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Témoignages

Esquisse d’une évaluation délibérative et apprenante pour penser autrement l’alternance en formation

Deliberative evaluation to think alternance in formation
Lucie Roger et Philippe Maubant

Résumés

L’ambition de l’alternance comme configuration organisationnelle et pédagogique est intimement liée à la question du temps. Mais il convient sans doute de penser autrement les temps de l’alternance, autant que ses espaces. Tant les recherches sur l’alternance éducative que les réflexions émanant de l’ingénierie de formation, toutes s’intéressent à trouver le meilleur usage des temps et des lieux, autrement dit la meilleure adéquation entre les espaces et les temporalités. Or, aucun modèle d’alternance, aucune configuration didactico-pédagogique exprimant le projet d’alternance, ne semble faire l’unanimité chez les acteurs impliqués dans cette ingénierie, qu’ils soient formateurs, responsables de formation, «  alternants », tuteurs en entreprise. Dès lors, il convient sans doute d’élargir l’horizon des possibles de l’alternance en réinterrogeant le sens des temporalités et des espaces, en convoquant le concept de situation et en prenant en compte l’apport des ressources numériques pour penser une formation pouvant créer les conditions d’un apprentissage professionnel. En exploitant les moments évaluatifs constitutifs d’un parcours de professionnalisation, la double problématique des temporalités et des espaces de la formation par alternance se trouve réinterrogée à la lumière du paradigme de l’apprendre. Ce texte propose une esquisse d’une évaluation délibérative et apprenante. Il préfigure aussi une autre approche de l’alternance en formation en prenant en compte l’apport des ressources numériques.

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Texte intégral

Introduction

1Penser l’alternance en formation, c’est souvent penser en termes d’espace-temps de formation. La logique de l’alternance commande en effet de répartir les temps de formation selon un horaire prédéfini constitutif de la logique d’un curriculum de formation et/ou d’un parcours de professionnalisation. Ces temps de formation se superposent à des lieux précis, eux-mêmes prédéterminés. Il y a les temps en centre de formation, les temps en entreprise, les temps formatifs à domicile. S’ajoutent à ces trois temporalités et espaces, les temps et les espaces personnels, voire intimes, où l’usage des opportunités sociales cohabite avec les contraintes des socialisations professionnelles imposées.

2Le responsable de formation ou l’ingénieur de formation mettra tout en œuvre pour optimiser l’usage de ces espaces-temps, afin de répondre au cahier des charges d’une formation professionnalisante et de sa pédagogie associée : la pédagogie par alternance. Plusieurs travaux (Maubant, 2007  ; Roger, 2013, 2015) montrent qu’une nouvelle ingénierie de l’alternance semble nécessaire pour sortir des modèles structurels des formations par alternance, visant à associer ou à articuler le centre de formation à l’entreprise au travers des situations de stage notamment. Les discours injonctifs invitant à développer des parcours de professionnalisation encouragent les acteurs de l’alternance à dépasser le simple objectif organisationnel pour créer in fine les conditions de l’apprentissage et du développement professionnel. Or il ressort d’un certain nombre de recherches portant sur la question des temporalités combien les conceptions du temps impactent les conceptions de l’ingénierie des formations par alternance (Roquet et al., 2013).

3En interrogeant, chez les différents acteurs de l’alternance, les conceptions des temporalités de la formation et celles des espaces de formation, nous cherchons à mettre à jour les contours d’une ingénierie de l’alternance qui se propose d’intégrer l’usage d’un environnement numérique à des fins, notamment, d’individualisation des parcours de professionnalisation. Cet environnement numérique peut être institué et impacter ainsi les pratiques de formation et les pratiques tutorales. Mais il peut aussi exprimer les occasions auxquelles peut recourir l’alternant, comme les réseaux sociaux par exemple. Ce texte se veut délibérément un texte cherchant à proposer une réflexion théorique afin de penser autrement les pratiques de formation dans un contexte d’alternance. Nous interrogerons séparément les concepts de temps et d’espace. Nous adopterons une posture anthropologique, considérant que le concept de temps et celui d’espace renvoient à différentes conceptions et constructions théoriques et conceptuelles qui sont en tension. Nous convoquerons le processus évaluatif comme un analyseur de ces différentes conceptions et constructions. Ce texte constitue une réflexion sur le recours aux TICE comme moyen de « synchroniser » virtuellement d’une part les temps culturels et les temps vécus, et, d’autre part, les espaces de formation avec les espaces informels, voire intimes. Il cherche à engager le débat avec les acteurs de l’alternance et à proposer quelques préconisations visant à mieux exploiter les TICE dans l’accompagnement évaluatif d’un parcours de professionnalisation.

Bilan d’une réflexion

4Nous référons le lecteur aux travaux consacrés à l’alternance en formation, selon une lecture conflictualiste et critique de la professionnalisation (Bourdoncle, 1991), comme discours injonctif sur la formation et sur les professions. Nous avons défendu l’idée d’une alternance dialectique (Maubant, 2007  ; Roger, 2013, 2015), c’est-à-dire une alternance qui ne se réduit pas à articuler des temps et des lieux, mais une alternance pensée et structurée à partir d’une visée de construction des savoirs. Autrement dit, une alternance pensée et mise en œuvre à partir du paradigme de l’apprentissage professionnel. Dans cette perspective, nous identifions différentes formes de savoirs constitutifs d’un processus d’apprentissage professionnel (Roger et Maubant, 2011). Les savoirs théoriques conduisent le professionnel novice à une connaissance «  sur  » l’action, les savoirs pratiques l’accompagnent dans une connaissance «  de  » l’action et les savoirs scientifiques favorisent la construction de connaissances «  pour l’action  ». Nous ne conservons donc pas les autres typologies de l’alternance (Geay, 1999) dans la mesure où certaines d’entre elles insistent davantage sur les contextes culturels et organisationnels qui sont à l’origine des ingénieries de l’alternance.

