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Dossier thématique : hommage à Jacques Perriault

Jacques Perriault : le savant, l’expert et le politique

Introduction au Dossier Jacques Perriault
Laurent Petit

Texte intégral

  • 1 Voir les hommages rendus par Stéphane Chaudiron, Thierry Gaudin et Pascal Lardellier dans Les Cahie (...)

1Pourquoi le comité éditorial de notre revue a-t-il décidé de rendre hommage à Jacques Perriault après les beaux témoignages publiés dans la revue Hermès il y a déjà deux ans (Valade (dir.), 2019) ou, plus récemment, dans Les Cahiers de la SFSIC1 ? Les raisons ne manquent pas. J’en citerai au moins deux. En premier lieu, parce qu’il s’empara très tôt de la notion de distance, sous l’angle des conditions d’accès au savoir ou aux ressources en ligne, dont il eut la prescience qu’elles joueraient un rôle déterminant à l’avenir. Également, et peut-être surtout, parce qu’au-delà de l’homme, nous avons affaire à une figure multiforme, qui nous semble à la fois caractéristique de son époque et en rupture par rapport à celle-ci. C’est précisément cette figure que les auteurs ici rassemblés se sont attachés à interroger.

  • 2 Voir Perriault J., cité par Le Marec J. (2003). « Confrontations. L’enseignement à l’heure des rése (...)

2Jacques Perriault représente en effet au moins trois figures – celles du savant, de l’expert et du politique – qu’il a tenté de concilier, avec des bonheurs divers. Le fameux « effet diligence », souvent cité2, ne relève pas du discours politique ni d’une proposition scientifique, davantage d’une parole d’expert. Le rappel chronologique proposé par Annie Fouquet, que nous remercions, témoigne de la multitude des postures adoptées par Jacques Perriault tout au long d’un parcours d’une extraordinaire richesse.

3Le chapitre qui lui a été consacré dans l’anthologie Industrialiser l’éducation (Moeglin, 2016), intitulé « Jacques Perriault. L’éducation, industrie de la connaissance » (Petit, Commandré et Ologeanu, 2016), illustre bien la variété et l’imbrication de ces postures. Les morceaux choisis et commentés dans ce chapitre sont extraits d’un ouvrage de 1996, La communication du savoir à distance, Autoroutes de l’information et télé-savoirs. Il y est tour à tour savant, lorsqu’il défend, arguments à l’appui, un concept d’« industrie de la connaissance », expert lorsque, sous couvert d’une indispensable tarification des services, il introduit le « kilopède », guère étayé scientifiquement, et politique lorsque ses propos sont empreints d’une idéologie modernisatrice du progrès par la technologie.

4Mais pourquoi – pourrait-on faire remarquer – faudrait-il s’échiner à distinguer ces catégories, comme s’il fallait absolument le ranger dans une case et que l’on ne pouvait impunément en sortir ou même tenter de faciliter le passage de l’une à l’autre ? Tout simplement parce que les règles de la prise de parole dans ces trois champs n’obéissent pas aux mêmes lois. On le mesure peut-être encore mieux aujourd’hui – à l’heure de la pandémie de Covid-19 – que naguère. Le savant s’adresse avant tout à ses pairs, l’expert à des non-experts par définition, mais jamais directement, par le truchement des médias, le politique à des décideurs, désireux qu’il était de peser sur les choix faits (sur les normes de la formation à distance par exemple).

5Surtout, les régimes de vérité ne s’établissent pas de la même manière dans ces différents champs. Est considéré comme vrai ce qui est tenu pour tel dans une sphère donnée. Cette assertion est valable, y compris dans la sphère scientifique dans laquelle il n’y a pas de vérité éternelle, mais établie sur un temps long par les pairs et selon des méthodes propres à chaque discipline. S’il convient de distinguer un champ médiatique, dans laquelle on pratique dans le meilleur des cas le recoupement de l’information, d’un champ politique où la vérité est d’abord une question de convictions personnelles et de confrontation de ces convictions par la délibération, il nous semble difficilement évitable que l’expert s’immisce dans une sphère « politico-médiatique » dans laquelle l’indice du vrai s’établit principalement par le fait que l’information soit considérée comme susceptible d’alimenter un discours légitimant et favorisant l’action collective. Davantage qu’à la vérité, nous avons ici affaire au plausible ou vraisemblable de l’information dans la mesure où un politique, pour regrettable que cela puisse paraître, n’attend pas que la science ait procédé à une évaluation des politiques publiques mises en œuvre pour se prononcer sur leur poursuite, leur accélération ou leur abandon.

6Les catégories du savant et du politique sont assez bien délimitées depuis Max Weber. Celui-ci (1963) les opposait sur au moins deux plans, la finalité visée et l’« éthique », les deux étant nécessairement liées. Sur le premier point, alors que le savant cherche à « désenchanter le monde de la nature et celui des hommes » (Aron, p. 31), le politique s’efforce, lui, d’enchanter le monde afin de parvenir à davantage de puissance et de pouvoir sur les êtres et les choses. S’agissant de l’axiologie, le savant est animé d’une morale de la connaissance tandis que le politique, sans nécessairement être amoral ni immoral contrairement à une idée reçue, est habité d’une morale de l’action caractérisée, comme le rappelle Aron (ibid.), par une dichotomie entre deux approches : celle de la responsabilité et celle de la conviction.

