- 1 Symposium coordonné par Christophe Gremion : « L’évaluation : rôle de synchroniseur des multiples t (...)
- 2 Par l’écriture du déroulé de notre enseignement afin de préciser ce qui donnait lieu à des évaluati (...)
1Nous avons dispensé, à des périodes différentes, le même enseignement, intitulé « Approche clinique de la relation éducative », auprès d’étudiants de L3 en Sciences de l’éducation, à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, chacune dans un premier temps en présentiel, puis en e-learning. Ce changement de cadre nous a conduites à proposer des modalités d’évaluation différentes pour prendre en compte la spécificité de l’enseignement en e-learning. Nous avons introduit, par exemple, des contraintes de calendrier et ajouté des travaux intermédiaires notés positivement du moment que la tâche était réalisée. Par ailleurs, à la demande de l’institution, les étudiants suivant le e-learning devaient subir un examen final sur table en présentiel qui avait une incidence sur la validation de l’unité d’enseignement. Ces changements nous ont questionnées quant aux différentes formes d’évaluation pratiquées (progression ou certification) et leur rôle comme marqueur de ce parcours dans une temporalité contrainte par le dispositif et les exigences institutionnelles qui ne s’accordait pas nécessairement avec la temporalité de la formation clinique visée par notre enseignement. La question de l’évaluation comme synchroniseur de différentes temporalités dans les formations en régime numérique, posée dans le cadre du symposium1 du 25 janvier 2017 dont cet article est le prolongement, a fait écho à ce questionnement. La tension que nous avons éprouvée, en qualité de formatrices, entre temporalité de la formation clinique et temporalité du dispositif en régime numérique marquée par l’évaluation, nous a conduites à envisager l’hypothèse selon laquelle ces deux temporalités peuvent s’avérer paradoxales pour tous les protagonistes de la relation pédagogique. En effet, les étudiants sont eux-mêmes pris entre deux temporalités : celle du processus de formation qui s’inscrit dans l’histoire d’un sujet singulier et dépasse le temps institutionnel de la formation, et celle d’une évaluation normative commune à tous. Pour explorer cette proposition, nous avons confronté rétrospectivement nos pratiques de l’évaluation de notre enseignement en e-learning en revisitant les productions de nos étudiants selon la méthodologie de recherche clinique2. Nous rendons compte de cette étude selon le déroulé suivant : tout d’abord, nous présentons les caractéristiques de l’enseignement dispensé pour mettre en évidence les différentes temporalités qui y sont à l’œuvre. Dans un second temps, nous présentons le matériel étudié et notre démarche de recherche. Puis, nous précisons les apports de notre étude pour souligner son intérêt pour penser la question de l’évaluation en régime numérique au-delà de notre situation singulière.
2Notre enseignement vise l’étude des processus psychiques inconscients qui sont à l’œuvre entre les protagonistes de la relation éducative. Cette étude est médiatisée par la réalisation et l’analyse, en trinômes d’étudiants, d’un entretien clinique de recherche effectué auprès d’un professionnel de l’éducation. Les étudiants rendent compte de ce travail par la réalisation d’un dossier commun qui est évalué au terme de douze semaines d’enseignement. Ils sont accompagnés par l’enseignante tout au long de ce parcours. Le premier contact de l’enseignante avec les étudiants se fait par l’intermédiaire de son cours déposé sur l’espace numérique de travail. Les étudiants y prennent connaissance des apports théoriques relatifs à la démarche clinique en sciences humaines, des textes à lire, des conseils méthodologiques relatifs à l’entretien clinique de recherche, des consignes de travail, du calendrier de remise de travaux intermédiaires et des participations aux forums. À l’occasion de ce travail, les étudiants vont consolider des connaissances théoriques et méthodologiques relatives à la démarche clinique d’orientation psychanalytique et seront sollicités pour un travail d’élaboration de leur rapport à l’acte éducatif. Le dossier final évalué est constitué par la somme des différents travaux écrits réalisés par trinôme tout au long du semestre sur la plateforme. L’enseignante prend alors connaissance des analyses de conduite et de contenu de l’entretien clinique de recherche, ainsi que des bilans personnel et groupal relatifs au travail accompli. Elle apprécie ces éléments à la lumière du parcours des étudiants et du comportement du trinôme au cours du semestre. Ainsi, elle pourra valoriser un dossier qui atteste l’évolution de la posture clinique et des capacités d’élaboration des protagonistes, le dossier final étant l’aboutissement d’un processus qui a été accompagné et soutenu par l’enseignante. Cette appréciation du processus formatif positionne formateurs et formés sur un autre registre que l’évaluation finale à laquelle les étudiants sont par ailleurs soumis. L’évaluation finale sur table et individuelle, en présentiel, qui compte pour un tiers de la note, vise du point de vue de l’institution, à vérifier l’identité effective des étudiants.
