Navigation – Plan du site

AccueilNuméros22Débat-discussionLa forme universitaire comme anal...

Débat-discussion

La forme universitaire comme analyseur des « effets » de la technologie : perspective critique

Cédric Fluckiger

Texte intégral

  • 1 Espace Numérique de Travail

1Le texte de Daniel Peraya (2018) qui introduit ce débat pose la question : « les technologies peuvent-elles modifier la forme universitaire ? ». Chaque enseignant, pour peu qu’il ait quelque ancienneté, voit bien que « quelque chose » a changé. Quand il entre dans un amphi ou une salle de cours, quelle que soit la discipline, une majorité des étudiants prend des notes sur leur ordinateur ; il reçoit des courriels d’étudiants ; se connecte à un ENT1 ; certains travaux sont rendus sous forme électronique ; les étudiants ont très vraisemblablement créé un groupe Facebook au sein duquel ils échangent des informations sur les rendus de travaux, les absences, etc.

2Mais qualifier ou quantifier ce « quelque chose » qui a changé n’est pas aisé. Car enfin, même instrumentés par un vidéoprojecteur (pour l’enseignant) ou par un traitement de texte (pour l’étudiant qui prend des notes), même si les réseaux sociaux étendent les possibilités d’échanges entre étudiants, la forme même de bien des cours a finalement bien peu changé depuis l’invention de l’institution universitaire : les professeurs continuent à « professer » bien plus qu’ils ne le voudraient - ou devraient. Même des dispositifs technico-pédagogiques nouveaux, comme les MOOC, prennent parfois (souvent ?) une forme pédagogique extrêmement transmissive, comme le rappelle le texte : les MOOC « dans leur très grande majorité, ont sclérosé et renforcé dans une forme médiatique normalisée une conception transmissive, instructionniste de l’enseignement universitaire » (Peraya, 2018).

Faut-il s’en étonner ?

3C’est ce que propose de discuter ce texte de contribution au débat initié par Daniel Peraya, en insistant d’abord sur les raisons mêmes de ce débat avant de discuter de la manière dont nous pouvons ne pas le laisser se refermer sur des questions stériles scientifiquement (comme la question de l’efficacité, voir Chaptal, 2003) et avant de conclure sur les perspectives de recherches qu’il peut contribuer à ouvrir.

La technologie a-t-elle des « effets » ?

4C’est un lieu commun pour les chercheurs du champ, mais il faut le redire avec force : il n’y a aucun déterminisme. L’article de Daniel Peraya souligne à juste titre « les limites du point de vue techno-déterministe » (Peraya, 2018). Allons plus loin : il n’y a aucune attestation empirique pas plus que de nécessité logique à ce que l’innovation technologique entraine une innovation pédagogique. En conséquence, il n’y a rien d’étonnant, comme le note Peraya dans son texte introductif, à ce que les recherches « révèlent l’homéostasie du système scolaire et la résistance de la forme scolaire ».

5Il faut le redire avec force car le paradigme déterministe, bien que maintes fois démenti continue, envers et contre tous nos résultats de recherche, de constituer le cadre de pensée des décideurs, des marchands et des discours médiatiques.

6Il faut également le redire avec force car, bien que les cadres théoriques mobilisés par les chercheurs du champ soient, pour la plupart, explicitement opposés à toute lecture socio ou techno-déterministe, ce paradigme continue néanmoins d’imposer son agenda à la recherche et aux chercheurs. Pour ne prendre qu’un exemple, le cahier des charges de l’appel à projets e-FRAN 2e vague2 place de fait les chercheurs qui y répondent dans un cadre de pensée déterministe en affirmant : « La révolution technologique que représente le numérique est à l’origine d’un véritable changement de paradigme économique et sociétal. […] Parallèlement, le numérique est porteur de nouvelles manières d’enseigner et d’apprendre ». En tant qu’enseignants, nous demanderions à nos étudiants sur quoi ils fondent une telle assertion. En tant que chercheurs, nous nous empressons de mettre notre mouchoir sur 30 ans de résultats de recherches, car nous avons besoin de répondre aux appels à projets, quand bien même ils se placent dans des paradigmes qui ne sont pas les nôtres.

