1Cela fait maintenant presque deux ans que Jacques Perriault nous a quittés et sa disparition permet judicieusement d’analyser diachroniquement son apport scientifique. En effet, le décès d’un chercheur le replace obligatoirement dans une chronologie de l’histoire technique, scientifique et pour ce qui est des usages dans celle bien sûr des mentalités. De ce point de vue nous saute aux yeux sa qualité première de pionnier en matière d’usage des technologies d’information et de communication. Jacques était un « dénicheur » de sujets d’études. Il ne les gardait jamais jalousement pour les approfondir avaricieusement, il aimait les partager avec des étudiants, en faire des sujets de colloques, des projets de recherche ou de mise en œuvre pilote. Très souvent, ses premiers résultats d’études il les semait pour qu’ils germinent dans des conversations entre amis : le maître mot pour le définir serait : « Jacques Perriault était avant tout un passeur ».
2Tombé très tôt dans l’informatique, puis aussi dans le multimédia, son souci constant a consisté à en généraliser les usages sociaux, notamment dans le champ de l’éducation qui était son domaine. Même s’il a pu parfois être considéré comme un techno-optimiste du progrès numérique, il est indéniable que son approche des usages l’inclinait à savoir prendre en compte les effets négatifs, voire les scénarios catastrophes, mais aussi les détournements d’usages qui l’ont toujours passionné. Mais il est vrai que sa passion d’augmenter (mais aussi d’argumenter) la diffusion du savoir par les technologies faisait ressortir chez lui son optimisme du progrès techno-informationnel. Il aimait à dire, comme son ami Seymour Papert, qu’ils avaient grandi à une époque du tout analogique, un temps des engrenages, des bielles-manivelles et du presse-bouton.
3C’était un temps où la grande majorité des techniques nous étaient transparentes, au moins dans leur principe. Comme aimait à le dire Jacques : « Nous sommes une génération élevée avec des machines fonctionnant avec des ressorts et des rouages ». L’informatique des années 70 nous a projetés dans une nouvelle ère, celle où de nouvelles machines exigeaient pour pouvoir fonctionner d’être préalablement programmées, chacune selon un objectif programmatique spécifique. On entrevoyait bien sûr une nouvelle génération de technologies informatiques qui serait celle du génie logiciel ou des logiciels en kit. Néanmoins, pour nous, l’informatique continuait de s’inscrire dans la continuité de ce temps mécanique. La grande rupture, celle pourtant que nous avions tant espérée en ces périodes pionnières de l’informatique puis du multimédia, advint dès lors que l’échelle de la programmation explosa, induite par le cumul exponentiel des briques logicielles qui entraîna de facto une opacité des logiques programmatiques associées. Ce fut pour la génération des pionniers comme Jacques Perriault une rupture épistémologique qui n’alla jamais de soi. Elle nous marqua d’un questionnement constant : « certes on peut accepter sans problème la rapidité et la puissance du calcul, mais a-t-on le droit de céder, tout au moins pour la science et la transmission du savoir, à l’opacité d’un processus logiciel complexe ? » À moins que la sûreté et la qualité de ce maquis des logiques programmatiques associées soient garanties par l’État, d’où le développement des normes dans l’informatique, plus spécifiquement pour ce qui importait à Jacques, l’interopérabilité ou la réutilisabilité des briques logicielles et des ressources pédagogiques.
- 1 Pour ne pas alourdir le propos je préfère utiliser uniformément TICE ou TIC, même si je sais que po (...)
4Pour évaluer une personnalité comme Jacques Perriault dans son apport à la recherche, mais aussi sa contribution en matière d’usage des TICE1, j’aimerais souligner en ouverture combien ses activités, fonctions ou postures sont riches de diversité : tant en termes de discipline ou de multidisciplinarité d’analyse. D’aucuns ont pu lui reprocher cette trop grande variété d’activités, mais il me semble pourtant que l’hyperconvergence des TIC exige que collaborent en synergie des chercheurs hyperspécialisés, mais aussi des esprits encyclopédiques soucieux de débusquer des similarités et d’activer des correspondances.
5D’autre part je crois essentiel de ne jamais négliger sa personnalité, son caractère charismatique (quelquefois difficile), son humour de Pataphysicien et d’Oulipien, son « humanisme tricontinental militant ». Son militantisme transgressif, il pouvait lui arriver de le pousser au-delà des intérêts de l’instance qu’il présidait comme l’AFNOR-CN36. Mais sur le long terme, les avantages l’emportaient toujours sur la gêne ou la déstabilisation passagère. Dans la communauté internationale de l’ISO (ou quelquefois strictement nationale dans le cadre de l’AFNOR) pour établir des normes, le but suprême est avant tout le consensus. Il est souvent difficile et hautement polémique de l’atteindre, mais, une fois établi, l’unanimisme règne. Une personnalité comme Jacques Perriault avait pour immense avantage d’obliger parfois la communauté des experts à reconsidérer les fondements, la valeur technique ou d’usage, les risques de telle ou telle « splendide unanimité en passe de devenir norme ». Certains consensus de normes techniques peuvent avoir à terme des conséquences non seulement techniques (les industriels repèrent assez efficacement ces risques), mais des risques d’usages, voire des risques éthiques. Jacques Perriault était vraiment très apprécié par la communauté des normalisateurs des TICE parce qu’il n’avait jamais peur de les bousculer, souvent à bon escient, notamment en phase finale d’établissement d’un consensus.
