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  • 1 Nous prenons ici le terme école comme générique des institutions de formation dans les différents d (...)

1La question posée dans ce débat par Daniel Peraya (les technologies peuvent-elles modifier la forme scolaire ?) renvoie à des réflexions larges traitant autant des dispositifs d’enseignement/apprentissage, de l’école en tant qu’institution inscrite dans la société, de formation d’enseignants qu’à l’innovation en tant que processus transformateur des pratiques de formation. Nous allons donc essayer de ne pas nous perdre. Dans un premier temps, nous dessinerons les contours d’une école1 confrontée dès les années 2000 aux premières injonctions sérieuses de changement liées à l’intégration des technologies numériques. Ce premier pas nous permettra de voir que les transformations attendues à l’époque sont restées confinées à des espaces de projets peu généralisés. Partant de là, il nous sera permis de nous interroger sur le concept de forme scolaire, résistante, semble-t-il, à ces premiers assauts. Dans un second temps, nous évoquerons deux enjeux intimement liés selon nous aux technologies et qui pourraient contribuer à reconfigurer la forme scolaire, ou tout au moins à y apporter quelque renouvellement. Nous terminerons notre propos en laissant le débat ouvert … puisque c’est la règle … pour que d’autres saisissent à leur tour le flambeau.

Illusion d’un changement

  • 2 Loi fédérale sur l’encouragement des technologies de l’information et de la communication dans le (...)

2Dans les années 2000, un élan important a été donné pour favoriser l’intégration des TICE dans tous les niveaux de la formation. En Suisse, suite à l’impulsion donnée par la Confédération2, les cantons et les collectivités ont pris le relais et ont consacré beaucoup de ressources pour équiper les écoles et former les enseignants. Des centres de compétences (cantonaux ou régionaux) ont été créés, des formations touchant tous les enseignants ont été proposées, des programmes de recherche ont été initiés pour suivre et pour évaluer ces nouveaux dispositifs... En ce sens, la Suisse s’alignait sur les programmes de nombreux autres pays qui, comment elle, considéraient nécessaire que les enseignants (de l’école primaire à l’université) intègrent les technologies pour - au minimum - faire évoluer leurs pratiques et pour – au mieux – promouvoir des innovations propres à transformer l’école (Karsenti, Raby et Villeneuve, 2008). Il était alors question de passer du paradigme d’enseignement à celui d’apprentissage (Tardif, 1998) grâce aux nouvelles technologies.

3Or le monde la formation résiste et évolue relativement peu même s’il consent à quelques progrès et quelques innovations. Que ce soit à l’université ou dans les autres degrés d’enseignement, de nouveaux outils ont fait leur apparition (tablettes, téléphones portables, tableaux interactifs, etc.), de nouveaux dispositifs ont été mis en place (classes inversées, apprentissage mobile, hybridation, cours à distance, Moocs, etc.), mais ces pratiques restent souvent à l’état de projets parfois confinés à certains contextes où les conditions mises en place et les usages sont spécifiques. Le virage d’une certaine généralisation ne se fait pas et il devient ainsi difficile d’en mesurer l’efficacité, d’en évaluer les impacts réels sur les apprentissages et surtout de voir en quoi ces technologies permettent d’intégrer de approches pédagogiques ou de nouvelles manières d’envisager les dispositifs d’enseignement / apprentissage, bref de modifier – en partie – la forme scolaire.

4À ce stade et pour faire écho au texte d’introduction à ce débat (Peraya, 2018), il nous semble important de préciser que nous envisageons la forme scolaire comme un ensemble de règles et d’usages propres à caractériser les actions des élèves et des professeurs dans un cadre d’apprentissage formel (Vincent, Lahire et Thin, 1994 ; Lahire, 2008). Parmi la liste des caractéristiques évoquées par Maulini et Perrenoud (2005), nous retiendrons : « la présence d’acteurs avec chacun leur rôle (formateur - apprenant), un contrat qui les lie et des pratiques sociales spécifiques qui déterminent les types d’interactions, l’appartenance à une organisation (institution) dont le but est de former, la présence d’un curriculum présentant de savoirs, organisés en disciplines et issus d’un processus de transposition didactique, ou encore l’organisation des temps d’apprentissage, des types de tâches » (p. 151-152). La forme scolaire se caractérise encore par la distinction entre le moment de la formation qui « anticipe, codifie et planifie les apprentissages visés, qui impose des contraintes et des règles de fonctionnement basées sur l’asymétrie de l’instructeur (supposé savant et compétent) et de l’instruit (supposé ignorant) et celui de l’action « authentique » qui s’exercent en dehors de l’institution » (p. 147). Dans ce sens et selon nous, la forme scolaire peut s’appliquer à différents ordres d’enseignement et dans différents contextes (Coen et Zulauf, 2015), raison pour laquelle nous garderons cette appellation en faisant référence autant aux situations d’apprentissage de l’école primaire que celles ayant cours à l’université.