7C’est précisément contre les idées déterministes, affirmant que le numérique serait un levier pour transformer l’école ou l’université, ou encore qu’il pourrait rendre les enseignements et apprentissages plus « efficaces », que les chercheurs ont développé des concepts comme le dispositif ou l’instrument. Ces concepts ont justement comme caractéristique de penser le technique et le social dans leur relation dialectique (Linard, 2002, parlait d’un « indicateur de contradictions » à propos du dispositif), non sur le mode du déterminisme à sens unique. Mais les chercheurs ont beau savoir de longue date que malgré la course aux innovations technologiques, les innovations pédagogiques « restent marginales, dépendantes d’individus exceptionnels, tolérées en formation permanente et à dose homéopathique dans les cursus classiques » (Linard, 2003, p. 246), ou que « les situations d’innovations ne sont pas toujours porteuses de changement » (Baron et Bruillard, 2004, p. 160), comment dans ce cas répondre aux appels à projets qui commencent par poser exactement le contraire, mais dont nous avons besoin pour faire vivre nos recherches ?

8Certes, le déterminisme technologique a pour lui la force de l’évidence, sans compter son indéniable force de frappe publicitaire. L’évidence est déjà celle du déterminisme instinctif des ingénieurs. Quand on sait l’énergie qu’il faut pour concevoir, développer, déployer une plate-forme ou un environnement d’apprentissage, il y a des chances que les développeurs aient une certaine foi dans l’efficacité de leurs développements. C’est précisément le rôle des sciences humaines et sociales de dépasser ce sens commun pour « passer à une conception plus ouverte et pragmatique centrée sur les besoins réels de l’utilisateur en situation d’activité » (Linard, 2001, p. 212).

9Les marchands, de leur côté, ont tout intérêt à distiller l’idée qu’il suffirait d’équiper les écoles ou les amphithéâtres (en achetant leur matériel et logiciel) pour induire une profonde refondation des institutions scolaires et universitaires.

10Face à de telles promesses, les discours nuancés des chercheurs, comme ceux que présente le petit ouvrage d’Amadieu et Tricot (2014), peinent à se faire entendre. Comment faire entendre, par exemple, que lorsqu’on parle de la « motivation » supposée des apprenants, « parle-t-on de la motivation relative au dispositif d’apprentissage […] , à la tâche d’apprentissage […], au contexte d’apprentissage […] ou au domaine de connaissance » (p. 10). Marchands et institutions préfèrent continuer de parler DU numérique comme d’une entité unique, sans prendre la peine de distinguer les technologies, les publics, les niveaux ou les contenus enseignés. Comme si l’on pouvait répondre à la question de savoir sur LE numérique est « efficace », sans même se demander ce que peut bien signifier l’efficacité d’un système éducatif (voir Chaptal, 2003, 2009), sans rappeler qu’il ne peut s’agir que d’une notion politique ou morale, comme si l’efficacité pouvait renvoyer à autre chose qu’à un projet de société (plus ou moins élitiste, plus ou moins égalitaire, plus ou moins couteux).

11La force de la proposition déterministe tient enfin à une classique erreur d’interprétation de la causalité : la question reste ouverte de savoir si l’innovation technologique a un quelconque effet sur la forme scolaire ou la forme universitaire, il est en revanche net, comme le montrent Albero et al. (2008) que l’innovation pédagogique conduit parfois à investir la technologie et donc à des innovations. Cela se comprend : les innovateurs pédagogiques sont amenés à questionner l’instrumentation pédagogique susceptible de mettre en œuvre leurs idées et conceptions pédagogiques. Cela les conduit et à proposer des activités ou des scénarisations qui tirent le meilleur parti des possibilités des instruments à leur disposition. En oubliant le constat récurrent qu’au-delà des « innovateurs », les pratiques peinent à se généraliser (Villemonteix et Beziat, 2006), l’inversion de la causalité est une erreur fréquente dans l’argumentation déterministe.

12C’est donc pour des raisons différentes que marchands et innovateurs pédagogiques tendent à accréditer cette idée, tandis que les chercheurs peinent à se faire entendre, d’une part parce que les discours nuancés sont plus difficilement audibles que les prophéties, d’autre part parce qu’ils sont eux-mêmes pris dans un agenda de la recherche construit sur une logique d’expertise des technologies, c’est-à-dire une logique profondément étrangère à leurs propres cadres théoriques usuels (ce qui ne contribue pas à clarifier leur message).

Des effets sur la forme universitaire ?