6Jacques Perriault n’avait de cesse de se mettre au service d’un « progrès technique numérique en matière de transmission du savoir » et il savait utiliser comme moteur de sa propre recherche la grande diversité de ses désirs d’exploration technique et scientifique, ce qui le conduisait à théoriser ses travaux dans un contexte souvent complexe, interdisciplinaire, interlinguistique, multimédia, multimodal, interculturel, qui ne lui faisait jamais peur, mais qui, pour certains, était ressenti comme une provocation, voire une démarche non scientifique.
- 2 L’analyse institutionnelle est un courant de sociologie critique qui prend naissance à la fin des a (...)
7N’oublions pas aussi de souligner que la génération de Jacques Perriault s’est épanouie à la grande époque de « l’analyse institutionnelle2 » qui s’est révélée être une démarche particulièrement adaptée pour faire évoluer des domaines où l’autorité est au centre du dispositif comme la psychiatrie et l’éducation. Changer les rôles et positions de tel ou tel acteur d’un processus, comparer les démarches scientifiques de plusieurs disciplines, les mettre en concurrence pour étudier un même objet est souvent très productif.
8Certes on pourra toujours dire que la posture interdisciplinaire entraîne le chercheur concerné à apporter une faible valeur ajoutée à chacun des domaines qu’il explore, mais, d’un autre côté, nombreux sont les chercheurs plus sectorisés qui témoignent de la grande importance qu’a constitué pour eux le fait d’avoir travaillé avec Jacques Perriault, de l’avoir eu comme directeur d’étude ou plus simplement de l’avoir croisé au cours de leur carrière.
9Directeur d’études à l’EHESS, comme enseignant servant de liant dans une toute nouvelle filière DEA science de l’INFO-COM (dans la 1ère année de normalisation de la 6e section de l’EHESS), il constituait un des meilleurs facteurs d’interdisciplinarité avec :
101) les mathématiques sociales avec entre autres Jean Paul Gilg (Opération Pilote Interministérielle de Télédétection, OPIT ; Inria) ; les statistiques démographiques avec Hervé Le Bras.
- 3 R. C. Cros, J. C. Gardin, F. Levy, L’Automatisation des recherches documentaires. Un modèle général (...)
112) Un archéologue comme Jean-Claude Gardin utilisateur et co-créateur du Syntol3, langage de description des objets et faits archéologiques.
- 4 Cf. Philippe Bonnet, La méthodologie de Pierre Bourdieu en action (2015), 21-42. Chapitre 2. Pour u (...)
123) Pierre Bourdieu qui eut avec Ben Zécri un débat extrêmement productif à propos de l’analyse multidimensionnelle des données4.
134) Les sémio-linguistes notamment (Greimas, Barthes, Ducrot).
145) Des chercheurs en Information scientifique et technique (Jean Meyriat, Madeleine Wolff-Terroine).
- 5 Mais aussi la mécanographie, ou la graphique : Bertin Jacques (1967). Sémiologie graphique, Paris, (...)
156) Mais aussi des spécialistes de l’analyse de l’image Christian Metz, Marc Ferro, Roland Barthes, ou des personnalités malheureusement très oubliées comme Jacques Bertin5.
16Toutes ces personnalités du monde de la recherche en sciences sociales voyaient en Jacques Perriault un collègue, mais aussi un exemple pour les aider à affronter la mutation du numérique que certains redoutaient.
- 6 Ou plutôt d’instances préexistant à l’ISO.
- 7 Les normes sont une facette fondamentale de la diplomatie technique et à l’UIT (Union International (...)
17Pour ce qui est de la normalisation des technologies de l’éducation et de la formation en France, en Europe et dans la francophonie, Jacques Perriault a joué un rôle de mobilisation des acteurs considérable. Cette question qui le concernait du fait des freins d’usages dus à l’incompatibilité et la non-réutilisabilité grandissante des TICE est devenue pour lui un sujet théorique, un versant fondamental de la logique de l’usage. Historiquement, c’est surtout à partir du 19e siècle que des institutions (IEC, UIT, ISO)6 ont été fondées pour que des normes réglementent et garantissent étatiquement, puis internationalement7 des savoir-faire professionnels ou d’usages, mais aussi la qualité, la sécurité des productions qui de ce fait sont rationalisées, inaugurant ainsi l’ère du machinisme. C’est en effet une mutation de la spécification des activités qui s’installe après l’ère artisanale. La concurrence souvent contre-productive pour le progrès technique est dépassée lorsque des produits semi-finis peuvent être échangés sous garantie d’État, ouvrant de nouveaux potentiels de mise en œuvre grâce à l’assemblage modulaire de nombreux « composants normalisés (poutrelles métalliques, et pour les TIC, composants électroniques ou briques logicielles) » : ainsi s’instaure le machinisme, puis l’ère néo-industrielle. D’une certaine façon le passage de la standardisation (presque aussi vieille que la spécification des métiers dont elle pérennise les tours de main, les processus) à la normalisation permet la « socialisation des usages des technologies », mais fonde aussi des « biens communs » nationaux ou internationaux de la culture technique.
