1Au moment de participer à ce passionnant numéro, je ne peux m’empêcher de relier ma première rencontre en présentiel avec Christophe Gremion de Lausanne en 2016, à celle avec Pierre Dominicé, de Genève, à la fin des années 70. Les deux avaient été précédées de contacts à distance, par courrier avec Pierre, par courriel avec Christophe, pour évaluer l’intérêt d’un échange réflexif commun, sur autoévaluation et autoformation avec Pierre, évaluation et synchronisation avec Christophe. Dans les deux cas, l’évaluation apparaît comme une activité politico-stratégique clef, pivot concentrant des enjeux d’évolution de pouvoirs et de savoirs en éducation et formation.
2Évoquer cette temporalité socio-personnelle quasi intergénérationnelle m’est nécessaire pour situer la richesse analytique, mais aussi historique des articles de ce numéro. Ils s’inscrivent dans une histoire de changement paradigmatique en éducation/formation. Ce qui leur donne un fort pouvoir heuristique qu’une mise en perspective historique permet mieux d’évaluer. Ça me permettra de situer les principales conclusions de chacun dans une dynamique de transition paradigmatique. Ces lectures m’ont permis de réévaluer mes recherches-formations dans cette transition. Et je me permettrai de mentionner quelques jalons personnels.
3Pour un survol historique de l’étude du temps dans les sciences de l’éducation, nous renvoyons aux premiers chapitres du dernier ouvrage de Michel Alhadeff-Jones (2017), ouvrage qui fait par ailleurs l’objet d’une note de lecture dans ce numéro thématique : ses défis épistémologiques (chap. 1) ; la théorisation des temporalités éducatives (chap. 2). « Comme processus de devenir, l’éducation est affaire de temps... Elle apparaît comme un mouvement en cours fait de temporalités entrelacées » (p. 43). Temporalités multiples, faites de temps et de contretemps, qui font que l’entrelacement devient souvent enchevêtrement, jusqu’à bloquer le devenir, paralyser et aliéner. En théoricien critique non idyllique, Alhadeff introduit dans le chapitre 3 le concept central de contraintes temporelles : « Fonctions et significations des contraintes temporelles en éducation. »
4Deux chapitres suivants concernent le vingtième siècle : efficience temporelle et harmonie rythmique, deux idéaux éducatifs compétitifs au tournant du XXe (chap. 5). La seconde moitié du XXe siècle voit la montée de doubles contraintes temporelles en éducation formelle (chap. 6) : l’homogénéité du temps scolaire est aux prises avec l’hétérogénéité des rythmes d’apprentissage. Cette tension est avivée par la découverte et les essais de prise en compte des biorythmes des apprenants et l’injonction paradoxale des enseignants de transformer en temps quantitatifs objectifs des temporalités qualitatives subjectives. Ces doubles contraintes rigidifient, obscurcissent la situation et rendent difficiles les innovations. Mais surtout, elles ont fait éclater la réduction du temps éducatif au temps scolaire formel. La fin du XXe et le début du XXIe siècle ont vu la reconnaissance et l’exploration de temps éducatifs non formels et informels qui cherchent même leur nom : éducation permanente, formation continue, formation expérientielle, apprentissages tout au long et dans tous les secteurs de la vie, apprenance... C’est l’ouverture temporelle de l’éducation à toute la vie, coextensive à celle-ci. « La vie entre en formation permanente. Quelle histoire ! » (Pineau, 1984).
5Cette ouverture temporelle est aussi révolutionnaire pour le XXIe siècle qu’a pu l’être, pour les siècles précédents, l’institutionnalisation progressive de l’école. Elle ouvre des horizons infinis qui raidissent les uns et mobilisent les autres. Mais elle serait le défi à relever pour la formation du troisième millénaire. La formation permanente serait la conquête de son temps. (Pineau, 2000, p. 40 ; 117-122)
6Pour en revenir à notre empan temporel des années 70 ouvert par les deux rencontres, la recherche d’une institutionnalisation originale, non scolaire, de la formation des adultes dans le cadre d’une éducation permanente, se faisait déjà dans l’essai de basculement du paradigme du contrôle à celui de l’évaluation (Ardoino, 1976) pour aider les acteurs à devenir actifs et auteurs d’eux-mêmes avec de nouveaux apprentissages à opérer, qui ne se réduisent pas au recyclage scolaire. Et l’ouverture sur l’éducation permanente se nourrissait de celle d’une révolution culturelle du temps libre (Dumazedier, 1988) ou du temps choisi (Échange et Projets, 1980)
7La référence à ce changement paradigmatique, avivé par l’irruption d’un espace/temps médiatique de l’immédiateté, court-circuitant les schémas classiques, est la toile de fond de ce numéro. L’hypothèse travaillée est que l’évaluation serait le pivot pour construire une nouvelle ingénierie pour mettre en forme et en sens les éclatements spatio-temporels actuels, les synchroniser, les rythmer : « Quel effet l’évaluation sous toutes ses formes produit-elle en terme de contrôle et/ou d’apprentissage dans ces dispositifs ? Dans quelle mesure fait-elle plutôt partie du temps qui s’impose, du temps enfermant ou au contraire du temps qui orchestre et permet de combiner les temps pluriels ? » (Gremion, introduction).
8Mais un basculement paradigmatique, comme le diagnostiquait Kuhn (1970) à cette époque, prend plusieurs générations. Il implique des dimensions psychosociologiques, méthodologiques, épistémologiques et axiologiques distinctes, mais interreliées, ancrées dans des espaces/temps, non seulement pluriels, mais parfois et souvent contradictoires. J’ai besoin de cette temporalité socioculturelle complexe, à moyen/long terme, comme de toile de fond, pour situer la richesse analytique, mais aussi historique des chapitres de ce numéro. Les situer dans un ample mouvement de transformation socio-institutionnelle avec des avants me permet mieux de voir leurs présents inscrits dans une dynamique transitionnelle de construction d’un avenir. L’apprentissage de construction de nouvelles durées entraîne celui de rythmes appropriés, sinon l’essoufflement arrive rapidement, entraînant, lui, l’échec de l’essai, le retour à la case départ et même parfois une régression traumatisante.
