Merci à Claire Peltier et à Pierre Moeglin pour leur relecture attentive.
1Jamais on n’aura autant commenté, parlé, débattu et écrit à propos de la formation à distance, des dispositifs de formation hybrides ou en ligne. En mars 2020, dans le monde entier, les établissements d’enseignement et de formation, tous niveaux confondus, ont fermé leurs portes et ont basculé dans un univers qui leur était, pour la grande majorité, totalement inconnu : celui de la formation à distance et, progressivement, vers celui des dispositifs hybrides de formation.
- 1 Dans ce texte le genre masculin est utilisé comme générique, dans le seul but de ne pas alourdir le (...)
2De nombreuses publications, notamment au sein de la rubrique « Débat-discussion » de DMS (2020 et 2021), ont mis en évidence l’impréparation des enseignants1 et des étudiants face à ces nouvelles réalités. En quelques semaines, la plupart ont dû agir au plus pressé, concevoir et mettre en œuvre des dispositifs de formation selon une « ingénierie de crise » pour lesquels ils n’avaient pu être formés ou accompagnés par un service d’ingénierie pédagogique. Malgré des expériences extrêmement intéressantes, créatrices et novatrices, il faut reconnaître que la « continuité pédagogique » s’est le plus souvent traduite d’un côté par un renforcement de la forme transmissive de l’enseignement (Peltier, Peraya, Bonfils et Heiser, 2022, à paraître) et d’un autre côté par un retour aux fondamentaux de la formation à distance, par le fait de « vaincre la distance » et donc de compenser la perte de la coprésence spatio-temporelle caractéristique de la formation présentielle en se servant des dispositifs technopédagogiques actuels, notamment des dispositifs de visioconférence et de communication médiatisée par ordinateur, synchrone ou asynchrone. Nous pouvons affirmer sans crainte que, dans de nombreuses situations, les enseignants ont proposé des dispositifs de formation qui, bien que labellisés « formation à distance », avaient peu à voir avec ceux que conçoivent et mettent en œuvre les institutions de formation à distance natives sur la base des cinquante dernières années d’histoire et d’évolution. Cette situation peut expliquer en grande partie la déception, la frustration de certains collègues par rapport à la formation à distance, quand ce n’est pas une opposition pure et simple.
3Les établissements de formation, quel qu’en soit le niveau, ont eux aussi été surpris, voire dépassés, par le caractère exceptionnel et imprévisible de la pandémie, par la brutalité et la soudaineté du basculement vers le tout à distance auquel ont succédé, selon l’évolution de la situation sanitaire, diverses périodes d’alternance entre des phases présentielles et distancielles de formation. Le désarroi consécutif à la pandémie et au confinement a été décrit tant dans la littérature scientifique que dans les comptes rendus d’expérience, parfois de manière assez tranchée : « La crise sanitaire a d’abord mis en évidence les inégalités sociales, économiques et scolaires (fracture numérique, etc.). Elle a ensuite révélé les faiblesses de la gouvernance éducative : la continuité des enseignements a essentiellement été portée par les initiatives individuelles des enseignants (Wagnon, 2020) » (Mesaoui, Redondo, Moline et Pironom, 2021, p. 2). Mais il vrai que migrer du présentiel vers la formation entièrement ou partiellement à distance, telle qu’elle est pratiquée par les institutions de formation à distance natives, représente un véritable changement de culture institutionnelle et implique l’adoption de postures, de valeurs, de normes et de pratiques nouvelles dans tous les domaines (pédagogie, recherche, organisation, gestion et administration, gouvernance, infrastructure, etc.).
4Au moment de la crise, la formation à distance n’était cependant pas absente de la réflexion des directions des universités qui, conscientes de l’importance des enjeux économiques, politiques, sociaux et scientifiques que représente la numérisation de toutes les sphères d’activités de notre société, s’étaient dotées, depuis plus d’une décennie, de plans stratégiques de développement du numérique afin de pouvoir assurer leur rôle dans cette évolution sociétale. Or au sein de ces plans stratégiques consultés, la formation entièrement ou partiellement à distance constitue une composante dont l’importance varie selon les universités, mais qui se révèle bien présente.
- 2 Pour Peraya (notamment 2008 et 2010), dans le contexte de l’analyse de la communication et de la fo (...)
5L’évocation de la formation à distance dans ces plans stratégiques numériques, de manière plus ou moins développée, suscite la réflexion et soulève de nombreuses interrogations. Quelle place la formation à distance au sens strict occupe-t-elle dans ces différents plans stratégiques ? Que prévoient-ils en matière de dispositifs hybrides de formation ou, dans un contexte plus large, de la mise à distance des enseignements ? D’autres axes ont-ils été considérés ? Si oui, lesquels ? Autrement dit, comment s’intègre la formation à distance dans le phénomène plus général de la numérisation des universités ? Quels enseignements ont été tirés de cette crise ? Les stratégies numériques ont-elles été modifiées, voire améliorées ? Le cas échéant, comment ? Enfin, les confinements successifs ont-ils eu des conséquences sur d’autres processus universitaires que la médiatisation et la médiation des savoirs ?2
6Enfin, nous souhaitons formuler une remarque générale sur l’usage de certaines notions utilisées par cette littérature institutionnelle, notamment celles d’innovation, d’outil, de technologies (parfois utilisé comme synonyme du précédent), de compétences, de dispositif, de numérique (employé soit comme nom soit comme adjectif dans les expressions « culture numérique ») ou encore de « compétences numériques ». Ces notions font débat parmi les chercheurs et demandent à être clairement définies. À titre d’exemple, nous citerons l’abondante littérature consacrée à l’analyse du concept d’innovation, du concept de dispositif ou encore de la distinction entre « culture numérique » ou « culture à l’ère du numérique » (Cerisier, 2000). Or les textes ne définissent jamais ces notions, quel que soit le niveau auquel ils les évoquent : vision, stratégie, plans d’action. Tout se passe donc comme si ces notions ne demandaient nullement à être adossées à un cadre théorique de référence et si elles faisaient l’objet d’un consensus, incarné dans un sens commun, dans le langage ordinaire, ce qui n’est évidemment pas le cas. Dans ce texte, nous reprendrons ces notions telles qu’elles sont formulées dans les textes analysés et nous ne nous livrerons pas à leur analyse critique, car ce n’en est pas le lieu. Nous prenons cependant acte de l’imprécision et du flou qui les entourent et qui, sans doute, infléchissent les plans d’action.
- 3 Ce document a été réalisé par : Universities UK, une instance rassemblant l’avis des 140 Université (...)
7Pour répondre à ces questions, nous avons consulté un certain nombre de plans stratégiques numériques d’établissement d’enseignement supérieur européens et nord-américains. En complément, nous avons également consulté un modèle de stratégie numérique conçu par un consortium d’universités britanniques3.
