1Jacques Perriault n’est pas, comme il est parfois présenté, un « praticien de l’enseignement à distance » (Desrichard, 2003, p. 150). Il n’est pas non plus, ou pas uniquement, le « spécialiste des médias éducatifs » que l’on dit souvent (Renaud, 2012, p. 23). En revanche, il est l’auteur d’intéressantes et originales contributions sur les effets de l’usage de la distance dans l’enseignement. C’est à l’analyse et à la mise en perspective de ces contributions – lesquelles empruntent d’ailleurs plus souvent la forme d’intuitions éclairantes que d’analyses structurées – que les développements ci-dessous seront consacrés.
2Objectera-t-on qu’entre 1985 et 1998, il exerce au Centre national d’enseignement à distance, qui est considéré comme l’épicentre de la formation à distance en France ? Et qu’il y est affecté au Service de la recherche et de l’innovation, dont il prend la direction en 1989 ? Cela est vrai. Mais son passage par le Cned ne représente en réalité qu’une parenthèse dans sa trajectoire professionnelle et intellectuelle. Auparavant, en effet, il traite des problèmes d’informatique pédagogique, à l’Institut national de la recherche pédagogique, dont il dirige le Département des technologies éducatives. Le doctorat d’État qu’il soutient en 1985 – Machines à communiquer et machines à calculer, logique des fonctions, logique de l’usage – indique par ailleurs qu’à l’époque, ses intérêts le portent vers l’étude des usages des appareils et des artefacts. Ensuite, lorsqu’il quitte le Cned pour assurer (à partir de 1998) les fonctions de professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nanterre, il élargit encore son champ de recherche : désormais, il se dit médiologue et s’inscrit explicitement dans la filiation des travaux de Régis Debray et Daniel Bougnoux. De plus en plus loin, par conséquent, des questions pédagogiques et éducatives relatives à la formation à distance…
3L’on juge mieux encore de la place relativement réduite qu’occupent chez lui les questions d’enseignement à distance stricto sensu lorsque l’on se souvient qu’en 1994, le recteur du Cned, Michel Moreau, le charge de créer une structure destinée à « contribuer à l’animation scientifique du milieu de l’EAD » (Bourrel, Vidal et Mahieux, 2008, p. 41). Il fonde alors le Laboratoire de recherche sur l’industrie de la connaissance (Laric), où seront menées plusieurs enquêtes sur le monitorat et les pratiques des étudiants en e-learning. Cependant, la principale réalisation du Laric, celle sur laquelle il insiste le plus et le plus souvent d’ailleurs, n’a que très peu à voir avec l’enseignement à distance : il s’agit de la création de la Maison du savoir de Saint-Laurent-de-Neste et de l’expérimentation qui y est menée d’un « espace public numérique » (Arnaud, 2019, p. 214).
4Ce n’est pas que la formation à distance ne l’intéresse pas. Si c’était le cas, il n’y aurait pas consacré une vingtaine de publications, dont deux livres. Simplement, ce n’est ni son seul objet ni le principal.
5D’une part, en effet, il mène beaucoup d’autres chantiers successivement ou parallèlement. Par exemple, il s’intéresse autant, sinon davantage, à l’enseignement programmé et assisté, à Logo, aux fantasmagories, simulacres visuels et lanternes magiques au siècle des Lumières, aux jeux vidéo, aux incidences de l’automation et des nouvelles technologies sur l’organisation du travail, aux implications du traitement informatisé des données sur l’épistémologie des sciences sociales, aux normes et à la normalisation des réseaux numériques, à la culture technique et industrielle, aux enjeux et modalités du vote électronique, à l’interdisciplinarité. Et la liste n’est pas exhaustive !
6D’autre part, son intérêt pour la formation à distance en tant que telle est circonscrit à la période où il exerce au Cned. Son tout premier écrit sur le sujet date, en effet, de 1990 ; c’est le rapport qu’il rédige pour le Conseil de l’Europe, Tracer les chemins de l'éducation à distance dans une Europe élargie. Son dernier, L'Accès au savoir en ligne, est de 2002, mais porte principalement sur des réalisations d’avant son départ du Cned. Si, par la suite, il n’abandonne pas tout à fait le sujet, l’on voit bien que ses priorités sont ailleurs. Ainsi, dans un ouvrage qu’il codirige en 2011, évoque-t-il l’apprentissage en ligne, mais dans le cadre d’une réflexion sur la normalisation des échanges de données via Internet (Perriault et Vaguer (dir.), 2011).