18Pour un universitaire la normalisation est un travail d’innovation collective, par construction anonyme qui rend très souvent la participation aux instances nationales et internationales8 de normalisation antithétique, voire contre-productive en termes de carrière, par rapport à la recherche académique. La standardisation de son côté pérennise souvent des secrets de fabrication, elle amorce des cycles vertueux entre création d’innovations qu’il faut protéger sans partage par des brevets, mais périodiquement sont mis en place des normes qui élargissent considérablement tel ou tel ensemble technique, en l’occurrence les TICE. Cette complémentarité, extrêmement passionnante à analyser, concerne étroitement la logique de l’usage. Malheureusement pour pouvoir étudier les usages des experts en normalisation, et plus encore celui de la standardisation, il n’est pas d’autre solution que de choisir la voie de la recherche-action, seul moyen de pénétrer cette communauté restreinte et confidentielle.
19Sachant que la mise en place de ces normes et standards conditionne hautement le devenir du développement des TIC(E), tant en termes de création de nouveaux usages que de technologies, peut-on considérer que l’universitaire qui contribue à ces instances, et par là fait gagner une visibilité prospective de deux ou trois ans, améliorant hautement sa vision technologique, infléchissant les choix d’une communauté disciplinaire et nationale, est un véritable chercheur ? De plus, cette participation active étant souvent le seul moyen d’analyser les choix faits en amont des TIC(E), il paraît légitime de penser qu’il s’agit de contribution effective à la recherche. Sur ces sujets Jacques Perriault n’a pas ménagé sa peine. Il a été un prosélyte extrêmement actif du savoir à distance convergent puis normalisé.
20Mes premières rencontres avec Jacques Perriault datent de 1974 à l’EHESS : il y était chargé de cours et j’y étais doctorant. Il s’était investi dès les débuts des années 70, dans les usages sociaux de l’informatique. Les sciences sociales commençaient à connaître une révolution entre des Anciens (adeptes des méthodes traditionnelles de formalisation exclusivement consignées sur fiches et cahiers), et des Modernes, partisans de nouvelles pratiques de formalisation rationnelle du discours scientifique dont l’informatique devenait un support potentiel.
- 9 Enseignement, responsabilités institutionnelles, rapports, activisme militant pour l’information pu (...)
21Il est difficile de comprendre le rôle essentiel de « passeur » qu’a pu être Jacques Perriault si on ne replace pas l’ensemble de ses travaux9 dans une histoire du progrès technique des TIC, émergeantes à cette époque, et de l’impact qu’elles pouvaient avoir sur les nouveaux potentiels d’usages d’un discours scientifique obligatoirement repensé.
22Cinquante ans après les années 70, nous vivons dans un monde du numérique omniprésent et inévitable dans lequel, sauf exception, les langages informatiques nous sont devenus indispensables, mais totalement opaques. Pour un scientifique, ou même un élève, la bonne logique voudrait que nous devrions pouvoir être capables de construire et déconstruire la totalité du système symbolique (calcul, description, démonstration) qui nous permet de traiter des données. Or, ce programme a été un des soucis constants de Jacques Perriault notamment dans les vingt premières années de son parcours, mais aussi tout au long de sa vie.
23N’oublions jamais que les pionniers comme Jacques Perriault travaillaient avec des langages dont la logique d’organisation du raisonnement (la programmation) s’appuyait sur le potentiel d’un seul langage (Fortran, Basic, Cobol...) qui s’articulait directement avec le « langage machine ».
- 10 Perriault, J. (1989). La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris : Flammari (...)
- 11 Perriault, J. (1972). L’ordinateur à l’école, révolutions informatiques. Actes de la décade "l’hom (...)
24C’est précisément parce qu’il appartenait à la communauté des pionniers des usages de l’informatique en construction et transmission du savoir que le travail de Jacques Perriault a été si marquant. Il est important de replacer ses publications dans l’histoire des mentalités et surtout des « potentiels techniques » des années 70 puis 80 lorsqu’il publie chez Flammarion en 1989, La logique de l’usage10 deux ans après sa thèse d’État quasi éponyme sous la direction d’Anne-Marie Laulan. Cet ouvrage est l’aboutissement de nombreux travaux publiés dès le début des années 70 sur les usages sociaux (et plus particulièrement scolaires) de l’informatique11.
- 12 De ce point de vue Jacques Perriault fut mon mentor (comme pour nombre de mes condisciples doctoran (...)