9Rappeler les années 70, comme premier moment initiateur de rupture avec le paradigme du contrôle, lié à un espace/temps scolaire enseignant à visée quasi hégémonique, c’est inscrire ces recherches dans une phase de transition créative pour passer de ce modèle disciplinaire verticalisant des sciences à enseigner et à appliquer, à celui de personnes réflexives apprenantes (Schön, 1992). C’est les situer comme moment dans un mouvement de recherche intergénérationnelle à ampleur historique. C’est s’émanciper du nez dans le guidon d’un court terme pour le vivre et le situer dans toute son ampleur socio-temporelle.
10Entreprendre de s’approprier le pouvoir et savoir évaluer et s’évaluer en inventant de nouvelles formes d’évaluation, de validation, de valorisation, de reconnaissance individuelle, sociale et institutionnelle n’est pas rien. Ça ne se fera pas en un jour, ni même en une vie, ni seul. C’est un apprentissage-clef de passage vers une société apprenante. Non seulement par objectif démocratique, mais aussi tout simplement par nécessité vitale, pour construire une vie planétaire durable, en se débrouillant avec le brouillage des âges, des possibilités de survie de la planète et la volatilité des informations. Mais il faut l’apprendre aussi au jour le jour, dans les microtemporalités quotidiennes reliées invisiblement aux autres. C’est cette synchronisation permanente de temporalités multiples, souvent antagoniques, contradictoires, mais paradoxalement complémentaires, qui est à apprendre, en conduite automobile singulière dans une mondialisation effervescente généralisée.
11Rien que d’apprendre à décoder la signification des sigles, – MOOC, PIC, ENT, Hybrides, ATE – a exigé pour moi – non-native electronic speaker – une réévaluation et une réactualisation de mes connaissances, avec un constat narcissiquement douloureux de ma faible alphabétisation – pardon littératie informationnelle et médiatique. En plus, évaluer l’apport des articles et en rendre compte avec ce dernier, en visant à ne pas me faire trop dévaluer par les lecteurs, m’a plongé dans un laborieux travail intellectuel de production de savoirs par assimilation conceptuelle d’informations multiples, gestations nocturnes insomniaques et accouchements tâtonnants d’un écrit présentable, susceptible d’être socialisé et évalué par d’autres. Apprendre l’autoévaluation en fonction d’une hétéro-évaluation semble bien être une opération synchronisante-clef pour tenter de rythmer temps et contretemps micropersonnels, mésosociaux et même macrocosmiques, en plus aux passés, présents et futurs. Aux lecteurs de juger jusqu’où je suis rendu dans cet apprentissage auto-socio -éco-temporels complexe.
12Heureusement en auteurs chevronnés, mes collègues ont tous synthétisé les acquis principaux de leurs recherches en de brillantes conclusions prospectives. Ce sont de ces dernières que je vais partir, en me permettant de les rappeler parfois un peu longuement. Je m’en excuse auprès de lecteurs pressés. Ils pourront toujours les sauter. Mais ce rappel groupé ne me semble pas superflu pour développer la compétence d’évaluation d’apports aussi denses.
Textes de Lucie Roger et Philippe Maubant, et de Christophe Gremion
13Nous commencerons à partir des conclusions du dernier article concernant l’évaluation dans les dispositifs d’alternance : « Esquisse d’une évaluation délibérative et apprenante pour penser autrement l’alternance en formation », de Lucie Roger et de Philippe Maubant, et les mettons en parallèle avec certains éléments proposés dans « L’évaluation : rôle de synchroniseur des multiples temporalités dans les formations en régime numérique ? » Introduction de Christophe Gremion au présent numéro de DMS.
14L’alternance études/travail est le point commun entre les deux. L’article de Roger et Maubant est une synthèse conceptuelle d’auteurs québécois d’un apprentissage professionnel structuré par une alternance visant une production de savoirs que les auteurs appellent « dialectique », « c’est-à-dire d’une alternance qui ne se réduit pas à articuler des temps et des lieux, mais une alternance pensée et structurée à partir d’une visée de construction des savoirs ».
15Dans cet article comme dans l’introduction de cette revue, les éléments proposés convergent et sont donc d’autant plus intéressants.
16Pour les premiers, « il convient de développer des espaces-temps délibératifs qui vont soutenir l’évolution de la réflexivité des apprenants, en leur permettant de prendre conscience de leurs apprentissages. Ces espaces-temps délibératifs constituent pour nous des espaces-temps évaluatifs. Ils doivent permettre l’installation d’un mouvement ponctué de rythmes, agissant comme un entraînement de l’esprit développant la réflexion. Il s’agit ici de mettre en place une “école de l’esprit” au service de l’apprentissage professionnel. Faire école de soi disait Bachelard. Or, comment penser ces espaces de délibération, dans quels espaces et dans quelles temporalités ? Ce sont les défis posés à l’ingénierie des formations par alternance : savoir accompagner le mouvement dialectique des espaces et des temps. »
17Pour le second, les temporalités multi-micro (temporalités personnelles de chaque membre du groupe) semblent parfois plus lourdes que les temporalités méso (soit institutionnelles) imposées aux apprenants. Dans la conception de tels dispositifs de formation, l’injonction institutionnelle verticale semble moindre que les contraintes organisationnelles propres au groupe.
