1D’un varia, l’on ne peut généralement attendre qu’une simple juxtaposition de points de vue hétérogènes sur des objets disparates. À première vue, celui-ci ne déroge pas à la règle. Rien de commun, semble-t-il en effet, entre les contributions qui y sont réunies : l’article de Cathia Papi et de ses trois collègues, sur les raisons que des apprenants à distance ont de décrocher ou de persévérer ; le retour d’expérience de Matthieu Cisel, sur les obstacles à la publicisation des données relatives au public des Mooc et plates-formes, et les huit textes du dossier coordonné par Laurent Petit en hommage à Jacques Perriault. Quant à la rubrique Débat-Discussion, elle porte sur une thématique encore différente : la place occupée par la référence à la distance dans les plans stratégiques des universités et leurs politiques de numérisation.
2Laissons donc de côté cette rubrique – nous y reviendrons dans un numéro ultérieur – et contentons-nous de considérer ici les deux contributions initiales et celles du dossier. Nous y voyons en effet, discrètement mais obstinément, la même question apparaître. Cette question procède elle-même d’un constat identique, de texte en texte : celui de la difficulté à saisir dans sa cohérence systémique l’organisation et le fonctionnement de la formation à distance. Question classique de délimitation d’un terrain et de contrôle des variables ? Sans doute, mais pas seulement.
3Tout chercheur, on le sait, fixe les bornes de sa recherche en fonction de son objet et des limites de son investigation. Aussi commence-t-il d’ordinaire par identifier « ses » variables, avant de les hiérarchiser. Ensuite, il fait la distinction entre celles qui sont déterminées et celles qui sont déterminantes. Enfin, parmi ces dernières, il marque la différence entre celles qui jouent un rôle direct et celles qui n’agissent qu’indirectement. Jusque là, rien que de très ordinaire. Il n’est pas surprenant que cette question des variables soit au cœur de l’article de Cathia Papi et de ses collègues.
4Les préoccupations des signataires de cet article ne sont pas seulement d’ordre méthodologique, cependant. Plus fondamentalement, leur interrogation porte sur le système de la formation à distance en tant que tel : en mettant en évidence la complexité des causes et conséquences provoquant l’abandon de certains apprenants à distance et la persévérance des autres, leur article questionne en réalité le système dans son fonctionnement et dans les rapports qui lient ses composantes.
5Une interrogation du même type est présente dans le texte de Matthieu Cisel. Ce spécialiste des Mooc fait, en effet, l’hypothèse d’une corrélation entre l’assiduité des apprenants et le fait qu’ils sont ou ne sont pas leurs propres prescripteurs. Ainsi s’intéresse-t-il, lui aussi, au jeu des variables et à ce qui fait, ou à ce qui peut faire, la cohérence du système de la formation à distance.
6Le point commun à ces deux textes tient donc à l’interrogation qu’ils ont en partage : en quoi le système de la formation à distance fonctionne-t-il en tant que système ? Interrogation suffisamment importante pour ordonner aussi, les unes par rapport aux autres, les contributions du dossier. C’est du moins ce que nous allons essayer de montrer, en sorte de faciliter la lecture de ce numéro et, si possible, sa lecture en continu.
7Toutes les contributions qui viennent d’être mentionnées donnent, en effet, l’impression de se répartir entre les trois options suivantes : la perspective de Cathia Papi et de ses collègues fait de la formation à distance un « réseau de ressources », au sens de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (1988). Matthieu Cisel la tient pour un « monde », au sens d’Howard Becker (1982). Les contributeurs du dossier « Perriault » y voient un « champ » (de force et de lutte), au sens de Pierre Bourdieu (1991).
8« Réseau », « monde », « champ » : trois manières de qualifier le système de la formation à distance. Mais comment s’articulent-elles l’une à l’autre ?
9Adoptant (implicitement) une perspective en termes de « réseau », Cathia Papi et ses collègues s’intéressent, on l’a dit, aux raisons de l’abandon ou de la persévérance des apprenants à distance. À leurs yeux, ces raisons ne sont pas, ou pas uniquement, des variables déterminantes : ce sont aussi, peut-être surtout, des ressources à la disposition de ces apprenants. De ces ressources, ceux-ci usent, en effet, avec plus ou moins de parcimonie en fonction de leurs situations respectives et de leurs intérêts.
10Il y a, premièrement, les caractéristiques sociodémographiques et scolaires des apprenants eux-mêmes. Certes, ces caractéristiques sont acquises une fois pour toutes et ne peuvent être modulées après coup. En revanche, elles sont mobilisables de différentes manières et avec une intensité variable en fonction des avantages que les apprenants espèrent en tirer. Nous le savons par ailleurs, en effet : certains de ces apprenants, par exemple, choisissent délibérément des formations où réinvestir le capital scolaire qu’ils ont acquis antérieurement, tandis que d’autres optent pour des formations où l’absence de ce même capital ne constitue pas un empêchement rédhibitoire.