3Il ressort de ce descriptif que la question de l’évaluation comme synchroniseur de différentes temporalités dans la formation que nous dispensons prend tout son sens du fait de la spécificité de l’accompagnement que nous proposons aux étudiants dans ce cadre de régime numérique. L’absence de contacts visuels et la distance entre les protagonistes (Aubert et Haroche, 2011), l’a-synchronie des échanges écrits par le biais de forums (Dieumegard, Clouaire et Leblanc, 2006), le jeu de présence/absence du formateur (Rinaudo, 2011), la temporalité du processus formatif (Charrier et Lerner, 2011) constituent quelques-unes des caractéristiques de l’enseignement à distance qui infléchissent également la posture du formateur. Concernant plus spécifiquement l’approche clinique, L. Lafage (2015) a montré que l’accompagnement des étudiants est plus marqué en e-learning qu’en présentiel, par un affichage plus précis des attentes de l’enseignant (calendrier de remises des travaux, devoirs écrits intermédiaires, commentaires de lectures sur les forums) et par des retours programmés de la part de l’enseignante sur ces divers travaux. Ce suivi attentif des étudiants conduit à une individualisation de l’enseignement (Dieumegard et Durand, 2005), cependant que l’évaluation du dossier élaboré en trinôme est réalisée par une note groupale. Cela constitue pour nous une difficulté pour l’évaluation. Cette difficulté nous est apparue nettement à la lecture des résultats de nos étudiants lors de l’examen individuel sur table qui était exigé par l’institution. Nous avons pu constater un écart important entre les résultats des différents participants au sein d’un même trinôme.
4Ces écarts n’étaient pas visibles à travers la lecture des travaux intermédiaires. Aussi, il nous est apparu que la remise des travaux intermédiaires et la participation aux forums ne garantissaient pas la qualité du travail attendu. L’évaluation individuelle sur table est centrée sur la compréhension de la méthodologie de l’entretien clinique et la capacité d’élaboration de l’étudiant quant à son rapport à l’acte éducatif et sa posture professionnelle. Certains étudiants s’acquittent du travail factuel demandé, mais semblent en difficulté quant à l’appropriation de la démarche clinique. Pour comprendre ces différences de résultats, on pourrait évoquer plusieurs pistes telles que des différences sur le plan de l’implication des étudiants, sur le plan de leur maturité ou de leur expérience professionnelle. Pour notre part, du fait de notre expérience de la formation clinique, nous avons choisi de centrer notre propos sur la dimension temporelle et nous nous sommes demandé si nos étudiants n’auraient pas eu besoin de plus de temps pour s’approprier la démarche clinique. Ces constats nous ont conduites à affiner notre hypothèse : les différentes temporalités auxquelles sont confrontés les protagonistes de la relation pédagogique dans la situation d’évaluation obligent le formateur à travailler sa posture. Il doit soutenir, nous semble-t-il, une forme de compromis pour composer avec ces différentes temporalités : celle de l’individu et du groupe, celle du temps institutionnel et celle du temps des élaborations psychiques propres à la démarche clinique.