5À partir de ce paradigme de l’apprentissage professionnel, nous avons posé la question de la fonction des temporalités de la formation. Nous avons ainsi réfléchi au temps de la formation et aux temporalités de l’apprentissage professionnel. Autrement dit, quels sont les moments de l’apprentissage professionnel (Roger, 2013, 2014)  ? Nous avons montré combien l’apprentissage professionnel relevait, selon nous, d’une discontinuité temporelle et qu’il opérait au sein d’instants complexes et féconds, spécifiques à chaque apprenant, c’est-à-dire des instants difficiles, voire impossibles à identifier et à saisir, même lors de démarches d’analyse de pratiques ou lors des situations formatives de retours de stage. Nos travaux ont convoqué le concept de situation. Ils nous ont conduits à esquisser les caractéristiques d’une situation d’apprentissage professionnel aux côtés de trois autres situations : des situations de formation, des situations professionnelles et des situations de vie, sociale et privée. Par la présence massive des réseaux d’informations et des réseaux sociaux, nous pourrions considérer que ces situations de vie sont au cœur d’une injonction paradoxale. Elles n’ont de raison d’être que parce qu’elles relèvent de l’intime et de l’individuel. Mais elles sont nourries aussi de situations d’exposition aux différents collectifs et imprégnées quotidiennement d’interactions sociales. Toute situation s’organise autour de deux entités : l’espace et le temps. Dès lors, étudier la situation d’apprentissage professionnel conduit à comprendre comment agissent le temps et l’espace pour donner à une situation la fonction d’être une situation d’apprentissage professionnel. Il convient de souligner ici deux points de vue permettant de penser la situation d’apprentissage professionnel (Roger, 2012) dans un contexte de formation par alternance :

  • La perspective du formateur, mais aussi du tuteur, dont l’objectif est d’identifier des inducteurs de l’apprentissage professionnel et de les utiliser à des fins formatives. Cela implique que le formateur se soit interrogé préalablement sur la finalité de la situation formative potentiellement porteuse d’apprentissages et sur les conditions à mettre en place pour favoriser la construction des savoirs (sur, pour et de l’action). Cela suppose aussi que le formateur prenne en considération les différentes situations formatives identifiées comme telles par l’ingénierie de formation. Mais il peut aussi souhaiter prendre en compte d’autres situations (de travail et/ou de vie) pour les transposer en situations d’apprentissage professionnel ;

  • La perspective de l’apprenant qui vivra les situations formatives comme des situations potentiellement d’apprentissage professionnel, dans un instant complexe et fécond, autrement dit selon une temporalité non prévue par le formateur, et donc difficilement identifiable et exploitable. L’apprenant pourra également identifier d’autres situations (de travail et de vie).

6Chaque acteur d’une formation par alternance pense d’abord chaque situation vécue en fonction du projet de professionnalisation porté par le curriculum de formation. Le formateur cherchera ainsi à faire de chaque situation (de formation et de travail) une situation d’apprentissage professionnel. L’apprenant, quant à lui, considèrera le plus souvent que les situations en centre de formation visent l’apprentissage de savoirs théoriques, voire techniques, et que les situations de travail sont là pour créer les conditions de l’apprentissage professionnel ou pour permettre d’appliquer des savoirs théoriques dans la pratique professionnelle. Mais chacun pourra aussi infléchir ses conceptions de chaque situation en fonction de son propre projet ou parcours de professionnalisation et de son analyse a posteriori de situations antérieures. Il y a donc, semble-t-il, dès l’engagement de chacun dans le parcours de professionnalisation institué par l’organisme de formation, de possibles dissonances quant aux finalités attribuées à chacune des situations vécues.

7L’ingénierie des formations par alternance peut aussi sous-estimer les autres situations, celles qui relèvent de l’intime et du privé. Ces situations sont très souvent peu ou pas identifiées par l’organisme de formation. Elles peuvent être niées volontairement au sein même de l’ingénierie des formations par alternance. En effet, ces situations intimes et privées renvoient au particulier, au spécifique, à une forme d’individualité que la formation veut mettre à distance tant la prise en compte de ces situations pourrait menacer une conception savante, transmissive et collective de la formation professionnelle basée sur l’adéquation entre situations de formation et situations de travail. Les fondements historiques de l’enseignement technique et professionnel ont marqué durablement la conception de la formation professionnelle (Houssaye, 1987). Ils continuent d’alimenter une conception applicative de l’apprentissage. Ils encouragent à penser l’ingénierie de formation comme un simple agencement de situations, elles-mêmes marquées par une finalité de transmission, tantôt la transmission de savoirs théoriques tantôt la transmission de savoirs pratiques. Or, la présence de multiples formes des situations de vie, incarnées aujourd’hui par les micro-temporalités que chacun cherche à arracher aux autres temporalités imposées (celles du travail, de la formation, de la vie familiale) sont autant de situations susceptibles d’être des situations d’apprentissage professionnel. Dans cette perspective, l’usage quotidien des outils technologiques et les environnements numériques conduisent à penser ces situations de vie protéiformes, comme de multiples temporalités s’invitant parfois de manière impromptue et anarchique dans la conduite du parcours de professionnalisation marqué par des situations instituées donc par des temporalités et des espaces planifiés et contraints. La présence de tels outils technologiques faisant la part belle au numérique, donc au virtuel et donc à la dématérialisation des temps et des espaces, ne semble pas suffisamment prise en compte comme une condition de l’apprentissage professionnel. Or, les apprenants comme les formateurs, recourent chacun, de plus en plus, à leur manière et chacun en fonction de «  son » propre projet de professionnalisation à ces situations de vie, qui s’organisent selon des temporalités et des espaces marqués par une conception individuelle et spécifique des temps sociaux. Ces situations de vie sont dès lors difficilement identifiables et saisissables, car elles sont marquées par le caractère imprévisible des temps et des espaces qui les incarnent, en raison notamment de la virtualité et de l’immatérialité imposées par l’usage du numérique dans la vie quotidienne.