8Afin d’effectuer ce choix, nous avons défini différents critères de sélection. Il s’agit donc d’un échantillon qui ne prétend à aucune exhaustivité, mais qui répond à un certain nombre de critères. Premièrement, les documents devaient être accessibles au public. De fait, certains plans existent au niveau institutionnel, mais n’étaient pas communicables, car relevant de l’interne. Deuxièmement, nous avons délibérément choisi des plans stratégiques dont l’horizon et les perspectives couvrent la crise sanitaire (ou qui ont fait l’objet d’une mise à jour à la suite de celle-ci). Dans tous les cas, il fallait qu’ils en aient explicitement tenu compte. Un deuxième critère de sélection a porté sur la consistance argumentative, sur le degré de précision et de détails de ces documents : a minima, ils devaient présenter une vision, des objectifs stratégiques, des plans d’action, des exemples particuliers – en cours de réalisation ou planifiés à court terme ainsi que les entités institutionnelles impliquées dans le processus. Pour des questions d’homogénéité du corpus, nous avons souhaité nous baser sur des textes presque comparables du point de vue de leur volume.
9Nous avons finalement retenu les documents suivants : a) Oser, inspirer, entreprendre ensemble l’avenir, version mise à jour (2021) et La stratégie numérique 2021-2023 (Université Laval, Québec, 2020) ; b) Open education et open science à l’horizon 600 (Université catholique de Louvain, Belgique, 2020, 2020) ; c) Stratégie numérique et Plan d’action de la Stratégie numérique (Université de Genève, Suisse, 2018, 2020a et b) ; d) Politique du numérique à l’Université de Lille (2020) ; e) Digital Strategy 2021-2025 - Digital Transformation @ Aberystwyth University (2021) ; f) Digital Strategy 2020-2023 (Ulster University, UK, 2020) ; g) Digital at the core : A 2030 strategy framework for university leaders (Emerge education, UK, 2020).
10En conséquence, il s’agit d’un échantillon de convenance. Il est cependant représentatif de la méthode « classique » de conception de tout plan stratégique : celui-ci comprend une vision numérique qui se décline en un plan d’action, qui s’opérationnalise lui-même en différentes actions planifiées dans le temps (Kampylis et al., 2015). Pour cette raison, ils s’inscrivent dans une approche générale et peuvent ainsi servir d’exemple pour alimenter le débat.
11Les différents plans stratégiques que nous avons analysés ne sont pas tous construits sur le même modèle ou selon la même logique. Pourtant, ils présentent de nombreuses similitudes relatives à certains axes de développement, objectifs et champs dans lequel ils s’inscrivent, ce que nous détaillerons ci-dessous. Avant de pouvoir nous livrer à leur comparaison, il nous paraît utile de présenter brièvement leur « parti pris », leurs objectifs majeurs, leurs principes directeurs ainsi que les particularités du fonctionnement de chacun d’eux.
12L’Université Laval dit vouloir évoluer et se transformer sous l’effet du virage numérique global, que la crise sanitaire a par ailleurs renforcé. Le numérique constitue un puissant levier pour sa transformation dirigée par sa mission (« l’excellence en enseignement et la recherche »), sa vision d’avenir (« offrir une expérience étudiante unique, faire émerger une culture scientifique audacieuse et ouverte ») et ses valeurs (responsabilité, respect, courage, intégrité, inclusion et solidarité). La stratégie numérique se structure autour de trois axes, de trois « ambitions » : 1) se transformer par le numérique, 2) développer les compétences numériques et 3) repenser l’organisation du numérique. Chacune de celles-ci se décline en différents objectifs, opérationnalisés à leur tour en actions spécifiques. L’enseignement et la recherche y tiennent logiquement une place prépondérante.
13L’Université catholique de Louvain propose sa vision d’avenir à l’horizon 2025, année qui marque le 600e anniversaire de l’université fondée en 1425. Dans la lignée de la transformation numérique entreprise par l’université depuis cinq années, celle-ci fonde sa stratégie numérique sur le concept de l’ouverture, déclinée dans ses différentes dimensions : open education, open science, open access, open data et research management, open source. Enfin, trois dimensions supplémentaires sont prises en compte dans la mesure où elles complètent et participent de l’open education : les ressources éducatives libres (REL), les coursewares, les Moocs, les Spocs et les outils numériques pour l’apprentissage. Chacune de ces dimensions est définie, contextualisée, concrétisée en objectifs dans le cadre d’une vision à l’horizon 2025.
14L’Université de Genève déploie sa stratégie autour de cinq thèmes (l’enseignement et la recherche, une science ouverte et connectée, des services à la société, la communauté universitaire, l’adaptation de la gouvernance aux enjeux du numérique), eux-mêmes traduits en différents objectifs, quinze au total. La stratégie numérique est accompagnée d’un plan d’action remis à jour régulièrement qui présente les projets prioritaires du Rectorat, les projets en cours qui concrétisent les objectifs stratégiques. Le plan d’action est construit selon une logique intéressante qui rappelle celle d’un tableau à double entrée. Les cinq thèmes initiaux en occupent les lignes dans la mesure où ils possèdent un caractère transversal et chacun d’eux rencontre, en colonne, des domaines d’ancrage : les compétences, les prestations, la société, la recherche, l’innovation, la gouvernance.
15L’Université de Lille considère le numérique comme un puissant levier de transformation de la société et de l’université elle-même. Elle définit trois grandes priorités, trois piliers : mettre en place une infrastructure performante et sûre pour tous ses domaines d’activités (enseignement, recherche et administration), un usage du numérique responsable et attentif à son impact environnemental et enfin l’accompagnement des utilisateurs vers l’autonomie par le développement des compétences numérique en référence au DigComp européen (2015) de tous (étudiants et personnels). Quatre principes guident la mise en œuvre de ces priorités : une démarche centrée sur les utilisateurs, la mutualisation, l’ouverture et l’interopérabilité et enfin la cybersécurité. Le document présente enfin les grands projets structurants (année 2020) qui concrétisent les priorités et les principes comme les outils de travail collaboratif, les outils numériques pour la formation, les outils pour la recherche, etc.
- 4 Une stratégie « Cloud First » consiste pour une organisation à utiliser des services ou infrastruct (...)
- 5 La stratégie « Smart campus » permet aux établissements d’enseignement de combiner des technologies (...)
16L’Université d’Aberystwyth au Royaume-Uni oriente sa stratégie sur quatre axes. L’acquisition et le développement des compétences numériques pour l’ensemble de la population de l’institution ; la mise en place d’activités, de formations et de règles concernant la cybersécurité ; une infrastructure numérique à la pointe (incluant les approches « cloud first »4 et « smart campus »5) ; un espace de travail numérique permettant la mise à distance des collaborateurs et collaboratrices. En complément, la stratégie numérique propose également quatre piliers, qui représentent les domaines fonctionnels spécifiques pour le développement et l’amélioration numérique. Chacun de ces piliers est utilisé pour accroître l’efficacité, améliorer la qualité, soutenir le développement de nouveaux modèles et de sources de financement. Nous retrouvons les piliers suivants : offrir une excellente expérience d’apprentissage et d’enseignement aux étudiants, soutenir l’excellence en recherche et innovation, rationaliser et moderniser les processus administratifs et améliorer la présence numérique de l’institution.