5Cette forme scolaire ainsi définie résiste et semble entraver certaines innovations ou tout au moins les ralentir. À l’image des propos que Stiegler (Leclercq, 2016) tient en référence à l’ouvrage L’homme et la matière de Leroi-Gourhan, il apparaît que le genre humain s’attache coûte que coûte à préserver ses structures sociales (« ses cellules ethniques ») en se gardant d’innover, la technologie apparaissant comme une menace. Selon cet auteur, l’adoption de technologies nouvelles ne peut se faire que lorsqu’il n’y a pas d’autres choix. Cette prise de position peut sembler contradictoire avec l’engouement du grand public pour la nouveauté. Pourtant, on peut l’expliquer si l’on prend l’école comme une institution en marge des réseaux de consommation et du marketing, si on la considère comme soucieuse de préserver ses propres structures (sa forme) parce qu’elles sont les meilleures garantes de son existence et de sa pérennité. La question qui se pose alors est de savoir jusqu’à quand cela pourra durer et quel sera le moment où elle n’aura plus le choix de faire autrement. L’école d’aujourd’hui peut-elle passer à côté du numérique, ce dernier est-il devenu désormais une vraie contrainte incontournable et propre à s’immiscer suffisamment dans ses structures et pour provoquer les changements attendus dans les pratiques de formation ?

Premier enjeu : un élément marginal

  • 3 On notera par exemple en Suisse le programme Digital Lives lancé par le Secrétariat d’Etat à la for (...)

6Il semble que la pression envers l’école et la formation augmente de plus en plus aujourd’hui, cela constitue notre premier enjeu. En Suisse et dans les pays occidentaux, un nouveau vocabulaire s’est emparé des politiques : digitalisation de la société, numérisation de la formation, cyberadministration de l’école… Des programmes de recherche3 dans ces domaines, des structures relais pour promouvoir l’innovation et le lien entre les hautes écoles et l’économie se développent jour après jour. Le premier élan vécu au début des années 2000 est sans comparaison avec celui qui se dessine aujourd’hui. La puissance des machines, le développement des réseaux, la robotisation, la disruption provoquée par de nouveaux modèles économiques ne font pas que bousculer les systèmes en place, mais ils les transforment. Au niveau de l’école, ce mouvement apparaît également et porte sur un élément marginal : l’idée que les enfants d’aujourd’hui sont des analphabètes numériques et qu’il faut enseigner la programmation à l’école. Portée par les milieux académiques et économiques, cette assertion a été relayée par les médias et reprise par le politique contraignant l’école à insérer cette (nouvelle) discipline dans les plans d’études (par exemple le Lehrplan 21 de la Suisse alémanique). On pourrait dès lors s’interroger sur l’impact de cet élément anodin en apparence sur la forme scolaire. À nos yeux, il n’est pas sans effets et constitue le symptôme d’un changement profond parce qu’il contraint les institutions de formation (des différents degrés) à redéfinir ce qu’on entend par technologies numériques. Si du côté des universités, les choses ont toujours été plutôt distinctes : la science informatique est une discipline en soi (recouvrant des savoirs précis), il n’en va pas de même dans les autres ordres d’enseignement où l’informatique, l’éducation aux médias (alliant les dimensions de prévention), la bureautique ont été très largement mélangées avec les éléments qui relèvent de la médiation des savoirs avec les technologies numériques. Ces confusions ont contribué à marginaliser les questions liées à l’usage des technologies numériques en tant qu’outil au service de la médiation des savoirs, comme partie intégrante des dispositifs d’enseignement / apprentissage et par là, comme une variable de la forme scolaire. La chose est particulièrement marquante –et c’est la raison pour laquelle nous nous y arrêtons ici – dans les institutions de formation d’enseignement qui se doivent de reconfigurer leurs dispositifs de formation pour permettre aux étudiants de distinguer ce qui relève de l’intégration pédagogique des technologies (commune à toutes les disciplines et idéalement directement vécues par eux dans les cours), ce qui est à rattacher à d’autres dimensions liées aux technologies (éducation aux médias, éthiques, prévention, sécurités ...) ou encore à de ce qui traite de la maîtrise des outils (compétences techniques, connaissance des logiciels pour leurs usages et ceux de leurs élèves).