Penser l’alternance à partir des situations ?

8Le concept central de nos travaux demeure donc le concept de situation. Dans les formations par alternance se réclamant plus ou moins du modèle des parcours de professionnalisation défendu par Le Boterf (2016) cohabitent plusieurs formes de situation. Il est possible de les distinguer selon leur fonction, leur finalité, leur usage et leur structure. Nous proposons dans les prochaines pages d’interroger les différentes situations à partir des dimensions de temps et d’espaces. Nous convoquerons le processus évaluatif comme analyseur de la place et du sens des temporalités et des espaces dans une formation par alternance.

Les temps formatifs

9Penser, mettre en œuvre et évaluer un dispositif ou un parcours de formation professionnelle, c’est faire œuvre d’ingénierie (Ardouin, 2007). C’est admettre que le processus formatif est structuré d’un ensemble de situations liées par une seule visée : apprendre et faire apprendre. Dans les formations par alternance, les concepteurs, autrement dit les ingénieurs de formation, considèreront qu’il convient d’articuler, d’ajuster, de mettre en synergie, en dialogue, toutes les situations pour parvenir à la finalité formative et si possible réussir le défi de la professionnalisation de l’alternant et a fortiori l’ambition de la professionnalisation des parcours de formation. Or la question des temporalités de la formation ne peut être traitée sans considérer les différentes conceptions qu’ont les acteurs de la formation des temporalités de la formation.

Le temps culturel

10Nous entendons par temps culturel celui qui est socialement organisé, planifié, structuré. C’est aussi le temps qui est connu, comme les horaires de travail, les horaires de classe, le calendrier des sessions et des périodes en entreprise. Il s’agit également du temps estimé par l’ingénieur de formation ou par le formateur pour réaliser les travaux soumis à une évaluation formative ou sommative, comme la remise d’un mémoire professionnel ou la réalisation d’une tâche. Dantier (2007), mentionne que :

«  Le temps qui organise la vie sociale des humains et qui conditionne les recherches en sciences sociales est foncièrement culturel dans la mesure où il constitue pour une société le produit autant que le moyen d’une organisation, d’une histoire et d’une configuration de valeurs spécifiques » (p. 5).

11Le temps culturel est le temps auquel s’intéressent les responsables des organisations, qu’il s’agisse des responsables de la formation ou des responsables de l’entreprise (la direction, la DRH, le chef d’équipe et/ou le tuteur ou maître de stage). En entreprise comme en formation, les responsables, décideurs, superviseurs ou tuteurs déterminent à l’avance les critères de réussite d’une tâche, notamment lorsque certaines d’entre elles doivent être exécutées dans un temps limité. Le curriculum de formation identifie et détermine ces temps culturels, comme le font apparaître aussi les planifications didactiques et pédagogiques du formateur. Par ces indications, l’alternant connaît les rendez-vous temporels de son parcours de professionnalisation, marqués le plus souvent par des activités d’évaluation. Nous faisons donc l’hypothèse que le temps culturel est imprégné d’une finalité évaluative. En contexte de formation, et plus particulièrement dans les formations par alternance, l’évaluation donne ainsi sa raison d’être au temps culturel.

12Dès lors, le temps culturel est donc «  un  », voire «  le  » temps de l’évaluation, susceptible de discriminer, de sélectionner, de sanctionner, de valider les réussites et les échecs de l’apprenant. En formation, comme en entreprise, si celui-ci ne respecte pas les délais imposés ou les horaires annoncés, ses évaluations en seront affectées. Le temps culturel constitue donc une dimension centrale de l’ingénierie de la formation et tout particulièrement de l’ingénierie des formations par alternance, dans la mesure où il fait partie intégrante des éléments de contrôle, d’évaluation, de validation et de certification du parcours de professionnalisation.

13Si le temps culturel possède et incarne ces différentes fonctions, il fait l’objet de toutes les attentions de la part de l’ingénieur de formation. Ainsi, celui-ci veillera à étudier ces temps culturels afin de rechercher en quoi ils sont porteurs de situations d’apprentissage professionnel. L’analyse des temps culturels, parce qu’étant principalement des temps évaluatifs, est ainsi l’occasion de comprendre et de révéler les processus d’apprentissage et les conditions de la professionnalisation de l’alternant. Le temps culturel reste un temps connu et commun à toute situation (de formation, de travail et de vie). Quelle que soit la situation, le temps culturel impose ses règles, ses normes, ses contraintes et sa durée. Ce sont ses caractéristiques. Cela lui confère aussi ses attributs à des fins d’utilisation dans la conception et la conduite d’une formation par alternance visant la professionnalisation du parcours de l’apprenant.