17Le consortium britannique explicite un modèle de stratégie numérique pour les dirigeants des universités afin qu’ils puissent concevoir une stratégie numérique à haute valeur ajoutée. Ils conseillent de réaliser ce document en quatre axes : le leadership, soit la mobilisation de l’équipe de direction et la mise en place d’une gouvernance numérique forte ; les équipes via le développement de la culture numérique de ses membres ; le business model avec le développement des cours hybrides et à distance ; et enfin les investissements qui doivent être à la hauteur des ambitions de la Stratégie numérique et de ses actions.
18L’Université d’Ulster, au Royaume-Uni, organise sa stratégie autour de sept points : stabiliser, optimiser et transformer l’offre d’enseignement et de services existants ; fournir une infrastructure de base pour les usagers et des services numériques de premier ordre ; adopter des normes, des cadres et des processus basés sur les « meilleures pratiques » ; redéfinir l’ensemble des solutions et applications à disposition ; offrir un solide programme de cybersécurité pour protéger l’université contre les cyberattaques ; placer le personnel et les étudiants au cœur des décisions, devenir un partenaire numérique de confiance et pleinement engagé dans toutes les fonctions du domaine universitaire, y compris la population étudiante et le grand public. La stratégie repose sur trois piliers : stabiliser en corrigeant ce qui doit l’être, optimiser en se basant sur l’existant qui fonctionne et transforme par la conception, le développement et la construction d’un nouveau modèle de prestation à long terme.
19Nous le verrons, chacun de ces documents fait référence à des axes ou à des thématiques souvent fort proches, mais désignés par des vocables différents. Par exemple, les différentes modalités de la notion d’ouverture (cf. ci-dessus), autour de laquelle l’Université catholique de Louvain structure et déploie son plan stratégique se retrouvent évoquées dans les autres plans sous les termes de collaboration, de partage, d’accessibilité, etc. Enfin, ces différents plans stratégiques, bien qu’ils soulignent l’importance fondamentale du numérique, n’en font jamais une fin en soi. Il s’agit « d’embrasser le numérique dans sa dimension académique, sans se limiter au déploiement d’outils numériques et aux seuls aspects technologiques » (Université de Genève, 2018, p. 1) ou de l’utiliser là où une réelle plus-value peut être espérée et observée (Université catholique de Louvain, p. 9 et 14).
20Toutes les universités, dont nous avons retenu les plans stratégiques numériques mentionnent explicitement, nous l’avons dit, la crise sanitaire et analysent l’impact de celle-ci sur les orientations de leur plan stratégique respectif. Toutes ont confirmé leur conviction selon laquelle le numérique est un puissant levier de transformation. Plus encore, la crise sanitaire caractérisée par un confinement strict et un basculement vers le tout à distance a largement favorisé, voire accéléré leur transformation numérique. Plus que jamais, le numérique s’est révélé une dimension essentielle et névralgique à l’accomplissement des missions et des fonctions de l’université (Université Laval). Par ailleurs, pour certaines d’entre elles, leur expérience acquise ainsi que leurs avancées déclarées dans ce domaine – formation à distance, Moocs, Spocs, dispositifs hybrides de formation, comodalité, ressources éducatives libres, dématérialisation de procédures et de certains services universitaires, etc. – leur a permis de mieux faire face à la crise (Université catholique de Louvain, Université Laval). Ces universités dressent donc un bilan globalement positif de cette période, portant difficile. Par exemple, « l’expérience et les acquis numériques de l’UCLouvain lui ont permis de réussir à mettre en place, dans l’urgence, l’enseignement et les évaluations à distance dans le contexte de la crise Covid-19 » (2020, p. 2). En 2020 dans la rubrique, « Débat-discussion » de DMS, B. Blandin proposait à propos des formations du Campus d’enseignement supérieur et de formation professionnelle (CESI) la même analyse : l’expérience acquise par le CESI en matière de formation à distance et de dispositifs hybrides de formation a rendu le passage au tout à distance plus facile et surtout de l’inscrire dans une continuité d’usage (2020, § 35).
21Cette période de crise a permis d’explorer à grande échelle certaines dimensions du numérique dans l’enseignement et la recherche ainsi que dans ses services, de tester et d’expérimenter de multiples outils numériques non institutionnels, disponibles gratuitement (BigBluebutton, WhatsApp, Zoom, etc.), de concevoir et de mettre en œuvre des dispositifs de formation en ligne aussi nombreux que variés y compris des ressources éducatives, des podcasts ou des cours filmés, des quiz, etc. qui pourront après évaluation être réutilisés et partagés. L’Université de Lille propose une synthèse des effets de la pandémie pour sa propre évolution, mais cette dernière est identique à quelques variations près à celle de toutes les universités dont nous avons analysé les textes :
« On peut résumer les multiples effets du confinement sur le numérique dans l’université par une formidable accélération de la transformation numérique. La prise de conscience de la possibilité de mener à bien un grand nombre de nos missions à distance a permis de généraliser l’accès au télétravail qui n’était qu’au stade de l’expérimentation ; la nécessaire réflexion sur les méthodes pédagogiques pour l’enseignement à distance a fait progresser nombre d’enseignants dans leurs pratiques pédagogiques, y compris pour l’enseignement présentiel ; les besoins de dématérialisation des procédures ont accéléré les projets de dématérialisation (inscription des étudiants, signature électronique, etc.) ; la nécessité de préparer une rentrée partiellement à distance a permis de débloquer des fonds exceptionnels (avec l’aide importante de l’I-Site) pour l’équipement numérique des salles d’enseignement, des enseignants et des étudiants ; la tenue des conférences internationales à distance a fait prendre conscience de la possibilité d’avoir des échanges scientifiques efficaces sans prendre l’avion. Cette crise a mis en valeur les qualités fondamentales de solidarité et de créativité de la communauté universitaire, et le numérique a été un catalyseur de ces qualités » (2020, p. 59).
22Nous orienterons l’analyse des éléments évoqués dans les stratégies des établissements d’enseignement supérieur qui constituent notre corpus en deux parties. La première concerne l’identification des grands axes ou des dimensions communes aux plans stratégiques étudiés. Ces dimensions possèdent un caractère transversal par rapport aux différents champs (les dispositifs de formation et les pratiques pédagogiques, la recherche et la diffusion des connaissances, la rationalisation et la modernisation des processus administratifs (e-administration) auxquels elles s’appliquent, dans lesquels elles s’incarnent et s’opérationnalisent. La seconde partie portera sur l’analyse de quelques-uns de ces champs et nous tenterons de montrer plus précisément quelles sont les dimensions qui s’y appliquent, de quelle manière, en ouvrant quelles perspectives. Cette distinction constitue un artifice méthodologique et « pédagogique » afin de structurer l’analyse du corpus et de décrire les logiques de construction des plans stratégiques.