18Le temps investi par les participants est relatif à l’intérêt et au sens qu’ils donnent aux apprentissages réalisés… Ainsi, proposer des parcours jalonnés par des situations à vivre et à analyser pourrait permettre l’individualisation tant des contenus que des rythmes de formation. Un changement total de paradigme dans lequel l’apprentissage en situation (Maubant, 2013) devient synchroniseur, le parcours de formation individualisé pouvant être organisé par exemple à travers des logiques de (e) — portfolios ou autres arbres de compétences (Authier et Lévy, 1998) et non selon la logique prioritairement institutionnelle et linéaire d’un plan d’étude unique et commun à tous.
19Essayer de situer ces acquis selon les dimensions impliquées dans le passage du paradigme enseignant du contrôle à celui — évaluatif — de l’apprentissage peut aider à se construire une carte à grande échelle pour s’y retrouver dans la complexité de ce passage. Nous n’y reporterons que les éléments mentionnés en nous permettant de les commenter un peu (cf. Tableau 1).
20Ébranler l’hégémonie de l’espace-temps scolaire de contrôle pour prendre en compte la pluralité des situations de vie singulièrement vécues à évaluer est une première conclusion commune. Elle est majeure pour fonder et ancrer les changements méthodologiques et épistémologiques qui en découlent : développer une ingénierie d’accompagnement de l’alternance plus que simplement prolonger les didactiques disciplinaires pédagogiques existantes avec leurs examens bien rodés. Des outils pour accompagner la mise en mots, en formes et en réflexions évaluatives, ces situations expérientielles in ou non formelles sont identifiées : portfolio, bilan de compétences, arbres de compétences, espaces-temps délibératifs. Et enfin une fusée est lancée au niveau épistémologique : dialectique, avec référence dans le texte à « La dialectique de la durée » (1950) et à « La poétique de l’espace » (1957) de Gaston Bachelard. Ces références ne peuvent être plus pertinentes pour approcher cognitivement ces deux réalités imbriquées, de l’espace et du temps. En plus y germent les approches de rythmanalyse et de topo-analyse qui ont poussé depuis avec quelques auteurs spécialisés. Mais leur mise en culture plus large peut être extrêmement pertinente pour nourrir épistémologiquement les nouveaux espaces de délibération/évaluation des apprentissages à tous les âges et secteurs de la vie.
Texte de Laetitia Thobois-Jacob, Emmanuelle Chevry Pebayle et Pascal Marquet
21« Ces petits quiz ont pu être vécus comme trop contrôlants, ce qui affecte négativement la motivation : selon Ryan et Deci (2000), c’est au contraire, le fait de laisser aux étudiants le contrôle sur le développement des compétences visées qui est source de motivation. Ainsi, les quiz devraient donner lieu à un feedback informant au lieu de produire une accumulation de petites notes, car seul le feedback informant permet à l’individu d’estimer son niveau et d’apprendre comment devenir plus compétent sur une activité. Or pour être reçu de façon informante, il est nécessaire qu’un feedback s’inscrive dans un contexte d’autodétermination »
Tableau 1 Dimensions impliquées dans la transition paradigmatique de l’évaluation
Dimensions
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Paradigme du contrôle
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Paradigme de l’évaluation
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Axiologique
(pour quoi, qui ?)
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Enseigner/Instruire
|
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Épistémologique
(Quels savoirs ?)
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Épistémologie positiviste
de savoirs disciplinaires
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Épistémologie dialectique
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Méthodologique
(Comment)
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Didactiques pédagogiques
Disciplinaires (examen)
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Ingénierie d’accompagnement de l’alternance
(Portfolio, Bilan de compétences,
arbres de compétences,
espaces-temps délibératifs
|
Spatio-temporelle
(Où et quand)
|
Espace (classe) et
temps (heure-calendrier)
universels
homogénéisants
|
Espaces/temps pluriels singulièrement vécus :
Les situations de vie
|
22Le fait que, conformément à notre deuxième hypothèse, le sentiment de compétence des étudiants se soit en revanche corrélé à la part d’autonomie dont ils ont bénéficié, notamment pour effectuer les activités à distance.
23Une piste pour tirer parti de la dynamique motivationnelle de l’évaluation en classe inversée tout en prenant mieux en compte la temporalité de l’apprentissage pourrait être explorée du côté de la classe renversée (Cailliez et Hénin, 2017). Celle-ci est proche du Type 2 de la classe inversée que nous avions adopté mais tout le travail est réalisé pendant les séances de cours ; par ailleurs les étudiants eux-mêmes prennent le rôle de l’enseignant et du chercheur : or ce sont précisément les activités de recherche et d’approfondissement que nos étudiants ont déclaré apprécier particulièrement, parmi l’ensemble des activités qui leur ont été proposées. »
24Ces conclusions très étayées montrent que l’avenir ne consiste pas seulement à dichotomiser et inverser les temps d’enseignement et d’apprentissage en offrant en premier un nouvel espace médiatique à distance pour prendre connaissance du contenu avant, à compléter ensuite par des questions à poser en présentiel à l’enseignant. L’inversion des deux ouvre une boîte de Pandore pour l’enseignement.
25En effet les conclusions concernant l’autoévaluation révèlent surtout l’importance de l’exercice d’une activité tierce refoulée, la recherche. Cette dernière est presque exclue de l’emploi du temps officiel de l’enseignement – même universitaire — par une division socioprofessionnelle du travail cognitif qui en fait une activité autonome en elle-même, avec des espaces et des temps spécifiques. La coupure avec les autres temps de l’action et de l’enseignement, est même une règle disciplinaire du paradigme positiviste encore dominant : les chercheurs trouvent, les enseignants transmettent et les autres reçoivent et appliquent.