25Pédagogiquement parlant, l’informatique pionnière avait beaucoup d’avantages : l’apprenant, surtout le débutant, était obligé d’acquérir un très grand nombre de notions fondamentales de la cybernétique et des technologies de l’informatique, ce qui induisait une obligation de formalisation logique extrêmement rigoureuse. Mais, en revanche, tout projet d’utilisation un peu ambitieux était limité par le manque total de normalisation des fonctions logicielles produites. C’est dans la mise en évidence de la tension entre ces deux contraintes que la « logique de l’usage » telle que la propose Jacques Perriault prend tout son sens : l’élève (ou le chercheur12) conduit sa pensée de façon intéressante parce qu’il doit l’articuler, la calculer, la programmer au plus près d’une expression en « mots numériques (très vite des octets) », il maîtrise donc l’entièreté du raisonnement. En revanche, pour construire de plus vastes corpus scientifiques, on doit se contenter de cette informatique rustique rendant presque impossibles la transmission et la récupération des données de projet à projet. La transmission des données pédagogiques est, elle aussi, impossible. Les standards et les normes d’échange sont indispensables. L’exigence de normalisation, consubstantielle à l’informatique, traverse en permanence tout le travail de Jacques Perriault même s’il ne pense pas immédiatement à théoriser ce domaine.
- 13 Par exemple, une valise multimédia pédagogique éditée par la Documentation française ou le CNDP pou (...)
26En toutes ces matières, les discussions avec Jacques Perriault étaient pour moi essentielles, car elles permettaient de revenir avec un regard critique en des temps où les mass-médias étaient tous analogiques, et de ce fait, avaient beaucoup de difficulté pour converger avec l’informatique qui n’était pas encore, loin de là, un média de masse. La notion même de convergence des médias constituait à l’époque un anachronisme en termes d’histoire technologique. Il faut de surcroît souligner qu’analogique, comme d’ailleurs multimédia, avaient des significations beaucoup plus larges et hétérogènes qu’aujourd’hui13.
- 14 Rapport du Jacudi (Japan Computer Usage Development Institute), relevant du MITI (ministère de l’In (...)
- 15 Nora, S. et Minc, A. (1978). L’informatisation de la société. Paris : La Documentation française.
27L’extrême diversité des paradigmes technologiques de « l’ensemble technique » de la médiatisation de l’information et de la communication était en passe de s’unifier dans le numérique : les spécialistes du domaine l’envisageaient à moyen terme comme l’atteste par exemple le Rapport du Jacudi14 et le Rapport Nora-Minc sur la Télématique15, mais cette convergence ne devint réellement effective qu’au tournant de 2010, suite à l’abandon du broadcast analogique pour la télévision. C’est dans les séminaires de Jacques Perriault que j’ai compris toute l’importance de la « culture technique » et l’importance de Bertrand Gilles ou de Simondon.
28Hussard de la République « promotion Chevènement », Jacques Perriault n’avait de cesse qu’une élite informée des enjeux sociéto-technologiques se mobilise. Il se sentait porteur d’une véritable mission pour l’enseignement et la recherche : la convergence des logiques d’usages des supports, des réseaux et des divers « lutrins électroniques ».
- 16 Pour la communauté des disciples de Jacques Perriault, « l’effet diligence » constitue un clin d’œi (...)
29Pour gérer les divers projets pilotes dont il avait la responsabilité, Jacques Perriault aurait pu tenter leur standardisation en vue de générer une interopérabilité. Mais en fin technologue, il savait inutile de standardiser des technologies de transition. Si la convergence des technologies tardait tant, c’est que les industriels des grandes multinationales de l’informatique n’avaient pas encore atteint les niveaux de performances (notamment pour les composants : circuits imprimés ou puces) permettant que cela devienne un marché solvable. Chaque firme se devait en priorité de développer ses propres innovations selon ses « standards propriétaires », ce qui générait un maquis d’incompatibilités, mais favorisait la poursuite des développements techniques purement électronique ou informatique (les machines) au détriment de vastes projets d’échange qui auraient exigé la mise en réseau de systèmes (des données et des ensembles logiciels). On peut sourire de « l’effet diligence16 », mais cette métaphore servit à beaucoup de fil d’Ariane, de test pour évaluer la maturité ou l’état de transition des technologies introduite dans un projet.
- 17 Le Domesday Book (ou simplement Domesday), en français Livre du Jugement Dernier, est l’enregistrem (...)
30En toutes ces matières, les discussions avec Jacques Perriault étaient essentielles : par exemple grâce aux réseaux de transmission de la BBC, le Royaume-Uni était capable d’envisager une expérimentation pédagogique d’envergure, le « Domesday Book BBC BiteSize17 », reprise métaphorique par la BBC du Domesday Book de Guillaume le Conquérant pour désigner une approche pédagogique multidisciplinaire couvrant l’ensemble du territoire de l’Angleterre.
- 18 Les Tortues Logo ont pour avantage que leur palette d’usages est exceptionnellement ouverte et leur (...)