13Encore faut-il distinguer soigneusement deux ordres de questions. Une première question est de savoir dans quelle mesure des outils ou plate-forme d’enseignement en ligne peuvent faire l’objet d’une appropriation pédagogique, d’une scolarisation au sens que lui donnent Baron et Bruillard (2004), donner lieu à des pratiques moins transmissives, par exemple par l’augmentation de l’usage des outils collaboratifs ou de communication en enseignement à distance (notons que le fait que l’on doive la poser rappelle d’ailleurs à lui seul que l’innovation technologique peut aller de pair avec la pédagogie la plus transmissive).

14C’est une tout autre question de savoir ce que l’innovation technologique fait à la forme scolaire (comme avaient pu le faire Hamon et Villemonteix, 2015) ou à la forme universitaire que questionne Daniel Peraya. Cette seconde question conduit à rappeler que le concept de forme scolaire tel qu’il a été formalisé par Vincent (1980, 1994) visait précisément à « éviter la confusion entre institution et forme […]. On peut saisir des formes sociales qui traversent des institutions diverses. La forme scolaire de relations sociales ne s’arrête pas aux portes de l’institution scolaire et inversement, l’institution scolaire peut être traversée par des formes de relations sociales différentes » (Vincent, Lahire et Thin, 1994, p. 37). La forme scolaire est donc certes née de l’institution scolaire, mais elle la dépasse, existe dans d’autres lieux ou institutions. Elle a par exemple gagné les clubs de sport ou la littérature de jeunesse (voir Denizot, 2018). Ainsi, parler de modifier la forme universitaire est donc bien différent de modifier l’institution universitaire elle-même.

15Cela ne signifie par pour autant que les formes scolaires et universitaires seraient stables. Une conception stable ou anhistorique de la forme scolaire (ou universitaire) est en effet l’un des risques que présente ce concept (Schneuwly et Hofstetter, 2017). Se poser la question des évolutions de ces rapports sociaux est donc légitime et nécessaire.

16Mais sans doute faut-il s’entendre sur le sens de ces modifications. Car on suppose souvent qu’avec la scolarisation des technologies ce seraient des habitudes, méthodes, dispositions extérieures au monde éducatif qui pénètreraient à l’université. Or, si les formes scolaire et universitaire ne s’arrêtent pas aux portes des institutions, pas plus que les outils numériques, ces technologies ne peuvent-elles pas au contraire étendre ces formes-là ? Le type de relations sociales propres aux institutions d’enseignement ne peut-il pas également trouver un nouveau terrain en suivant les étudiants jusque chez eux dans leur poche ou leur sac, gagner d’autres lieux tout comme la forme scolaire a investi d’autres institutions hors de l’école elle-même ?

17Dans la forme la plus fréquente de la question posée par Daniel Peraya, on peut cependant se demander dans quelle mesure la forme universitaire elle-même est affectée par les technologies. En d’autres termes, en aurait-on fini avec le constat de Larry Cuban, il y a plus de vingt ans, quand il affirmait dans Salle de classe contre ordinateur : vainqueur la salle de classe : « L’enseignement est moins vulnérable aux technologies électroniques que ces autres institutions [entreprises commerciales ou industrielles et d’autres organismes] » (Cuban, 1997, p. 13) ? Par analogie avec la forme scolaire, quels seraient les principaux traits de cette forme universitaire qui seraient affectés ?

18La scripturalisation des savoirs a peu de chance d’être remise en cause par les technologies : l’avènement d’une « civilisation de l’image » que certains pensaient voir émerger dans les années 1960 semble n’avoir pas remis en cause la place centrale de l’écrit. Comme le rappelle André Tricot « le temps passé à lire par un Américain moyen a presque triplé entre 1973 et 2005, passant de 1h46 en moyenne à près de 4h30 de lecture quotidienne (en excluant de ce compte toutes les activités de lecture inférieures à 1 minute). » (Tricot, 2016). Par la suite il n’y a pas de raison de penser que la forme scolaire (et universitaire) ne reste pas « constitutive d’un rapport réflexif au langage qui rompt avec le rapport pratique au langage » (Lahire, 2008, p. 29).

  • 3 ttp ://cache.media.education.gouv.fr/file/12_decembre/96/9/2012-plan-numeriquedossier-presse_236969 (...)