23Nous ne développerons pas chacune des dimensions avec le même degré de détail. Nous nous attarderons plus longuement sur celles qui entrent directement dans le périmètre de la médiatisation et de la médiation des savoirs et des dispositifs de formation à distance.
24Le modèle de stratégie développé par le consortium britannique met clairement en évidence l’importance du leadership et de la gouvernance. Le consortium indique que la réussite de la stratégie et l’opérationnalisation du plan numérique sont globalement liées au niveau de confort des dirigeants envers le numérique ; à leur capacité à impliquer le conseil d’administration dans l’élaboration de la réflexion stratégique sur le numérique ; à la nécessité de responsabiliser un membre de l’équipe de direction concernant le numérique – et peut parfois amener à modifier sa structure. Il y a également un besoin évident d’une plus grande sensibilisation numérique parmi les hauts dirigeants, accentuée par leur expérience pendant la pandémie. Ce besoin s’étend en particulier si l’université recherche de nouveaux membres dans une optique d’expertise numérique et de plus grande diversité. Un certain nombre d’universités envisagent également de modifier la structure de l’équipe de direction, par une implication plus étroite de la direction des systèmes d’information dans le processus décisionnel, créer des rôles dédiés de vice-recteur numérique ou de directeur numérique, ou encore créer des instances consultatives internes pour aider à coordonner la mise en œuvre de la stratégie numérique. Ce constat est identique dans les universités francophones, notamment à l’Université de Genève, où un Bureau de la transformation numérique dirigé par un vice-recteur pilote la stratégie numérique de l’institution. Notons enfin que du côté des institutions francophones, un rôle très important est dévolu aux facultés dans l’opérationnalisation des objectifs et la mise en œuvre des actions.
25L’innovation est au cœur des stratégies numériques présentées par les universités depuis un certain temps et bien avant la crise sanitaire. En ce qui concerne les pratiques pédagogiques, de nombreuses études en ont rendu compte (Baron, Bruillard et Lévy, 2000 ; Charlier et Peraya, 2003 ; Rege Colet et Romainville, 2006 ; Jacquinot-Delaunay et Fichez, 2008 ; Massou et Lavielle-Gutnik, 2017). Dans les textes, la notion d’innovation semble acquise et ne demande aucune clarification, aucune définition plus précise. Elle semble entendue soit au sens du langage ordinaire, soit de manière plus précise, comme l’introduction « transformante » dans un contexte donné d’un aspect, d’un événement, d’une procédure, etc. qui, jusque-là, n’en faisait pas partie. Entendue en ces termes, l’innovation touche tous les secteurs d’activités des universités : « favoriser la capacité d’innovation en termes d’enseignement, de recherche et de services numériques » (Université de Genève, 2020-a, p. 1), « valoriser l’innovation d’aujourd’hui afin de bâtir l’université de demain » (op. cit., p. 5). Afin de favoriser l’innovation, il est également question de miser sur les technologies émergentes pour soutenir le cycle de vie de la recherche et l’engagement des entreprises, de réaliser des événements et de mettre en place des programmes de recherche numériques dédiés (Université d’Aberystwyth, p. 15).
26La volonté d’innover se rencontre à tous les niveaux de l’université et dans tous ses domaines d’activités. Cependant, toutes les universités accordent une attention particulière à l’enseignement et à l’apprentissage, à la transformation des pratiques pédagogiques. L’Université Laval par exemple a pour un de ses objectifs la transformation « du campus en laboratoire vivant et en vitrine de l’innovation » (2.2., 2021, p. 15). D’ailleurs, des entités spécifiques assurent un rôle essentiel dans de nombreuses actions mises en œuvre des objectifs stratégiques définis en cette matière, comme la Direction de l’innovation pédagogique (Université de Lille), le Centre des services en technologies et en pédagogie (CSTIP) (Université Laval), le Louvain Learning Lab (Université catholique de Louvain ou encore, à l’Université de Genève, le Pôle de soutien à l’enseignement et à l’apprentissage (SEA).
27Cependant la question du niveau de changement dans les modes d’organisation et dans les structures des insultions éducatives et n’est jamais abordée. Prost (2013) distingue trois niveaux de changement possibles : 1) les changements mécaniques, « qui ne touchent ni à l’architecture d’ensemble de l’organisation concernée ni à ses principes de gouvernement » (Prost, 2013, p. 303) ; 2) les changements organiques qui « affectent en revanche l’architecture, l’organisation d’ensemble, mais ils n’altèrent pas les principes de fonctionnement, la logique selon laquelle le système se gouverne » (ibid.) ; 3) les changements structurels ou paradigmatiques qui « remettent en question les fondements, les principes mêmes d’organisation et de gouvernement de l’institution » (Prost, op. cit., p. 303-304). Une grande partie des actions engagées à la suite des plans stratégiques nous semblent relever des changements mécaniques et/ou organisationnels, comme le fait de faciliter l’accès des étudiants à leur dossier administratif à distance. Du côté des pratiques pédagogiques, les textes parlent toujours de « pratiques pédagogiques innovantes ». Or transposer à distance la pratique transmissive du présentiel grâce aux dispositifs technopédagogiques, comme ce qui s’est largement produit durant les confinements, ne constitue qu’un changement mécanique. Les changements paradigmatiques, quant à eux, se situent, pensons-nous, du côté des nouvelles valeurs induites par la dématérialisation et la numérisation et parmi celles-ci, les différentes formes de l’ouverture – de l’Open –, le partage, la mutualisation, la collaboration que nous avons évoqués ci-dessus.
28Bien évidemment, la transformation des pratiques, qui plus est dans un contexte où les technologies évoluent très rapidement, exige de la part de tous les membres de la communauté universitaire (étudiants, enseignants, chercheurs, personnel administratif et technique) des connaissances et des compétences nouvelles. En effet, l’ « innovation technologique » suscite de nouvelles manières « d’étudier, d’enseigner, de mener une recherche et de travailler ou de gérer une unité » (Université de Lille, p. 14). Ainsi, le plan d’action de la Stratégie numérique de l’Université de Genève indique : « L’Université de Genève souhaite développer les compétences numériques de l’ensemble de sa communauté afin que toutes et tous puissent tirer profit du numérique au quotidien en maîtrisant les outils essentiels et en prenant conscience des enjeux liés à la transformation numérique » (2020, p. 2). L’Université d’Aberystwyth complète également un aspect sur les profils de sortie des étudiants : « Les étudiants diplômés auront les compétences numériques nécessaires pour le travail de demain » (2021, p. 13).
29Les mesures concrètes qui seront mises en place afin de développer ces compétences pourront être adaptées aux besoins de certaines catégories spécifiques de personnel ou de manière transversale à l’ensemble de la communauté universitaire. Notons que cette thématique inclut des savoir-être tels que les comportements numériques responsables et, globalement, la culture numérique (Université de Lille). Certaines universités s’appuient sur des référentiels de compétences, comme le DigComp européen, l’Université de Lille par exemple, ou sur un référentiel « maison », comme celui conçu à et par l’Université de Genève pour ses besoins propres.