31Jacques Perriault était de ceux qui avec d’autres bien sûr, mais avec une détermination remarquablement performative, organisait – on devrait dire « programmait » – sa carrière professionnelle pour vivre au cœur du foisonnement des innovations techniques et sociales des médias du futur et expérimenter sans relâche leur convergence d’usage. Proche de la revue Futuribles et de la revue Culture technique, il était de ceux qui considéraient que l’extraordinaire disparité des paradigmes de l’information et de la communication constituait leur richesse même. Il était aussi de ceux qui avaient œuvré pour l’ouverture d’un « Centre mondial de l’informatique » et que les « tortues de Seymour Papert » y soient en bonne place. La convergence d’un tel outil ludique à vocation pédagogique18 avec de l’informatique constituait une contribution majeure à l’avancée des usages.
- 19 Derrida J. (1967). De la grammatologie, Collection « Critique ». Paris : éd. de Minuit, p. 14.
32Dans les années 70, un certain nombre de sociologues ou de linguistes, non des moindres, s’opposaient frontalement et a priori au futur communicationnel dont ils percevaient l’émergence inéluctable. Par exemple, Jacques Derrida : « L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. [Les grammatologies à venir, les chimères issues de ces nouveaux langages informatiques sont] ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter que sous l’espèce de la monstruosité. Pour le monde à venir et pour ce qui en lui aura fait trembler les valeurs de signe, de parole et d’écriture, pour ce qui conduit ici notre futur antérieur, il n’est pas encore d’exergue19. »
33Face à cette frilosité, face au progrès informationnel, Jacques Perriault prenait une posture délibérément opposée. Le multimédia, l’interactivité, les réseaux, l’extension exponentielle des mémoires exigeaient bien sûr que nous repensions en profondeur leur « grammatologie technique et numérique », mais à l’évidence, comme pour la langue, ce n’était plus l’intelligence des signes en soi qui pouvait être en cause, mais leur « logique d’usage ».
34Mais il était d’autant plus délicat de développer les usages de cette révolution cybernétique du substrat techno-communicationnel et informationnel que l’informatique, surtout dans la phase infantile de son développement, exigeait de tout utilisateur un « tribut de maîtrise logique et symbolique » comme préalable à des usages programmatiques. La maîtrise symbolique des langages artificiels précédait leurs logiques d’usage ». D’où l’accent qui fut mis (notamment par l’INRP) sur l’informatique dans les projets pilotes au lycée. Jacques Perriault fut ainsi amené à jouer une grande diversité de rôles : promoteur-gestionnaire, utilisateur, évaluateur, responsable scientifique, chercheur.
35Disciple en cela de Simondon, Jacques Perriault pensait à juste titre qu’il était de notre responsabilité de prendre en compte la technique, mais surtout pas avec l’effroi de Derrida. Les êtres techniques ne sont que des prothèses, des extensions du geste ou de la pensée humaine collective « mise en conserve », qui peuvent certes être dangereuses, voire délétères, mais au lieu de les rejeter comme maléfiques, c’est à nous d’en domestiquer le développement harmonieux puis les usages.
36Même si l’ensemble technique de ce qui n’était pas encore devenu les TIC et les TICE actuels était beaucoup plus rustique et moins efficient qu’aujourd’hui, sa maîtrise d’usage était sans nul doute aussi complexe qu’elle ne l’est actuellement. Pour en développer l’usage, notamment dans le cadre de l’enseignement, il convenait d’être en mesure d’en dominer toutes les dimensions interdisciplinaires : technologique, linguistique, historique, sociologique...
37Toutes les évolutions technologiques induisent une cohorte de transformations, d’évolutions, périodiques et de révolutions suivies de mutations. Le rôle de tout décideur, de tout acteur responsable qu’il soit industriel, chercheur ou simple utilisateur consiste à leur donner sens. Mais l’appréhension panoptique de ces ensembles complexes et convergents est un préalable aux diverses mises en œuvre du sens. D’un certain point de vue, la mise en cohérence qu’induit la normalisation participe de cette meilleure visibilité panoptique.
38Au tournant des années 90, le web allait définitivement tout transformer. Une « nouvelle informatique » entrait progressivement en convergence avec celle des médias : la télématique, avant-coureur des convergences à venir, que viendrait rendre possibles des mémoires puis les réseaux de plus en plus performants : disques optiques de toutes espèces : vidéodisques, CD rom de tout format, les mémoires flash USB, l’Internet et surtout sa révolution déterminante du WEB. Tout convergeait vers une dynamique normative internationale inévitable dans laquelle Jacques Perriault était un acteur essentiel tant à l’échelle nationale que sur le plan international.
- 20 Comme on dit dans le jargon de la normalisation.
- 21 ISO-IEC-JTC1-SC36 International Organization for Standardization - International Electrotechnical C (...)
39Jacques Perriault a été désigné début 2000 comme premier Président de la Commission nationale N° 36 de l’AFNOR (TIC pour l’enseignement et la formation), en d’autres termes « l’instance miroir20 » du comité ISO-IEC-JTC1-SC3621 de l’ISO. Cette responsabilité lui a été proposée, parce qu’il avait une double compétence :
401) c’était un acteur ancien, donc ayant une culture assez éclectique, des nouveaux médias pédagogiques.