Le temps vécu

14Mais il y a aussi «  l’autre temps  » : le temps vécu par l’apprenant. Nous caractériserons ce temps à travers deux dimensions qui nous paraissent essentielles, mais qui semblent pourtant méconnues. La première dimension renvoie à la conception du temps qu’élabore l’apprenant inscrit dans une formation par alternance. Quand trouve-t-il le temps long  ? Et pourquoi  ? A contrario, quand considère-t-il que le temps lui échappe, ou qu’il manque de temps  ? Et pourquoi  ? Autrement dit, quelles sont ses conceptions des différents temps vécus  ? La prise en compte de ces différentes conceptions du temps pourrait, selon nous, permettre d’identifier et de caractériser les conditions de réussite de l’apprentissage professionnel. Si l’apprenant considère que ses périodes en entreprise, autrement dit, ses stages, sont des situations longues, est-ce parce qu’il s’ennuie ou parce qu’il se trouve en difficulté d’apprentissage  ? S’il déclare manquer de temps, est-ce parce que les tâches qu’on lui propose de réaliser sont trop complexes  ? Si l’apprenant a terminé ses tâches avant la fin imposée de la période, les tâches qu’on lui soumet sont-elles trop simples  ?

15La seconde dimension constitutive du temps vécu concerne l’apprentissage. Dans quels «  instants » vécus les apprenants construisent-ils leurs savoirs professionnels  ? Ces instants renvoient certes à des situations. Mais ils mêlent espaces et temporalités. Un alternant pourra affirmer qu’il a appris lors d’une situation de stage, un autre considèrera qu’il a appris lors d’une situation évaluative ou d’une situation formative instituée. Si la dimension spatiale semble d’abord incarner et exprimer ces instants, il semble cependant difficile de les saisir en dehors de cette référence aux espaces. Il semble ainsi impossible de se référer uniquement aux temporalités pour penser ces instants comme des moments d’apprentissage professionnel. Dès lors, le temps vécu, et tout particulièrement ces instants complexes et féconds porteurs d’apprentissage professionnel, échappe en partie aux formateurs, comme aux alternants ou aux tuteurs. Car il se pense principalement en référence à l’une des deux dimensions de la situation, à savoir l’espace. En effet, personne ne semble en mesure de saisir avec exactitude le temps de l’apprentissage, autrement dit l’instant fécond, c’est-à-dire l’instant, instigateur et expression de l’apprentissage professionnel.

Tensions entre temps culturel et temps vécu

16Temps culturel et temps vécu semblent donc s’affronter au sein même du processus d’élaboration conceptuelle de l’ingénierie des formations par alternance. Cela conduit, et c’est notre hypothèse, à phagocyter et à neutraliser l’accompagnement du processus d’apprentissage professionnel. Les horaires, le nombre d’heures prévues, le calendrier des situations, leur répartition dans la session, dans la semaine et dans la journée renvoient donc à une conception imposée des temps de la formation. La prégnance du temps culturel et sa dimension collective tendent à effacer la réalité des temps vécus, et notamment l’individualité des conceptions du temps. L’organisation dicte ainsi sa conduite des temps à chaque acteur de l’alternance. Elle fait obstacle au projet de saisir et de valider les instants féconds et particuliers, propices aux apprentissages. Cette confrontation entre temps culturel et temps vécu se renforce sans doute en contexte de formation par alternance.

17En effet, le temps culturel est un temps complexe dans la mesure où il tente de rassembler des conceptions différentes des temps de la formation et des temps du travail. L’analyse de ce temps culturel pourrait aussi révéler des conceptions différentes du temps de vie. L’entreprise défend sa conception du temps culturel. Les formateurs considèrent quant à eux qu’ils doivent imprimer et déterminer le temps culturel au sein d’une ingénierie de formation dont ils souhaitent conserver le contrôle. Quant aux apprenants, ils peinent à s’ajuster dans cette conception temporelle et situationnelle de l’ingénierie de formation. Nourris de leurs conceptions des temps sociaux, ils élaborent sous la contrainte une conception du temps culturel spécifiée par la conception formalisée, réglementée et institutionnalisée des temps de l’alternance. Cet écart entre les différentes conceptions du temps culturel tient à la différence de logique organisationnelle et de sens qui s’affrontent : une logique formative finalisée par une conception d’une ingénierie de professionnalisation (le centre de formation), une logique productive finalisée par les objectifs de production (l’entreprise), une logique trans-formative mise en sens par le projet d’apprentissage de l’apprenant. Ce projet d’apprentissage dépasse le cercle restreint du parcours de professionnalisation. Il relève d’un processus singulier, individuel, faisant appel à une multiplicité de situations. Le recours aux environnements numériques contribue voire renforce la démarche visant à recourir à ces différentes situations, qui ne sont pas seulement formatives ou productives. La présence de ressources issues du Web et la possibilité de les convoquer pour résoudre des problématiques rencontrées par l’apprenant favorisent l’éclosion de situations potentiellement porteuses d’apprentissage qu’il conviendrait de prendre en compte dans toute ingénierie de formation. Solliciter les ressources issues du Web pourrait ainsi bousculer les conceptions du temps culturel et conduire l’ingénieur de formation à prendre davantage en considération le temps vécu.

De la nécessité de comprendre les temps

18Comprendre la fonction des différentes configurations ou formes du temps, temps culturel et temps vécu, nécessite de convoquer une théorie du temps. Nous souhaitons interpeller ici la conception du temps tel que nous le proposent les philosophes de l’Antiquité grecque.