5Pour approfondir cette idée, sur le plan méthodologique, notre étude s’appuie, sur l’analyse, selon une approche clinique, de nos évaluations de quelques travaux d’étudiants ayant suivi notre enseignement en e-learning. Disons tout d’abord quelques mots de notre démarche de recherche. Nous inscrivons notre questionnement de recherche dans le cadre de références théoriques et conceptuelles de la démarche clinique en sciences humaines, telle que l’a définie C. Revault d’Allonnes (1999, p. 23) : « La démarche clinique de recherche est centrée sur (une ou) des personnes en situation et en interaction, avec l’objectif premier de comprendre la dynamique, le fonctionnement psychique de ce (ou ces) sujet (s), dans sa (leur) singularité irréductible. ». La notion de singularité doit être soulignée ici, car elle implique que le chercheur peut se contenter d’analyser un petit nombre de situations, sans compromettre la scientificité de sa démarche (Blanchard-Laville, 1999), du moment que ces analyses sont conduites en profondeur. Par ailleurs, ces analyses reposent sur une mise en lien d’éléments de différentes natures. En effet, pour nous, cliniciennes, le matériel de recherche n’est pas constitué des seules données objectives provenant de nos évaluations, mais il est constitué aussi d’éléments subjectifs apparaissant conjointement. Ainsi l’élaboration de notre propre rapport à l’évaluation se conjugue aux éléments d’analyse issus de nos regards croisés sur nos évaluations respectives et aux mouvements contre-transférentiels qu’ils ont suscités. Précisons ce mot de contre-transfert. Dans la situation de la cure psychanalytique, le contre-transfert est « l'ensemble des manifestations de l’inconscient de l'analyste en relation avec celles du transfert de son patient » (Roudinesco et Plon, 1997, p. 191). Georges Devereux (1980) a transposé cette notion pour décrire les mouvements psychiques du chercheur lorsqu’il est confronté à la situation de recherche et à son matériel de recherche. Nous l’utilisons ici selon l’acception théorisée par Georges Devereux. Disons quelques mots de ce qui a émergé pour chacune de nous lorsque nous avons questionné ensemble notre rapport à l’évaluation sachant que l’une de nous a été enseignante de lettres en collège, et que l’autre exerce toujours en qualité de conseillère principale d’éducation en lycée.
6Pour l’enseignante de lettres, la question de l’évaluation est une préoccupation récurrente qui est apparue dès la rédaction de son mémoire professionnel. Dans ce travail, elle s’était intéressée à la dimension qualitative de l’évaluation en analysant le discours des enseignants dans les bulletins scolaires. Elle avait ainsi pris la mesure de l’importance de la formulation des appréciations et des commentaires relatifs au travail des formés et elle s’efforce habituellement d’y apporter une attention particulière. Nous dirons ultérieurement comment cette remarque donnera sens à notre lecture clinique de nos pratiques d’évaluation.
7S’interrogeant à son tour sur l’évaluation, sa collègue, conseillère principale d’éducation, a pu constater qu’elle n’évalue pas à proprement parler les élèves, mais qu’elle porte une appréciation sur le long terme, sur le processus de maturation du rapport à autrui et du rapport à la règle. Elle ne s’inscrit pas dans la même temporalité que les enseignants de son environnement professionnel pour apprécier l’acquisition de ces compétences. Lorsqu’elle a accepté la prise en charge du cours d’approche clinique à la suite des collègues ayant initié le dispositif, la question de l’évaluation des étudiants ne s’est pas posée à elle immédiatement, le cadre proposé par ces collègues pour accompagner le travail des étudiants lui semblant suffisamment bienveillant pour permettre à chacun de faire ce qui était attendu. Nous voulons souligner cette croyance forte, pour elle, à ses débuts de l’encadrement des étudiants : chacun fera au mieux, et pour l’enseignant, l’essentiel est d’amener chacun au plus loin de ce qu’il peut à ce moment de sa scolarité. Cependant, en énonçant cela au moment de notre étude, elle a réalisé que cette démarche n’était pas si facile à soutenir puisqu’elle avait été traversée de nombreuses fois par un sentiment d’agacement, voire de colère, à la lecture de certains travaux des étudiants. En effet, certains travaux lui apparaissaient comme bâclés, ce qui l’affectait à leur lecture et elle se sentait traversée par des pensées négatives : les étudiants se moquaient-ils d’elle ? Comment pouvaient-ils manquer à ce point d’application à ne pas faire de fautes et ne pas écrire dans un langage soutenu ? Dans un deuxième temps, cela venait l’interroger sur leur rapport à leur travail : quelle image avaient-ils d’eux pour s’autoriser à rendre ou à déposer sur le forum des écrits aussi peu aboutis ?
