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Notes de lecture

Le monde scolaire à l’épreuve du numérique 

Hélène Hoblingre Klein
Référence(s) :

Devauchelle, B. (2017). Éduquer avec le numérique. Paris : ESF. ISBN : 978-2-7101-3195- 3

Texte intégral

1Destiné aux enseignants et aux éducateurs, l’ouvrage de Bruno Devauchelle se présente comme une réflexion sur l’utilisation du numérique dans l’enseignement et plus spécifiquement sur la manière dont le numérique peut contribuer aux finalités de l’École. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, cet ouvrage s’impose davantage comme une réflexion sur l’utilisation du numérique à l’école, pour l’éducation et l’instruction, que comme une réflexion sur l’utilisation du numérique dans la société en général à des fins éducatives. C’est donc de l’intégration du numérique dans le monde scolaire dont il est question ici.

2Préfacé par Philippe Meirieu, Professeur émérite à l’Université Lumière-Lyon 2, le texte se découpe en 6 chapitres. Les deux premiers chapitres s’intéressent à la manière dont les élèves (chapitre 1) et les enseignants (chapitre 2) sont confrontés au numérique. Les trois chapitres suivants abordent la dynamique entre le numérique et les établissements scolaires. Il est question de l’introduction du numérique par ces structures éducatives (chapitre 3), de la transformation de l’école par les objets numériques (chapitre 4) puis des tentatives pour imposer le numérique dans les établissements (chapitre 5). Enfin, le dernier chapitre met en exergue les questions éthiques soulevées par l’introduction du numérique dans le monde éducatif. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous ferons d’abord une synthèse de chaque chapitre en nous concentrant sur les apports qui ont retenu notre attention. Ce choix arbitraire doit bien entendu être perçu comme l’émanation de notre propre subjectivité, il n’est certes pas l’expression d’un jugement de valeur. Dans un second temps, nous nous permettrons de formuler quelques réflexions critiques sur l’ouvrage.

3Le premier chapitre nous est apparu comme le plus saisissant, puisqu’il interroge la rencontre entre trois « mondes », c’est-à-dire trois logiques : l’école (le monde scolaire), le numérique et la famille. C’est « à la croisée » de ces trois mondes que se situe l’éducation avec le numérique. Or, ces trois mondes sont aujourd’hui bien distants. Ils s’opposent, entrent en concurrence ou se livrent des luttes d’influence. En effet les « écarts entre l’école et la famille » (p. 29) demeurent. De plus, le monde numérique et le monde scolaire tentent chacun d’imposer sa logique. La logique du monde numérique, celle du temps libre, de l’autonomie et de l’ouverture, semble avoir conquis les élèves. Face à elle, la logique scolaire, celle du programme, du temps contraint et de la « séparation » (p. 29) fait pâle figure. Ainsi, les pratiques numériques non scolaires des élèves s’introduisent sur le cadre scolaire, débordant sur celui-ci, tandis que le monde scolaire tente vainement de scolariser le numérique. L’auteur prône donc une réconciliation entre ces trois mondes, celle-ci ne pouvant passer que par le dialogue, par l’explicitation, la réflexivité des pratiques quotidiennes, et par l’autonomie encadrée également appelée « guidance » (p. 37).

4Dans le deuxième chapitre, l’auteur montre que le numérique a modifié les pratiques des enseignants puis des institutions. Il a permis de produire des supports de cours et de réaliser des tâches complémentaires (telles que le carnet de notes), de décloisonner les espaces et le temps de travail, d’engager de nouvelles formes d’échanges avec les élèves » (p. 49) et de s’emparer de nouvelles modalités d’évaluation, telles que l’autoévaluation et la coévaluation. Le numérique constitue par ailleurs une piste pour la « différenciation » (p. 63) des apprentissages, différenciation qui implique un changement de posture de l’enseignant : il n’est plus « face-à-face », mais « côte à côte ». En ce qui concerne l’ingénierie pédagogique, deux principaux constats s’imposent. Premièrement, le numérique constitue une nouvelle contrainte parfois mal maîtrisée et les enseignants qui l’utilisent auraient besoin d’être soutenus dans leurs pratiques, qu’il s’agisse d’un soutien de proximité ou d’un soutien institutionnel. Deuxièmement, il existe deux attitudes : utiliser le numérique pour « renforcer la forme scolaire » ou l’utiliser pour « s’en éloigner » (p. 68) voire pour la renouveler, car « en permettant de s’affranchir de l’espace-temps scolaire et des contraintes qu’il induit, les moyens numériques offrent un potentiel de renouvellement de la forme scolaire important » (p. 69). Cependant, le numérique ne peut constituer en lui-même un facteur d’innovation : c’est le besoin d’évoluer qui permet de trouver dans le numérique de nouveaux leviers. De même, l’utilisation du numérique en classe ne doit pas être un objectif en soi au risque de devenir une contrainte : « ce qui doit commander c’est la pertinence des moyens au service de l’objectif » (p. 82).