19Ces philosophes pensaient le temps selon trois dimensions, le Chronos (le temps continu), l’Aiôn : le temps des cycles (le temps du sommeil ou le temps des saisons) et le Kairos (les instants immatériels qui ne se mesurent pas et qui modifient «  l’après »). Avec Épicure, une quatrième dimension (le mouvement) est introduite dans les conceptions du temps. Morel (2002) souligne que le mouvement est la perception individuelle d’un temps en construction :

«  Sans doute n’est-il pas indifférent qu’Épicure mette le repos sur le même plan que le mouvement et qu’il rapporte la perception du temps à des couples contraires. Il n’est pas impossible qu’il veuille ainsi suggérer que le temps se caractérise, non pas par une illusoire continuité du mouvement, mais par l’alternance de phases événementielles, éventuellement contraires, et par les ruptures qui marquent leur succession. »

20Chez Épicure, la notion de mouvement fait donc référence à une alternance d’événements et à des ruptures qui marquent leur succession. L’alternance épicurienne se compose donc de phases événementielles. Elle est une véritable dialectique de la durée. Les événements peuvent être des accidents, parfois aussi des expériences. Le temps, chez Épicure, est d’abord de l’ordre de l’intime et du personnel. Cette conception de l’alternance nous permet de confirmer l’idée qu’une ingénierie des formations par alternance doit prendre en compte la durée comme un temps en construction, ponctué, scandé par des évènements singuliers constituant ainsi autant d’instants exprimant des expériences individuelles.

21La réflexion sur le temps, si elle nous contraint à situer celle-ci dans une perspective socio-historique et socio-culturelle, est aussi d’ordre métaphysique. Notre rapport au temps et à l’espace reste somme toute très relatif. Le concept d’espace-temps est repris par Einstein (Merleau-Ponty, 1993) dans sa théorie de la relativité. Trois dimensions de l’espace, pour une dimension du temps, créent ensemble un espace-temps. Si notre conception du temps nous est propre, il apparait aussi que le temps n’est pas un processus continu, mais discontinu. Le temps se compose ainsi d’instants. Chez Bachelard (1950), les espaces-temps deviennent ainsi des «  instants » complexes et féconds. Il faut entendre ici par complexes et féconds la portée éducative de ces instants en pensant l’éducation pour soi et l’éducation adressée à autrui. Les espaces correspondant à chacun de ces instants peuvent être multiples. Cela nous invite dès lors à relire les différentes interprétations de l’ingénierie des formations par alternance à la lumière de cette conception du temps et de l’espace. Cette lecture des espaces-temps impose en effet à l’ingénierie des formations par alternance d’identifier les conditions didactico-pédagogiques facilitant cette «  gestion  » complexe des temps et des espaces. Cette complexité dans la conduite des espaces-temps à des fins de formation et d’apprentissage professionnel tient à leur caractère singulier parce que renvoyant l’accompagnement du parcours de professionnalisation à chaque projet individuel d’apprentissage. Prendre en compte, dans une ingénierie renouvelée des formations par alternance, cette réalité des espaces-temps comme instants inducteurs d’apprentissage, nous encourage non seulement à élargir notre conception du temps en intégrant notamment le temps vécu, mais aussi à intégrer dans notre rapport au temps ces instants qui se situent tout autant dans le temps culturel que dans le temps vécu, mais dont nous pouvons faire aussi l’hypothèse qu’ils sont le résultat des tensions entre temps culturel et temps vécu. Les instants seraient en quelque sorte le résultat d’une conciliation dialectique entre les contraintes constitutives du temps culturel et les opportunités du temps vécu, celles-ci étant décuplées par la dimension virtuelle et a priori infinie du temps du numérique.

Les espaces de la formation

22Les espaces de la formation (l’école et l’entreprise), traditionnellement pensés et structurés dans le cadre d’une ingénierie de formation par alternance, sont des lieux déterminés par deux logiques d’action : une logique formative et une logique productive. Or ces espaces sont-ils réellement des espaces propices aux apprentissages professionnels  ? Les espaces de la formation, proposés à l’alternant, sont-ils pensés par lui comme des espaces de formation voire comme des espaces d’apprentissage professionnel  ? Si nous avons mis en évidence l’existence de tensions entre temps culturels et temps vécus, peut-on révéler aussi des tensions entre des espaces culturels et des espaces vécus  ? En se réclamant d’une perspective anthropologique, Hall (1966) définit trois types d’espaces : 1. Les espaces à organisation fixe  ; 2. Les espaces à organisation semi-fixe  ; 3. Les espaces informels. Les deux premiers espaces sont des environnements physiques connus.

Les espaces à organisation fixe

23Les espaces à organisations fixes sont des espaces correspondant à des fonctions particulières. Dans les habitations, les différentes pièces ont des fonctions définies. Préparer les repas constitue une activité réalisée, le plus souvent, dans la cuisine. La chambre à coucher demeure principalement l’espace du repos et de l’intime. La séparation entre espace individuel de vie, espace collectif de vie et espace de travail est un marqueur des sociétés post-modernes. La définition de ces espaces permet de délimiter, voire de restreindre les champs d’action des individus. Elle entraîne la construction de rapports personnels et singuliers aux espaces. Dans les formations en alternance, l’ingénierie de formation impose trois espaces : l’espace de formation, l’espace de travail, l’espace de vie. Chacun de ces espaces peut se décliner sur le mode individuel et sur le mode collectif. Trois espaces co-existent. Trois cultures différentes se construisent, se développent, s’affirment et se confrontent avec son lot de marqueurs et de référentiels : celle du formé, celle du travailleur, celle du sujet. Ces cultures visent à défendre un sens spécifique.

24Le formé cherchera à affirmer son projet de formation, le travailleur son projet professionnel, le sujet son projet de vie. Il reste qu’une autre culture semble demeurer dans l’ombre de l’ingénierie de formation : celle de l’apprenant. Apprendre relèverait ainsi d’un impensé des parcours de professionnalisation. L’ingénierie de formation par alternance impose son rythme et ses scansions. Comme toute formation, elle mobilise les temps et les espaces évaluatifs pour justifier des fonctions et des différents sens qu’elle attribue à chaque espace, à chaque temps et à chaque culture. Dans un tel contexte, le sujet pensant et apprenant est négligé. Mais il a sa part de responsabilité dans cet oubli. Il peut en effet vouloir échapper aux espaces, aux temporalités et aux cultures qu’on lui impose. Dès lors, l’usage qu’il fera du numérique peut constituer pour lui une échappatoire. Et ceci pour plusieurs raisons.