7Du reste, même durant sa présence au Cned, il travaille moins sur l’enseignement à distance en lui-même que sur les incidences de la distance sur l’industrialisation de l’enseignement en général. Significative est, à cet égard, l’évolution qui le mène, en 1996, à la publication de La communication du savoir à distance. Autoroutes de l'information et télé-savoirs. De fait, cet ouvrage ne marque pas seulement sa volonté d’enrichir et de compléter ses réflexions antérieures sur la technologisation éducative. Il porte aussi et surtout la marque du double mouvement par lequel il substitue aux recherches centrées sur la transmission des connaissances celles privilégiant la communication du savoir. Ainsi déplace-t-il ses analyses de la médiatisation didactique, en contexte éducatif, à la médiation info-communicationnelle, en contexte sociétal.
8Ces remarques préliminaires en forme d’aggiornamento visent à relativiser le portrait officiel d’un Jacques Perriault en spécialiste patenté de l’enseignement à distance. Ce serait une erreur, toutefois, de sous-estimer l’importance de ses travaux sur la question de la distance (dans l’enseignement et ailleurs). En réalité, tout au long de sa trajectoire, il y revient régulièrement, et pour l’aborder à chaque fois sous des angles différents.
9Très vite, en effet, la distance n’est plus seulement, à ses yeux, un objet ou un terrain d’étude : il la tient également pour un facteur d’industrialisation et, à ce titre, il en fait un véritable opérateur d’analyse. Plus exactement, il s’en sert comme un prisme à travers lequel examiner les conditions de l’articulation des trois pôles constitutifs (selon lui) de tout apprentissage : savoirs, outils de communication et hommes. Ailleurs, pour désigner cette même articulation, il évoque « l’interaction entre sciences, techniques et société » (Perriault, entretien, 2015b), mais il s’agit de la même chose en l’occurrence.
10Dans quelle mesure le prisme de la distance lui paraît-il utile pour appréhender les processus de production des connaissances et d’appropriation du savoir ?
11Reconstituée par nos soins à partir d’éléments épars dans ses écrits, sa réponse nous semble tenir en trois points. D’abord, l’activité de connaissance exige du sujet apprenant davantage qu’une simple séparation par rapport aux choses : pour penser ces choses, il faut une véritable prise de distance par rapport à elles. Ensuite, tout aussi indispensable est l’écart à ménager entre les connaissances et celui qui, en se les appropriant, les convertit en savoir ; aucun savoir ne s’acquiert, en effet, sans une phase de mise à distance des connaissances, de leur incubation, puis de leur réélaboration en un ensemble cognitif structuré et cohérent. Enfin, ce savoir, singulier et propre à son titulaire, ne devient collectif que mis en commun et, par conséquent, partagé à distance. Ce partage vaut aussi bien à l’échelle d’un groupe, d’une organisation et d’une société tout entière.
12Jacques Perriault doit à trois sources différentes cette caractérisation de la distance. Il s’autorise, premièrement, des travaux d’André Leroi-Gourhan sur la symbolisation et la nécessité du « détachement qui s’exprime dans la séparation de l’outil par rapport à la main, dans celle du mot par rapport à l’objet » (Leroi-Gourhan, 1965, p. 33). Il doit, deuxièmement, son approche de la distance au constructivisme de Jean Piaget et au constructionnisme de Seymour Papert, ainsi que, plus lointainement, à la tradition anthropologique qui, avec Georg Simmel (1908/1993, p. 168), voit dans l’homme un « être de liaison qui doit toujours séparer et qui ne peut relier sans avoir séparé ». Troisièmement, l’importance qu’il accorde à la distance va de pair avec l’attention que, de longue date, il porte à la question de l’industrialisation en général.
13Nombreux sont, à cet égard, les historiens de l’industrie qu’il cite, depuis Mumford jusqu’à Simondon : tous inscrivent semblablement la mise à distance au cœur de la rationalité industrielle. Pas d’industrialisation, en effet, sans segmentation et spécialisation des tâches, écart entre offre et demande, séparation des individus les uns par rapport autres. A fortiori, pas d’industrialisation éducative sans recours massif à la technologisation, à la médiatisation et à la spécialisation rationnelle des fonctions.
14L’influence de ces trois sources conduit Jacques Perriault à faire de la référence à la distance la clé de compréhension des mutations industrielles des mondes de l’éducation, du travail et de l’organisation sociale et économique en général. C’est effectivement à l’aune des stratégies qu’individus, organisations et sociétés adoptent pour accommoder la distance et s’en accommoder que s’apprécient, d’après lui, la qualité et l’efficacité de la production des connaissances et de leur conversion en des savoirs partagés.
15D’où viennent les difficultés auxquelles ces stratégies sont confrontées ? De ce qu’elles ont à gérer la tension entre proche et lointain, local et global, présentiel et distanciel. Impossible, en effet, de faire comme si la circulation des savoirs ne passait pas par des dispositifs et des institutions de plus en plus complexes, de plus en plus rationalisés et bureaucratisés et, en conséquence, de plus en plus industrialisés.