7Et l’expert donc ? Où se situerait-il ? Sa posture nous semble appartenir à une figure de l’« entre-deux ». Il serait donc, pour reprendre l’expression de Eic Fassin (1998), « celui qui se propose d’articuler les deux ordres ». Nous aurions donc affaire à un passeur, capable de traduire dans un langage compréhensible pour d’autres que ses pairs, un discours rationnel débarrassé d’un formalisme jugé le plus souvent aussi inutile qu’abscons. Cet expert peut d’ailleurs être journaliste spécialisé, médiateur scientifique ou vulgarisateur. Mais la figure qui nous intéresse ici, à travers le cas de Jacques Perriault, est bien celle de l’expert qui cherche à s’introduire dans le champ politique à travers la légitimité que lui confère son statut initial de savant.

8Si l’on peut considérer que le passage du savant à l’expert commence avec l’adoption d’une posture prescriptive, la frontière avec le politique est plus difficile à établir. Tout dépend là encore des finalités poursuivies. Les questions à poser sont alors nombreuses. S’agit-il de mettre connaissances et méthodes au service de ceux qui aspirent à gouverner la cité de manière éclairée ? d’être celui qui insiste de manière désintéressée (au risque d’être inaudible) sur les enjeux à long terme de décisions majeures à prendre ? de se faire, comme on dirait aujourd’hui, le lobbyiste d’un domaine qu’il connaît bien pour influer sur les décisions des politiques dans un sens qui lui semble le plus favorable ? Ou, plus insidieusement, servir de caution scientifique à une entreprise de ré-enchantement du monde ?

9L’affaire n’est pas sans péril, car, comme le souligne le sociologue Fassin (1998, op. cit., p. 169) dans le cas de la famille et de sa recomposition, le risque est grand que « l’expertise ne satisfa[sse] pas plus aux exigences du savant qu’aux principes du politique ». De Certeau (1990, p. 21), allant plus loin, estime que le passage du statut de scientifique à expert s’effectue « par une curieuse opération qui « convertit » la compétence en autorité. Il y a échange de compétence contre de l’autorité. À la limite, plus l’expert a d’autorité, moins il a de compétence, jusqu’à ce que son fonds s’épuise, telle l’énergie nécessaire au lancement d’un mobile ». La figure de l’expert n’est peut-être pas nécessairement indissociable d’un « abus de savoir », contrairement à ce qu’affirme De Certeau, mais il est clair que « faute de pouvoir s’en tenir à ce qu’il sait, l’expert se prononce au titre de la place que sa spécialité lui a value » (op. cit., p. 22). En d’autres termes, l’ancrage scientifique de l’expert l’amène à tenir un discours d’autorité (Monte et Oger, 2015).

10Jacques Perriault a indéniablement joué de cette autorité que lui conférait son statut scientifique, mais il l’a fait à l’ancienne, pourrait-on dire. C’est-à-dire dans des sphères multiples certes, mais circonscrites et relativement peu médiatisées. Si la vigilance devait déjà s’imposer, par une exigence (auto)critique comme le rappelle De Certeau, rien à voir avec l’omniprésence actuelle de l’expertise qui, paradoxalement, trouve dans la connaissance scientifique une source de légitimation tout en contribuant à sa relativisation, voire, dans le pire des cas, à sa démonétisation.

11Ce questionnement ne cherche pas à enfermer Jacques Perriault et son œuvre dans des catégories établies une fois pour toutes. Mais le « cas » Perriault met au jour les tensions qui habitent tout chercheur et qu’il poussait à leur paroxysme. C’est là toute la richesse de son héritage. Le lecteur ne sera donc pas surpris de la variété des contributions qui composent ce dossier spécial. La plupart des auteurs ont connu Jacques Perriault de près, dans des contextes très divers témoignant de l’étendue de ses activités. Chaque article donne à voir une ou plusieurs facettes de ce collègue en sciences de l’information et de la communication qui joua un rôle important dans d’autres disciplines également, les sciences de l’éducation en premier lieu. Au-delà du témoignage, tous proposent une analyse la plus distanciée possible des apports multiples de ce personnage hors normes.

12Annie Fouquet établit un rappel chronologique de la carrière de Jacques Perriault tandis qu’Henri Hudrisier, qui fit sa connaissance en 1974 à l’EHESS, revient sur son rôle dans le développement de l’enseignement de l’informatique depuis les années 1970 et sa fonction d’expert dans les instances nationales et internationales de normalisation, au sein desquelles il dut faire l’apprentissage de la recherche du consensus. À la fin de son article, Henri Hudrisier retient de la personnalité complexe de Jacques Perriault, le dénicheur de sujets d’étude, le passeur d’idées ou encore le militant de la culture technique.