5Dans le troisième chapitre, l’auteur s’intéresse à l’introduction du numérique par les établissements. Il se penche notamment sur l’impact du numérique sur les conseils de classe, sur l’utilisation du numérique pour l’orientation scolaire et sur la généralisation des ENT. Il nous alerte sur plusieurs dérives induites par l’usage des TIC par les institutions, parmi lesquelles la déshumanisation potentielle et le « décalque de modèles de l’entreprise dans le monde scolaire » (p. 107). Face à ces risques, il est nécessaire que les chefs d’établissement se consacrent à « un véritable pilotage du numérique dans l’établissement » (p. 112).

6Le quatrième chapitre aborde l’entrée des objets numériques dans le quotidien des élèves et des enseignants à l’école. Le cahier traditionnel semble difficilement détrônable, car il ne constitue pas uniquement un « support d’écriture », c’est également un « porteur de traces » (p. 116) : traces des hésitations dans l’écriture, trace des enseignants, traces de soi, etc. Or, pour l’heure, aucun logiciel n’est capable d’apporter cette épaisseur. En revanche, le traitement de texte « rend possible une pensée en évolution » (p. 118). De son côté, le cahier de textes de la classe en ligne s’est largement répandu et son expansion n’est pas sans conséquences sur l’organisation scolaire, les pratiques des enseignants et les relations établissements/familles. Par ailleurs, l’environnement numérique personnel de l’élève affirme sa présence dans le milieu scolaire, retentissant sur la scolarité. Par exemple, les usages habituels qu’ont les élèves des ordinateurs s’expriment dans le milieu scolaire, et les téléphones portables d’élèves remettent en question « la forme scolaire traditionnelle [qui] implique un lieu clos d’enseignement comme base de travail » (p. 123). Dès lors, le monde scolaire est confronté à un nouvel enjeu : « le contrôle de l’activité de l’élève » (p. 128). Enfin, le numérique s’impose également en contraignant les usages. Et pour cause, plus qu’un outil, l’artefact numérique devient bien un instrument dont « l’utilisation est largement dirigée par sa forme, sa nature, son fonctionnement même » (p. 133). Ainsi, l’auteur compare le numérique à un perturbateur endocrinien qui viendrait peu à peu transformer le fonctionnement du système scolaire. Pédagogiquement, l’auteur file la métaphore : le savoir, tel le système sanguin, circule dans le « corps scolaire », mais cette circulation peut être compromise par une utilisation trop intensive du numérique.

7Dans le cinquième chapitre, l’auteur souligne que certaines disciplines, celles des sciences exactes et de technologie, ainsi que certains enseignants, les documentalistes, ont été plus prompts que d’autres à introduire le numérique. En effet, l’insertion professionnelle des jeunes est un enjeu particulièrement important dans l’enseignement technique et l’intégration des nouvelles technologies permet d’y répondre. De leur côté, les enseignants documentalistes ont rapidement informatisé leur activité, conscients de l’urgence. Cependant, Bruno Devauchelle met ici le lecteur en garde : « disposer de l’accès direct aux savoirs ne garantit pas le développement des connaissances si une médiation appropriée n’est pas mise en place » (p. 152). La documentation, même lorsqu’elle est numérisée, ne suffit donc pas pour permettre les apprentissages. De plus, l’auteur insiste une nouvelle fois sur la nécessité de se libérer des carcans du monde scolaire pour une réelle intégration du numérique. Ce « renouvellement » (p. 164), cette libération ne sera possible que si le cadre scolaire (sa culture, son organisation et ses programmes) est remis en question, que si l’évolution de la société du fait du numérique est prise en compte, et que si l’isolement professionnel des enseignants fait place au travail en commun. Par ailleurs, il serait vain de centraliser les décisions : l’intégration du numérique devrait être réalisée de manière différenciée, selon le contexte, les équipes et la capacité de chaque établissement.