16Ce n’est toutefois pas parce que l’interaction entre les trois pôles, savoirs, outils de communication et hommes, est régie par ce que Jacques Perriault nomme la logique de l’usage qu’y prévaut un système de contraintes prédéterminées. Au contraire, dans son introduction à la nouvelle édition de La logique de l’usage…, il prend bien soin de relativiser le terme logique.
17Pour ce faire, il rappelle que « l’individu détient fondamentalement une part de liberté dans le choix qu’il fait d’un outil pour s’en servir conformément ou non à son mode d’emploi » (Perriault, 2008, p. 1). Rien de simple, par conséquent, dans la manière dont, entre les trois pôles, s’organise la logique de l’usage. Les incertitudes sont d’autant plus nombreuses, ajoute-t-il, que, selon les circonstances, la distance qui sépare ces pôles et, contradictoirement, les rapproche se fait spatiale, temporelle, pédagogique, psychologique, épistémologique, culturelle, générationnelle ou politique. Et, pour ajouter encore à la complexité des phénomènes en jeu, la référence à la distance exprime la dualité, matérielle et idéelle, d’un fait objectif – la distance « réelle » – et du produit subjectif d’une construction mentale – la distance vécue. D’un côté, donc, l’éloignement géographique, l’écart culturel, le décalage perceptif, la fracture sociale ou l’asymétrie économique ; de l’autre côté, les représentations individuelles et collectives d’une distance concurremment investie de jugements négatifs (déracinement, empêchement, ostracisme, privation, manque, séparation) et positifs (détachement, désenclavement, déliaison, recul, autonomisation, conscientisation).
18Ainsi une seule et même notion subsume-t-elle la variété des formes « actuelles, diversifiées et évolutives, d’acquisition et de constructions de connaissances » (Perriault, 2004, p. 133). Ne s’en pose qu’avec plus d’acuité la question de la pertinence des éclairages que cette référence à la distance projette sur la diversité des dispositifs d’accès aux savoirs et la disparité des régimes épistémiques qu’ils induisent. Autrement dit, pour reprendre les formulations de Jacques Perriault (1996, p. 31), il faut se demander quelles portes cette clé ouvre à la compréhension des « modèles de connaissance », éloignés comme ils le sont « des schémas unitaires que l'on a tendance aujourd'hui à privilégier ». Et quelles portes cette même clé ouvre-t-elle à quiconque, à sa suite, entreprend d’étudier l’industrialisation de la production des connaissances et de l’acquisition partagée des savoirs ?
19À cette question et à celles qui lui font cortège, les réponses apportées par Jacques Perriault reposent sur deux constats.
20Le premier est que, pour répondre aux défis croissants auxquels elles sont confrontées, les institutions dont la mission est de faire acquérir des connaissances et de transmettre et diffuser des savoirs doivent d’elles-mêmes mettre la distance aux fondements de leurs politiques et stratégies. Elles le doivent d’autant plus que se multiplient les défis qui leur sont lancés et par rapport auxquels la distance est, pour elles, à la fois le problème et la solution : internationalisation des réseaux d’enseignement et de recherche, imprévisibilité des fluctuations des effectifs étudiants, augmentation exponentielle et obsolescence accélérée des savoirs, éclatement et diffraction des lieux et temps de formation, exacerbation des exigences de personnalisation pédagogique et de rapidité d’un système dont les réponses sont attendues en temps réel (Perriault, 1994b).
21De ce premier constat, un second découle : « jusque-là, l’enseignement à distance était une sorte d’artisanat, où des professeurs écrivaient des cours, qui étaient ensuite ronéotypés, puis distribués par la poste. Alors, pour absorber ce changement d’échelle, il a bien fallu passer à d’autres méthodes. » (Perriault, entretien, 2015a). Ces autres méthodes, ce sont bien évidemment les méthodes industrielles de production des connaissances, de gestion et d’organisation des ressources et d’administration des dispositifs d’enseignement.
22Depuis la fin du xixe siècle, l’argument du changement d’échelle est, on le sait, régulièrement mis en avant par les tenants de l’industrialisation éducative aux États-Unis, en France et ailleurs. Jacques Perriault s’inscrit donc dans une longue tradition et il ne l’ignore pas. Mais il y ajoute quelque chose d’important lorsqu’il se met à penser à nouveau frais le statut, la fonction et les enjeux de la distance dans la genèse de cette industrialisation.
23Regrouper ces réflexions, comme nous allons maintenant nous y essayer, les prolonger et les systématiser fait courir un risque : celui de leur conférer une cohérence qu’elles n’ont pas et que leur auteur ne voulait d’ailleurs pas forcément leur donner. Nous prendrons ce risque, néanmoins, en mettant en évidence l’implication de la distance dans trois tournants dont, selon notre hypothèse, la conjonction est aux racines de l’industrialisation éducative.