26La piste à explorer du côté de la classe renversée bouscule cette division du travail. Elle propose en effet d’inclure l’activité motivante de la recherche dans l’apprentissage, par l’autonomisation qu’elle donne et les possibilités ouvertes par son émancipation au moins spatio-temporelle de l’enseignement. En renforçant la distanciation spatio-temporelle de l’enseignement, cette alliance avec la recherche renforce l’autonomisation de l’apprentissage. C’est sa première révolution en marche. L’autoévaluation révèle – réveille – l’autos de l’autonomie : « L’autos… ce vif du sujet… ce foyer organisationnel invisible » (Morin, 1980, p. 100-200) apparaît. On va le retrouver avec l’autorégulation dans la recherche suivante.
Texte de Najoua Mohib
27Cette recherche explore frontalement l’interrogation centrale de ce numéro – lien entre évaluation et synchronisation — à partir du rôle de l’évaluation dans les stratégies d’autorégulation dans deux formations hybrides d’importance, le MOOC et le Pic. Et il le fait très systématiquement avec trois hypothèses et en croisant analyses quantitative et qualitative.
28« L’analyse des témoignages des étudiants relatifs au Mooc met en évidence que la fréquence élevée des évaluations sommatives favorise le développement de stratégies d’autorégulation dans un contexte d’apprentissage où les étudiants sont soumis à une forte pression du temps (temps de l’apprentissage individuel, temps du programme de formation, temps de l’évaluation). Les difficultés rencontrées, liées en grande partie aux contraintes temporelles de la formation, ont conduit les étudiants à vérifier l’efficacité de leurs stratégies d’apprentissage et à développer de nouvelles conduites de régulation en recourant notamment à l’aide des autres membres de la promotion qui ont permis à quelques-uns de ne pas se « décourager » et de poursuivre l’activité. Il apparaît aussi à l’issue de l’expérience Mooc que les étudiants ont développé des stratégies de planification leur permettant de gérer les différentes temporalités de la formation.
29En dépit de ces limites, notre travail offre quelques pistes à exploiter tant du point de vue de la recherche en éducation que de l’ingénierie pédagogique. Premièrement, il confirme l’intérêt de recourir aux modèles de l’apprentissage autorégulé pour mesurer les effets des dispositifs de formation (en présentiel ou à distance), et plus particulièrement, des méthodes voire des outils pédagogiques utilisés. De telles recherches pourraient contribuer à une meilleure connaissance et à une plus grande efficacité des pratiques pédagogiques au service de la réussite des apprenants souvent appréhendée sous l’angle des résultats de l’apprentissage. Deuxièmement, cette étude invite à reconsidérer la place de l’évaluation dans le processus d’apprentissage. Si les dangers de l’évaluation sont parfois pointés du doigt dans les milieux de l’éducation et de la formation (Hadji, 2012), il semble que l’évaluation peut aussi être utilisée comme un outil de contrôle interne et favoriser ainsi l’autorégulation des apprentissages. »
30Ces conclusions fortement ancrées et affirmées, reliées en plus aux travaux dans le domaine, font ressortir, avec le développement ou non de l’autorégulation, l’importance du pôle « auto » dans la synchronisation des temporalités impliquées. Cette importance est souvent invoquée dans la littérature pédagogique actuelle. Et il existe heureusement de multiples courants de pédagogie basée sur le dialogue avec l’enfant pour ajuster de façon interactive la relation enseignement/apprentissage. Mais l’ouverture des espaces et temps scolaires aux apprenants tout au long et dans tous les secteurs de la vie, en présentiel comme en distantiel, change complètement la donne, tant en termes de nature, de nombre et de variétés d’apprenants, que de situations d’apprentissages expérientielles et de circuits d’expressions, d’interlocutions, de dialogues, de communications délibérantes et évaluatives. Aussi la référence au pôle du sujet apprenant auto ne peut plus rester seulement globale et abstraite, un drapeau idéologico-culturel qu’on lève rapidement pour prouver sa bonne foi.
31Aussi, particulièrement précieux sont ces débuts de mise en culture de ces ouvertures de sources d’informations à la première personne du singulier, où les sujets peuvent exprimer leurs pratiques d’autoévaluation, d’autorégulation dans ces « cours en ligne massivement ouverts » anonymement. Et pas seulement périodiquement, pour des contrôles d’apprentissage ou des sondages de satisfaction, mais pour tenter d’instaurer des espaces/temps réflexifs d’autoévaluation et d’autorégulation des impacts inédits ainsi provoqués sur eux et en eux.
32Mais en plus d’espaces/temps intimes, silencieux, informels lovés dans les intérieurs de chacun, apparaît aussi la nécessité pour qu’il y ait expression autorégulatrice, d’interlocuteurs dans des espaces/temps interpersonnels conviviaux, « sociopètes » comme les nomment Roger et Maubant dans leur article. D’où ressort aussi l’importance du rôle du groupe et des communautés d’apprenants pour parler, discuter, dialoguer et échanger, en fait construire des espaces/temps de co-évaluation entre première et deuxième personnes impliquées.
33Apparaît ici un deuxième préfixe – co – extrêmement important pour conceptualiser la longue marche d’apprentissage appropriatif du pouvoir d’évaluer, détenu au départ par d’autres, habilités pour le faire. S’émanciper seul de cette hétéro-évaluation instituée est peut-être possible. Mais l’aide de proches facilite grandement l’opération appropriante. Car en fait, sans le savoir, dans le clair-obscur d’un processus expérientiel de transformation de perspectives, s’entreprennent les six apprentissages clefs identifiés par Alhadeff (2017, p. 210-215) pour s’émanciper et s’autonomiser temporellement : discriminer, interpréter, évaluer, argumenter, juger et décider de ses rythmes propres.