11Interviennent, deuxièmement, les types d’emplois que les apprenants exercent, au moment de s’engager dans leur formation, leur niveau de vie ou leur situation de famille. À nouveau, ces variables sont des ressources qu’il s’agit plus ou moins de mobiliser et de valoriser selon les situations personnelles. Il en va de même, troisièmement, pour les caractéristiques propres au dispositif pédagogique : structure du cours ou du programme, design, mode d’encadrement et de soutien, etc. Toutes ces caractéristiques sont intangibles, mais chaque apprenant en privilégie certaines et néglige les autres. La question est alors de savoir de quelle liberté il dispose pour mettre quelle ressource au service de quelle stratégie.
12Avec ce dépassement des approches en termes de facteurs et de contraintes par des approche en termes de ressources et de réseau de ressources, le pouvoir d’agir imputé aux apprenants est nettement supérieur à celui que leur reconnaissent les schémas explicatifs traditionnels. Ainsi, au lieu d’indexer mécaniquement, par exemple, tel niveau de réussite sur tel niveau de capital scolaire, Cathia Papi et ses collègues observent que, dans certains cas, les facteurs familiaux transcendent les propriétés socio-démographiques et les caractéristiques liées au design pédagogique.
13Bien sûr, la structuration pédagogique entraîne, selon sa plus ou moins grande efficacité, une diminution ou une augmentation des abandons. Mais cette variable n’est ni la seule, ni forcément la plus importante. Il est significatif, à cet égard, que, pour emprunter cet exemple à l’article de Cathia Papi et de ses collègues, les apprenants en couple sont plus nombreux à quitter une formation en cours de route que les célibataires. Cela signifie que, toutes choses étant égales par ailleurs, les variables sociodémographiques sont, ou peuvent être des « éléments médiateurs de la relation entre le design pédagogique et l’abandon du cours ».
14Différente est la perspective en termes de « monde », suggérée par Matthieu Cisel, à propos de ce qu’il nomme « le chemin de croix de la recherche sur les traces d’interaction ».
15Pourquoi un « chemin de croix » ? Parce que, répond-il, les institutions détentrices des données sur les trajectoires apprenantes se refusent, pour la plupart, à les rendre publiques. Autrement dit – c’est nous qui l’ajoutons – elles refusent de s’engager dans les politiques d’Open data qui, dans beaucoup d’autres secteurs comme dans celui de la santé publique depuis la pandémie du Covid, existent actuellement en France et ailleurs.
16Les raisons de leur refus sont diverses. Beaucoup ne conservent pas ces données, faute d’infrastructures de stockage suffisantes. D’autres invoquent les exigences de la confidentialité, ainsi que des motifs éthiques, pour soustraire leurs données à toute exploitation, quelle qu’elle soit. Il est également probable que nombre d’entre elles envisagent de les monétiser. Enfin, plus prosaïquement, Matthieu Cisel en soupçonne un certain nombre de ne pas vouloir afficher des résultats médiocres : « La publication de chiffres décevants par rapport aux investissements consentis risquerait d’entraver la poursuite ou le développement des dispositifs, ou de jeter l’opprobre sur leurs responsables ». Cette dernière raison, on peut le signaler, vaut semblablement pour les opérateurs privés, à la recherche du financement des banques et fonds spéculatifs, que pour les opérateurs publics, pour lesquels le soutien institutionnel est indispensable.
17Quelle que soit la raison, le fait est là : derrière ce que Matthieu Cisel nomme le « manque de communication entre la communauté scientifique et les administrations, qu’elles soient d’universités ou de ministères », il y a un véritable problème de rétention d’informations. Autrement dit, le système de la formation à distance est un monde en soi et, comme tout autre monde, il est un monde refermé sur lui-même. De surcroît, ce monde n’est pas uniquement formé d’apprenants, d’enseignants et de data scientists désireux de repérer des signaux faibles pour prévenir des décrochages potentiels. En fait, ce monde obéit à des règles économiques et politiques et il est dominé par des acteurs qui, très majoritairement, sont animés par des intérêts étrangers au monde de l’éducation.
18De cette réalité « cosmologique », Matthieu Cisel fait l’expérience une seconde fois, dans le passage de son texte où il fait l’hypothèse que l’utilisateur d’un Mooc aurait plus de chances de suivre ce Mooc jusqu’au bout lorsqu’il en est son propre prescripteur que lorsque la prescription lui vient de l’extérieur : administrateur de plateforme, enseignant, entreprise ou autre. Cette hypothèse, certes, n’est pas validée (faute de données justement), mais sa simple formulation par l’auteur exprime sa volonté de dépasser l’analyse strictement pédagogique de la formation à distance par une analyse attentive aux stratégies des acteurs, en fonction des logiques industrielles et économiques de leurs mondes respectifs. Il n’est pas fortuit que le data scientist qu’il appelle de ses vœux occupe la position enviée, mais exposée, du marginal-sécant (Crozier et Friedberg 1977), observateur indiscret des différents mondes à l’intersection desquels il se situe.