24Le premier de ces tournants est le tournant communicationnel, qui convertit la technicisation de l’enseignement en mécanisation de la communication éducative ; le deuxième est le tournant cognitif, qui attribue au potentiel réflexif des machines à communiquer la puissance rationalisatrice d’un média ; le troisième, enfin, est le tournant idéologique, qui disqualifie les pratiques artisanales traditionnelles Pour promouvoir les valeurs et idéaux industrialistes de la modernité et du productivisme éducatif.
25Rendant compte de l’ouvrage de Jacques Perriault Education et nouvelles technologies…, le philosophe de l’éducation et inspecteur général Armand Biancheri (2002) souligne l’importance qu’y revêt l’ « apprentissage considéré comme un fait d'information et de communication ». Cette remarque est d’autant plus importante que Jacques Perriault ne se contente pas de compléter la dimension éducative de l’apprentissage par sa dimension info-communicationnelle. Il marque fortement la différence, dans les usages de la distance, entre la fonction informationnelle de la technique et celle, communicationnelle, de la machine.
26Le propre de la technique, en effet, est d’être là, en deçà et indépendamment des usages qui en sont faits. La machine, pour sa part, n’existe que par quelqu’un et pour quelqu’un : elle est porteuse des intentions d’usages de ses concepteurs et elle est façonnée par les usages réels qu’en font ses utilisateurs. En cela elle est communicationnelle.
27C’est à Pierre Schaeffer (1970) que Jacques Perriault emprunte cette caractérisation de la machine à communiquer. Cependant, alors que le premier insiste sur la tension entre le mécanique et l’humain, le second milite, quant à lui, pour le dépassement du technique par le mécanique. Comme il le dit, non sans choquer les collègues de sa discipline, « je m’étonne que le discours SIC [sciences de l’information et de la communication] conserve le terme technologies de l’information et de la communication. Celui de machine à communiquer me paraît de loin préférable, car il inclut l’activité sémiotique de l’homme par l’intermédiaire de la notion de simulacre, tandis que celui de TIC maintient la rupture entre l’homme et la machine. » (Perriault, entretien, 2015a).
28Son rejet de la vision (techniciste) de la technique est ancien. Dès 1990, en effet, il insiste (avec ses deux co-auteurs) sur la nécessité de « restituer aux nouvelles technologies une place plus mesurée, plus modeste, plus humaine ». A fortiori se refuse-t-il à voir dans la technique un « deus ex machina infléchissant le cours du destin de nos sociétés dans un sens ou dans un autre » (Linhart, Perriault et Fouquet, 1990, p. 2). Vingt ans plus tard, il revient sur les caractéristiques de la machine et sur la manière dont, par contraste avec la technique, elle est investie de projets et d’intentions (Perriault, 2010, p. 22). Appréhender les techniques pour enseigner en tant que machines à communiquer, dit-il en substance, conduit à remplacer la représentation objectale et matérielle du technique par celle, intentionnelle et idéelle, du mécanique.
29En d’autres termes, la machine n’est pas « un en soi » (Perriault, 2007, p. 24) : communicationnelle, elle est « modifiée sans cesse par les multiples liens qu’elle entretient avec la société » (ibid., p. 30). Plus exactement, ce qu’elle a de communicationnel tient à ce qu’elle véhicule des sens, valeurs et finalités que lui attribuent des groupes professionnels et sociaux animés par des intérêts et des projets différents et souvent concurrents. De là vient qu’à la suite de Philippe Roqueplo, Jacques Perriault soutient que la machine substitue l’altérité de la communication à l’ipséité de l’information (Perriault, 1998a, p. 209). Plus tard, il indique également (Perriault, 2018) qu’à la fixité de l’information et du document, donné une fois pour toutes, s’oppose la mobilité de la communication et du message dont la « trivialité » – concept qu’il emprunte à Yves Jeanneret (2008) – construit la signification dans la distance et au fur et à mesure de ses appropriations successives.
30Les implications de ce tournant mécanique et communicationnel n’intéressent pas seulement les problèmes de relation pédagogique. Désormais, les systèmes, activités et filières de l’enseignement médiatisé et à distance demandent à être considérés et étudiés en tant que composantes de l’ensemble formé par les industries de la communication. À leur inscription dans cet ensemble concourent, en effet, des phénomènes tels que la substitution du capital au travail et la réalisation d’économies d’échelle et de variété. Ce sont les marqueurs essentiels de l’industrialisation : « les débuts d’un mode industriel de production de techniques pédagogiques » (Perriault, 2018, p. 47).
