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Entretien

Le multiréférencement réflexif du PADI

Entretien croisé organisé par Pierre-Jean Loiret (AUF) avec (par ordre alphabétique) Kokou Awokou (Togo), Mamoudou Coumaré (Mali), Rima Malek (Liban) et Anastasie Obono Mba (Gabon)
Pierre-Jean Loiret

Texte intégral

Introduction

1Cinq anciens doctorants de Jacques Wallet sont réunis ici, ayant le point commun d’avoir soutenu, sous sa direction, une thèse consacrée aux technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE). Personne ne s’étonnera de retrouver dans cet entretien croisé trois Africains, la passion de Jacques pour l’Afrique où il avait débuté sa carrière d’enseignant est bien connue. La présence d’une Libanaise ne doit pas surprendre, Jacques était très attaché au Liban dont il aimait détricoter la complexité.

2Kokou Awokou (K.A.) est responsable du parcours de licence professionnelle « Formation des enseignants du secondaire » et coordonnateur du Comité de mise en ligne des cours à l’Université de Lomé (Togo). Mamoudou Coumaré (M.C.) est conseiller technique au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique du Mali et coordonnateur d’un projet de création d’une université virtuelle. Rima Malek (R.M.) est enseignante-chercheure à l’Université libanaise de Beyrouth, formatrice et experte en TICE pour l’AUF. Anastasie Obono Mba (A.O.) est maître de conférences CAMES, enseignante-chercheure à l’École Normale Supérieure de Libreville. Elle a soutenu son HDR à Rouen en décembre 2019, sans doute le dernier acte d’encadrement pédagogique de Jacques Wallet. Pierre-Jean Loiret (p. -J.L.) a travaillé avec lui sur de nombreux programmes de l’AUF comme le dispositif FOAD ; l’Initiative francophone pour la formation à distance des maitres (IFADEM) ; avec Marguerite Altet et Nacuzon Sall sur le programme de recherche OPERA (Observation des pratiques enseignantes en relation avec les apprentissages des élèves) au Burkina Faso et enfin sur le programme « Appui à la professionnalisation des pratiques enseignantes et au développement de ressources » (APPRENDRE) qui concerne 24 pays africains.

  • 1 Wallet, J. (2002). Du côté des sciences de l’éducation… Dans G.-L. Baron et E. Bruillard, Les techn (...)

3L’article un peu austère, « Du côté des sciences de l’éducation », publié en 2002 dans un ouvrage coordonné par Georges-Louis Baron et Éric Bruillard,1 a servi de cadre à nos échanges. Quelques mots clés, qu’on y retrouve, et qui expliquent le titre un peu cavalier de cet article, ont bercé nos thèses puis les approches scientifiques et opérationnelles de nos métiers : multiréférencement, critique de l’approche technocentrée, optimisme raisonné, approches réflexive, inductive ou d’essai, carré PADI. Ce concept, non abordé dans l’article qui sert de prétexte à l’entretien croisé, est pourtant venu démarrer le dialogue entre anciens doctorants.

PADI

4Le carré PADI (Pédagogie, Acteurs, Dispositif, Institution) de Jacques Wallet est à la fois une grille d’analyse et une méthode de construction de dispositif de formation.

5Le carré doit tendre à rester à l’équilibre, si l’une de ses composantes devient trop importante ou au contraire est trop négligée, un déséquilibre intervient, obligeant à des modifications dans les trois autres pour rééquilibrer le système.

6M.C. le souligne, aucun des côtés du carré ne peut être utilisé sans que cela n’ait d’effet sur les autres. Pour K.A., le PADI est un soubassement pour tous les doctorants de Jacques Wallet, une référence sur laquelle on peut construire un dispositif de formation. Cela permet de comprendre comment les éléments constitutifs s’inter-influencent et qu’aucun des quatre facteurs ne peut ignorer les autres. Il y a donc une tension permanente et, à ne pas en tenir compte, on n’analyse pas bien une situation où on n’en fait pas une bonne pratique.

7Pour R.M., c’est en tenant compte des quatre côtés interdépendants du carré, à son équilibre dans une approche systémique, que l’intégration des technologies sera une valeur ajoutée dans un enseignement et dans un système éducatif.