13Georges-Louis Baron croisa Jacques Perriault un peu plus tard, à la fin des années 1970, dans le cadre de l’INRP (Institut national de recherche pédagogique) dans le domaine appelé alors l’informatique pédagogique. Il insiste dans sa contribution sur les apports de Jacques Perriault à sa vie de jeune thésard : ses connaissances précises des technologies éducatives et une familiarité forte avec l’informatique et la problématique – toujours d’actualité – de son enseignement. Georges-Louis Baron reste aujourd’hui frappé par l’ampleur des centres d’intérêt de Jacques Perriault, spectre qui se traduit dans la variété des sujets des thèses encadrées et dont l’auteur donne une liste exhaustive en annexe. Jacques Perriault aura, dit-il, finalement réussi à se situer à l’intersection de plusieurs interfaces, entre pratique, recherche et décision.

14Éric Bruillard, quant à lui, a croisé Jacques Perriault en 1983, toujours dans le contexte de l’INRP, sur le programme Logo. Pour ce dossier spécial, il propose un focus des apports de Jacques Perriault dans le développement en France de ce langage issu des travaux de Seymour Papert au MIT.

15Les travaux de Jacques Perriault sur le langage Logo furent également l’occasion de la rencontre avec Didier Oillo, au sein des réseaux consulaires cette fois-ci. Ce dernier, témoignant du compagnonnage de Jacques Perriault avec la francophonie, insiste sur trois points : son rôle dans la diffusion des thèses constructionnistes de Papert auprès des enseignants francophones, l’introduction d’une problématique d’industrialisation des contenus dans la formation, l’enjeu de la question de la normalisation dans l’accès aux savoirs.

16Françoise Thibault, quant à elle, préfère insister sur la figure de l’ingénieur que fut Perriault. Il oscille selon elle entre l’ingénieur social, car « ce qui l’intéresse c’est bien la rencontre entre technique et société », et l’expert impliqué, dans la formation ouverte et à distance (FOAD), notamment. Françoise Thibault appuie plus précisément ses analyses sur l’ouvrage composite de Jacques Perriault, L’accès au savoir en ligne, et sur le rôle joué par celui-ci dans le programme Campus numérique lancé par le ministère au début des années 2000.

17Pierre Mœglin s’attache enfin à mettre en perspective les apports de Jacques Perriault sur l’enseignement à distance, un centre d’intérêt parmi bien d’autres chez lui et qui donna lieu à des développements notables lors de son passage au Cned au sein du Laboratoire de recherche sur l’industrie de la connaissance (Laric). Mais la distance n’est, ajoute-t-il, pas seulement chez Perriault un objet ou un terrain d’étude : « il la tient également pour un facteur d’industrialisation » comme l’analyse Pierre Mœglin. Sans en faire pour autant de Jacques Perriault un théoricien de l’industrialisation de la formation, Pierre Mœglin note que « attachant plus d’importance à la distance qu’à la formation dans la formation à distance, [Jacques Perriault] voit en la première le moteur de l’industrialisation de la seconde ».

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Bibliographie

Aron, R. (1963). Préface. Dans M. Weber, Le savant et le politique (7-69). Plon.

Bonfils, P., Chalelain, B. et Lamy, A. (dir.) (2020). Hommages. Cahiers de la SFSIC, 2020(16). http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=795

De Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien. Tome 1. Arts de faire. Gallimard.

Fassin, E. (1998). Le savant, l’expert et le politique : la famille des sociologues. Genèses, Sciences sociales et histoire, 1998(32), 156-169.

Le Marec, J. (2003). Confrontations. L'enseignement à l'heure des réseaux : le débat nécessaire. Médiamorphoses, 2003(7), 3-18.

Mœglin, P. (dir.) (2016). Industrialiser l’éducation. Anthologie commentée 1913-2012. Presses universitaires de Vincennes.

Monte M. et Oger C. (dir.) (2015). Discours d’autorité : des discours sans éclat(s) ? Mots. Les langages du politique, 2015(107).

Perriault, J. (2002). L'accès au savoir en ligne. O. Jacob.

Petit, L., Commandré, M., et Ologeanu, R. (2016). L’éducation, industrie de la connaissance. Dans P. Mœglin (dir.), Industrialiser l’éducation. Anthologie commentée 1913-2012 (p. 177-186). Presses universitaires de Vincennes.

Valade, B. (dir.) (2019). Jacques Perriault (1939-2019), la maison du savoir de Jacques Perriault. Hermès, 3(85), 211-228.

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Notes

1 Voir les hommages rendus par Stéphane Chaudiron, Thierry Gaudin et Pascal Lardellier dans Les Cahiers de la SFSIC, n° 16/2020.

2 Voir Perriault J., cité par Le Marec J. (2003). « Confrontations. L’enseignement à l’heure des réseaux : le débat nécessaire », Médiamorphoses n° 7, p. 15.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Petit, « Jacques Perriault : le savant, l’expert et le politique »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 37 | 2022, mis en ligne le 08 mars 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/7595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.7595

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Auteur

Laurent Petit

laurent.petit@sorbonne-universite.fr

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