8Ces éléments nous ont permis de mettre en évidence que, en situation d’évaluation, nous pensions nous positionner toutes deux de manière bienveillante vis-à-vis des étudiants en leur faisant crédit sur leur capacité à évoluer dans le temps et en portant une attention particulière aux discours que nous leur adressions, lorsque nous leur présentions le travail à accomplir, et lorsque nous leur faisions un retour sur leur travail. Cependant, nos échanges quant à nos ressentis, nous ont permis de prendre la mesure de notre ambivalence quant à notre positionnement à l’égard des étudiants. En effet, il nous est apparu que nous avions des attentes fortes et que nous devions questionner l’image que les protagonistes de la relation pédagogique se renvoient mutuellement en situation d’évaluation. L’absence de contact visuel (Aubert et Haroche, 2011), aurait-il une incidence sur l’image perçue par l’enseignante compte tenu de ce que lui renvoie l’étudiant de sa propre image ? Cette question est une de celles qui ont émergé lors de nos échanges. Nous dirons plus loin comment elle a pris sens au moment de l’analyse du matériel et quel lien nous avons pu faire entre cette question d’images perçues et celle de la temporalité.
- 3 Nous n’avons pas approfondi ces évaluations concordantes dans le cadre de notre recherche quoi qu’i (...)
9Après ce temps d’échanges concernant notre conception de l’évaluation, nous avons constitué notre corpus d’étude de manière aléatoire. Nous avons retenu une vingtaine d’étudiants pour notre étude, soient huit dossiers au total. La confrontation de nos évaluations a fait apparaître qu’elles nous semblaient similaires lorsque les étudiants étaient en situation de réussite. En effet, le respect et la compréhension de la méthodologie de la démarche clinique, l’acquisition de connaissances théoriques relatives à des conceptualisations psychanalytiques, la production d’un écrit académique selon les normes universitaires requises réalisent les critères sur lesquels porte l’évaluation selon des éléments objectivables, pouvant donc donner lieu à une évaluation précise. Quand ces différentes dimensions étaient réalisées, nos évaluations étaient concordantes3. En revanche, deux dossiers ont donné lieu à des appréciations divergentes et ont suscité notre questionnement : le premier dossier était celui d’un trinôme d’étudiantes ayant échoué à la réalisation d’un premier entretien et ayant réalisé médiocrement un second entretien et son analyse dans l’urgence. Il avait obtenu la note de 6/20. Le second dossier était celui d’un étudiant salarié, professeur en lycée à l’étranger, ayant obtenu la note de 16/20 bien qu’il n’ait pas travaillé en trinôme.
10Pour le premier cas, la collègue qui n’avait pas suivi ce groupe s’est étonnée de trouver une résonance entre le contenu des souvenirs scolaires qui évoquait des échecs et l’échec de l’entretien. Ce constat nous a incitées à faire retour sur les traces laissées par les protagonistes sur le forum pour réapprécier, dans l’après-coup, le cheminement des formés à la lumière de l’usage qu’ils avaient fait du dispositif de formation. Ainsi, nous avons constaté qu’il y avait peu de traces d’intervention de ce groupe sur les forums, notamment celui relatif à l’entretien clinique, ce qui nous laisse penser que les textes concernant la méthodologie de l’entretien n’avaient pas été lus. L’enseignante était intervenue à plusieurs reprises pour soutenir le travail et reformuler ses attentes, mais seule une étudiante du trinôme s’était alors mobilisée, ce qui fait douter que le travail ait été conduit à trois. Lorsqu’elle a reçu l’analyse de l’entretien, l’enseignante a réagi en fixant une nouvelle échéance, cependant le dossier final a été posté sans qu’un accompagnement supplémentaire n’ait pu avoir lieu.