19La structuration des savoirs et des pratiques au sein de disciplines semble davantage remise en cause, à l’école, par la montée de la référence à des compétences liées à des finalités sociales que par les technologies éducatives. C’est sans doute à cette aune qu’il faut comprendre les discours récurrents (notamment de l’OCDE, voir Chaptal, 2009) sur la « refondation de l’école » par le numérique. Lorsque, par exemple, le Plan Numérique de 2015 affirme que « La transformation sociale par le numérique est un levier de la refondation de l’École »3, la technologie ne serait-il pas le cheval de Troie pour une remise en cause politique des missions et modes d’organisation de l’école, par la remise en cause des disciplines scolaires, la structuration des contenus de plus en plus nettement autour de la notion de compétence et la multiplication des dispositifs non disciplinaires (Cauterman et Daunay, 2010) ?

La notion de scolarisation

20C’est tout l’intérêt de la notion de scolarisation, par rapport à la notion d’intégration, que de mettre l’accent sur le caractère dialectique du processus. C’est bien ce que propose de discuter Daniel Peraya : « Il ne serait cependant pas inutile d’envisager le processus inverse et l’on pourrait faire l’hypothèse suivante : la forme scolaire pourrait-elle s’accommoder des technologies à travers un processus de « pédagogisation » ou de régulation pédagogique dont l’objectif serait de les rendre plus conformes à ses exigences ? (Peraya, 2018). En effet, dans une approche instrumentale, l’appropriation d’une technologie passe par une assimilation et une accommodation : l’individu (ou l’institution) qui s’approprie un nouvel instrument se modifie lui-même. La scolarisation des technologies peut certes modifier les relations sociales dans les institutions scolaires et universitaires, les technologies peuvent aussi être réappropriées au sein de la forme scolaire ou universitaire.

21La notion de scolarisation, non pas dans le sens de scolariser des élèves, mais de scolariser des objets, des pratiques, des savoirs, a fait l’objet d’un usage croissant en sciences de l’éducation, selon Nathalie Denizot (2018) qui a étudié l’évolution et la diversification de cette notion. Elle note le rôle majeur joué dans cette progression par les travaux autour de l’informatique scolaire. Ainsi, Baron et Bruillard (2004), relèvent que « l’enjeu est l’appropriation collective et la légitimation progressive de techniques nouvelles et, plus spécifiquement, de nouveaux instruments utilisés dans des activités finalisées ». Et de conclure : « La forme scolaire transforme les technologies, qui sont transformées par elles » (ibid.).

22La question de la scolarisation des technologies permet donc de rendre compte des différentes dimensions soulevées par le texte de Daniel Peraya. Renvoyant à l’école, la notion de scolarisation devrait cependant être adaptée à l’institution et à la forme universitaire (bien qu’universitarisation ne soit pas très heureux).

Du dispositif à l’environnement ?

23Reste cependant à souligner une distinction essentielle à la discussion. Daniel Peraya distingue deux formes d’innovations, qu’il faut en effet distinguer, tant elles diffèrent dans leurs causes, leurs modalités et leurs effets sur l’institution universitaire.

24Lorsqu’on parle d’innovation pédagogique ou de la scolarisation des technologies, on pense le plus souvent à celle que discutent Albero et al. (2008) dans leur Petite fabrique de l’innovation à l’université, à travers le parcours de 4 « innovateurs ». Il s’agit de l’innovation mise en place par l’institution ou ses acteurs, de manière plus ou moins libre, plus ou moins soutenue par l’institution elle-même, plus ou moins marginale. Mais l’article de Daniel Peraya s’ouvre de manière significative sur une autre forme d’innovation possible, en prenant l’exemple du téléphone portable : l’innovation qui vient des apprenants eux-mêmes.

25Bien entendu, comme le souligne le texte d’introduction à ce débat, même le téléphone portable peut faire l’objet d’une réappropriation par les enseignants. Mais l’innovation vient en partie des apprenants eux-mêmes et le téléphone peut faire partie de l’instrumentation de l’apprenant, y compris pour les apprentissages, sans faire partie de celle de l’enseignant.

  • 4 Je parle d’outils dans le sens où, dans une perspective instrumentale, ces outils font l’objets de (...)

26On peut argumenter (Fluckiger, à paraître) que dans le contexte de la banalisation des appareils mobiles et connectés, des réseaux sociaux et du flux continu d’informations, les outils4 que les étudiants importent dans les situations éducatives excèdent et ont des effets plus profonds que ceux que l’institution elle-même met en place. Les usages empruntent alors à la fois au monde académique et à l’univers personnel (communicationnel, ludique, culturel) et jeunes. On peut raisonnablement supposer qu’il s’agit là d’une spécificité de l’université par rapport à l’école et que les usages des étudiants se développent fortement par rapport à ceux des lycéens, comme c’est par exemple le cas pour leurs pratiques documentaires (Cordier, 2018).