25Les environnements numériques maintiennent l’idée qu’il existe un espace privé, intime et individuel même si ces environnements numériques conduisent l’individu à s’inscrire dans des réseaux sociaux dont la virtualité permet d’échapper aux cloisons et aux frontières de la réalité. Le sujet peut ainsi donner le change à ses interlocuteurs : exprimer ses liens avec autrui tout en sélectionnant les temps, les espaces et les occasions de ces interrelations. Par l’usage des outils technologiques mobilisant le numérique, le sujet se protège. Il peut même avancer masqué en empruntant une identité virtuelle et fictionnelle. Tantôt Ajar, tantôt Gary, tantôt le narrateur, tantôt l’auteur. Le sujet s’invente une culture. Il devient un clandestin des temporalités, des espaces et des cultures. Il braconne les moments et les ressources qu’il va privilégier et mobiliser pour défendre et mettre en œuvre son projet de vie.

26Certes, les processus évaluatifs ponctuent formellement le parcours de professionnalisation. Ils conduisent le sujet à se situer dans l’un ou l’autre des espaces, des temps et des cultures qui lui sont proposés. Néanmoins, d’autres processus évaluatifs pourront échapper à l’ingénierie de formation, ceux qui sont concomitants du sens que le sujet attribue à la situation. Le sujet, confronté à une situation, cherche à lui donner sens. Pour cela, un processus dialogique et dialectique se met en place. Dialogue entre conception et action. Évaluation des objectifs et des effets attendus de l’action. Convocation et analyse de situations antérieures. Prise de décision et évaluation a posteriori des résultats. Ces différents moments constituent selon nous le processus d’apprentissage que le sujet tente de mettre en œuvre, avec prudence, avec la nécessaire phronesis caractéristique du jugement, quel que soient les espaces, les temps et les cultures dans lesquels l’ingénierie de formation le place et parfois l’enferme. Son rapport à la situation relève d’un processus dialectique dans la mesure où le sujet pense l’action et se pense dans l’action. Faire école de la situation tout en faisant école de soi. Si ces différents moments caractérisent un processus d’apprentissage, ils expriment aussi une lecture de l’évaluation dont la finalité est de créer les conditions de cet auto-apprentissage. Le processus évaluatif se trouve dès lors réglé par le paradigme de l’apprentissage. Il s’agit bien là d’un apprentissage aléatoire, impromptu, parfois improvisé, clandestin, informel, dont le sujet peut ne pas avoir conscience. La fonction d’une ingénierie de formation n’est-elle pas d’accompagner l’apprenant dans son projet d’apprentissage qui se fait l’écho de son projet de vie ? Dès lors, l’ingénierie de formation ne devrait-elle pas accompagner le sujet à identifier les temporalités et les espaces de l’apprendre, en référant principalement aux deux situations instituées (la formation et le travail), mais en convoquant aussi d’autres situations qui restent volontairement dans l’ombre du parcours de professionnalisation  ? Si l’ingénierie de formation peut indiquer les sens des différentes situations qu’elle organise, elle peut aussi admettre et tolérer la présence d’autres situations tout aussi utiles et légitimes pour porter le projet d’apprentissage professionnel.

27Ces situations resteront protégées par la défense d’une liberté du sujet apprenant et s’éduquant. Mais l’ingénierie de formation peut néanmoins aider le sujet à les identifier et à les utiliser à des fins d’apprentissage et de développement. Nous faisons l’hypothèse que ces situations clandestines, réelles et virtuelles, sont sous-estimées au regard de leur potentialité d’apprentissage. Les moments des évaluations qui ponctuent le parcours de professionnalisation peuvent constituer des occasions d’apprendre et d’en apprendre sur les situations porteuses d’apprentissages. L’ingénierie des formations par alternance doit penser les espaces de vie, à organisation fixe comme des espaces à décloisonner, dont il convient d’élargir les frontières temporelles et territoriales.

Les espaces à organisation semi-fixe

28Les espaces à organisation semi-fixe sont des «  lieux  » réservés à la vie sociale : salles d’attente, halls de gare, terrasses de café. Ils sont pensés comme tels. Nous pouvons aussi les identifier dans le centre de formation et dans l’entreprise : salles de classe, espace-repos, salons, salle de professeurs, cafés étudiants… Ces lieux sociaux sont de plus en plus institués. Ils agissent sur les pratiques individuelles. Ils deviennent aussi possiblement des outils au service du management. Certains de ces espaces à organisation semi-fixe agissent de manière sociofuge. Ils maintiennent un cloisonnement entre les individus. D’autres espaces sont davantage sociopètes. Ils favorisent les contacts, les rencontres et les discussions. Les réseaux sociaux relèvent de ces espaces semi-fixes, tantôt sociofuges, tantôt sociopètes. Si ces espaces sont considérés comme semi-fixes, ils peuvent néanmoins être réorganisés selon la logique voulue par les acteurs, responsables ou ingénieurs de formation par exemple. D’espaces sociofuges, ils peuvent devenir des espaces sociopètes. Ces espaces, bien qu’ils soient connus, sont peu pris en compte dans les dispositifs de formation. Pourtant, personne ne peut négliger l’importance de ce qui se joue dans les salles de profs, les cafétérias, les lieux de pause, et lors des happy hours avec les collègues de classe ou les collègues de travail, ni ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Tant les fournisseurs d’accès que les responsables de sites internet affirment qu’ils procèdent à une régulation quotidienne des propos tenus. Mais cette parole reste libre et les internautes défendent cette «  liberté d’expression ». Le développement des réseaux sociaux bouscule ces espaces à organisation semi-fixe dans la mesure où le temps d’usage de tels espaces n’est pas contraint ni limité dans le temps. La parole circule aussi dans la vie quotidienne à l’instar des chaînes d’information en continu. Il n’y a d’ailleurs pas nécessairement d’interlocuteurs permettant de passer d’une parole à un dialogue. Ces espaces à organisation semi-fixe deviennent dès lors tout autant des temps d’expression individuelle que des temps d’interactions et d’interrelations. Ce sont des espaces où se jouent des enjeux d’évaluation par autrui, mais aussi des enjeux d’évaluation pour autrui et pour soi. Le risque est grand ici que ces espaces semi-fixes imprégnés d’environnements numériques deviennent davantage des lieux d’autopromotion de soi, en quelque sorte des selfies de l’âme humaine que des espaces d’auto-évaluation.