8M.C. a construit sa thèse sur cette modélisation pour évaluer des tentatives d’innovation au Mali. Comme K.A., il note que plusieurs approches pédagogiques se superposent en permanence dans les systèmes éducatifs africains au gré des réformes et de l’influence de l’expertise internationale : approche par compétences, approche par situations, approche par objectifs ; aucune réforme et approche n’arrivant à prendre le pas complètement sur l’autre et finissant par se superposer avec la précédente. Pour M.C. les enseignants africains sont dans une sorte d’alchimie où il faut sans cesse recomposer les activités selon telle ou telle procédure, il faut construire et déconstruire en permanence. Le carré PADI lui a permis de s’affranchir des approches pour comprendre une situation.

9P.-J.L. a souvent constaté que Jacques Wallet portait un regard très critique sur le travail de certains experts internationaux et de leurs institutions qui avaient tendance à considérer l’Afrique comme un terrain de jeu pour tester des théories qu’ils n’auraient pas pu mettre en œuvre dans leurs pays. Il portait également un regard sceptique et amusé sur « l’illusion confortable » comme le dit Christian Depover dans un autre article de ce numéro spécial, qu’est la croyance que ce qui avait bien marché au Nord pouvait s’exporter facilement au Sud.

Approches internationales vs approches locales

10R.M. note que Jacques Wallet s’intéressait à une approche internationale de l’intégration des TICE tout en s’attachant à une approche locale. Il analysait une évolution polymorphe sur un terrain instable, qui évolue et où il faut faire attention aux changements. Pour lui, il y avait toujours du nouveau à analyser et il fallait rester vigilant.

11Pour K.A., il avait une approche « almanach ». Il a pris de la hauteur pour regarder les pratiques dans plusieurs sphères et c’est quelqu’un qui, dans le champ des TICE, a toujours voulu aller au-delà du contexte français. Il était à l’affut de réflexions qui pouvaient justifier une analyse multiréférencée, allant chercher des ressources aussi bien aux États-Unis (l’impossibilité d’organisation de la classe de Larry Cuban) qu’en Afrique (la télévision scolaire en Côte d’Ivoire). Jacques Wallet, dit K.A., s’est toujours nourri des pratiques émergentes du Sud qui ont des spécificités. Le multiréférencement de Jacques Wallet est lié à la nature même des sciences de l’éducation. C’est l’une des sciences les plus multiformes, on dit les sciences et jamais la science de l’éducation. Selon K.A., en Afrique, le champ de l’intégration des technologies est un lieu de tension permanente entre les décideurs et les acteurs du système, les enseignants. Les décideurs ne confèrent pas aux acteurs du système le rôle qui devrait être le leur dans la construction des dispositifs. Chaque fois que l’on veut aller vers du socioconstructivisme, vers la participation de l’apprenant cela s’oppose au réel, au transmissif sur lequel repose le système éducatif. Les dispositifs conçus sont alors détournés de leur nature pour rester des outils de transmission des connaissances.

12Pour A.O., Jacques Wallet savait qu’il n’était pas possible d’avoir les mêmes approches au Sud qu’au Nord. En Afrique existe toujours un problème d’accès aux outils et aux réseaux en raison du coût des connexions. Ce que retient A.O. de Jacques Wallet, quand elle lui parlait des difficultés qu’elle rencontrait au Gabon à mettre en place des dispositifs de formation, c’est qu’il lui disait toujours « Il faut apprendre à utiliser ce que vous avez, il ne faut pas attendre d’avoir des outils sophistiqués, il faut utilisez ce que vous avez même si ce sont des outils qu’on peut considérer comme rudimentaires. Il faut faire avec ». Pour A.O. cela l’aidait à accepter la situation et à s’adapter à son contexte sans rechercher à reproduire des pratiques du Nord.

13Pour P.-J.L., Jacques Wallet naviguait entre la frugalité des usages technologiques du Sud, qu’il étudiait et qui était pour lui une modalité d’utilisation respectable, voire à reproduire au Nord, tout en étant à l’affut des derniers outils. Ainsi, il essayait de se rendre chaque année en janvier au BETT de Londres, le principal salon européen sur les technologies en éducation, pour y découvrir de nouveaux outils. Il en revenait toujours avec des idées à adapter, son cartable chargé de prospectus qu’il laissait derrière lui, après les avoir commentés, comme autant de pistes à explorer.