19Jacques Perriault faisait partie de ces marginaux-sécants. Comme le signale, en effet, Georges-Louis Baron, dans sa contribution au dossier qui lui rend hommage, il « se situait à l’intersection de différentes interfaces : d’un côté celle entre différentes disciplines savantes. De l’autre, entre pratique, recherche et décision ». Françoise Thibault évoque semblablement « la porosité des mondes » – plus exactement, cette « porosité entre vie sociale, vie scientifique, vie pédagogique et vie politique » – dont il a si bien su jouer pour promouvoir ses vues.
20Il n’en était pas moins un activiste, militant redoutable (et redouté) des causes qu’il défendait. Annie Fouquet, sa biographe, détaille de manière éloquente la pluralité des champs où il s’est engagé : depuis le traitement automatique du langage, en passant par l’informatique à l’école, la culture technique, l’audiovisuel et les machines à communiquer, jusqu’à l’industrie de la connaissance. Mais le champ de la formation à distance est le plus névralgique de tous. Selon Pierre Mœglin, en effet , distance et industrialisation vont de pair : « Jacques Perriault tient la distance pour un facteur d’industrialisation et, à ce titre, il en fait un véritable opérateur d’analyse ».
21Champ de bataille ? La bataille, en l’occurrence, est celle de la généralisation et de l’industrialisation. Comme le souligne Henri Hudrisier, son « souci constant a consisté à généraliser les usages sociaux [du multimédia], notamment dans le champ de l’éducation qui était son domaine ». Dans ce champ, il n’hésitait pas (pour reprendre les formules du même Henri Hudrisier), à se comporter en « prosélyte extrêmement actif du savoir à distance convergent puis normalisé », à « changer les rôles et positions de tel ou tel acteur » et , plus généralement, à « mobiliser des acteurs ».
22Didier Oillo rappelle opportunément, à cet égard, les circonstances de son engagement en faveur de la normalisation. Avant beaucoup d’autres, Henri Hudrisier et lui-même avaient compris deux choses : d’une part, qu’il n’y a pas de généralisation des outils et médias éducatifs sans industrialisation, et pas d’industrialisation sans normalisation ; d’autre part, que l’organisation et le développement de la formation à distance passent par la maîtrise de la définition et de la prescription des normes. Or, l’enjeu était de taille : il s’agissait, à l’époque, de faire entendre la voix de la Francophonie dans un champ où les normes états-uniennes semblaient devoir s’imposer naturellement. Jacques Perriault fut donc un stratège en géopolitique.
23Un autre de ses combats importants aura été celui de Logo : à la tradition mécaniciste et behaviouriste – tradition dont il était lui-même imprégné à ses débuts – il oppose le constructionnisme de Seymour Papert, doublement inspiré de Dewey et de Piaget. Chacun de son côté, Georges-Louis Baron et Éric Bruillard évoquent la portée de ses thèses sur Logo. Le second insiste notamment sur le problème du passage d’un champ restreint à un champ élargi : « ce que l’on nomme le passage à l’échelle reste le credo des champs qui fonctionnent avec des expérimentations limitées suivies de généralisation, notamment la EdTech et les autorités éducatives ». Mais, ajoute Éric Bruillard, Jacques Perriault savait bien que la généralisation est toujours problématique : le macro a des contraintes que le micro ne connaît pas.
24Champ contre champ : la contribution de Françoise Thibault est éclairante lorsqu’elle évoque la résistance que Jacques Perriault opposa au lancement du programme ministériel Campus numériques, entre 2000 et 2002. Elle montre qu’il ne parvint pas à coaliser suffisamment d’alliés autour de son point de vue et fut donc contraint de renoncer à son projet d’« Open University à la française ». Il avait néanmoins parfaitement compris l’intérêt d’investir de manière complémentaire chacun des trois champs : celui du savant-chercheur, celui de l’expert-ingénieur et celui du politique-conseiller du Prince.
25Certes, ainsi que le signale Laurent Petit, dans son Introduction au Dossier, il avait aussi compris que des contraintes différentes régissent « les règles de la prise de parole dans ces champs ». Toutefois, la référence à l’industrialisation éducative lui aura permis, selon ce qu’en dit Pierre Mœglin, de faire le pont entre l’un et l’autre : savant, il s’autorise de l’industrialisation comme concept ; expert, il fait de cette même industrialisation une norme ; politique, enfin, il la défend et l’illustre comme instrument de la démocratisation éducative.
26Au départ, nous avions formulé une question : comment les approches respectives en termes de réseau (de ressources), de monde et de champ s’articulent-elles l’une à l’autre ? Pour y répondre, nous trouvons maintenant une précieuse et paradoxale indication. S’autorisant des ressources théoriques et stratégiques que lui offre la référence industrielle Jacques Perriault aura en effet fait jouer, les uns par rapport aux autres, les mondes de la technologie, de la géopolitique et des institutions. Ainsi, sans en être un spécialiste patenté, se sera-t-il quand même imposé comme l’une des figures centrales dans le champ de la formation à distance.