29Mais ces espaces semi-fixes peuvent être aussi des espaces où peuvent se jouer des objectifs d’apprentissage et d’apprentissage professionnel, qui seront différents d’un espace à l’autre. En effet, ces espaces à organisation semi-fixes constituent des lieux où la parole évaluative circule : évaluation des formés, évaluation des enseignants ou des formateurs, évaluation des collègues. Cette parole évaluative n’est pas nécessairement réglée par les objectifs, les codes et les règles de l’ingénierie de formation. Elle est souvent désordonnée, improvisée et mue par des objectifs qui sont souvent éloignés de finalités formatives. Elle est aussi un indicateur du jugement des autres sur soi, un jugement qui peut sembler parfois relever de la subjectivité et de l’arbitraire. Il reste que cette parole évaluative contribue à créer certaines conditions de l’apprentissage dans la mesure où elle force le sujet à une analyse des situations sociales dont nous savons qu’elles participent du jugement évaluatif et de la réussite de l’insertion dans l’emploi. La question posée à l’ingénierie de formation est dès lors la suivante : comment mieux prendre en compte ces espaces fixes et semi-fixes pour les utiliser à des fins d’apprentissage professionnel  ?

Les espaces informels

30Il convient à présent d’identifier des espaces informels présents dans un parcours de professionnalisation. Pour Hall (1966), ces espaces «  échappent au champ de la conscience  » (p. 66), bien qu’ils jouent un rôle fondamental dans le développement de la culture et que «  méconnaître leur signification peut conduire au désastre  ». (Ibid., p. 73). Ces espaces informels sont marqués par la notion de distance. Hall identifie quatre distances : intime, personnelle, sociale et publique. Mais ces distances ne se mesurent pas. Elles sont difficilement saisissables et échappent à la conscience. Elles sont variables d’un sujet à l’autre. Elles sont aussi fonction des situations qu’il rencontre. La perception de l’espace conduira le sujet à définir et caractériser la distance en tant qu’espace informel pour une situation sociale donnée. La conscientisation de l’espace est donc d’abord une conscientisation de la distance constitutive des relations aux autres. Cette perception de la distance est directement liée à l’action. Dans une salle de classe, lors des travaux en groupe, la distance sociale aux autres est courte. Lors des situations d’examens, même si cela se déroule dans le même espace, la distance sociale au jury est grande. L’individu sera plutôt centré sur son espace personnel, car le sens de la situation impose cette distance sociale.

31Cette difficulté à identifier, à analyser et à saisir les enjeux de ces espaces informels explique sans doute des difficultés ressenties par les sujets engagés dans un parcours de professionnalisation. Des malentendus peuvent en effet voir le jour si des difficultés de perception des distances sociales ne sont pas résolues. Cette perception des distances réglant ces espaces informels est variable en fonction des sujets, des situations et des environnements sociaux. Tant les formateurs du centre de formation que les tuteurs ou superviseurs en entreprise, tous sont encouragés à une conscientisation des effets de ces espaces informels sur la réussite du parcours de professionnalisation et de son processus de socialisation. L’usage important des réseaux sociaux et plus généralement du Web impacte aussi cette perception des distances et cette conscientisation de la fonction des espaces informels dans un parcours de formation et de professionnalisation. L’internaute peut se percevoir comme en proximité aux autres tout en étant éloigné. Si l’on analyse le fonctionnement des groupes de discussion utilisés sur les plates-formes numériques de formation, il est possible de constater la présence de malentendus liés à des difficultés de perception des distances sociales avec les autres formés, de distances sociales avec les régulateurs et avec les formateurs.

32Dans un contexte de formation par alternance, l’usage de e-portfolio ou de carnets de liaison en format numérique devant être complété par l’alternant, par le formateur et par le tuteur requiert un accompagnement individualisé. Cet appui vise à souligner l’usage qu’il peut faire de tels outils à des fins d’auto-évaluation et d’auto-apprentissage. Ces outils numériques au service d’une ingénierie de formation par alternance sont imposés au sujet. Mais l’usage qu’il peut en faire doit le conduire à s’interroger sur les espaces informels porteurs de situations d’apprentissage professionnel. En analysant notamment les enjeux des questions de distance sociale entre acteurs du parcours de professionnalisation, en mesurant les enjeux de la parole évaluative formelle et informelle exprimée au travers de ces outils, l’ingénierie de formation est invitée à se réinventer à la lumière du paradigme de l’apprentissage.