31Quand se dissipe l’illusion de connaissances censées être transmises immédiatement et passivement assimilées et qu’a contrario s’impose l’expérience de « l’épaisseur » du savoir approprié et médié par la communication (Perriault, 1994a, p. 59), la fonction cognitive et les activités qui lui sont associées revêtent une importance cardinale. Par fonction cognitive, Jacques Perriault entend (dans un sens très large) « le processus intellectuel dans lequel s’engage quiconque est profane par rapport à un instrument qu’il se propose d’employer » (Perriault, entretien, 2015a).
32Connaître, c’est en effet, selon lui, commencer par prendre conscience de ses propres structures perceptives et cognitives, pour être ensuite en mesure, et dans le meilleur des cas, de les questionner et de les modifier. En d’autres termes, connaître, c’est d’abord se connaître et, ce faisant, apprendre à connaître ses propres contraintes, limites et possibilités. Mais c’est aussi apprendre à connaître les contraintes des outils et médias dont on se sert pour connaître et se connaître. De ce principe, Jacques Perriault (2002) tire la conséquence logique : les machines à enseigner et à apprendre doivent à leur dimension communicationnelle le pouvoir démultiplié qu’elles ont d’amener leurs utilisateurs à prendre de la distance par rapport à leurs schémas cognitifs et aux cadres communicationnels de leurs interactions avec eux-mêmes et avec les autres.
33Flagrante est ici l’influence de Jack Goody (1977/1979), l’un de ses auteurs de prédilection. Selon cet anthropologue, la part de rationalité que comporte la « raison graphique » tient à « une propriété majeure de l'écriture, à savoir la possibilité qu'elle offre de communiquer non pas avec d'autres personnes mais avec soi-même » (Goody, 1986, p. 182). La logique scripturaire veut, en effet, que celui qui écrit réfléchit à ce qu’il écrit et y revient autant de fois qu’il le souhaite. Mais, ce faisant, il réfléchit aussi à ce que l’écriture lui permet et ne lui permet pas de faire. Aussi ce travail d’objectivation réflexive sur le médium et par le médium le pousse-t-il à comprendre dans quelle mesure ses manières de dire et de penser sont formatées par la machine.
34C’est ainsi que l’écriture, première machine cognitive de l’histoire de l’humanité, exerce son potentiel rationalisateur au-delà de la structure mentale de chaque individu séparément : elle façonne rationnellement la société tout entière. C’est très exactement ce que Jacques Perriault, soutient en multipliant, pour élargir son point de vue, les emprunts à l’ethnologie et à l’anthropologie, mais aussi à la sociologie, à la psychologie ainsi qu’à des philosophes et penseurs tels que Michel Serres et Pierre Lévy.
35Par-là, soulignons-le au passage, il apporte la démonstration de son impressionnante aptitude pluri- et inter-disciplinaire à « activer le patrimoine intellectuel et pratique des sciences humaines dans l’étude des technologies du savoir ». L’hommage lui en est rendu par Daniel Apollon (2003, p. 419. Lequel, en contrepartie, lui reproche de prêter trop de pouvoir rationalisateur à la machine et, du coup, de céder volontiers aux « mirages technologiques ». Sollicitées par Distances et Savoirs, premier avatar de Distances et médiation des Savoirs, la critique de Daniel Apollon et la réponse que lui adresse Jacques Perriault (2004) n’ont rien perdu de leur intérêt aujourd’hui. Cette actualité leur vient, en effet, de ce que les systèmes d’information et de communication semblent désormais avoir acquis un pouvoir de formatage inégalé. Selon Jacques Perriault (1998a, p. 197), s’en trouve justifiée l’approche médiologique : « la médiologie se présente comme la production d’un discours raisonné sur la fonction symbolique des médiations ». Et c’est cette fonction symbolique, cognitive et rationalisatrice qu’à l’instar de la lanterne magique d’hier, les technologies du savoir d’aujourd’hui, informatique et intelligence artificielle sont, à plus grande échelle, supposées exercer maintenant.
36Parmi ces institutions, les plus actives, réactives et créatives prennent le recul nécessaire pour envisager ce que, via la machine, la distance leur fait et ce qu’elles en font, ce qu’elle peut leur faire et ce qu’elles doivent en faire. Ainsi leurs responsables apprennent-ils à ménager les équilibres entre présence virtuelle et présence réelle, lointain et proche, temps réel et temps différé, autonomie et contrôle, standardisation et diversité, centre et périphérie, enseignement formel et apprentissage informel. À l’inverse, sont condamnées à péricliter et à disparaître les institutions n’ayant pas la réflexivité nécessaire par rapport à la distance.