  • 5 Dans le sens que lui donne la sociologie des usages, comme dans l’ouvrage « L’ordinaire d’Internet  (...)

27Longtemps peu étudiés en sciences de l’éducation (Fluckiger, 2011), les usages ordinaires5 et leur « percolation » (Peraya et Bonfils, 2014) avec les usages éducatifs font l’objet d’une attention plus grande ces dernières années. Ce sont pourtant surtout des sociologues qui ont travaillé les usages ordinaires des jeunes et questionné en quoi ces usages pouvaient entrer en tension avec les usages scolaires. Ainsi Le Douarin questionne, de son point de vue sociologique, la manière dont les lycéens « font l’expérience de multiples manières d’organiser leur temps et de solliciter les écrans numériques pour mener à bien leurs activités en cours. » (Le Douarin, 2014, p. 11), montrant l’opposition entre une culture du temps « fragmenté » expérimentée sur Internet et les réseaux sociaux et la culture du temps « borné » véhiculée par l’école et les parents (comme le soulignait déjà Pronovost, 2001).

28Tenir compte de cette évolution de perspective qui, partant d’une innovation initiée par les institutions ou les enseignants, à une innovation « ascendante » (Cardon, 2006) issue des usages des étudiants eux-mêmes, implique des évolutions conceptuelles. L’accent mis sur la notion d’environnement, comme dans les travaux sur les Environnements Personnels d’Apprentissage (EPA, voir notamment le numéro spécial EPA de la revue STICEF, 2014) s’inscrit dans ce déplacement conceptuel, en permettant une approche plus « écologique » de la variété des usages possibles (Guérin, 2012 ; Simonian, 2014), moins focalisée sur les dispositifs, qu’ils soient conçus pour l’université ou « scolarisés ».

Conclusion : pour une conception critique des formes scolaires et universitaires

29Les questions en disent souvent plus sur ceux qui les posent que sur ceux qui y répondent. Que nos communautés de recherche posent la question des effets des technologies sur la forme universitaire témoigne sans doute du problème fondamental que nous rencontrons en tant que chercheurs : nous avons construit depuis longtemps des cadres théoriques visant à dépasser le déterminisme technologique, nous présentons des résultats remarquablement convergents dans ce même sens… sans parvenir à le faire entendre largement au-delà de nos rangs.

30Ce questionnement témoigne aussi des évolutions conceptuelles à l’œuvre. Car c’est souvent l’évolution dans la manière de poser les questions qui conduit aux déplacements de perspective les plus fructueux. Placer le débat sur le terrain de la forme universitaire semble fructueux surtout en raison de la charge critique historique du concept de forme scolaire, dont Schneuwly et Hofstetter (2017) soulignaient la « visée clairement critique » (p. 154). Cette position critique est une exigence actuelle forte face aux résurgences de diverses formes de déterminisme. Concernant la technologie éducative, les pressions sont en effet particulièrement fortes pour que les chercheurs attestent une valeur ajoutée ou une efficacité à la technologie, au point qu’Albero (2004) relève comme un « malentendu récurrent », « le soupçon a priori de prise de position techniciste qui évacuerait toute distance critique et enfin la crainte d’une compromission idéologique à l’égard du monde industriel et de ses formes économiques ultra-libérales » (p. 12).

31Alors que la perspective critique connait un regain d’intérêt en information-communication (George, 2014 ; Granjon, 2014 ; Moeglin (2012,2013) ou en science de l’éducation (voir Collin, Guichon et Ntébusé, 2014 ou Collin et al., 2016), l’intérêt est grand de ne pas naturaliser les fonctionnements universitaires ou scolaires, de les soumettre eux aussi à la critique, en s’intéressant aux pratiques ordinaires de ses acteurs, en mettant à jour les idéologies cachées et les formes de domination dans les rapports sociaux et en s’opposant aux discours récurrents des « marchands et prophètes » (Dieuzeide, 1982 ; Baron, 2013).

