1En quoi l’ouvrage co-dirigé par Éric Fiat et Jean-Christophe Valmalette offre-t-il un regard nouveau sur les nouvelles technologies ? Ces dernières décennies, on compte un nombre conséquent de publications abordant une réflexion sur le rapport entre les humains et les technologies de l’information et de la communication. Les auteurs de l’ouvrage, Le devenir de l’intériorité à l’ère des nouvelles technologies, publié aux éditions Le Bord de l’Eau, en 2018, s’inscrivent dans cette lignée, à l’instar de certains penseurs comme Marshall McLuhan dans sa critique des médias à l’ère de l’électricité (McLuhan, 1964/2000) ou de Neil Postman (1981) dans ses alertes sur les dangers de la télévision, de développer une approche critique sur les technologies. Dans cet esprit, nous proposons de dire que les chercheurs du dit ouvrage s’intéressent à un déséquilibre. Selon eux, ce dernier doit nous inciter à interroger notre intériorité, paradigme que les auteurs cherchent à opérationnaliser en proposant des pistes ouvertes qui sont, selon nous, autant d’invitations à poursuivre la réflexion du côté de la notion d’expérience vécue.
2Nous nous consacrons, d’abord, au compte rendu non exhaustif de notre lecture, en mettant en relief la définition de la notion d’intériorité tout en tentant de respecter la « polyphonie » (p. 7) qu’ont cherché à développer les chercheurs. Nous poursuivrons en soulignant que la notion d’intériorité est compatible avec celle d’expérience vécue. Nous finaliserons notre note de lecture en conduisant une courte réflexion sur les efforts que cela suppose en termes d’éducation.
3Comme l’expliquent les auteurs de la préface, l’ouvrage cherche à dépasser les frontières : en premier lieu, disciplinaire, car l’ouvrage a regroupé « philosophes (Éric Fiat, Hidetaka Ishada, Alain Papaux, Masaru Yoneyama), […] juristes (Alain Papaux, Philippe Pédrot), […] anthropologue et sociologue (Claudine Haroche), un physicien (Jean-Christophe Valmalette) » (p. 6). Ensuite, territoriale, car ce dernier regroupe des chercheurs français et japonais. Culturelle, pour finir, car ces derniers soulignent que la pensée occidentale et la pensée orientale sont tout à fait compatibles, surtout quand il s’agit d’affirmer la nécessité d’interroger la notion d’intériorité.
4Une ambition qu’ils décrivent telle une nécessité, ce qui leur a donné l’occasion de coopérer afin de développer une position commune, toutefois hétérogène, et articulée autour d’une pensée humaniste face à l’accélération. Un projet commun qui ne les empêche pas de contribuer depuis leur champ disciplinaire. Ainsi Valmalette comme physicien, s’intéresse aux effets produits par l’accélération en parlant de déterritorialisation et de déséquilibre de notre représentation de l’espace et de la durée. Une position entrant en résonance avec celle de Pédrot, qui, en utilisant le terme de for intérieur, exhorte à ce que la technique ne menace pas notre vie intérieure. Fiat, dans son chapitre, propose de mieux organiser notre vie personnelle et arriver à échapper au regard des autres : il propose de favoriser le droit à l’oubli, le droit au secret, le droit à la déconnexion, et s’interroge sur la notion de pudeur chez les adolescents. Pour Ishida, il faudra se protéger des systèmes cherchant à s’immiscer dans nos rêves, car les industriels sont intéressés par les données oniriques. Cette situation nécessite une réaction que Pédrot imagine en réconciliant érudition et imagination, pour se parer, explique ce chercheur, des méfaits du progrès (trop) rapide de la technologie. En d’autres termes : désaccélérer, et s’inspirer des paroles de Shakespeare dans le Marchand de Venise :
« Écouter sa petite musique intérieure est même une condition essentielle pour l’équilibre des relations humaines, car « l’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. Les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit et ses affections noires comme l’Érèbe ? Défiez-vous d’un tel homme. Écoutons la musique » (Shakespeare, cité p. 188).