- 6 Les compétences numériques font d’ailleurs l’objet de plans gouvernementaux spécifiques afin de fin (...)
30L’acquisition de compétences nouvelles demande des stratégies de formation continue et de développement professionnel pour tous les membres de la communauté universitaire. Celles-ci peuvent prendre diverses modalités, de durée et de formats variés, regroupées autour de deux formes particulières : d’une part la formation proprement dite et d’autre part l’accompagnement, notamment en cours de projet (enseignement, recherche, service). Les formations visent la maîtrise instrumentale des outils numériques, mais aussi des compétences transversales, des soft skills6 et plus globalement l’acquisition d’une culture numérique. L’objectif tel que le formule l’Université de Lille est de rendre les membres de la communauté universitaire autonome grâce à une formation et/ou un accompagnement dans le contexte de la numérisation de leurs tâches. Par exemple dans le domaine de l’enseignement, « l’autonomie des personnels se décline notamment dans la faculté des enseignants à utiliser des outils numériques pour l’hybridation des formations et la mise en œuvre de pédagogies actives et interactives » (Université de Lille, 2020, p. 10).
31En conséquence, la formation à la culture et aux compétences numériques s’adresse aux membres des personnels des universités, toutes catégories confondues, mais aussi plus généralement aux citoyens qu’ils sont puisqu’ils sont appelés à vivre dans une société de plus en plus numérique. C’est aussi une des missions des universités : former les citoyens de demain.
32Une des conséquences de la numérisation et de la dématérialisation réside dans la possibilité d’accéder à distance aux informations, aux contenus, aux ressources de toute nature – pédagogiques, scientifiques, et administratives –, comme aux transactions et procédures de gestion. La mise à distance s’inscrit dans une volonté de délocaliser les membres de la communauté universitaire, de favoriser la mobilité et le nomadisme : « accéder à distance [à partir de plusieurs appareils différents, téléphone mobile, ordinateur portable] à leurs outils et à leurs documents et d’interagir entre eux, peu importe l’endroit où chacun se trouve : à la maison, dans un café, sur le campus ou dans le bus » (Université Laval, p. 7 et 24). Dans cette même perspective, pour l’Université catholique de Louvain, la mise à distance s’inscrit dans sa conception globale de l’ouverture et en constitue un des leviers. La mise à distance permet donc un accès généralisé et flexible à la formation, aux ressources, aux publications, aux services tout en déployant une approche plus inclusive. Par contre, le texte de l’Université de Lille ne mentionne le terme de distance que dans le syntagme de « formation à distance » indiquant clairement, nous semble-t-il, que la mise à distance ne porte que sur les dispositifs de formation. C’est donc une vision plus restrictive, peut-être simplement plus classique, de la distance. Dans le texte de l’Université d’Aberystwyth, comme dans les autres d’ailleurs, il est question de mettre en place un modèle de « travail hybride », de télétravail, pour le personnel, alliant le travail à domicile et le travail au bureau.
33La période de confinement, malgré la résistance de certains, a sans aucun doute accéléré les processus de mise à distance tout en favorisant, pour de très nombreux membres des communautés concernées, l’acquisition de compétences numériques ainsi qu’une acculturation aux modalités du travail – au sens le plus général du terme – à distance, mais plus globalement aux multiples formes de la distance. En témoignent les usages des dispositifs de communication à distance synchrone ou synchrone, qui se sont généralisés durant la période de confinement auprès de toutes les catégories d’acteurs, étudiants, enseignants et personnel administratif et technique. Les plans stratégiques consultés mettent tous l’accent sur cette dimension que les conditions imposées par la crise sanitaire ont contribué à renforcer.
34L’Université d’Ulster a d’ailleurs une vision intéressante à ce propos : « un personnel ayant accès à une nouvelle forme de travail deviendra plus engagé, solidaire, réactif et professionnel. Les rapports sur les services seront améliorés et notre travail sera basé sur l’utilisation des meilleures pratiques dans les domaines de la gestion des services, des processus, de la gouvernance et des politiques » (2020, p. 4).
35La numérisation et la dématérialisation constituent aussi la condition de mise en réseau, du partage – il est souvent question de mutualisation –, de la communication et de la collaboration. Il nous a paru légitime, dans le cadre de cette analyse, de regrouper dans une même section ces dimensions transversales tant elles sont intriquées : pas de partage sans mise en réseau, pas de collaboration sans partage, pas de collaboration sans communication. Cette dimension est présente dans tous les plans stratégiques. Elle constitue le cœur de la stratégie de l’Université catholique de Louvain à travers les différentes modalités de l’ouverture que ce soit dans le domaine de l’éducation et la formation (open education7), de la science (open science), de l’accès aux publications et au patrimoine scientifiques (open access), de la gestion des données de la recherche (open data) ou encore du développement informatique (open source). Pour les autres universités, l’ouverture constitue un objectif particulier dans une stratégie numérique plus vaste et semble concerner principalement la science ouverte. Ainsi pour l’Université de Genève, où une archive ouverte existe depuis 2008, la mise à disposition gratuite des publications scientifiques8 s’inscrit dans un axe de développement de prestations numériques susceptibles de transformer l’Université (2.7, 2020, p. 6). Cette initiative s’insère, à travers la Conférence des recteurs des universités suisses, dans une stratégie plus large et déjà ancienne, celle de la Déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance (2003)9. Une feuille de route relative aux multiples implications de cet objectif et sa réalisation a été définie à l’automne 2020 (4.5., 2020, p. 9). L’Université de Lille s’est, elle aussi, dotée d’une archive ouverte institutionnelle (LillOA) pour soutenir « sa politique de science et d’éducation ouverte » (2020, p. 6) et le projet doit être achevé aujourd’hui. L’Université Laval, enfin, déploie une politique de science ouverte et soutient donc le libre accès et une large diffusion des connaissances des œuvres et des innovations développées sur son campus (2.2.3, 2021, p. 9).
36Ces quelques éléments d’analyse montrent deux choses. D’une part, le partage et la collaboration peuvent se renforcer à l’interne, entre les membres de chacune des universités permettant aux collaborateurs de créer des équipes de travail et de recherche avec une facilité et flexibilité. D’autre part, la mise en réseau encourage et simplifie le rapprochement, les échanges, le partage de ressources entre les enseignants et les chercheurs d’universités différentes, partageant des intérêts communs. Mais en même temps, les technologies annihilent les frontières classiques qui délimitent le périmètre de chaque établissement de chaque institution : la distinction entre collaboration interne et externe tend dès lors à s’amenuiser, peut-être aussi à perdre une partie de sa pertinence heuristique. Dans cette perspective, soulignons que les technologies sur lesquelles s’appuient la mise en réseau sont celles-là mêmes qui permettent la mise à distance : mises en réseau et à distance paraissent donc indissociables.