Réaction

32La lecture des contributions de mes collègues à ce débat m’amène à apporter une précision pour éviter de possibles malentendus. Ma contribution et son appel à notre responsabilité de chercheurs de porter un discours critique (au sens fort du terme, tel que discuté par Moeglin, 2013 ou Granjon, 2004, 2014) et ferme face au déterminisme latent qui imprègne les discours de sens commun sur les technologies et l’éducation ne doit surtout pas être entendu comme l’affirmation que rien ne change ni que rien de changera. Bien au contraire. Je me situe, dans mes convictions personnelles comme dans mes approches scientifiques, sur le terrain philosophique du matérialisme et de la dialectique, qui part précisément de l’idée que les formes sociales (dont les formes scolaires et universitaires) évoluent. Plus encore, le matérialisme postule que ces formes sociales évoluent en dernière analyse en fonction des conditions matérielles, dont les technologies font à l’évidence partie.

33Cela entendu, il me semble que les travaux dans notre champ de recherche viennent rappeler à quel point ces évolutions ne procèdent pas mécaniquement, ce sur quoi je pense que nous sommes tous d’accord. D’où le faible pouvoir de transformation des plans numériques « d’en haut », relevés par chacun des contributeurs au débat. D’où, encore, les formes résistance au changement, individuelles et institutionnelles, qui témoignent simplement du fait que moyens technologiques ne correspondent parfois pas, ou pas encore, avec les autres contraintes de l’enseignement ou de ses cadres juridiques et règlementaires (paiement et comptabilisation des heures en enseignement à distance, injonction à la collaboration pour des tâches qui font pourtant l’objet d’une évaluation individuelle pour les enseignants de l’école élémentaire, etc.).

34Notre vigilance épistémologique doit donc consister tout d’abord à dénoncer les discours mécanistes, non seulement en ce qu’ils sont une voie stérile pour la recherche, mais aussi pour les formes de violence qu’ils portent bien souvent implicitement pour les acteurs, notamment les enseignants, trop souvent soupçonnés d’être passéistes ou retardataires lorsqu’ils manquent d’enthousiasme pour telle ou telle technologie.

35Elle doit ensuite nous conduire, à la suite de la distinction proposée par Weber (1919/1963) entre le savant et la politique, à refuser d’entrer seulement dans une posture d’expertise et de validation de l’innovation, et donc à distinguer soigneusement dans notre activité ce qui relève de la posture d’expertise et ce qui relève de la posture du chercheur. Certes, comme le font remarquer Hofstetter et Schneuwly (1998/2001), la demande sociale d’expertise et d’intervention est « une condition de l’avènement des sciences de l’éducation », qu’il ne s’agit surtout pas de refuser, mais celles-ci nécessitent « une posture de suspension de l’action pour se déployer comme entreprise scientifique ».

36Notre vigilance épistémologique doit enfin nous conduire à manifester un intérêt pour les dialectiques entre les différents niveaux, micro et macro, social et technique, objectif et subjectif. Comme le rappelle Granjon (20004), « la gageure est, ici, d’ouvrir une voie médiane, de prendre en compte avec un égal intérêt mondes vécus et système afin d’évaluer les déclinaisons variables des rapports qu’ils entretiennent » (p. 3). C’est là tout l’intérêt de l’idée de forme universitaire, puisque l’université est tout à la fois un lieu qui produit des manières de penser, de travailler, d’apprendre, qui produit socialement des genres scripturaux (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2010), des usages d’outils numériques, etc., mais aussi le lieu où s’incorporent individuellement ces manières, genres ou usages.

Haut de page

Bibliographie

Albero, B. (2004). Technologies et formation : travaux, interrogations, pistes de réflexion dans un champ de recherche éclaté. Savoirs, 2(5), 9-69.

Albero, B., Linard, M. et Robin, J.-Y. (2008). Petite fabrique de l’innovation à l’université. Quatre parcours de pionniers. Paris : L’Harmattan.

Amadieu, F., Tricot, A. (2014). Apprendre avec le numérique, mythes et réalités. Paris : Retz.

Baron, G.-L. (2013). Enseignants, technologie éducative et techno-réformateurs. Vers une société sans écoles  ? Recherches en Didactiques - Les Cahiers Théodile, 16, 59–74.

Baron, G-L., Bruillard É. (2004). Quelques réflexions autour des phénomènes de scolarisation des technologies. Dans L.-O. Pochon, A. Maréchal (dir.), Entre technique et pédagogie. La création de contenus multimédia pour l’enseignement et la formation (p. 154-161). Neuchâtel : IRDP.