Second enjeu : le passage à la mesure

7Le second enjeu s’appuie sur le constat de Sadin (2010) qui souligne que nous avons dépassé aujourd’hui l’âge de l’accès pour entrer dans celui de la mesure. Là encore, ce dépassement de cap pourrait paraître anodin. Il ne l’est cependant pas, car il est porteur de nouvelles opportunités en matière de formation et de transformations importantes de la forme scolaire. L’accès au savoir a contraint le professeur à se repositionner. Son rôle évolue, mais dans de nombreuses institutions, l’enseignant reste toujours « maître » de son cours, de sa planification et de son déroulement, avec une grande liberté d’action. D’une certaine manière, l’asymétrie évoquée par Maulini et Perrenoud demeure et le contrat qui lie le formateur à l’apprenant reste : le professeur se trouve « contraint » par la mission d’enseigner à son élève et l’élève se trouve tout autant « contraint » par la mission d’apprendre de son professeur (Vellas, 2002).

8Entrer dans l’âge de la mesure, c’est potentiellement renverser les choses. En effet, jusqu’à maintenant, cette mesure était essentiellement l’affaire du professeur qui, par la mise en place de systèmes d’évaluation qu’il contrôlait, gardait - une fois encore - la main mise sur la progression et les apprentissages des élèves. Le recours à cette mesure via les technologiques pourrait renverser les choses en mettant dans les mains de l’apprenant un élément essentiel de la forme scolaire.

9Dans une recherche en cours à la HEP de Fribourg (Coen et Bouzenada, 2017), nous nous avons incité nos étudiants à capter des traces de leurs propres expériences d’apprentissage. Inscrit dans un contexte d’alternance, ce projet contraint les étudiants en formation à collecter des données de toutes sortes (images, séquences vidéo ou audio, canevas de leçons, notes de séances, etc.) durant leurs stages pratiques, sur le terrain. Une fois revenus dans l’institution, ils sont amenés à conduire des activités d’analyse sur ce matériau pour pouvoir réaliser un dossier d’apprentissage, un travail inscrit dans la perspective du développement de compétences réflexives. L’analyse des données recueillies permet un déplacement du résultat vers le processus de formation qui peut désormais prendre toute sa valeur parce qu’il est illustré et étayé par des traces sur lesquelles on peut revenir aisément. Il s’agit pour l’étudiant de faire parler ses traces pour parler de ses traces. Nul autre que lui ne peut le faire aussi bien et, en ce sens, il en devient le propriétaire, déplaçant ainsi son formateur du rôle de prescripteur vers un rôle d’accompagnateur. Le rapport formateur - formé est inversé. On change de paradigme, car dans cette logique ce n’est plus le professeur qui cherche la preuve de l’apprentissage, mais bien le formé qui la produit en l’étayant avec des données factuelles.

10En termes de changement, ce dispositif a des incidences à différents niveaux. Sur le plan microsystémique, il questionne les procédés de capture des traces (qui saisit la trace, qu’est-ce qui saisit, dans quel but et avec quel degré d’anticipation ?), mais aussi les procédés mis en oeuvre dans le traitement de ces traces. En outre, les datas (et les analyses associées) permettent de déplacer la validation de l’apprentissage des mains du professeur dans celles de l’apprenant. Dans cette logique, les technologies apportent un potentiel de mesures dont le sens est donné plus par l’apprenant que par le formateur.