11Nous voyons là des étudiantes qui semblent se dérober à la relation pédagogique. Pour celle d’entre nous qui n’a pas suivi ce groupe, leur évitement pourrait être en lien avec une problématique de l’échec qui est lisible à travers leurs souvenirs scolaires, et à laquelle l’échec de l’entretien fait écho. Dans ce type de situation, notre expérience nous montre qu’il est souvent vain de demander aux étudiantes de réaliser un second entretien. En revanche, lorsqu’on propose aux étudiants de centrer leur réflexion sur ce qui a dysfonctionné au cours du travail, il s’avère que l’analyse de la situation d’apprentissage, sous la forme d’une mise en lien du vécu présent et passé, permet d’enclencher un travail d’élaboration qui peut aider les étudiantes à sortir de la répétition. Adopter cette posture résolument clinique implique que l’enseignant se dégage du cadre contraint de l’évaluation et privilégie le processus formatif.
12A posteriori, l’enseignante a analysé qu’elle n’avait pas eu cette possibilité de dégagement pour deux raisons : tout d’abord, parce qu’elle se trouvait dans une forme d’impensé sur l’évaluation, non seulement du fait de sa profession, mais aussi parce que les modalités d’évaluation de la charge de cours qu’elle assumait avaient été pensées par des collègues dont elle avait pris le relai sans concertation préalable sur cette question de l’évaluation.
13Dans le second cas, lorsque la collègue CPE a pris connaissance du dossier de l’étudiant qui a obtenu 16 et qu’elle ne connaissait pas, elle a réagi vivement par rapport à cette très bonne note : elle ne lui apparaissait pas justifiée vu les éléments objectivables contenus dans le dossier. Il semblerait que sa collègue ait grandement valorisé, par sa notation, la capacité d’élaboration et le positionnement clinique dont l’étudiant avait fait preuve par ses interventions sur le forum et dans ses écrits intermédiaires. Cet étudiant se trouvait dans une situation professionnelle singulière pour laquelle la temporalité institutionnelle n’était pas conciliable avec la sienne. Cette situation s’apparentait à celle de l’étudiant Oleg dont elle avait parlé dans un article précédemment publié (Charrier, 2012). Ce dernier présentait des résistances au dispositif qu’elle soutenait. S’intéressant à la temporalité du formé, elle avait proposé l’idée d’un accordage temporel qui reposerait chez le formateur sur sa capacité à élaborer ce qui se joue dans la relation pédagogique lorsque le formé n’adhère pas au cadre temporel proposé par le formateur. De ce fait, l’enseignante s’est aperçue qu’elle se trouvait elle-même prise dans une répétition la conduisant à revisiter son rapport à l’évaluation dans le cadre de cette formation clinique. Il lui est apparu que ses attentes portaient davantage sur le processus formatif et le développement d’une posture clinique que sur l’objet évalué réalisé par le dossier.
14Nous touchons là une première difficulté de l’évaluation de notre enseignement. L’évaluation porte sur un dossier centré sur un entretien clinique de recherche, mais cet entretien n’est qu’un prétexte à l’étude des processus psychiques inconscients qui sont à l’œuvre entre les protagonistes de la relation éducative. Ce qui relève du processus d’élaboration du rapport de l’étudiant à l’acte éducatif, à la relation enseignant/enseigné, à la place qu’il a pris dans le trinôme et le rôle qu’il y a tenu, ainsi que la finesse des analyses du matériel recueilli ou la pertinence des hypothèses interprétatives avancées, sont des dimensions prises en compte de manière subjective par l’enseignant pour apprécier le chemin parcouru par l’étudiant. Le processus formatif engagé dépasse le cadre temporel de la formation et infléchit plus ou moins l’évaluation selon le rapport que l’enseignant entretient à l’évaluation. En effet, faisant retour sur ces deux situations d’évaluation, nous avons pris la mesure de l’écart entre ce que nous croyions faire en matière d’évaluation et ce que nous faisions. La réalisation de l’entretien clinique de recherche constitue un élément objectivable sur lequel nous appuyons nos évaluations, mais le devoir sur table nous a montré que la validation du dossier en trinôme ne garantit pas la compréhension de la démarche pour chaque étudiant. Nos regards croisés sur nos évaluations ont fait apparaître que l’une de nous privilégiait parfois le processus d’élaboration au détriment du respect des consignes concernant l’entretien, s’inscrivant ainsi dans une temporalité de la formation qui ne se restreint pas à celle de l’évaluation.