34Entreprise solitaire, singulièrement vécue par chacun, en autoformation de son autos, en boucles autopoïétiques semi-conscientes, dans des espaces/temps intimes, des hauts lieux et des moments intenses, connus de soi seul, mais sécrétant des synergies micro et macrocosmiques unifiantes. C’est la reconnaissance personnelle, sociale et institutionnelle de cet enracinement intime de l’acte d’apprendre qui fonde la mise en culture dialectique ou non de la personne comme sujet, acteur et auteur de son apprenance (Bélanger, 2015, p. 5-55).
35Mais entreprise solidaire aussi, sous peine d’enfermement névrotique, plus ou moins autistique à long terme. Car c’est une entreprise au long cours, au long cours de la vie, à prendre ou non, à tenter d’apprendre entre parcours et discours très biodiversifiés (Pineau et Le Grand, 2013, p. 60-63). Impossible seul, physiquement parlant. Donc avec qui ? Avec quoi ? Quel compagnonnage ? Quel accompagnement ? Quelle ingénierie ?
36La remontée de l’importance de ces pratiques personnelles et interpersonnelles d’auto et de co-évaluation pour rythmer ses temporalités habituelles avec l’intrusion de ces nouveaux dispositifs de formation, rend tout à fait importants aussi les éclairages cliniques sur les problèmes psychosociologiques soulevés en profondeur par le vécu de ces dispositifs de e-learning.
Texte de Brigitte Charrier et Laure Lafage
37Les auteures terminent leur fine analyse avec le constat suivant :
« Comme l’écrit J.-L. Rinaudo (2011) : “Les TIC sont de formidables analyseurs de fonctionnements psychiques ordinaires”. Ainsi, les tensions que nous avons mises à jour concernant l’évaluation de notre enseignement en e-learning nous semblent pouvoir concerner tout formateur qui s’intéresse à la temporalité du processus formatif et qui se trouve confronté à la nécessité de l’évaluation. Notre hypothèse initiale quant à la situation de compromis dans laquelle le formateur se trouve pris, suppose selon nous un travail clinique sur la posture de formateur. La démarche clinique, heuristique pour appréhender des processus psychiques au cours d’un travail de recherche, est tout aussi féconde pour conduire ce type de travail sur soi. »
38Leur lecture en effet m’a déjà servi pour surmonter ma blessure narcissique infligée par la différence de niveaux en littératie informationnelle entre les auteurs de ce numéro et moi. Et m’a permis d’ébaucher à distance un contrat narcissique avec eux et vous lecteurs, pour m’aider à structurer ma réponse. Dans cette dynamique d’auto-apprentissage, je me permets de tenter une synthèse de leur problématique pour tenter de me l’approprier et de l’étayer avec des références non exclusivement psychanalytiques, tant elle me semble intéressante.
39La problématique de ce précieux éclairage clinique s’est construite principalement avec les auteurs de « Le travail psychique de la formation. Entre aliénation et transformation » (Kaës et al., 2011). En raison de l’asynchronicité des formateurs et des formés dans les dispositifs de e-learning, l’évaluation concentre de façon spécifique des difficultés d’accords entre la quête épistémique – la recherche de la forme idéale de soi – poursuivie et projetée plus ou moins consciemment par ces deux catégories d’acteurs, mais à partir de places, de temps et de rôles différents. Le travail de construction d’un compromis entre les deux, est fortement influencé par les objectifs du dispositif contextuel qui les réunis : informer et former bien sûr, mais pour transformer et aider à se transformer ou plutôt conformer et aider à se conformer. Ces objectifs déterminent plus ou moins explicitement la culture organisationnelle du dispositif et la recherche de la forme idéale, par les formés et les formateurs, mais avec des positions, dispositions et attentes différentes, voire contraires. Ils sont intériorisés plus ou moins narcissiquement et consciemment dans les psychismes de chacun
40En raison des lieux et temps vécus dispersés, ces différences d’investissement peuvent coexister relativement indépendamment. Mais ils s’entrecroisent frontalement dans les moments d’évaluation, confrontant à l’explicitation de la norme dominante - quantitative, par contrôle avec une note - ou qualitative par évaluation avec auto et hétéro-appréciation régularisante, valorisante ou dévalorisante. Ces moments sont analyseurs des psychismes de chacun, de la recherche de la forme idéale poursuivie, de leur amour d’un soi en devenir. Une confrontation de ces recherches s’opère, plus ou moins éclatante ou contractualisante. Apparaît alors le concept de contrat narcissique « pour dire en quoi la temporalité que l’enseignant instaure par ses pratiques de l’évaluation revêt une dimension structurante pour le formé. » Et jusqu’où ce formé est prêt à aller pour un accord, un accordage… Si les modalités d’évaluation impliquent la reproduction par l’étudiant du discours tenu par l’enseignant, sans qu’il puisse réellement s’approprier sa place, il y a impasse comme le souligne René Kaës : « cette place devient une impasse, lorsque le contrat devient un mandat impératif, lorsque la formation est imposée comme une transmission sans transformations de formes préétablies, lorsqu’elle se soumet à l’emprise de l’institution formatrice. »1.
41Il me semble que la quête épistémique d’une recherche de la forme idéale s’origine plus profondément que dans « la perte originaire de soi et/ou du monde, de l’objet ». La voir comme une conséquence évolutive de l’inachèvement de l’être humain, à sa naissance, mais aussi par la suite, fonde à notre avis plus ontologiquement et plus prospectivement cette origine, ainsi que le processus de formation/transformation permanente qui en découle. « L’entrée dans la vie : essai sur l’inachèvement de l’homme » de Georges Lapassade (1963) a beaucoup contribué à faire émerger la formation permanente comme fonction évolutive de la vie, de son cours, de son parcours, de son histoire, de sa durée, aux prises avec cet inachèvement infini.
