d’entreprise de la SNECMA. On est loin de l’école et des jeunes enfants. On peut voir dans Logo d’une part le langage, celui qui permet de créer et de produire, mais aussi différents dispositifs robotiques qui s’éloignent de la tortue et de la coccinelle : chariot, transporteur, grue, ascenseur, etc.
14Les idées développées par Perriault, au-delà de ce qui est directement lié au langage Logo, sont intéressantes. Ainsi, il voit une tension portée par les technologies autour des écoles publiques et des écoles dites parallèles : « Si l’on admet qu’aucune technologie ne peut être généralisée dans le système scolaire, et que, dans le marché grand public, la concurrence interdira aussi l’emploi universel d’une technologie, à des fins éducatives s’entend, on constate alors que l’école parallèle exerce une fonction différenciatrice dans la société globale. » Selon lui, l’école peut effectuer une fonction de médiation par rapport à l’école parallèle sans lui emprunter les mêmes outils, avec l’idée de revoir les fonctions de l’école contemporaine à la lumière du décalage provoqué par les technologies de communication. (Perriault, 1981a).
15Une seconde opposition rejoint la traditionnelle tension entre deux visions de la personnalisation1.
16D’une part, il voit avec Logo, la possibilité pour un élève de découvrir un domaine ou un concept nouveau, une activité qu’il qualifie de type épistémologique. D’autre part, il repère un usage des technologies lié au soutien. Il considère ce dernier comme un dispositif qui permet une homogénéisation du groupe classe, en permettant aux élèves butant sur une difficulté de passer le temps nécessaire à la pratique de façon à ce qu’ils la surmontent.
17Dans le premier cas, c’est une conception globale de la découverte d’un champ disciplinaire. Dans le second cas, le constat des difficultés éprouvées par les élèves par rapport à un programme préétabli conduit à l’élaboration de logiciels, tels les logiciels de drill and practice développés par Suppes et son équipe à Stanford. Cela suppose d’établir une liste des points difficiles et des thérapeutiques appropriées. Ainsi, s’il y a bien deux visions différentes, elles ne sont pas opposées, et le collectif reste au cœur du système scolaire, loin d’une personnalisation se résumant à la performance individuelle.
18Dans la suite des années 80, il va continuer à travailler sur ce qu’il nomme les machines à communiquer et autour d’usages non directement liés à l’école, Logo demeurant un exemple important de technologie ouverte permettant la découverte.
19Dans les développements de Logo à l’école, vont apparaître deux écueils, qui ont été relativement bien repérés par Jacques Perriault. Le premier correspond à la scolarisation délicate du langage Logo. En effet, piloter les apprenants (élèves) dans des mondes de complexité croissante est très exigeant, difficilement compatible avec les contraintes du système scolaire. Les enseignants ont beaucoup de mal à assumer une tâche qui requiert des compétences qu’ils n’ont pas forcément acquises dans leur formation et au cours de leur carrière. Le cadre de l’école est-il adapté à une pratique aussi exigeante ? Les expérimentations ont montré que des environnements de découverte, les enfants étant laissés à eux-mêmes, n’étaient pas toujours propices aux apprentissages et que la découverte guidée pouvait s’avérer meilleure. Encore faut-il disposer des personnes ou des dispositifs aptes à assurer un tel guidage, ce que l’École ne peut garantir.
20Le second est de nature épistémologique. Le fait de raisonner sur un monde miniature pour étendre ensuite ce que l’on a appris à un monde plus vaste ne semble pas fonctionner. Le système réduit n’a pas les mêmes caractéristiques. C’est un des écueils sur lequel l’intelligence artificielle aurait buté.
21Toutefois, quand on étudie l’histoire de l’informatique en éducation, il apparaît que l’intelligence artificielle, qui a été en quelque sorte le creuset dans lequel de premières réalisations très inspirantes ont vu le jour, n’est certainement pas le moteur essentiel ; on le trouve plutôt dans l’histoire de l’hypertexte et dans la vision de Licklider et d’Engelbart d’une symbiose entre l’humain et la machine (voir Bruillard, 1997). Ainsi, Alain Kay, décrit l’histoire du Dynabook :
« L’idée réelle du « Dynabook » est venue quelques mois plus tard, à l’automne 1968, après que j’ai visité les premières salles de classe Logo de Seymour Papert et Cynthia Solomon. Cela a changé ma vision des ordinateurs et des ordinateurs personnels, qui n’étaient plus seulement des « véhicules » et des « outils », mais aussi des « méta-médias » et des « outils importants pour les enfants » ».2
22Pour Alan Kay,
« Le grand succès de Papert et Solomon était que l’utilisation et la conception attentives de l’informatique interactive pouvaient faire une différence qualitative dans la formation de haut niveau de la pensée des enfants - pas seulement en apprenant des choses importantes plus tôt, mais en adoptant une « position épistémologique » beaucoup plus puissante à l’égard du monde dans lequel ils grandissaient - au point qu’ils devraient être capables de penser beaucoup mieux que la plupart des adultes aujourd’hui (ce qui n’est pas un grand exploit, mais qui est désespérément nécessaire), et être des façonneurs plus forts de l’avenir (vraiment désespérément nécessaire). »3
23Ce discours montre qu’il s’agit d’aller bien au-delà de la simple résolution de problèmes et d’aider l’enfant à acquérir un modèle de son environnement et à développer ses propres théories, s’« accrocher à ses modes de pensée actuels afin de l’influencer plutôt que d’essayer de remplacer son modèle par un des nôtres » (Alan Kay, 1972). Cela a conduit Alan Kay et la société Xerox à concevoir des ordinateurs et des interfaces offrant à tous, même à de jeunes enfants, des gigantesques possibilités d’expression.
24Si les micromondes n’existent quasiment plus dans les écoles, les jeux en ligne, multi-joueurs, en sont une sorte de déclinaison et une extension, universellement utilisées (Perriault s’y est intéressé dans les années quatre-vingt-dix). Ils proposent des micromondes de complexité croissante, intéressant de très nombreux joueurs passant énormément de temps à les découvrir, à les pratiquer et parfois à les maîtriser. Ils y apprennent certainement pas mal de choses et ce que l’école a des difficultés à réussir, des entreprises y arrivent, toutefois avec des objectifs sensiblement différents.
25Enfin, remarquons que si l’idée de travailler sur un monde « miniature » pour étendre ensuite ce que l’on a appris à un monde plus vaste ne permet pas de comprendre nombre de systèmes complexes, ce que l’on nomme « le passage à l’échelle » reste le crédo des champs qui fonctionnent avec des expérimentations limitées suivies de généralisation, notamment la EdTech et les autorités éducatives. En effet, ce qui prévaut est de réaliser ce qu’ils nomment un démonstrateur, de le tester sur une population (ce qui pose souvent problème dans le temps imparti aux projets) donnant une sorte de preuve ou de garantie pour la généralisation. L’article de Kizilcec et al. (2020), fondé sur une très grande population, montre qu’à bien des égards, le passage à l’échelle en éducation ne marche pas. Jacques Perriault avait une vision suffisamment fine du fonctionnement de l’École pour identifier les obstacles à une scolarisation aboutie des technologies informatiques.