8La portée politique de l’ouvrage, palpable tout au long de la lecture, ressort clairement dans le sixième et dernier chapitre. L’auteur prend les décideurs politiques et l’État à parti, dénonçant l’écart entre les promesses, telles que celle d’une « adresse électronique pour tous » (p. 186), les discours et les réalités de terrain. Il insiste par ailleurs sur un point déjà abordé dans le premier chapitre : la nécessité de faire avec les élèves un « travail d’explicitation » (p. 189). Enfin, il souligne les limites de la formation des enseignants à l’utilisation du numérique. Si une telle formation est nécessaire, elle ne suffit pas : il est également essentiel que les expérimentations soient davantage encouragées. Ceci permettrait sans doute aux enseignants de faire face plus sereinement à l’incertain, car « le risque du trouble, du dysfonctionnement » (p. 200) n’est jamais loin lorsque l’on a recours aux technologies numériques dans la salle de classe.

9Sur le versant critique, nous avons d’abord pensé à la lecture du premier chapitre que l’ouvrage permettrait d’explorer la dialectique entre trois mondes (le numérique, la famille et l’école), puisque leur réconciliation conditionne l’éducation avec le numérique. Pourtant, c’est essentiellement la dialectique entre l’école et le numérique qui est analysée dans cet ouvrage. Même dans le premier chapitre, c’est avant tout la lutte entre les pratiques scolaires et les pratiques numériques des élèves qui est abordée. Ainsi, l’« espace éducatif » est davantage synonyme dans cet ouvrage d’espace scolaire. Ceci est particulièrement perceptible à la lecture du sixième chapitre intitulé « Éthiques et finalités du numérique dans l’espace éducatif » : dans ce chapitre, il est essentiellement question des institutions scolaires, des élèves et des enseignants. La famille est évoquée brièvement, mais son évocation permet davantage de formuler un état de fait (même les familles les plus démunies s’équipent en technologies numériques) qu’une réflexion sur les questions éthiques soulevées par l’introduction du numérique dans les foyers. La famille, en tant qu’espace éducatif face au numérique, est donc laissée en retrait dans cet ouvrage.

  • 1 Foucault, M. (2001). Le jeu de Michel Foucault. Dans Dits et Ecrits II (p. 298–329). Paris : Gallim (...)

10En conclusion, on retiendra que si le monde scolaire ne se préoccupe pas davantage du numérique, c’est parce que celui-ci peut occasionner des « dérives par rapport à l’organisation en place » p. 33). Or, véritable « sanctuaire » (p. 107), « l’école est ’un monde à part’ qui a bénéficié d’une sorte de droit, à discrétion, et d’autorité (issue du XIXe siècle) » (ibid.). Bruno Devauchelle qualifie d’ailleurs l’établissement scolaire de « dispositif complexe » (p. 79) : l’usage de ce terme peut rappeler la pensée de Michel Foucault qui décrit le « dispositif » comme un jeu de pouvoir1. Ainsi, le dispositif scolaire semble aujourd’hui se sentir menacé par le numérique. Par exemple, les enseignants craignent souvent d’être « déstabilisés » (p. 161) par l’utilisation des écrans en classe, car les difficultés techniques les placent face à des situations inattendues qui dépassent leur niveau de compétences. Cet ouvrage s’impose donc globalement comme un plaidoyer en faveur de l’utilisation du numérique à l’école, à condition que le numérique soit au service de la pédagogie, et non l’inverse ; à condition que l’utilisation du numérique soit raisonnée, loin de l’usage intensif qui présenterait des risques pour le système (à l’instar de tout perturbateur endocrinien) ; à condition également que le dialogue, l’explicitation et la réflexivité soient engagées et que le système scolaire accepte de remettre en question un cadre auquel il s’est longtemps identifié.

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Notes

1 Foucault, M. (2001). Le jeu de Michel Foucault. Dans Dits et Ecrits II (p. 298–329). Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Hoblingre Klein, « Le monde scolaire à l’épreuve du numérique  »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 26 | 2019, mis en ligne le 18 juin 2019, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/3793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.3793

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Auteur

Hélène Hoblingre Klein

EA 2310 LISEC, Université de Strasbourg

helene.hoblingre@yahoo.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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