42L’anthropologie dialectique de Lapassade rompt avec une conception fixiste et substantialiste, entre autres de l’adulte, comme être achevé. La vie est une histoire infinie de naissances, de morts, de renaissance, de co-naissance, de re-connaissance. La fin de la croissance biologique ne marque pas la fin de la formation, mais seulement une transformation de sa responsabilité : de sa prise en main personnelle, en s’émancipant ce celles des parents et des enseignants ; de son appropriation progressive en inter et autoformation avec/contre ces hétéroformateurs. Pas forcément en les tuant, mais en forgeant avec eux de nouvelles relations de réciprocité transformatrice. Ce qui est peut-être encore plus difficile. Cette ouverture à l’existence devient l’œuvre de formation (Honoré, 1992), son histoire aventureuse.
43Cette anthropologie dialectique a contribué aussi à faire émerger le courant institutionnaliste qui peut aider à contextualiser les analyses psychanalytiques de ces dispositifs qui instaurent des environnements psychosociaux matériels très spécifiques. Ne pas oublier aussi la psychanalyse matérielle de Bachelard qui nous aide puissamment à travailler un troisième pôle de la formation, le plus silencieux, mais pas le moins prégnant : l’écoformation.
44Pour tenter de rendre visibles de façon systémique les jalons d’avenir posés par les percutants articles de ce numéro, nous allons compléter la matrice paradigmatique amorcée avec les apports conclusifs des deux premiers textes abordés, par ceux de ces trois derniers articles, en nous permettant de mentionner nos parentés.
45Les dimensions paradigmatiques isolées ne doivent pas faire oublier leurs liaisons systémiques qui les rendent interdépendantes. Je les vois comme un système de positionnement global (GPS) qui permet de situer une position dans un environnement complexe et évolutif en pointant des orientations possibles de trajet et de projet. Pour cette finale, je terminerai avec les deux dimensions aux spatiotemporalités peut-être les plus longues et invisibles : celle, axiologique, des buts et finalités et celle, épistémologique, des conceptions du savoir, les deux à évolution ample et lente. Et je commencerai par la dimension méthodologique, comme reliant et ancrant ces dernières à des spatio/temporalités terrains plus diversifiantes à court et moyen termes. C’est d’ailleurs cette dimension qui est la plus fournie.
46Aux portfolio, bilan de compétences, arbres de compétences, espaces-temps délibératifs souhaités comme moyens à développer pour mieux outiller des ingénieries montantes d’accompagnement de l’alternance, les articles suivants ajoutent « activités de recherche, groupes et communautés d’apprenants, contrat narcissique. »
47Ajouts complémentaires majeurs, dont la brièveté d’énonciation demande quelques commentaires de mise en culture d’ingénierie plus ample. Nous avons vu qu’inclure l’activité motivante de la recherche dans l’apprentissage renforce socio-cognitivement sa distanciation spatio-temporelle de l’enseignement. Cette alliance avec la recherche renforce son émancipation de l’enseignement et son autonomisation. C’est la première révolution de l’apprentissage qui tend à devenir une activité d’apprenance en soi, clef pour construire l’avenir (Carré et Caspar, 2017, p. 235-403)
48Mais cette nouvelle alliance ébranle aussi la fonction dominante de transmission de savoirs de l’enseignement ou la déploie dans des nouveaux espaces/temps à concevoir, construire et conduire, si l’enseignant accepte ce changement et se met lui-même dans une dynamique de co-recherche pour accompagner celle de l’apprenant. Une recherche commune de nouvelles inter- et trans- actions médiatise alors les relations vers de nouvelles formes de contractualisation qui ne se font pas sans bousculer surtout les ego professionnels enseignants. Je me souviens de mes forts et longs ébranlements de sentiment de compétence dans mes débuts d’initiation d’accompagnement de formation alternante par production de savoirs et non par consommation de cours. Comment accompagner la clarification de questions remontant souvent en vrac des problèmes d’actions vécues pour les transformer en projet de recherche dont la réalisation constituera la formation à valider ? J’avais vraiment l’impression que l’apprenant en savait plus que moi et que les rôles étaient inversés. Renversant ! Heureusement, j’avais quelques publications antérieures pour me rassurer. Et surtout des collègues avec qui partager cette recherche pour initier de nouvelles formes d’accompagnement de ces nouvelles apprenances. Mais un nouveau contrat narcissique est à établir pour synchroniser les différences entre autres spatiotemporelles de ces nouvelles quêtes épistémiques de recherches de nouvelles formes idéales de soi, même professionnelles.
Tableau 2 Éléments de construction du paradigme de l’évaluation comme synchroniseur des multiples spatio/temporalités dans les dispositifs hybrides
Dimensions
|
Paradigme de l’évaluation
|
Axiologique
(pour quoi, qui ?)
|
Autonomisation de l’apprenance
(autorégulation, auto-évaluation)
|
Épistémologique
(Quels savoirs ?
|
Épistémologie dialectique
Quête épistémique
|
Méthodologique
(Comment)
|
Ingénierie d’accompagnement de l’alternance
(Portfolio, Bilan de compétences,
arbres de compétences,
espaces-temps délibératifs)
activités de recherche, groupes et communautés d’apprenants, contrat narcissique.
|
Spatio-temporelle
(Où et quand)
|
Espaces/temps pluriels singulièrement vécus :
Les situations vécues de formation, hybrides : formelles, nonformelles et informelles
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49Cette recherche collective a entraîné la création à l’Université de Tours, en 1996, d’un des premiers masters « Ingénierie des fonctions d’accompagnement » pour penser les paradoxes de l’accompagnement, entre ruptures, transitions, rebonds (Boutinet, Denoyel, Pineau et Robin, 2007). Cet accompagnement s’est défini progressivement comme « l’art des mouvements solidaires » (Pineau, 1998, p. 7-20). La référence à l’accompagnement musical rythmique a été majeure. Des collections se sont créées pour socialiser et stimuler des productions de savoir dans cette création de traits d’union entre des activités clivées dans le paradigme disciplinaire encore dominant – recherche-action-formation – :
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Ingenium par mon collègue Georges Lerbet et Jean-Louis Le Moigne, en référence à la définition de Vico de l’ingenium : « Cette étrange faculté de l’esprit humain qui lui permet de conjoindre ».