412) Par ailleurs, c’était incontestablement un enseignant-chercheur passionné par l’innovation dans les nouveaux médias, mais aussi une personnalité qui avait une vraie appétence pour l’international et pour ouvrir son réseau à un maximum d’acteurs du domaine : des étudiants aux grands décideurs tant français qu’européens.
42Dans les faits, son activité professionnelle de gestionnaire d’éducation et de chercheur-fondateur en Info-com lui avait, par le constat même des nombreuses carences de compatibilité, donné une forte sensibilité aux questions de normalisation.
43Jacques Perriault était aussi très attaché aux travaux de l’AUF qui était hautement soucieuse, notamment grâce à Didier Oillo, Directeur de programme, que les ressources pédagogiques ou les campus numériques soient les plus normalisés possibles pour permettre une circulation, et une réutilisation des efforts tant d’équipements que de productions de contenus. Tant sur le plan des constats que comme objet théorique, Jacques Perriault s’intéressait à ce débat, mais n’envisageait pas dans les années 90 de s’y investir comme expert normalisateur.
44Historiquement, pour mettre en œuvre des innovations dans tout ce qui touchait à l’audiovisuel et à l’informatique des années 70-80, on avait comme frein premier les disparités de normes tant territoriales que celles des fabricants, voire pour certains secteurs de graves carences en normalisation, donc en interopérabilité, ce qui rendait évidemment très prudentes les instances chargées d’équiper les établissements scolaires, mais aussi universitaires.
45L’opération Thomson TO7 fut lancée en 1971 (opération dite « des 58 lycées »). Cinq cents enseignants volontaires reçurent une formation lourde dans les universités ou chez certains fabricants, et dès le départ, il s’agissait d’utiliser l’informatique comme soutien à l’enseignement des disciplines traditionnelles. En 1979 fut promue une extension de ce plan, dite des « dix mille micro-ordinateurs ». Cette opération n’était plus limitée aux lycées, mais s’étendait à tous les niveaux, du primaire au baccalauréat. Usant de sa facilité de critique provocatrice, Jacques Perriault n’avait de cesse d’avertir et d’affirmer que pour Thomson il s’agissait bien d’une « technologie de transition » qui n’eut d’ailleurs aucune suite industrielle. Mais il ajoutait que l’expérimentation d’usage constituait aussi un enjeu fondamental.
46Pour toutes ces questions, Jacques Perriault n’a pas cessé de mettre en avant la question de l’usage : il ne cessait de rappeler qu’il est vital pour une société de ne pas prendre du retard dans l’usage des technologies émergentes qui en l’absence d’implication pionnière met en cause sa prospérité. Il est logique que plusieurs générations de doctorants, de chercheurs, de décideurs du domaine des TIC aient été de ce fait reconnaissantes à Jacques Perriault de la pertinence de ses analyses.
- 22 Scope de l’ISO-IEC-JTC1 SC24.
47Au tournant des années 90, j’étais membre du comité AFNOR MPEG, et je me souviens d’avoir discuté fréquemment avec Jacques Perriault des questions de normalisation technologique de l’ensemble technologique audiovisuel. L’instance mondiale de normalisation de l’audiovisuel surtout connu à travers MPEG et JPEG s’était imposée dès sa fondation au tournant des années 80 en prenant pour boussole de « planifier sur le moyen et le long terme la feuille de route d’un développement commun et solidaire des progrès graduellement possibles en matière de technologie audiovisuelle22 ». L’ensemble des grandes multinationales de l’électronique et du numérique, qui étaient pour la plupart étroitement associées à ce projet avait vu dans cette planification normative partagée, l’opportunité d’une véritable plate-forme mondiale « de co-développement-recherche » d’un audiovisuel tout numérique qu’aucune firme aussi multinationale, aussi puissante soit-elle, n’aurait jamais pu développer seule et surtout imposer seule au marché.
48Avant que les technologies TICE soient devenues assez mûres pour motiver la création d’une instance de normalisation, il avait été indispensable que les industriels et les utilisateurs dudit domaine aient pu établir le constat que la jungle des divers standards incompatibles était devenue insupportable et hautement contre-productive. L’extrême complexité de ces technologies et réseaux qui entraient à l’époque en convergence constituaient pour tous les acteurs de l’éducation une barrière préalable à toute mise en œuvre, recherche ou usage. Réussir à triompher de ces « impedimenta techniques » devenait plus important que profiter en toute sérénité de ces technologies prometteuses, mais que l’anarchie de leurs modalités innombrables de standardisation rendait insupportables.
- 23 Aviation Industry CBT Committee. CBT= Computer Based Technologies. Il s’agit d’une instance (d’un c (...)
49C’était déjà le même constat qu’avait déjà fait l’AICC23, c’est-à-dire la communauté des avionneurs, pour qui la pédagogie interactive vidéo et informatique n’était pas une option innovante facultative à même de proposer une aéronautique plus performante, mais une obligation de sécurité pour que l’avion reste à moyen sûr de voyager. Pour assurer la formation de tous les acteurs (techniciens de fabrication ou de maintenance, personnels navigants, etc.) il avait été indispensable de partager des ressources complexes, d’avoir recours à des plans, des schémas, des détails d’équipements, de récupérer la totalité ou des grains élémentaires de ces ressources, d’en assurer des niveaux ou des facettes d’usage divers, bref normaliser pour l’entièreté de la filière des normes de TICE. Ce premier succès né de l’alliance de IEEE et de l’AICC auquel s’étaient associées quelques universités de renom permit de proposer la création d’un nouveau Sous-Comité du JTC1 : le SC36.