Cardon D. (2006). La trajectoire des innovations ascendantes : inventivité, coproduction et collectifs sur Internet. Dans C. CHARNET (dir.), Innovations, usages, réseaux. Montpellier : ATILF–CNRS. Repéré le 24 mars 2018 sur le site : https://halshs.archives-ouvertes.fr/edutice-00134904/document

Cauterman M.-M. et Daunay B. (2010). La jungle des dispositifs, Recherches, 52, 9-23.

Chaptal, A. (2003). L’efficacité des technologies éducatives dans l’enseignement scolaire. Analyse critique des approches française et américaine. Paris : L’Harmattan.

Chaptal A. (2009), Mémoire sur la situation des TICE et quelques tendances internationales d’évolution. Sticef, 16.

Collin, S., Guichon, N. et Ntébusé, J. G. (2015). Une approche sociocritique des usages du numérique en éducation », Sticef, 22, 89-117.

Collin, S., Brotcorne, P., Fluckiger, C., Grassin, J.-F., Guichon, N., Muller, C., Ntébusé, J.-G., Ollivier C., Roland, N., Schneider, É. et Soubrié, T. (2016). Vers une approche sociocritique du numérique en éducation : une structuration à l’œuvre. Repéré le 7 mai 2018 sur le site Adjectif.net, en ligne : http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article387.

Cordier, A. (2018, février). On ne nait pas étudiant-E, on le devient. Journée d’études « Approches plurielles des littéracies numériques à l’université », Université de Lille, France.

Cuban, L. (1997). Salle de classe contre ordinateur : vainqueur la salle de classe. Recherche & Formation, 26, 11-29.

Delcambre I. et Lahanier-Reuter, D. (2012). Littéracies universitaires : nouvelles perspectives. Pratiques, 153-154. Repéré le 28 mai 2018 sur le site de la revue : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pratiques/1902

Denizot, N. (2018). La culture scolaire : perspectives didactiques. Dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Université de Lille.

Dieuzeide, H. (1982). Marchands et prophètes en technologie de l’éducation, Actes du colloque Les formes médiatisées de la communication éducative. École Normale Supérieure de Saint-Cloud, p. 78-82.

Fluckiger, C. (2011). De l’émergence de nouvelles formes de distance. Les conséquences des nouvelles pratiques de communication ordinaires sur la FAD dans le supérieur. Distances et Savoirs, 9(3), p. 397-417.

Fluckiger C. (2014). L’analyse des Environnements Personnels d’Apprentissage sous l’angle de la discontinuité instrumentale, Sticef, 21. Repéré sur le site de la revue le 7 mai 2018 : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2014/12-fluckiger-epa/sticef_2014_NS_fluckiger_12.htm

Fluckiger, C. (à paraître). Du dispositif à l’environnement : le déterminisme technique à l’aune de l’évolution des usages estudiantins, dans Brigitte Abero, Stéphane Simonian et Jérôme Eneau, Activité humaine & numérique : état des lieux et prospective en éducation & formation. Hommage aux travaux de Monique Linard.

Gerorge, É. (2014). Quelles perspectives critiques pour aborder les TIC ? Revue tic&société, 88(1-2). Repéré le 17 mai 2018 sur le site : http://ticetsociete.revues.org/1365

Granjon, F. (2014). La critique est-elle soluble dans les sciences de l’information et de la communication ? Dans É. George et F. Granjon (dir.), Critique, sciences sociales et communication (p. 291-355). Paris : Mare & Martin.

Granjon F. (2004). De quelques éléments programmatiques pour une sociologie critique des usages sociaux des TIC. Dans R. David (dir.), Actes du colloque Journée d’étude les rapports société-technique du point de vue des sciences de l’homme et de la société (p. 1-6). Lares-Université de Rennes 2. Repéré le 17 mars 2018 sur le site : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001136v2/ consulté le 17 mars 2018

Guérin, J. (2012). Activité collective et apprentissage. De l’ergonomie à l’écologie des situations de formation. Paris : L’Harmattan.

Hamon D. et Villemonteix F. (2015). Le rapport des élèves et des enseignants aux tablettes numériques à l’école primaire : vers une évolution de la forme scolaire ? Distances et médiations des savoirs, 11. Repéré le 4 juin 2018 sur le site : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/1143 

Hofstetter R. et Schneuwly B. (1998/2001). Sciences de l’éducation entre champs disciplinaires et champs professionnels. Dans R. Hofstetter et B. Schneuwly (dir.), Le pari des sciences de l’éducation (p. 7-25). Bruxelles : De Boeck.