37C’est ainsi que les universités virtuelles, d’après ce qu’en dit Jacques Perriault (2002, p. 129), « n’ont pas montré de quelconque évolution vers des organisations apprenantes qui donneraient un nouveau sens à l’acquisition des connaissances ». Ce jugement sans appel est sévère et probablement dicté par des motifs plus institutionnels que scientifiques. Aussi demande-t-il à être sérieusement relativisé et discuté – ainsi que Françoise Thibault le fait ici même.
38Par-delà ces considérations, Jacques Perriault met l’accent sur un point essentiel : les institutions mettant les machines cognitives pour communiquer à distance au cœur de leur activité de diffusion des connaissances et d’acquisition partagée du savoir sont inévitablement amenées à passer au stade industriel. Voici ce qu’il en dit : « le développement des moyens techniques et la forte demande du public font de l'enseignement à distance une véritable industrie » (Perriault, 1998b). Cela signifie, ajoute-t-il, que « la définition de “l'industrie de la connaissance“ remet tout simplement en cause les conceptions de l'enseignement en général ».
39Si heuristique soit-il, son recours à la notion d’« industrie de la connaissance » pour rendre compte des mutations industrielles du système éducatif pose quand même d’assez graves problèmes définitionnels. Notable est, à cet égard, le passage où il évoque les circonstances de l’importation au Cned de cette notion : « dans le contexte des nouvelles formes d’enseignement à distance, perceptibles au tout début des années 1990, le Centre national d’enseignement à distance introduisit ce terme d’Industrie de la connaissance, pour traduire l’américanisme knowledge industry, proposé peu avant par W. Clancey et G. Thomas » (Perriault, 2018, p. 46).
40Pour juger de ce qu’il y a de problématique dans cette référence à la knowledge industry, il faut entrer dans les détails. Le problème tient, en effet, à ce qu’ici Jacques Perriault confond abusivement deux filiations très différentes l’une de l’autre : d’un côté, celle de William J. Clancey (1989), dont les travaux portent sur la modélisation des systèmes complexes et l’extraction de connaissances au service de l’intelligence artificielle ; de l’autre côté, celle de Grant Thomas (1992), qui traite du rôle des connaissances, sous leurs formes instituées de brevets et savoir-faire reconnus, au service de l’innovation dans les entreprises et de leur compétitivité.
41Le premier de ces deux auteurs met donc au point des méthodes d’analyse automatique des connaissances, tandis que le second travaille à l’opérationnalisation des connaissances en vue de l’amélioration des performances économiques. Avec celui-là, il est question du traitement industriel d’informations scientifiques et techniques ; celui-ci met l’accent sur les finalités industrielles des politiques scientifiques. Les deux orientations, on le voit, n’ont donc pas grand-chose à voir l’une avec l’autre.
42D’où vient néanmoins, selon Jacques Perriault, la contribution commune de ces deux auteurs à la knowledge economy ? De ce que l’un et l’autre ont le même objectif : instrumenter la connaissance pour en faire un actif économique et un produit valorisable. Autrement dit, l’intitulé knowledge economy qualifie le phénomène par lequel la connaissance se met au service de l’économie, tandis que l’économie se fait économie de la connaissance. Encore faut-il, pour que cette qualification soit admise, l’intervention d’un troisième tournant, de nature idéologique.
43De ce tournant, Jacques Perriault se fait moins l’observateur et le penseur que le porteur et l’avocat. Est-ce tout à fait un hasard, en effet, s’il invoque les auteurs de second rang qui viennent d’être mentionnés, William J. Clancey et Grant Thomas, ainsi qu’en un autre passage du même article, Franck Blackler (1995). Et ce, en se gardant bien de remonter aux fondateurs de la théorie de l’Industrie de la connaissance et de la Société de l’information, tels Daniel Bell (1973), Fritz Machlup (1962) et Richard R. Nelson (1963) ? L’oubli de ces auteurs n’est pas fortuit, selon nous. La raison ? Ils sont trop marqués politiquement et idéologiquement.
44Certes, le constat dont ils partent est difficilement contestable : le modèle industriel historique leur paraît être en voie d’épuisement, parce que fondé sur la production de biens durables et semi-durables, gaspillant les ressources naturelles et se livrant à l’exploitation d’une main-d’œuvre abondante et peu qualifiée. Cependant, ces auteurs passent vite de ce constat à la formulation d’un projet – plus néo-industriel que post-industriel, quoi qu’en dise Alain Touraine (1969) –, visant la relance de l’économie par la valorisation de la connaissance et de l’information. Et de ce projet, ils font ni plus ni moins le vecteur d’une modification radicale des rapports sociaux de production : une organisation horizontale et individualiste est supposée devoir se substituer à l’organisation pyramidale et massifiée des temps industriels.