15La confrontation de nos pratiques nous a permis de corroborer l’hypothèse que nous avions émise au début de notre article : nous adoptons une posture de compromis en situation d’évaluation pour concilier ces différentes temporalités tout en veillant au respect de la démarche et à la qualité des élaborations. Soulignons ici que les images que les étudiants nous renvoient d’eux-mêmes et les processus contre transférentiels à l’œuvre ont eu une incidence sur notre capacité à faire crédit à l’étudiant, à lui accorder du temps, et in fine sur le résultat de l’évaluation. C’est sur cette question de l’imbrication entre image de soi et temporalité qu’il nous a semblé intéressant d’interroger ce qui peut être en jeu, pour nous, au plan psychique, en nous référant à quelques travaux cliniques d’orientation psychanalytique.
16Dans l’avant-propos de l’ouvrage consacré au problème du travail psychique de la formation clinique (Kaës et Desvignes, 2011), Philippe Héry différencie une formation qui est « pleinement du côté du transformer (ou se transformer), plutôt que du côté du conformer (ou se conformer) ». Cette proposition a retenu notre attention non seulement parce qu’elle explicite les éléments du compromis que nous avons pointé, mais aussi parce qu’elle souligne que le processus formatif implique le formateur et le formé dans une même logique. Dans notre article précédemment cité, où nous nous interrogions sur la temporalité formative dans le cadre de l’enseignement à distance, nous nous étions appuyées sur un article du même ouvrage d’O. Nicolle. Cet auteur propose l’idée selon laquelle le sujet en formation est engagé dans une quête que le psychanalyste nomme « quête épistémique », car elle est une recherche de la forme idéale de soi qui trouve son origine dans la perte originaire « de soi et/ou du monde, de l’objet » (Nicolle, 2011, p. 45). Notre travail présent nous permet d’ajouter que le moment de l’évaluation nous semble être le moment où cette quête rencontre le projet du formateur qui attend, de son côté, la réalisation du formé. À ce point de rencontre, il s’agit de déterminer s’il y a correspondance entre les deux demandes. Nos élaborations contre-transférentielles nous ont conduites à évoquer la question de l’image que formé et formateur se renvoient à cet instant. Ainsi la note de 16 qui a été attribuée à l’étudiant, nous a semblé, dans l’après-coup, être une forme de reconnaissance du travail clinique de la formatrice en miroir de celui de l’étudiant. Le fait qu’il soit professeur ne nous semble pas anodin dans la manière dont la formatrice a fait crédit à cet étudiant quant à sa capacité d’élaboration. La conjonction de nos différentes remarques au cours de cette étude nous oriente vers l’idée de ce qui est mobilisé au plan narcissique pour les différents protagonistes en situation d’évaluation. Nous pensons que la situation d’évaluation mobilise, du côté de l’enseignant et du formé, des éléments du « contrat narcissique », selon l’acception développée par Piera Aulagnier (1975). Cette psychanalyste a proposé ce terme pour décrire les modalités de liens narcissiques qui s’instaurent entre l’enfant et le groupe social à sa naissance. Elle précise que : « le contrat narcissique a comme signataires l’enfant et le groupe. L’investissement de l’enfant par le groupe anticipe sur celui du groupe par l’enfant [...] le groupe investit l’enfant en tant que voix future à laquelle il demandera de répéter des énoncés de ceux qui l’ont précédé […]. Quant à l’enfant il demande en contrepartie de son investissement du groupe et de ses modèles, qu’on lui assure le droit à occuper une place indépendante du seul verdict parental, qu’on lui offre un modèle idéal que les autres ne peuvent renier… ». Ainsi selon P. Aulagnier (1975, p. 189), deux éléments indissociables structurent le contrat narcissique : le discours tenu auprès du sujet qu’il sera enjoint à reproduire pour s’inscrire à son tour dans « une historicité […] facteur essentiel dans le processus identificatoire » et la place qui lui est attribuée. René Kaës s’est emparé de cette notion pour la transposer au domaine de la formation. Il caractérise ainsi une dimension du travail psychique en formation : « Considéré du point de vue du sujet, le contrat narcissique est, dans sa fonction structurante, un dispositif d’appel à une place et à un discours où le sujet n’est pas encore advenu, où il est appelé à advenir. » (Kaës, 2011, p. 26). De notre côté, ce concept nous semble pertinent non seulement pour tenter de théoriser les enjeux narcissiques qui peuvent être à l’œuvre dans la relation formative, mais aussi pour dire en quoi la temporalité que l’enseignant instaure par ses pratiques de l’évaluation revêt une dimension structurante pour le formé.