37Les institutions d’enseignement supérieur sont avant tout des organisations publiques qui se doivent d’utiliser les moyens mis à leur disposition par leurs gouvernements respectifs avec une certaine efficience. Il s’agit donc pour eux d’identifier les actions numériques qui auront le plus de valeur ajoutée et avec un minimum de moyens. Comme le montre le consortium britannique, l’une des premières étapes de l’élaboration d’une stratégie numérique consiste à évaluer avec précision les investissements nécessaires pour atteindre ses objectifs. Cela implique à la fois d’identifier les ressources financières, mais également humaines et de s’appuyer sur une compréhension approfondie des processus et outils en place ainsi que sur l’adhésion d’un large éventail de parties prenantes à travers l’université. De plus, il est utile de réaliser des itérations régulières sur ces moyens et sur leur impact dans la mise en œuvre de la stratégie numérique. Pour ce faire, une autorégulation annuelle des initiatives et des moyens mis en place est pertinente. Ces différentes régulations, tout comme le pilotage des actions de la stratégie, doivent être organisées et coordonnées. Pour ce faire, dans certaines universités, comme l’Université de Genève, on mit en place un « Bureau de la transformation numérique » sous la tutelle du rectorat afin de piloter la stratégie numérique de l’Université. Cette instance administrative se compose d’une dizaine de personnes qui agissent en synergie avec les facultés sur la thématique numérique.
38Tous les établissements d’enseignement supérieur, dont les textes constituent notre corpus, proposent une vision holistique de la numérisation. Il s’agit de créer un environnement robuste, performant, sûr, global et homogène – un « écosystème numérique » (Université Laval) – qui soit capable d’intégrer au fur et à mesure les technologies émergentes et dans lequel les sous-systèmes devront être interopérables. Dans cette perspective, l’Université d’Aberystwyth déploie une stratégie de développement de son infrastructure sur la base d’approches telles que « Cloud First » et « Smart Campus » (campus universitaire intelligent). Seule une infrastructure numérique de haut niveau (capacité d’hébergement, de puissance de calcul et de stockage) permettra une mise en œuvre réussie des stratégies numériques. Mais, souligne-t-on à l’Université de Lille, les performances technologiques ne suffisent pas, il est indispensable d’assurer la fiabilité et la sécurité de l’infrastructure « il faut aussi de la sûreté de fonctionnement pour que les utilisateurs aient confiance en cette infrastructure et l’utilisent sans craindre une défaillance ou une faille dans la sécurité de leurs données » (2020, p. 4).
39Nous signalerons encore deux caractéristiques de cette dimension stratégique. D’abord, on s’en doute, elle vise à réduire les coûts informatiques et à améliorer la productivité et l’efficience des services, par exemple en adoptant une démarche de pilotage des logiciels et du matériel dans une perspective itérative et d’innovation (Université d’Ulster). Ensuite, tous les plans stratégiques incluent une composante éthique et environnementale : ils promeuvent un usage responsable du numérique et s’imposent de tenir compte du coût environnemental de l’informatique.
40Pour conclure cette sous-section, soulignons que le réseau informatique ne constitue qu’une partie de cet écosystème. Les universités ont pour objectif de connecter et/ou de déplacer vers l’espace numérique les espaces physiques – amphithéâtres, salles de cours et travaux pratiques, laboratoires, etc. (notamment l’Université Laval, l’Université catholique de Louvain et l’Université de Lille). Cette conception d’un environnement de travail virtuel qui engloberait les espaces de formation tant institutionnels (sur site) que personnels (notamment à domicile), les multiples espaces virtuels (LMS, laboratoires virtuels, répertoires de ressources en libre accès), les dispositifs de communication (écrite, orale, audiovisuelle, synchrone ou asynchrone) interroge bien évidemment la distinction classique entre présentiel et distanciel. Ne nous conduirait-elle pas vers une hybridation généralisée ?
41Après avoir identifié les dimensions transversales des plans stratégiques, nous pouvons examiner dans quels champs particuliers celles-ci s’incarnent et de quelle manière elles le font. Nous en retiendrons trois. Le premier, les dispositifs de formation et les pratiques pédagogiques concernent directement le champ de la formation à distance. Le deuxième, la recherche et la diffusion des connaissances scientifiques se trouvent confrontées à de nouvelles modalités de fonctionnement, de gestion.
42Les pratiques pédagogiques sont au centre des préoccupations des plans stratégiques. Elles se trouvent à la croisée de multiples dimensions que nous avons identifiées : l’innovation, une éducation ouverte et flexible, les stratégies de soutien et d’accompagnement des acteurs – étudiants et enseignants –, la mise à distance et la mise en réseau (partage, communication, collaboration), le développement d’un écosystème numérique. L’analyse des textes fait apparaître une forme d’injonction à innover à partir des technologies et du numérique, nuancée dans certains cas par une attitude réfléchie voir citrique à l’égard de ces technologies : leur usage devrait être conditionné par la réelle plus-value qu’elles apportent. Un aspect intéressant est proposé par l’Université Laval qui structure ses objectifs et concrétise ses actions autour de l’amélioration de l’expérience, donc du vécu, et des étudiants et des enseignants. Comme pour l’Université de Lille, l’utilisateur se trouve au centre de conception des outils et des dispositifs. L’Université de Louvain consacre une partir importante de son plan aux pratiques pédagogiques ; elle développe l’argument selon lequel l’Open Education et la formation distance sont complémentaires, argument qui constitue la colonne vertébrale de sa stratégie en matière de pratique pédagogique. L’Université de Lille mène elle aussi une politique d’éducation ouverte. Elle est active dans la production et le partage de ressources éducatives libres, de formations autoportantes : elle est membre de huit universités thématiques et consortiums FUN-MOOC (2020, p. 7). Quant à l’Université de Genève, elle participe au projet de « Virtual exchange for LERU [Ligue européenne des universités de recherche] students » qui permet aux étudiants inscrits dans les universités partenaires d’acquérir des crédits en ligne dans chacune d’elles (2020-b, p. 3).
43Les dispositifs de formation et les pratiques pédagogiques sont le lieu d’expérimentation et de mise en œuvre de multiples dispositifs technopédagogiques : dispositifs de formation à distance classique, dispositifs hybrides de formation ou encore dispositifs comodaux. Mooc, Spoc, courseware, ressources éducatives libres, etc. Les textes dressent aussi un inventaire très complet des « dispositifs particuliers » (Peraya et Bonfils, 2012), désignés dans tous les textes analysés par le terme d’outil, qui participent à la construction du dispositif technopédagogique global. Il s’agit par exemple des dispositifs de communication médiatisée par ordinateur et de visioconférence, applications d’interaction, de collaboration et de communication, des environnements de classes virtuelles, applications d’évaluation en ligne, application de production de podcasts, etc. L’objectif déclaré est de favoriser l’excellence de l’expérience d’apprentissage et pour ce faire, de mettre les outils de plus en plus performants et adaptés aux acteurs, d’évaluer les expériences d’appropriation et les pratiques, très souvent créatives, nées durant les confinements et les périodes de semi-présentiel, afin de les évaluer et de voir quelles sont celles qui pourraient être partagées, disséminées et intégrées dans les développements futurs.