- 24 Françoise Thibault fut ainsi un des premiers décideurs de l’enseignement supérieur à voir l’intérêt (...)
50Hormis l’AFNOR, les premiers supports institutionnels académiques à la mise en place d’un groupe miroir du SC36 à l’AFNOR (la CN36) furent le PNER (Programme numérisation pour l’enseignement et la recherche), la FIED (Fédération interuniversitaire d’enseignement à distance) et GEMME (Groupement pour l’enseignement supérieur sur mesure médiatisé)24.
- 25 Assurer deux fois par an les missions de 4 ou 5 délégués AFNOR, sur tous les continents pour une di (...)
51La présidence de la CN36 (miroir du SC36) fut proposée à Jacques Perriault parce qu’il disposait d’abord d’une crédibilité d’omnipraticien et de chercheur en la matière et qu’il disposait d’un réseau relationnel national et international tant amical qu’institutionnel. Il sut d’ailleurs activer ce réseau pour obtenir rapidement le minimum de fonds qui était indispensable pour permettre à ladite CN36 de fonctionner25 de se pérenniser sur le long terme et de monter progressivement en puissance. Le souci d’une telle présidence était double :
- 26 Il faut porter au crédit de Jacques Perriault que, tant qu’il resta Président de la CN36, il sut ga (...)
521) animer un « groupe miroir d’experts en France » : donc des représentants d’institutions (enseignement supérieur et recherche ; enseignement primaire et secondaire ; sans négliger la formation26) ; des délégués de centres de recherche, des éditeurs et des entreprises. Dans les premières années de fonctionnement de la CN36 Afnor, on peut souligner la présence active d’un représentant d’Airbus-formation et d’un expert d’IBM France.
532) Participer aux travaux internationaux proposés par le SC 36.
54Pour ce qui est de l’animation et de la promotion de l’instance française AFNOR stricto sensu, Jacques Perriault fut incontestablement un président efficace. Comme on l’a déjà souligné, il n’était pas évident de persuader des institutions (en l’occurrence des ministères) de renouveler annuellement leurs subventions. La recherche de fonds avait comme intérêt second qu’elle contribuait à persuader la communauté des enseignants et des formateurs du bien-fondé de la démarche normative. À l’époque, une part non négligeable pour ne pas dire une majorité d’enseignants étaient persuadés que la normalisation des TICE allait les reléguer à ne plus être que des tuteurs devant accompagner la diffusion de cours identiques quant aux contenus. Ce travail « d’évangélisation » constituait, bien à raison, une part non négligeable du rôle du Président Jacques Perriault.
- 27 Le SMSI (Sommet Mondial de la Société de l’Information) s’est tenu en deux sessions : Genève 2003 p (...)
55Jacques Perriault savait aussi poser les questions d’usage et repérer les zones non sujettes à formalisation lors des premières années de modélisation du cadre normatif national et international. Il comprit aussi très vite que la réunion internationale des experts en TICE, par construction hors de tout contexte d’usage et de tout contexte éducatif et culturel, pouvait très vite assécher les travaux du SC36. Il fut le premier à proposer la tenue d’Open Forum académiques organisés conjointement par une instance scientifique et technique dans chaque pays hôte et le SC36. Pour mars 2003, date à laquelle l’AUF s’était proposé de servir de structure hôte à Paris, Jacques Perriault lança l’idée (acceptée avec enthousiasme par les autres délégations nationales) d’un Open Forum au Château de Versailles. Celui-ci eut un impact déterminant et pendant les 11 plénières qui suivirent (jusqu’à la fin de la mandature de Jacques Perriault au SC36), dix autres Open Forum furent organisés si on compte la tenue exceptionnelle d’un Open Forum pendant le SMSI27 de Tunis en novembre 2005.
56On peut noter néanmoins l’extrême difficulté pour un expert en normalisation à pouvoir mener de front la responsabilité de présider une délégation nationale (AFNOR CN36 pour Jacques Perriault) et celle d’être en même temps un expert international ouvert à la négociation systématique pour définir les compromis permettant d’aboutir à des normes communes définies en consensus.
57Peu de personnalités réussissent cet exercice. Jacques Perriault était sans doute une trop forte personnalité pour accepter de se plier aux compromis permanents entre diverses options de développement technique ou d’usage. Il était très souvent consulté par tous les experts des différentes délégations, mais il avait du mal à admettre que la communauté internationale ne retienne pas toutes ses propositions.
- 28 Par exemple, le Temple de la Littérature à Hanoï était « une maison des examens ».