Lahire, B. (2008). La raison scolaire. École et pratique d’écriture, entre savoir et pouvoir. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Le Douarin L., (2014). Une sociologie des usages des TIC à l’épreuve du temps libre : le cas des lycéens durant l’année du baccalauréat. Recherches en Éducation, 18, 11-26.

Linard, M. (2002). Conception de dispositifs et changement de paradigme en formation. L’Éducation permanente, Regards multiples sur les nouveaux dispositifs de formation (p. 143-155). Paris : Documentation française.

Linard, M. (2003). Autoformation, éthique et technologies : enjeux et paradoxes de l’autonomie. Dans B. Albero (dir.), Autoformation et enseignement supérieur (p. 241-263). Paris : Hermès Lavoisier.

Martin O. et Dagiral É., (2016). L’ordinaire d’Internet. Le Web dans nos pratiques et relations sociales. Paris : Armand Colin.

Moeglin, P. (2012). Une théorie pour penser les industries culturelles et informationnelles ? Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 1. Repéré le 17 mai 2018 sur le site : https://rfsic.revues.org/130.

Moeglin P. (2013). Enraciner la critique. La question de la diversité culturelle et de ses enjeux. Les enjeux de l’information et de la communication, 2013A. Repéré le 17 mai 2018 sur le site : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013-supplement/04Moeglin/04Moeglin.pdf

Peraya, D. (2018). Technologies, innovation et niveaux de changement : les technologies peuvent-elles modifier la forme scolaire ? Distance et Médiation des Savoirs, 21.

Peraya D. et Bonfils P (2014). Détournements d’usages et nouvelles pratiques numériques : l’expérience des étudiants d’Ingémédia à l’Université de Toulon. Sticef, 21. Repéré le 17 mai 2018 sur le site : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2014/19-peraya-epa/sticef_2014_NS_peraya_19.htm

Pronovost, G. (2001). Temps sociaux et temps scolaire en Occident : le brouillage des frontières. Dans L. Jarre et L. Dupuy-Walk (dir.), Le temps en éducation : regards multiples (p. 43-58). Sainte-Foy : Presses universitaires du Québec.

Simonian, S. (2014). Réhabiliter l’homme avec la technologie. Recherches en Éducation, 18, p. 104-113.

Schneuwly, B. et Hofstetter, R. (2017). Forme scolaire, un concept trop séduisant ? Dans A. Dias-Chiaruttini et C. Cohen-Azria (dir.), Théories-didactiques de la lectures et de l’écriture. Villeneuve d’Ascq : PUS.

Tricot, A. (2016). Le numérique à l’école : je t’aime, moi non plus. Direction, 42, p. 46-48.

Villemonteix, F. et Beziat, J. (2013). Le TNI à l’école primaire : entre contraintes et engagement. Sticef, 20.

Vincent, G. (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

Vincent G., Lahire, B. et Thin, D. (1994). Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire. Dans G. Vincent (dir.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles (p. 11-48). Lyon : Presses universitaires de Lyon.

Weber M. (1919/1963). Le savant et le politique. Paris : Plon.

Haut de page

Notes

1 Espace Numérique de Travail

2 http://www.caissedesdepots.fr/sites/default/files/medias/pia/cahier_des_charges_e_fran_2e_vague_publie.pdf

3 ttp ://cache.media.education.gouv.fr/file/12_decembre/96/9/2012-plan-numeriquedossier-presse_236969.pdf

4 Je parle d’outils dans le sens où, dans une perspective instrumentale, ces outils font l’objets de nouvelles genèses instrumentales dans les nouveaux contextes où les étudiants les importent, constituant de facto de nouveaux instruments, voir Fluckiger, 2011

5 Dans le sens que lui donne la sociologie des usages, comme dans l’ouvrage « L’ordinaire d’Internet » (Martin et Dagiral, 2016). Le terme « ordinaire » renvoie à ce qui est désormais inscrit « dans notre quotidien, dans nos pratiques courantes, dans notre univers familier, dans nos vies ordinaires » (ibid, p. 18), il est souvent personnel ou extrascolaire et s’oppose aux pratiques rares ou à celles suscitées par les chercheurs.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Cédric Fluckiger, « La forme universitaire comme analyseur des « effets » de la technologie : perspective critique »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 22 | 2018, mis en ligne le 17 juin 2018, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/2329 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.2329

Haut de page

Auteur

Cédric Fluckiger

CIREL (EA 4354) – Université de Lille

cedric.fluckiger@univ-lille.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search