Approches réflexive, inductive, d’essai

14RM dit avoir démarré sa thèse de manière très naïve, croyant aux vertus spontanées de l’apprentissage en ligne et c’est avec Jacques Wallet qu’elle a appris que non, c’est un phénomène qui doit être réfléchi, structuré, planifié afin de pouvoir aboutir. R.M. a travaillé dans une approche réflexive, sachant qu’au Liban rien n’avait été écrit sur le sujet et qu’il fallait d’abord étudier ce qui s’y pratiquait, le classifier, créer une typologie afin de donner un sens, comprendre pour ensuite faire des propositions de mise en œuvre. L’approche historique, de la télévision scolaire à FORSE, de Jacques Wallet a appris à R.M. que l’outil n’est pas le point focal d’un dispositif, que c’est la pédagogie qui comptait. Quand l’outil disparait, est remplacé par un autre, la pédagogie reste et n’est pas dépendante d’une quelconque plateforme de formation. R.M. dit se sentir protégée par ce constat, être devenue indépendante de l’outil, tout en s’en servant pour faire passer une pédagogie, une leçon, en ayant à l’esprit que si cet outil de fonctionne pas, deux ou trois autres pourront faire l’affaire. Avant de l’avoir compris, précise R.M., j’étais trop dépendante des outils, des plateformes et je déstabilisais le carré PADI. Cela ne fonctionnait pas.

15K.A. abonde dans le même sens et a construit sa thèse sur l’analyse du passé technique pour construire un présent technopédagogique. Aujourd’hui il travaille sur dématérialiser l’Université de Lomé. Tout ce que j’ai appris de Jacques Wallet dit-il me sert à comprendre comment aller vers des dispositifs innovants en tenant compte des dispositifs antérieurs (dans son cas la radio et la télévision scolaires). Grâce à lui j’ai intégré que tout outil vient s’inscrire dans une démarche que l’on définit en scénarisant. Pour K.A., c’est là où le travail de Jacques Wallet restera toujours d’actualité, car, quelle que soit la situation où l’on se trouve, un enseignant reste toujours campé sur la démarche de la scénarisation pédagogique. K.A. apprend aux enseignants à mettre en ligne leurs cours et que l’outil n’est jamais un problème. Ce qui peut l’être c’est comment s’y prendre pour mettre une activité en route dans un enseignement-apprentissage. Une fois le formateur sûr de sa démarche, l’outil vient la faciliter. Il y a des outils pour saisir, pour scénariser, pour faire de l’audio, de la vidéo… Selon lui, c’est dans l’alchimie de la scénarisation pédagogique et l’utilisation des outils que se situe le nœud où se jouent les transformations de l’école.

16Seule des cinq anciens thésards à le faire, A.O. a choisi l’approche d’essai qui correspond sans doute mieux à sa position de formatrice en ENS. L’approche d’essai, dit-elle, invite tout chercheur à innover continuellement. Il faut proposer des démarches, expérimenter des outils et c’est cette approche d’essai, qui se rapproche de la recherche-action, qui est importante pour tout innovateur. Il faut tout le temps chercher à faire mieux, identifier de nouvelles perspectives et comme Jacques Wallet l’écrit dans son article de 2002 alors le chercheur « se mouille » et devient selon les cas « figurant, acteur, scénariste, metteur en scène ou accessoiriste ».

L’homme

17Impossible de ne pas parler de Jacques, car nous passons au prénom désormais, sans nous rappeler ensemble ce qu’il nous a apporté.

18Je voulais parler de la générosité de Jacques qui m’a donné tout ce qu’il savait (Rima). Quand j’accompagne des étudiants de master dans leurs recherches je pense toujours à ce qu’il aurait fait pour les aider. Il était tout le temps présent, quand j’avais des difficultés à rédiger il était toujours là pour m’encourager. Je n’ai jamais été aussi bien encadrée, rien à voir avec mes 2 masters précédents. Il était quelqu’un qui a su me guider. Il lançait des pistes, je parlais assez longtemps et lui très peu. Il me donnait à réfléchir pour que je comprenne moi. Il n’était pas quelqu’un qui imposait un chemin, mais qui donnait des pistes et qui m’a donné la chance de devenir plus mature dans ma réflexion.

19Jacques représente quelque chose de fondamental (Kokou). J’ai découvert en lui un humaniste sans limites qui savait comment aller vers les autres. Je ne me suis jamais senti dans une position de maitre à élève, de dépendance. Nous avons toujours fonctionné comme si nous étions des alter ego, alors que je ne pourrai jamais prétende arriver là où il était. Pour moi Jacques a été une rampe de lancement. Le 1er jour où je suis arrivé à Paris et que j’avais rendez-vous avec lui, je me suis retrouvé rue l’Ulm à Normale Sup pour faire une conférence devant des doctorants. Pour moi qui venais du Togo, c’était extraordinaire ! Je tiens aussi à rendre hommage à son épouse qui a accepté que je travaille avec Jacques chez eux quand je venais en France. La dernière fois où on s’est vu, c’était pour parler de rhum, de citron et de miel. Je leur dois beaucoup.