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Interface et transdisciplinarité : avec des productions de mes étudiants, comme celles de Bernard Carmona : « Le réveil du génie de l’apprenant. Construction d’un projet transculturel à la Réunion » (2009) ; « Ingenium transdisciplinaire » (2013). De Jacques Serizel : « La formation en trois temps et trois mouvements. L’accompagnement médiactif en action » (2017). Et aussi et surtout un ouvrage synthèse de mes collègues : « Pratiques réflexives en formation. Ingéniosité et ingénieries émergentes » (Guillaumin, Pesce et Denoyel, 2009)
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Ingénieries et formation par Jean-Noël Demol et Catherine Guillaumin.
50Le colloque de Sherbrooke d’octobre 2017 sur « L’alternance : formation et transformation » m’a donné l’occasion d’un retour réflexif sur trois de mes apprentissages clefs de cette alternative possible au temps plein.2
51Ces jalons plus personnels sont là seulement pour illustrer que les conclusions méthodologiques des articles ne tombent pas dans un vide socio-professionnel. Mais rejoignent et renforcent un courant important de transition paradigmatique vers une nouvelle ingénierie concourante à construire pour un co-accompagnement plus rythmique des nouveaux dispositifs hybrides d’apprenances se cherchant au cours de la vie.
52De l’article « Présence et temporalités des quiz d’évaluation en classe inversée », la confirmation de l’hypothèse que « le sentiment de compétences des étudiants est corrélé à la part d’autonomie dont ils ont bénéficié » pousse à hisser l’autonomisation de l’apprenance comme une finalité à poursuivre. Et ce n’est pas un simple drapeau idéologique isolé. Il s’accompagne aussi de l’accolade du préfixe auto à d’autres substantifs-clefs – évaluation, régulation — comme pour leur donner un sens nouveau : l’appropriation de leur exercice par le sujet apprenant lui-même. Affirmer ainsi cette finalité, c’est vouloir orienter tous les éléments des dispositifs institutionnels souhaités vers l’autoformation des sujets, et non vers un simple complément d’information, ou un renforcement de conformation à des modèles à consommer. Afficher ces finalités n’est pas rien. C’est se situer du côté des mouvements d’éducation critique, conscientisante et autonomisante, plus que d’éducation bancaire. En visant à inventer des nouvelles formes médiatiques pour « l’ère planétaire en construction » (Morin, 2003).
53En effet, l’autos, avons-nous vu, est le vif du sujet, mais un vif si invisible, si biologiquement intériorisé qu’il peine à s’exprimer. Il reste principalement au niveau énergétique de pulsion vitale inconsciente, surgissant à des moments critiques sous forme de résilience brute par réflexes de survie. Il reste au niveau d’une sensibilité à fleur de peau. Bloqué au fond de la gorge, cherchant désespérément des mots pour se dire… ce qui suppose des interlocuteurs pour entendre, écouter, accepter l’interlocution et entreprendre d’apprendre – au moins à deux — à dialoguer, à évaluer ce qui est dit et ce qui peut être répondu. Invisiblement l’évaluation, en auto et en co-évaluation, en auto et corégulation, est au cœur de cet apprentissage linguistique basique de la formation de ce vif du sujet, de sa mise en forme et en sens communicable.
54Et ça prend du temps ! « On ne peut concevoir l’autos sans faire intervenir le temps. L’autos est, non pas un système se dessinant dans l’espace, mais un dynamisme temporel : c’est un “tout” toujours partiel et fragmentaire dans l’instant, parce que toujours recommençant, sans cesse inachevé, sans cesse se dégradant, sans cesse se régénérant » (Morin, 1980, p. 360)
55Je rappelle que c’est ce préfixe qui a provoqué la première rencontre avec Pierre Dominicé. Lui travaillait sur l’auto-évaluation (Dominicé, 1979) et moi sur l’autoformation (1983, réédité en 2012). En contrepoids au préfixe hétéro pesant de façon massive, mais non dite sur les systèmes scolaires, commençait à pointer dans quelques endroits frontaliers dispersés, le préfixe auto, épistémo-méthodologiquement exclus du paradigme positiviste dominant. L’inclusion de ce tiers exclu semblait bien représenter une, sinon la pierre de touche majeure de ce début de basculement : « Tant qu’on ne pourra concevoir ce que veut dire auto, L’autonomie organisatrice du vivant est condamnée, soit à flotter dans le vide comme un fantôme, soit à se laisser dissoudre par les déterminations hétéronomes » (Morin, 1980, p. 107).
56Un groupe de recherche sur l’autoformation s’est formé en 1990 : le GRAF. De ses recherches, cinq planètes sont progressivement ressorties d’un fonds nocturne refoulé : l’autodidaxie, l’autodirection des apprentissages, l’autoformation éducative, l’autoformation socio-collective, et l’autoformation existentielle (Carré, Moisan et Poisson, 2010). L’interaction avec la montée de nouvelles épistémologies transdisciplinaires pour travailler la complexité de cette formation de soi a puissamment alimenté ces recherches.