44Les besoins en formation technopédagogique et en accompagnement des enseignants et des étudiants, nous l’avons évoqué, constituent un des axes transversaux des stratégies universitaires. À ce propos, la prise de conscience de l’importance du rôle des ingénieurs et des accompagnateurs pédagogiques apparaît comme l’une des conséquences de l’ « ingénierie d’urgence » mise en œuvre au moment du basculement vers le tout à distance. En même temps, ces mesures semblent liées à une réflexion critique menée sur les pratiques de mise en ligne, de e-formation nées dans ce contexte à l’occasion de la mise à jour des plans stratégiques durant la période de crise sanitaire : de nombreuses pratiques pédagogiques mises en œuvre, sans préparation, sans culture de l’ingénierie et de la formation à distance telle qu’elle est pratiquée par les institutions de formation à distance ont été présentées comme de la formation à distance, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une forme très édulcorée de celle-ci, voire de la mise en ligne de ressources.
45Il est une question essentielle pour notre débat qui semble émerger dans les textes rassemblés, celle de la place de la formation à distance dans l’avenir des universités présentielles. Les universités se positionnent différemment, mais proposent des pistes complémentaires. La première est l’affirmation du caractère fondamentalement présentiel de l’université comme le proclame l’Université catholique de Louvain. Si elle reconnaît, nous l’avons évoqué, qu’elle a pu s’appuyer sur « son expérience et ses acquis numériques » durant la crise sanitaire, il ne s’agit pas pour elle de « poursuivre dans cette voie de l’urgence ni de devenir une université virtuelle. Les usages proposés du numérique sont réfléchis pour soutenir et améliorer nos formations et non pour remplacer les interactions et l’expérience du présentiel » (2020, p. 2). La deuxième est proposée par l’Université Laval, qui accorde, comme l’Université catholique de Louvain une place essentielle aux interactions humaines. Elle s’en distingue pourtant par deux caractéristiques. D’abord, il y a le rôle primordial du campus universitaire, lieu de la complémentarité entre le numérique et l’humain : un espace de rencontres et d’interactions ou les outils numériques se combineront à l’approche humaine pour donner vie à une pédagogie active et remodelée » (2020, p. 6). Ensuite, l’Université Laval fait figure de pionnière dans la conception et la mise en œuvre des formations comodales. Celles-ci organisent un même programme, un même cours sous trois modalités différentes donnant accès à la même certification : à distance, en présentiel ou selon un format hybride, l’étudiant pouvant choisir son parcours en mixant les trois modalités selon ses besoins personnels. La possibilité de suivre une formation entièrement à distance existait déjà avant la crise sanitaire au sein même d’une université présentielle.
46Une troisième piste est ouverte par le consortium britannique qui propose aux universités membres de se questionner sur la pertinence de conserver un enseignement en présentiel. Il propose de se diriger plutôt vers un enseignement mixte ou à distance en fonction l’efficacité opérationnelle, en réinvestissant les économies de coûts et en privilégiant l’expérience des étudiants. L’objectif est de ne conserver la présence physique que pour des activités « à haute valeur ajoutée » comme des séminaires, des laboratoires ou des travaux sur le terrain. En complément, il conseille d’initier la réflexion autour d’un nouveau « campus à distance » et de ré imaginer le rôle d’une institution d’enseignement supérieur.
47La plus-value du présentiel ainsi que la place du campus universitaire et la nécessité d’en redéfinir le concept sont au centre de la conception des dispositifs hybrides et plus généralement des usages des technologies éducatives. Le campus apparaît donc comme une des composantes cruciales de l’ « écosystème numérique » (voir ci-dessus). Enfin, conçu comme un smart campus, un campus intelligent, il pourrait devenir un des leviers de la personnalisation de l’expérience étudiante et enseignante (Université Laval et Université de Lille).
48Les positions institutionnelles sont identiques en matière de pratiques pélagiques et de recherche. Les technologies et le numérique sont considérés comme un appui de tout premier plan au développement et l’excellence de la recherche scientifique qu’il s’agisse des moyens de la recherche, de la mise en réseau et de la collaboration entre chercheurs, du partage et de la valorisation de l’expertise et des données dans une approche éthique (respect du RGPD et du consentement éclairé), enfin pour la diffusion des connaissances (Université Laval, pp. 6 et 10). Qu’il s’agisse de recherche, comme de l’enseignement ou de gestion, l’Université catholique de Louvain, fidèle à sa politique d’ouverture, favorise les logiciels et les outils Open Source pour la recherche, ou produits de la recherche, et elle offre une aide juridique aux chercheurs dans les licences et la diffusion des logiciels de la recherche (2020, p. 12). L’université développe aussi une « forge institutionnelle » qui se veut la vitrine pour la diffusion des logiciels libres produits par ses chercheurs (2020, p. 26). Quant à la diffusion des résultats de la recherche, elle s’inscrit dans la même doctrine de l’open celle de la libre diffusion et du libre accès aux résultats de la recherche (Open Access) comme aux données (Open Data) : « ce n’est pas une mode, c’est une prise de position forte et un enjeu démocratique » (2020, p. 2). De nombreuses actions sont entreprises dans cette direction, par exemple la mise à disposition de la communauté d’une plateforme qui permet la gestion éditoriale et la diffusion de revue en ligne (2020, p. 20). En cette matière, l’université se réfère aux positions des Nations Unies, de la Commission européenne et du Conseil européen de la Recherche qui soutiennent ces initiatives devant mener à l’Open Science. Forte du soutien qu’apporte le gouvernement français à cette démarche d’ouverture, l’Université de Lille s’est engagée dans une politique de science et d’éducation ouvertes : elle a mis notamment en place une archive ouverte et un portail Hal et encourage les chercheurs à y déposer leurs publications. Par ailleurs, l’université héberge plusieurs plateformes de données de recherche (2020, p. 7). Disons encore que les universités disent avoir découvert de nouveaux moyens de communiquer la science comme l’organisation de colloques, de séminaires en ligne, formules qui pourraient partiellement se pérenniser.
49Enfin, sans pouvoir détailler ce dernier aspect – les textes sont en effet trop lacunaire à son propos –, nous noterons que la communication externe, la présence des universités sur les réseaux et les médias sociaux, constituent un autre champ que les universités souhaitent développer. Dans cette perspective, les nombreuses actions de partage de cours, de ressources pédagogiques, ainsi que de de collaboration contribuent largement à cette politique qui vise à diffuser et à améliorer la réputation et l’image publique de l’excellence des universités.