45D’où vient le problème ? De ce qu’inévitablement, ils donnent alors à leur théorie un tour doctrinaire, dogmatique et partisan. De fait, la large publicisation des syntagmes Knowledge industry, Knowledge economy et Information Society mobilise un potentiel de croyances très peu fondées, mais suffisamment convergentes, selon ce qu’en dit Bernard Miège (1998), pour former un véritable corps idéologique. Inutile de refaire en détail le procès de cette idéologie ; l’on se contentera d’en signaler les trois faiblesses principales.
46Premièrement, elle repose sur le dogme (contestable) de la nouveauté absolue des réseaux numériques globaux ; elle oublie, ce faisant, que les projets de communication-monde remontent au xvie siècle et, plus lointainement, à l’époque des grands empires (Mattelart, 2001). Cet oubli, qui est notamment celui de Manuel Castells (1998), auteur fréquemment cité par Jacques Perriault, s’accompagne de celui de la critique des illusions iréniques dont ces projets sont porteurs (Tremblay 2007).
47Deuxièmement, elle repose sur une foi naïve (Garnham, 1990) en la régénération spontanée et harmonieuse d’un capitalisme censé s’être débarrassé, comme par miracle, des freins et obstacles que la lutte des classes et les conflits d’intérêts mettaient à son développement. Mais c’est passer sous silence les nouvelles asymétries induites (notamment) par la disqualification systématique des individus, catégories professionnelles et groupes sociaux ne pouvant pas ou ne voulant pas se soumettre aux impératifs de l’innovation et de la créativité permanente et à l’importation dans les domaines non culturels et non artistiques des qualités exigées et pratiquées dans les mondes de la culture et de la communication : « créativité, qualité du produit, souplesse et polyvalence, imagination, importance de la nouveauté mais aussi précarité de l'emploi » (Lacroix et Tremblay 1997, p. 117).
48Troisièmement, ce qu’il y a de plus discutable dans l’idéologie du capitalisme dit cognitif tient à la volonté de ses tenants de faire de la knowledge le lieu central de la valorisation. L’éducation s’en trouve alors réduite à sa double fonction économique de formation d’agents économiques, producteurs et consommateurs et de conception et commercialisation de biens informationnels à forte valeur ajoutée. Avant beaucoup d’autres, Ivan Illich (1971, p. 84) ne s’y trompe pas : « la nouvelle église mondiale, c'est l'industrie de la connaissance ! ». Ainsi stigmatise-t-il déjà, il y a cinquante ans, la tendance du système éducatif à diffuser les normes du nouvel âge industriel. Comme il le montre bien, les idéaux de la connaissance libre et désintéressée sont en voie d’être remplacés par les impératifs d’une connaissance utilitaire, autoritairement imposée et assujettie à des visées lucratives en contradiction avec la réalité des besoins. Rétrospectivement, Ivan Illich a vu juste : la vitalité et l’effervescence des Edtech, ces dernières décennies, confirment le poids économique croissant de la composante éducative de l’« industrie de la connaissance ».
49Telles sont les raisons qui font supposer que Jacques Perriault n’a pas pu, ou pas voulu, prêter une oreille trop attentive aux mises en garde d’Ivan Illich et d’autres, tels Max Horkheimer et Theodor W. Adorno (1944-1947, p. 15) à propos de l’« autodestruction » de la Raison. Autodestruction en effet, parce qu’en se soumettant aux exigences du profit, la Raison émancipatrice se convertit en rationalité instrumentale. Plus exactement, il n’ignore pas leurs objections, mais il se fait assez évasif sur les conclusions à en tirer : « L'avenir seul dira si l'industrie de la connaissance sera ou non une industrie culturelle au sens où Adorno l'a définie. » (Perriault, 1996, p. 219).
50Il se montre beaucoup plus précis, au contraire, sur un point qui lui paraît capital : à partir du moment où la connaissance est un produit, ce produit doit être rémunéré. Mais sur quelle base ? Pour en fixer la valeur, répond-il, il convient d’en mesurer le flux et d’en quantifier le poids. Aussi réfléchit-il au principe d’une tarification adaptée : « Le domaine est nouveau, il faut innover en matière de mesure si l'on veut que véritablement les informations circulent dans les tuyaux ». Suit sa proposition : « Inventons, par exemple, le kilopède ou le mégapède, que nous définirions comme un kilo d'octets ou comme un méga-octet consacré à la production et à la distribution de supports à finalité pédagogique. Il appartiendra à celui ou celle qui les aura fait acheminer sur son terminal de les transformer en connaissances et de juger au passage de la justesse du prix qu'il aura payé pour cela » (Perriault, 1996, p. 217).