L’espace intime

33Chez le formé, sa perception et sa conception de l’espace informel nous alertent sur la nécessité de prendre en compte son espace intime. Quel est cet espace intime  ? Bachelard (1957) le définit comme «  l’espace heureux  ». En interrogeant le concept de topophilie, Bachelard vise à déterminer «  la valeur humaine des espaces de possession, la valeur des espaces défendus contre des forces adverses, la valeur des espaces aimés  » (p. 17). L’espace intime de Bachelard est un espace poétique, imaginaire et vécu. C’est un espace intérieur renvoyant à une conception phénoménologique de la réalité humaine. Pour Bachelard, l’espace intime a une fonction herméneutique. Il s’agit d’un espace caractérisé par une dialectique de mouvements, internes et externes au sujet, lui permettant de construire son être :

L’être ne se voit pas. Peut-être s’écoute-t-il  ? L’être ne se dessine pas. Il n’est pas bordé par le néant. On n’est jamais sûr de le trouver ou de le retrouver solide en approchant d’un centre d’être. Et si c’est l’être de l’homme qu’on veut déterminer, on n’est jamais sûr d’être plus près de soi en «  rentrant » en soi-même, en allant vers le centre de la spirale  ; souvent c’est au cœur de l’être que l’être est errance. Parfois c’est en étant hors de soi que l’être expérimente des circonstances. Parfois il est, pourrait-on dire, enfermé à l’extérieur (p. 194).

34Pour Bachelard, l’espace intime contribue à la construction de l’être. Il possède donc une fonction ontologique. Il participe de la construction identitaire du sujet. Cette identité en marche se nourrit des rapports intimes du sujet au temps, à l’espace, à la situation et à la culture. Or, cette construction identitaire est dépendante du projet d’apprentissage. Ce projet d’apprentissage est bien réel. Il ne peut se contenter de demeurer dans une fiction et dans une virtualité morbide et mortifère. Le projet d’apprentissage a besoin d’incarnations et d’expressions. Il a besoin de marqueurs et d’indicateurs de sa progression. Il a besoin d’art et d’œuvres. Le projet d’apprentissage requiert surtout d’identifier et de souligner la seule valeur de l’apprendre, celle de la recherche d’un mieux-être au sens de Reboul (1992). Le projet d’apprentissage a besoin d’occasions, de moments opportuns. Il a besoin de temps et d’espaces propices au développement d’une posture évaluative (Kaddouri, 2012). Il nécessite la saisie et l’usage de ces instants féconds.

35Cette attitude et cette pratique de l’évaluation doivent guider l’organisation des espaces et des temps du parcours de professionnalisation afin de faire de l’acte d’apprendre le paradigme à partir duquel il est possible de penser l’alternance en formation. En effet, ce qui constitue la spécificité des formations par alternance, c’est de reconnaitre les différents espaces, les différents lieux, les différentes situations et les différentes cultures de référence des acteurs de la formation. Cette reconnaissance des différences de sens attribués aux situations s’inscrit dans la prise en compte d’une durée : celle de l’apprentissage. Cette durée est aussi mouvement dans la mesure où nos rapports au temps et à l’espace, et plus généralement aux situations qui les expriment, sont les marqueurs rythmiques de l’acte d’apprendre. Ces temps furtifs, insaisissables, ces instants éphémères, comme les espaces ignorés et négligés du parcours de professionnalisation, sont à éclairer tant ils nous renseignent sur l’avancée du projet d’apprentissage. À la lumière d’une posture évaluative affirmée et revendiquée comme outil d’intelligibilité des espaces-temps, autrement dit des situations, la pédagogie par alternance doit repenser les espaces et les temporalités en dépassant les frontières imposées par l’ingénierie de formation. Elle doit inscrire l’acte d’apprendre au cœur du parcours de professionnalisation. Elle peut dès lors exploiter les outils technologiques et les ressources des environnements numériques pour justifier cet élargissement des territoires et revendiquer cette plasticité et cette élasticité des temps de vie.

Conclusion

36Les temps et les espaces constitutifs des parcours de professionnalisation sont multiples et trop peu souvent pris en considération dans l’ingénierie des formations par alternance. Les temps et les espaces vécus représentent pour les alternants leurs espaces-temps de construction identitaire et d’apprentissage professionnel. Pour les susciter, il convient de développer des espaces-temps délibératifs qui vont soutenir l’évolution de la réflexivité des apprenants, en leur permettant de prendre conscience de leurs apprentissages. Ces espaces-temps délibératifs constituent pour nous des espaces-temps évaluatifs. Ils doivent permettre l’installation d’un mouvement ponctué de rythmes, agissant comme un entraînement de l’esprit développant la réflexion. Il s’agit ici de mettre en place une «  école de l’esprit » au service de l’apprentissage professionnel. Faire école de soi disait Bachelard. Or, comment penser ces espaces de délibération, dans quels espaces et dans quelles temporalités  ? Ce sont les défis posés à l’ingénierie des formations par alternance : savoir accompagner le mouvement dialectique des espaces et des temps.

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Bibliographie

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Roquet, P., Goncalves, M.-J., Roger, L. et Viana-Caetano, A.-P. (2013). Temps, temporalités et complexité dans les activités. Paris: L’Harmattan.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie Roger et Philippe Maubant, « Esquisse d’une évaluation délibérative et apprenante pour penser autrement l’alternance en formation »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 22 | 2018, mis en ligne le 10 juin 2018, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/2202 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.2202

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Auteurs

Lucie Roger

Université du Québec à Montréal (UQAM)
roger.lucie@uqam.ca

Philippe Maubant

Université de Sherbrooke
philippe.maubant@usherbrooke.ca

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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