17Ainsi l’attente de l’enseignant signifiée à l’étudiant de manière explicite, par la qualité du discours, permet à ce dernier d’identifier à quel endroit il est attendu. Le dispositif d’enseignement à distance oblige à cette explicitation précise et régulière des attentes de l’enseignant. La structuration de notre enseignement en e-learning en travaux intermédiaires, les retours de l’enseignant sur ces travaux jouent, selon nous, ce rôle structurant. Cependant si les modalités d’évaluation impliquent la reproduction par l’étudiant du discours tenu par l’enseignant, sans qu’il puisse réellement s’approprier sa place, il y a impasse comme le souligne René Kaës (2011, p. 27) : « cette place devient une impasse, lorsque le contrat devient un mandat impératif, lorsque la formation est imposée comme une transmission sans transformations de formes préétablies, lorsqu’elle se soumet à l’emprise de l’institution formatrice ».
18La difficulté à laquelle nous avons été confrontées était celle de l’écart entre nos attentes et les réponses des étudiants à nos demandes. L’énoncé que « chacun fera au mieux, et que, pour l’enseignant, l’essentiel est d’amener chacun au plus loin de ce qu’il peut à ce moment de sa scolarité » contient l’idée qu’il s’agit pour l’enseignant de s’accorder à la temporalité de l’étudiant. L’évaluation sera structurante quand elle viendra signifier à l’étudiant le chemin qu’il lui reste à parcourir pour atteindre l’objectif fixé dans le projet évaluatif. Ceci implique qu’il doit y avoir un temps post évaluation pendant lequel un travail sur l’écart entre les rendus et les attendus peut être conduit. Il nous semble qu’il faut prendre ici la mesure du travail psychique qui incombe à l’enseignant pour trouver la bonne distance entre une forme idéalisée de l’étudiant et la réalité du sujet étudiant.
19Nous avons envisagé la question de l’évaluation comme synchroniseur de différentes temporalités dans les formations en régime numérique en adoptant un point de vue clinique. Nous avons proposé une analyse de notre matériel de recherche en nous appuyant sur la notion de contrat narcissique et nous avons souligné que le narcissisme (qui bien sûr est à l’œuvre dans d’autres dispositifs de formation) est indissociable de la question de l’inscription du sujet dans la temporalité et de l’énonciation qui accompagne cette inscription. Ces processus psychiques nous semblent plus prégnants en situation d’évaluation en régime numérique du fait de l’asynchronie des échanges, de l’absence de contacts visuels entre les protagonistes et du jeu de présence/absence du formateur.
20Outre cet apport, nous avons souhaité donner à voir la manière dont nous avons construit nos propositions interprétatives : elles reposent sur le tissage d’éléments objectivables issus de nos évaluations, d’éléments contre-transférentiels (comme l’image que nous renvoient nos étudiants, d’eux-mêmes et de nous-mêmes) et de nos élaborations concernant notre rapport à l’évaluation. Comme l’écrit J.-L. Rinaudo (2011) : « Les TIC sont de formidables analyseurs de fonctionnements psychiques ordinaires ». Ainsi, les tensions que nous avons mises à jour concernant l’évaluation de notre enseignement en e-learning, nous semblent pouvoir concerner tout formateur qui s’intéresse à la temporalité du processus formatif et qui se trouve confronté à la nécessité de l’évaluation. Notre hypothèse initiale quant à la situation de compromis dans laquelle le formateur se trouve pris, suppose selon nous un travail clinique sur la posture de formateur. La démarche clinique, heuristique pour appréhender des processus psychiques au cours d’un travail de recherche, est tout aussi féconde pour conduire ce type de travail sur soi.