50Comme l’indiquent les universités Laval et d’Ulster disposer d’une e-administration forte et efficiente intégrant des outils, services et technologies ciblés permettra de faire face aux missions de plus en plus digitales des institutions d’enseignement supérieur. Une numérisation de l’administration passe entre autres, par une réflexion sur la digitalisation des processus en place, mais aussi sur une évolution de ces processus. L’objectif étant d’utiliser les composantes digitales comme levier de transformation de ces processus administratifs. Ensuite, la mise en place d’une e-administration efficace demande en parallèle d’avoir de données fiables et de qualité. Il est également nécessaire de disposer des outils permettant leur exploitation et leur gestion (intégration des données provenant d’autres logiciels, traitement des données, tableaux de bord, analyses, etc.). Cet aspect et d’autant plus important qu’il permet de réaliser une interopérabilité avec les autres universités.
51Reprenons ci-dessous brièvement nos interrogations initiales. Certaines d’entre elles ont trouvé une réponse, d’autres non. D’autres encore se sont révélées dans le courant de notre réflexion. Nous les soumettons telles quelles au débat à venir. Les contributrices et contributeurs proposeront, n’en doutons pas, d’autres pistes de réflexion.
52Les différentes analyses nous ont amenés à comprendre comment des institutions d’enseignement supérieur avaient conçu leurs stratégies numériques, et ce, avec une influence plus ou moins marquée de la crise sanitaire dans ce contexte. L’analyse de ce corpus, en fonction des critères que nous avons définis, nous a permis de mettre en lumière différents constats, dont la présence aujourd’hui de nombreux plans stratégiques numériques dans l’enseignement supérieur. Lorsque l’on parcourt ces documents, on constate des similitudes dans les différentes dimensions ou axes transversaux présents (par exemple la gestion du plan stratégique, l’innovation, le soutien des acteurs, la mise à distance, la mise en réseau, l’efficience de l’organisation et la régulation des actions ou encore l’écosystème numérique). Des similitudes sont également visibles à travers les champs d’application évoqués (par exemple les dispositifs de formation, les pratiques pédagogiques, la recherche, la diffusion des connaissances ou encore la rationalisation et la modernisation des processus administratifs). Les différents plans stratégiques que nous avons analysés trouvent leur origine soit dans l’impulsion des décideurs préoccupés par une transition numérique de l’institution à court ou moyen terme, soit par un bouleversement extérieur important tel que l’irruption de la pandémie. La crise sanitaire a également eu comme conséquence la modification des stratégies existantes et l’ajustement d’actions préalablement envisagées. Malgré ces différents constats, plusieurs questions demeurent : de quelle manière ces stratégies ont-elles été modifiées pendant (et même) après la pandémie ? De nouveaux axes transversaux ou champs d’application sont-ils apparus ? Lesquels ?
53Nous avons souligné la brèche ouverte par la pandémie dans la réflexion des universités en matière de formation à distance. Pour répondre à l’injonction du tout à distance, de nombreuses expériences ont ainsi été réalisées dont les analyses mettent en évidence aujourd’hui les enseignements positifs comme négatifs ont pu être tirés. La formation à distance intervient avec une granularité et une intensité variable en fonction de chacune des institutions, de ses valeurs, de sa vision, de son contexte. Si certaines d’entre elles se positionnent clairement pour un maintien du modèle présentiel dominant, d’autres se montrent ouvertes à l’idée de s’engager dans une nouvelle voie qui intègrerait un certain nombre de caractéristiques et de pratiques propres à la formation entièrement ou partiellement à distance. Dans ce cas, force est de constater que les conditions, notamment en matière d’encadrement et de soutien pédagogique, qui constituent une des spécificités des universités à distance natives, sont loin d’être réalisées. Ces différentes orientations suscitent plusieurs questions : comment les universités présentielles comptent-elles s’adapter et/ou envisager des collaborations avec les universités à distance ou encore créer de nouveaux modèles ? Comment définir la valeur ajoutée du présentiel ? Sur quelles bases déterminer ce qui doit demeurer en présentiel et ce qui peut être mis à distance ? Comment l’hybridation des dispositifs de formation évolue-t-elle dans ce contexte ? Quels types de dispositifs hybrides de formation peut-on dès lors envisager ? De manière plus générale, nous rapprochons-nous d’un modèle similaire à celui qui caractérise les universités à distance avec une prise en compte particulière de l’encadrement et de l’accompagnement des étudiants ? Comment les universités présentielles envisagent-elles leurs rapports avec les universités à distance ? Des collaborations sont-elles envisageables ? Nous pourrions d’ailleurs retourner ces questions aux universités à distance : prévoient-elles, à terme, de suivre la voie de l’hybridation ? Le cas échéant, de quelle manière, dans quelle mesure ?
54La question de la médiatisation a été abordée en filigrane à travers l’évocation de la mise à distance des contenus, des procédures, des ressources et des services. Celle-ci a touché l’ensemble de la communauté universitaire (enseignants, étudiants, personnel administratif et technique, décideurs, etc.) et a modifié de nombreuses pratiques, habitudes et procédures touchant sans doute à la culture des institutions d’enseignement supérieur. Ces nouvelles façons de faire ont très certainement eu un impact sur les compétences numériques et instrumentales de l’ensemble des acteurs et ont également modifié leur relation au travail ou à l’étude, aux collègues, au présentiel, etc.
55Que reste-t-il aujourd’hui de ces bouleversements engendrés par la pandémie en matière d’ingénierie pédagogique, mais aussi d’organisation du travail ? Quelle nouvelle lecture de la médiatisation et de la médiation des savoirs peut-on faire à la lumière de ces différentes expériences ? Suite à la volonté d’une mise à distance généralisée que nous avons observée, de nouveaux objets de recherche entreront-ils dans notre domaine et, par conséquent, dans le périmètre de DMS ? Cette question n’est pas neuve ; elle était déjà été évoquée en 2012 lors du changement de titre de la revue et de sa première mise en ligne (Peraya, Marquet, Hülsmann et Moeglin, 2012).
56La transformation des pratiques, même de façon temporaire et imposée par des circonstances extérieures, aura sans doute contribué à modifier un certain nombre de représentations chez les différents acteurs des communautés universitaires. Quelles sont aujourd’hui leurs représentations de la formation à distance, des dispositifs hybrides de formation ou encore de la place de ces dispositifs dans l’université ? Un autre exemple concerne le campus virtuel. Les textes ont montré l’importance du campus virtuel et la nécessité d’en donner une nouvelle définition suite à la crise sanitaire, mais aussi à la numérisation des universités. En même temps, le campus universitaire avec ses processus, ses règles, ses manières de fonctionner, d’enseigner et d’apprendre a ainsi été transformé. La mise à distance, à travers la médiatisation, de l’ensemble des ressources, procédures et services habituellement proposés sur site, contribue en effet à l’évolution de la perception de la notion de campus. Comment peut-on redéfinir cette notion aujourd’hui en lien avec celle, déjà ancienne, de campus virtuel ?
57Il ne s’agit là que de quelques questionnements inspirés de notre analyse que nous soumettons à la réflexion des contributrices et contributeurs de ce débat-discussion de 2022 consacré aux stratégies numériques des universités sous l’angle de la notion de distance.