11Par ailleurs, les différents niveaux de changement (mécaniques, organiques et structurels) s’en trouvent affectés parce que cela soulève des questions liées autant à la manière de capter les données, de les transmettre, de les stocker ou de les sécuriser. Cela nécessite encore d’interroger la logistique de l’établissement dans la mesure où cette démarche suppose la réalisation d’un dossier d’apprentissage dont certains aspects sont en lien avec des ressources dispensées dans les cours et qui doivent dès lors être mises à disposition. Ce passage à l’analytique de l’apprentissage modifie les paramètres de la forme scolaire. Les études conduites dans ce domaine (Imran, Belghis-Zadeh, Chang, Kinshuk et Graf, 2016) démontrent que cette analytique peut conduire à la mise en oeuvre de dispositifs de formation où l’apprenant tient une place prépondérante en particulier lorsqu’il fait de sa formation un réel projet personnel.

12Ces approches devraient questionner les pratiques pédagogiques actuelles. Contrairement aux propositions faites dans les années 2000, nous pensons que ces nouvelles pratiques constituent désormais un passage obligé, un incontournable. Le rôle des technologies ne se borne plus à favoriser les médiations pédagogiques, mais aussi à quantifier les apprentissages, à modéliser les processus, à guider les décisions des apprenants et des formateurs. Les injonctions du politique à disposer de leviers plus efficaces pour gérer le système éducatif conjuguées aux besoins des professeurs de s’ajuster aux besoins de leurs élèves constituent sans doute des leviers d’action qui ne manqueront pas d’opérer sur la forme scolaire.

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Bibliographie

Coen, P.-F. et Zulauf, M. (2015). Technologies et apprentissage d’un instrument de musique : les apports d’un smartphone dans la formation des enseignants. Formation et pratique d’enseignement en question, 18, 177-200.

Confédération suisse, Assemblée fédérale (2016). Arrêté fédéral sur le programme de législature 2015-2019. Berne, Suisse : Chancellerie fédérale. Récupéré de : https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2016/4999.pdf

Imran, H., Belghis-Zadeh, M., Chang, T.-W., Kinshuk et Graf, S. (2016). PLORS : a personalized learning object recommender system. Vietnam Journal of Computer Science, 3(1), 3–13. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/s40595-015-0049-6

Karsenti, T., Raby, C et Villeneuve, S. (2008). Quelles compétences technopédagogiques pour les futurs enseignants du Québec. Formation et pratiques d’enseignement en questions, 7, 117-136.

Lahire, B. (2008). La forme scolaire dans tous ses états. Revue suisse des sciences de l’éducation, 30(2), 229–258.

Maulini, O. et Perrenoud, P. (2005). La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes et évolutions. Dans O. Maulini et C. Montandon (dir.), Les formes de l’éducation : variété et variations (p. 147–168). Bruxelles : De Boeck.

Leclercq, J. (2016). Les Big data : entretien avec Bernard Stiegler [Émission radio]. Dans J. Leclercq (Réalisateur), Histoire vivante. Lausanne : Radio suisse romande. https://www.rts.ch/play/radio/histoire-vivante/audio/les-big-data-35 ?id =7484581&station =a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Peraya, D. (2018). Technologies, innovation et niveaux de changement : les technologies peuvent-elles modifier la forme universitaire ? Distances et médiations des savoirs, 21.

Sadin, E. (2015). La vie algorithmique, critique de la raison numérique. Montreuil : l’Echappé.

Tardif, J. (1998). Intégrer les nouvelles technologies de l’information : quel cadre pédagogique ? Paris : ESF.

Vellas, E. (2002). De Rousseau à Brousseau. La pensée de la relation contractuelle à l’école. Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Récupéré du site de l’université de Genève : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/CD-contrats/probl-vellas.html

Vincent, G., Lahire, B. et Thin, D. (1994). Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire. Dans G. Vincent (dir.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles (p. 11–48). Lyon : Presses universitaires de Lyon.

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Notes

1 Nous prenons ici le terme école comme générique des institutions de formation dans les différents degrés d’enseignement.

2 Loi fédérale sur l’encouragement des technologies de l’information et de la communication dans les écoles du 14 décembre 2001.

3 On notera par exemple en Suisse le programme Digital Lives lancé par le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et l’innovation ou encore le programme de recherche prioritaire Mutation numérique de l’économie et de la société.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-François Coen, « La forme scolaire à l’épreuve des technologies numériques »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 22 | 2018, mis en ligne le 17 juin 2018, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/2346 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.2346

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Auteur

Pierre-François Coen

CRE/ATE - Haute école pédagogique de Fribourg

CoenP@edufr.ch

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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