58Il faut bien comprendre que chaque pays ou région continentale fonctionne selon des cultures très disparates de l’éducation et de la formation. Face au modèle des grandes universités américaines portées par des fondations, à la culture confucianiste de l’éducation dans le Sud-est asiatique qui implique une approche quasi-cultuelle de l’éducation28, à la décentration de l’éducation partagée par de nombreux pays, notamment l’Allemagne, face à ces disparités, l’extrême jacobinisme hypercentralisé de l’Éducation nationale française est une singulière exception. Les Français exigent de nombreuses normes pour répondre à leurs très nombreuses exigences nationales de régulation égalitaire de la transmission du savoir alors que la plupart des autres nations du monde (à l’exception notable de la Chine) n’en voient nullement la nécessité.
59L’éducation est chez nous un enjeu politique majeur, très souvent responsable de l’échec d’un gouvernement qui cherche à la réformer. Les normalisateurs français des TICE doivent répondre à une double contrainte : celle de réussir à normaliser le système français dans des normes nationales parce qu’il ne peut en être autrement ; puis ensuite d’imposer notre vision au reste du monde qui trouve cela souvent intéressant, mais totalement inadapté pour fonctionner comme modèle universel. Chevènementiste pour l’éducation et pour bien d’autres de ses réflexes politiques, Jacques Perriault avait beaucoup de mal à dépasser le rôle de conseiller très écouté.
- 29 Sommet Mondial de la Société de l’Information.
- 30 Avec le soutien de l’AUF, de l’INRA-Loria et le support efficace de Pierre Mœglin à la MSH Paris No (...)
60D’autre part, son honnêteté et sa fidélité politique très attachées au modèle humaniste, le rendaient très sensible à certains comportements politiques arbitraires de tel ou tel pays et par moment il refusait de collaborer avec des experts qui n’étaient pas responsables de leur gouvernement. Notons néanmoins qu’il réussit dès 2002 à faire prendre en compte par la communauté mondiale du SC36 les règles alors émergentes sur la protection des données personnelles. Il mobilisa pour l’occasion Louise Cadioux, présidente de la CNIL et Conseiller d’État. Sa venue à Adelaïde fit grosse impression. Par contre, bien qu’ardant défenseur de l’AUF, et fondateur des Open Forum, il refusa de cautionner l’Open Forum spécial co-organisé par le SC36 et l’AUF dans le cadre du SMSI29 à Tunis au prétexte que la Tunisie n’était pas (fait indéniable) un État respectueux de la liberté d’expression30.
61Avec le recul, le bilan de la présidence de Jacques Perriault à l’Afnor CN36 fut globalement positif et faste par rapport aux restrictions budgétaires qui suivirent. Lorsque la légitimité de la normalisation devint la doxa des décideurs de l’éducation et de la formation, les financements se firent paradoxalement beaucoup plus faibles et surtout on les attribua sous condition de faire résoudre par les experts de l’international la compatibilité des spécificités franco-françaises.
62Ce fut la période au cours de laquelle Jacques Perriault s’impliqua considérablement à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) et ce fut aussi le moment où la retraite venant, il put se consacrer à exploiter, comme chercheur en sciences sociales, son vécu de normalisateur. Tant sur le plan des publications, de l’organisation de séminaires, que du soutien à des projets touchant de près ou de loin à la normalisation et à la standardisation. Les publications sont suffisamment rares dans ce domaine pour qu’on puisse saluer ses actions en la matière.
63Quand on interroge des collègues, on se rend compte à quel point est vaste la postérité d’un Perriault. Il a certes souvent agacé, « escagacé » comme on dirait dans le Béarn où il repose. Même l’auteur de ces lignes peut témoigner des conflits qu’il pouvait engager avec ceux-là mêmes qui étaient ses proches amis. Mais il n’y avait pas de rancune et deux ou trois ans après, il pouvait reconnaître le bien-fondé de ce à quoi il s’était opposé. Pour jargonner un peu j’oserais dire qu’il confondait parfois disputatio et dispute.
64À une époque comme celle que nous vivons, celle de l’immédiateté du temps réel, de l’injonction de réponse immédiate (sans réfléchir, c’est-à-dire sans prendre le temps d’argumenter sa pensée par au moins deux rebonds), une époque aussi de la mondialisation indifférenciée des cultures, la mort d’un Jacques Perriault nous oblige à repenser l’intérêt d’établir des listes des personnalités illustres d’un domaine. Les hommes illustres d’un pays (ceux qui rentrent au Panthéon) sont en effet une maille trop vaste. Il en est de même des listes des « immortels des Académies », qui hormis l’exigence d’être à l’échelle d’une communauté nationale dans son ensemble sont des institutions qui par construction refusent les personnages transgressifs, ceux qui font avancer le progrès parce qu’ils soulignent le détournement d’usages, pointent du doigt la catastrophe ou la grave crise qui s’annonce. Une initiative comme celle de Distances et médiations des savoirs, ou celle précédente de la revue Hermès, correspond précisément à cette nécessité. Nous savons tous qu’il faudrait garder la mémoire des chercheurs historiques, même si pour les utiliser dans une recherche il faut savoir tenir compte de la diachronie. Le temps réel est trop omniprésent pour que l’historique des chercheurs soit à la mode.