57C’est pourquoi les percées épistémologiques dans la dernière dimension abordée ne sont pas les moindres à prolonger. La référence à une quête épistémique, motrice de l’évolution de chacun dans sa recherche de formes idéales, est venue enrichir le premier appel à une épistémologie dialectique.
58L’épistémologie, les discours sur la nature et la formation du savoir, paraît une science très abstraite, réservée à des érudits très spécialisés. Y ajouter dialectique aggrave encore la situation. Car son histoire remonte aux Grecs et a été plus ou moins refoulée et dévalorisée par l’épistémologie scientifique dominante. Donc, y référer comme épistémologie clef de construction des savoirs méthodologiques pour atteindre la finalité d’autonomisation de l’apprenance que nous venons de voir, demande du courage en plus d’une grande perspicacité. Car, à travers et au-delà de toutes ses versions, l’essai de compréhension et de maîtrise des spatio/temporalités constitue son projet majeur. Elle peut être définie comme art et science du devenir.
59Des références à des auteurs modernes de ce qu’on peut appeler une anthropologie dialectique, comme Gaston Bachelard avec sa « Dialectique de la durée » et Georges Lapassade avec son « Entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme » ont concrétisé l’intérêt heuristique de cette épistémologie. Mais c’est la recherche clinique sur une quête épistémique de recherche d’une forme idéale propulsant plus ou moins consciemment le devenir de chacun, qui incorpore et enracine le plus directement en chaque personne, la nécessité d’essai de compréhension et de maîtrise des temporalités qui le composent et décomposent.
60Un moyen personnel et interpersonnel quotidien de cette quête épistémique anthropoformative est le dialogue, sous ses multiples formes orales et écrites, spontanées et provoquées. Or le dialogue est l’activité linguistique fondant étymologiquement la dialectique. En prendre conscience démocratise la dialectique. Et cette reliance à des courants millénaires et variés de construction historique des temporalités peut aider à comprendre et utiliser la force performatrice majeure des prises de paroles à la première et deuxième personne du singulier, pour produire son savoir.
61Un autre terme avec le préfixe « dia » fait partie de ce courant sémantique complexe de la dialectique contemporaine : dialogie. Ce préfixe dia – à travers – dénote à la fois division, séparation, et trajet vers leur union, réunion. En contrepoint aux logiques disciplinaires visant des monopolisations explicatives souvent réductrices, Edgar Morin a fait de la dialogie un principe majeur de la compréhension de la complexité : « Le principe dialogique peut se définir comme l’association complexe (complémentaire, concurrente, antagoniste) d’instances nécessaires, conjointement nécessaires à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé. » (Morin, 2003, p. 46).
62Relier ces trois termes m’a beaucoup aidé – par leur synergisation — à apprendre à ancrer, démocratiser, et actualiser la référence à ce courant dialectique transhistorique qui peut paraître massif et hermétique (Pineau, 2018). Je pense que cette piste du « dia » peut aussi être très intéressante pour alimenter cette quête épistémique de la recherche-formation de soi, à vivre au quotidien et au long cours de la vie.
63Je remercie infiniment Christophe Gremion et les auteurs de ce numéro de m’avoir fait participer, malgré ma faible littératie médiatique, à cette passionnante recherche sur le rôle de l’évaluation comme synchroniseur des multiples temporalités dans les formations en régime numérique. Le point de rencontre – très mobilisant pour moi — était le concept de synchroniseur. Forgé par les chronobiologistes dans les années 80, comme « tout facteur dont les variations périodiques sont susceptibles de modifier la période et/ou la phase d’un rythme biologique » (Reinberg et Ghata, 1982, p. 23), il a surtout été repris en électronique, automobile, informatique, audiovisuel. Et peu dans les sciences humaines et sociales du temps, qui en sont surtout restés à l’analyse des mouvements de synchronisation/désynchronisation rythmique, sans aller à isoler dans cette complexité effervescente des synchroniseurs ou des donneurs de temps clefs, capable de contrebalancer la loi horaire homogénéisante d’un temps qui se veut universel.
- 3 Note de la rédaction : voir fiche de lecture proposée dans ce numéro thématique
64Ma quête épistémique s’est toujours heurtée aux temps. Après « Éducation ou Aliénation Permanente, Repères mythiques et politiques » (1977) et « Temps et contretemps » (1987), j’ai voulu ouvrir le passage dans le troisième millénaire par une réédition actualisée. Les négociations avec l’éditeur ont abouti au titre suivant : « Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs » (2000)3. Et dans cette direction nouvelle, j’explorai trois synchroniseurs : L’alternance comme synchroniseur socio-écologique (chap. 11 et12), Les histoires de vie comme synchroniseur performatif personnels (chap.13), et Une théorie de la formation permanente en deux temps, trois mouvements, comme synchroniseur conceptuel (chap. 10). Mais la rencontre avec Christophe est la première provoquée par ce terme, et en plus avec une liaison inédite : l’évaluation comme synchroniseur.
65Ce travail ensemble m’a révélé que cette liaison est si forte, que les moments d’appropriation personnelle et interpersonnelle de cette activité – en auto et co-évaluation – peuvent seuls rythmer de façon autoformative, l’autonomisation de l’apprenance. Après l’émancipation de l’enseignement, cette conquête de l’évaluation comme apprentissage d’une boucle autopoïétique réflexive et récursive à la première et deuxième personne du singulier — est la deuxième révolution de l’apprenance à réaliser. Elle est en cours (Paquay, Van Nieuwenhoven et Wouters, 2010). Un lieu/temps stratégique précis est donc déjà identifié dans les systèmes de formation formelle, hybride ou non, pour les apprentissages d’une rythmo-formation émancipatrice et autonomisante (Alhadeff -jones, 2017, p. 210-217)