51Si saugrenue qu’elle paraisse, cette proposition semble avoir été consciencieusement mûrie par Jacques Perriault. Un signe en est qu’elle est présente en filigrane dans la critique qu’à mots couverts, il adresse au célèbre article de Geneviève Jacquinot (1981) « On demande toujours des inventeurs… ». Contre la thèse qui y est défendue, il soutient, pour sa part, que « le temps des pédagogues bricoleurs géniaux s'achève. Désormais une industrie de la connaissance se met en place. Le terme peut faire peur, paraître arrogant. Il recouvre une réalité à laquelle il vaut mieux faire face si on en veut en contrôler l'évolution. » (Perriault, 1996, p. 185).
52Plaidoyer en faveur d’une industrialisation éducative soumise aux impératifs de la knowledge economy ? En d’autres passages, il se montre plus réservé, certes, se défendant par exemple d’entonner ce qu’il nomme une « ode à l'industrialisation ». Et d’indiquer qu’« il ne s'agit pas de dissimuler les craintes sur les risques d'uniformisation et de détérioration culturelles que suscite cette diffusion industrialisée des connaissances en contrepartie d'une meilleure circulation du savoir qu'elle se propose d'accomplir » (Perriault, 1996, p. 20). Il n’en reste pas moins que l’idée de mesurer la valeur d’un contenu pédagogique à sa quantité d’octets circulant dans des tuyaux porte la marque d’un état d’esprit industrialiste et d’une idéologie productiviste. C’est exactement ce que soulignent ses commentateurs (Petit, Commandré et Ologeanu, 2016). Pour eux, l’idée du kilopède, qui, de toute façon, est impossible à mettre en œuvre, ouvre la voie à la marchandisation éducative, à l’exaltation de l’esprit entrepreneurial dans les institutions éducatives, à la massification et à la standardisation des réseaux de formation et au formatage des pratiques d’apprentissage.
53De cette lecture des contributions de Jacques Perriault à la pensée de la distance en éducation, que conclure ?
54Premièrement, l’hypothèse formulée au départ se vérifie : attachant plus d’importance à la distance qu’à la formation dans la formation à distance, il voit dans la première le moteur de l’industrialisation de la seconde. Cela fait, selon lui, de la référence à la distance un excellent opérateur d’analyse. Ce dont lui donnent acte, en effet, les recherches relatives à l’industrialisation éducative.
55Deuxièmement, les progrès de cette industrialisation le conduisent à s’interroger sur le sens de la mutation : « [L’École] perdra-t-elle progressivement ses prérogatives de transmission au service de la culture et de la cohésion sociale, au profit d'un secteur marchand qui délivrera des connaissances en ligne ? » (ibid., p. 116). Question capitale, en effet, qui en cache une autre : l’École (notamment l’école française) est-elle condamnée à se dépouiller de ce qui en fait, selon Guy Berger (1982, p. 101), un « système culturel » pour se convertir en un « système de production » ? Autrement dit, faut-il à cette École perdre sa raison d’être, en tant que lieu et milieu de socialisation, pour se consacrer exclusivement, désormais, à sa mission de production et de valorisation de ressources et de compétences ?
56Les réponses ambiguës qu’il apporte à cette question témoignent de son hésitation. Mais de cette hésitation, il n’a pas l’apanage. Elle se retrouve telle quelle chez une grande partie des spécialistes francophones de la technologie éducative, spécialement dans les années 1980 et 1990, qui, littéralement, sont dans le déni. Ils parlent volontiers de technologie et d’ingénierie éducative, mais ils se refusent à considérer qu’un ingénieur éducatif est un industriel de l’éducation et que Design pédagogique et Technologie éducative relèvent de la recherche industrielle. Au moins, la position de Jacques Perriault sur ce point est-elle claire : il ne fait mystère ni du contexte industrialisé de l’éducation ni de la finalité industrielle de ses contributions scientifiques.
57Troisièmement, sans déboucher sur une théorie constituée de l’industrialisation éducative, la généalogie notionnelle à laquelle il invite ses lecteurs met opportunément en évidence les trois tournants qui, semblablement motivés par le facteur distance, mais sans être nécessairement concomitants, sont aux racines de cette industrialisation : le tournant communicationnel favorise la technologisation des pratiques d’enseignement et d’apprentissage ; son tournant cognitif pousse à la rationalisation de l’organisation éducative et à l’intégration de cette organisation dans l’industrie et l’économie de la connaissance ; son tournant idéologique, enfin, vise à justifier l’importation des objectifs, normes et valeurs du productivisme dans le monde de l’éducation.
58Objectera-t-on qu’en tant que telle, cette généalogie de l’industrialisation éducative n’est pas assez critique ? Cela est vrai. Mais l’on reconnaîtra qu’aucune critique de cette industrialisation n’est possible sans le préalable de cette généalogie.