20Kokou a marché sur ma langue (Mamoudou) ! J’ai beaucoup de peine à en parler. J’ai trouvé en Jacques, car c’est lui-même qui m’a demandé à l’appeler Jacques et non professeur, le grand frère que je n’ai jamais eu. Il a toujours voulu me tirer vers le haut, me donner le sentiment que j’allais arriver plus loin. Je suis surpris d’avoir entendu ce que les autres ont dit, car je pensais avoir une relation unique et particulière avec lui mais maintenant je crois que tous mes camarades avaient la même. J’avais toujours ce sentiment d’être privilégié, qu’il voulait me pousser à avancer, participer à des colloques, incorporer dans des équipes de recherche. Oui c’était un humaniste et il avait une vision de l’Afrique très différente d’autres Européens. Il pensait que l’Afrique pouvait faire le saut du développement et rattraper son retard à travers des individus comme nous en qui il avait confiance et espoir et il faisait tout pour nous amener au plus haut sommet. Je lui dois beaucoup, j’ai trop de peine à parler de lui.

21Je croyais qu’il n’avait une relation particulière qu’avec moi (Anastasie) ! Je suis étonné quand j’entends les autres dire qu’il a fait tout ça pour eux. Pensez, il m’a tiré de mon DEA jusqu’à mon HDR ! Je ne pourrais pas dire tout ce que cet homme a fait pour moi dans ma vie.

22J’ai (Pierre-Jean) partagé avec Jacques des centaines d’heures d’attente dans des aéroports et des dizaines de missions en Afrique, dans le cadre des programmes de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) et j’ai l’impression qu’il est encore prêt de moi. Rima, Kokou, Mamoudou, Anastasie, et d’autres, il en parlait souvent, suivait leur carrière, donnait conseils et coup de pouce dès qu’il le pouvait. Son intérêt sincère pour ses étudiants ne s’arrêtait pas à l’obtention de leurs thèses. Jacques était un fidèle, même s’il râlait aussi souvent après eux ! J’ai été nommé vice-recteur de l’AUF en juin 2020, juste avant son décès. Je n’ai pas eu le temps d’en informer Jacques. Qu’il n’ait pas eu l’occasion de se moquer de moi qui passait de l’opérationnel au management, tout en étant fier de cette promotion, est l’un de mes profonds regrets.

23Jacques, on t’entend bougonner…

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Bibliographie

Awokou, K. (2007). De l’utilisation de médias et des technologies de l’information et de la communication dans l’éducation de 1960 à 2006 : le cas du Togo [thèse de doctorat, sous la dir. de Jacques Wallet], Université de Rouen, France. https://www.theses.fr/2007ROUEL555

Coumaré, M. (2010). La formation à distance (FAD) et les technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE) au service de la professionnalisation des enseignants au Mali : une approche évaluative de dispositifs expérimentaux [thèse de doctorat sous la dir. de Jacques Wallet], Université de Rouen, France. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00545798

Loiret, P.-J. (2007). L’enseignement à distance et le supérieur en Afrique de l’ouest : une université façonnée de l’extérieur ou renouvelée de l’intérieur ? [thèse de doctorat sous la dir. de Jacques Wallet], Université de Rouen, France. https://www.theses.fr/2007ROUEL593

Malek, R. (2010). Les dispositifs électroniques pédagogiques conçus pour l’encadrement en ligne des cours présentiels universitaires : le cas du Liban [thèse de doctorat sous la dir. de Jacques Wallet], Université de Rouen, France. https://www.theses.fr/2010ROUEL027

Obono Mba, A. (2008). La formation à distance au Gabon : enjeux et perspectives [thèse de doctorat sous la dir. de Jacques Wallet], Université de Rouen, France. http://www.theses.fr/2008ROUEL602

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Notes

1 Wallet, J. (2002). Du côté des sciences de l’éducation… Dans G.-L. Baron et E. Bruillard, Les technologies en éducation, perspectives de recherche et questions vives (p. 145-152). Fondation Maison des sciences de l’homme

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-Jean Loiret, « Le multiréférencement réflexif du PADI »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/6269 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.6269

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Auteur

Pierre-Jean Loiret

Agence universitaire de la francophonie (AUF)

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