5Comme le souligne Valmalette, l’individu fait face à un déséquilibre dans ses représentations de l’espace, malgré les mobilités inédites. Il ne sous-estime donc pas les affordances auxquelles les nouvelles technologies peuvent contribuer, mais, précise-t-il, cela affecte également notre perception de la durée. Nous subissons une relative déterritorialisation, ce qui est, selon notre interprétation inspirée de la pensée de McLuhan, un retour à une certaine primitivité. Sans implication plus accrue des individus, qui découvriraient la phase cachée, nous devons admettre l’existence d’un déséquilibre au niveau des représentations individuelles. Un argument de poids qui revient de manière répétitive dans cet ouvrage et dont la source, parfois non précisée, est également une invitation à s’intéresser au rôle des industries culturelles. Sur ce terrain, les sciences de l’information et de la communication s’accorderont aisément à l’idée que les nouvelles technologies provoquent une « frénésie du présent » (p. 180) éloignant notre geste de la pensée et présentant le danger de diminuer nos facultés médiatrices avec l’environnement :
« … à tous il semble que les nouvelles technologies concourent à réduire considérablement ledit espace ». Ainsi, le for intérieur des individus devient-il central puisque c’est dans ce dernier que se construit la pensée qui accompagne les gestes, afin que la culture soit pensée et pas seulement ressentie.
6Dès lors, l’ouvrage ouvre des perspectives intéressantes pour les SIC, mais aussi pour le champ cousin, les Sciences de l’éducation et de la formation. Il pose la question, que le lecteur pourra chercher à résoudre en découvrant d’autres ouvrages de Valmalette, en particulier celui qu’il a coécrit avec Satoshi Oharara, et qui concerne la pensée écologique de Kumagusu Minakata. En d’autres termes : comment sera-ce possible de stimuler le for intérieur et rééquilibrer notre rapport à notre culture ?
7Cette question est une invitation à continuer à enrichir la notion de médiation, déjà fortement mobilisée en SIC, pour enrichir le design des dispositifs numériques et apprendre aux individus à percevoir les enjeux pour mettre à distance les nouvelles technologies. La notion d’expérience vécue présenterait alors l’intérêt, comme l’envisagent les auteurs de De l’UXD au LivXD design des expériences de vie, publié en 2018 aux éditions ISTE, de s’interroger, indique Françoise Bernard, sur les nouvelles capacitations que les sujets vont se créer quand ils se mettent en interaction avec le numérique (Bernard, 2018).
8Dans un contexte de datafication (Ibekwe-Sanjuan, 2017), les modèles de machine learning arrivent à développer des prédictions sur nos attitudes, et à se substituer à nos gestes ou prises de décision. Il s’agit, comme le souligne Claudine Haroche, de donner le primat au sentiment d’exister dans l’espace-temps pour faire émerger une prise conscience du phénomène d’accélération, une notion déjà mobilisée chez Rosa (Rosa et Renault, 2010). Sans cela, explique-t-elle, nous arriverions à nous priver des « règles et de[s] principes visant à protéger, à respecter l’autre, à se protéger du caractère intrusif d’autrui, à se défendre. C’est la leçon qu’on pouvait tirer, rajoute la chercheuse, à la lecture de La civilisation des mœurs » (p. 25-26) chez Norbert Elias.
9Dans notre société contemporaine, un effort d’éducation serait nécessaire pour civiliser les citoyens aux nouvelles technologies, un effort permettant d’accompagner la construction d’un rapport objectif de l’individu à l’espace et à la durée. Ce sont des enjeux expérientiels qui se jouent au sein de la perception, et qui relèvent d’un processus subjectif. Dans le système scolaire, l’éducation aux médias nécessiterait d’absorber les pratiques non scolaires afin de les civiliser. Concevoir des situations d’apprentissage où les enfants pourront avoir le sentiment d’exister nécessite de leur accorder du temps, tenir compte des erreurs, et privilégier, pour résister, les situations d’apprentissage plutôt que celles de l’évaluation …