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Utilisations et représentations spatio-temporelles du numérique par des enseignants du secondaire 

Uses and representations spatio-temporal of digital technologies by secondary school teachers
Xavière Lanéelle

Résumés

Les représentations spatio-temporelles du numérique – quelles qu’elles soient – sont nourries de lieux communs et en affectent les usages. Une enquête qualitative menée auprès d’enseignants de lycée en France a eu pour objet de repérer les usages et ces représentations dans leurs discours.
Des enseignants interviewés, membres des générations récentes, pensent qu’ils sont plus habiles avec le numérique et par conséquent s’y engagent sans réticence. D’autres pensent que n’étant pas « digital natives » ils seront limités dans leurs usages. Néanmoins, ce n’est pas le cas pour tous. Tout au long de leur développement professionnel, des temps d’appropriation différenciés scandent les usages. Outre la motivation pour des pédagogies et des didactiques instrumentées novatrices, accélérant ou non l’appropriation des outils, la formation a pu jouer son rôle. De plus, les représentations des rythmes et de l’intrusion croissante de l’école dans la vie privée des enseignants interrogés sont susceptibles d’expliquer le manque d’enthousiasme de certains.

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Texte intégral

Introduction

1Déjà en 2012, 97 % des enseignants du secondaire utilisaient les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour s’informer, et écrire des documents pour la classe (Profetic, 2012, p. 7). Pourtant, seulement 46 % des enseignants utilisent les ressources pédagogiques mises à leur disposition par leur établissement au moins une fois par semaine et « une minorité non négligeable (23 %) ignore si leur établissement met des ressources à disposition ». (Profetic, 2016, p. 25-26)

2Les explications sont légion : le manque ou l’inadéquation des formations (Peraya, Viens et Karsenti, 2002) que 51 % des enseignants dénoncent (Profetic, 2016, p. 46) ; Selwyn (2003) contextualise la faiblesse des pratiques (équipements insuffisants, locaux inadaptés) : 68 % en 2016 (Profetic, 2016, 25-26), etc. Mais le développement des TIC a été aussi accompagné par de nombreux discours véhiculant des lieux communs, présentés comme des évidences relayées par les médias, partagées par certains enseignants et sans doute insuffisamment interrogées. Citons-en quelques-uns se référant au numérique : « Les digital natives sont naturellement habiles avec les TIC » ; « cela marche tout seul en classe » point besoin de « perdre » du temps en formation ; enfin, « l’ordinateur fait gagner du temps » ou son symétrique « désormais on y passe sa vie ». La question du temps paraît ici centrale dans ces lieux communs se référant à l’usage du numérique : référence à l’âge ou à la génération, rapidité de l’appropriation des outils numériques, gain de temps, etc.

3Cet article a pour objet d’interroger ces lieux communs temporels sur les usages des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement, à travers une enquête qualitative menée avec 57 enseignants, afin de mettre en évidence toutes les représentations que des enseignants de lycée s’en font. Après un détour présentant notre cadre théorique et notre méthodologie (1), nous analyserons si et comment l’appartenance à une génération impacte les représentations et par conséquent l’usage du numérique (2). Nous aborderons ensuite la question de l’appropriation du numérique lors du développement professionnel (3) ; enfin la représentation de cet usage au quotidien (4).

1. Penser les représentations temporelles du numérique

1.1. Cadre théorique

4Les « lieux communs » autour du numérique font florès, il n’est donc pas étonnant qu’ils concernent aussi l’école. Éléments des représentations des acteurs, à l’importante valeur persuasive, ils ponctuent leurs discours. Ils apparaissent comme des évidences qui infiltrent des représentations inconsciemment faussées. Les lieux communs, infusent dans l’ensemble de la société, et fonctionnent comme une vérité admise par la communauté et par conséquent sont aussi relayés par les enseignants. Or, le lieu commun est rarement interrogé parce qu’il supporte mal la discussion (Ellul, 1994).

5Nous avons choisi d’interroger trois de ces lieux communs se référant au temps, l’un dit que la génération détermine l’usage ou le non-usage du numérique. La génération étant cet « ensemble de personnes ayant à peu près le même âge mais dont le principal critère d’identification sociale réside dans les expériences historiques communes » (Attias-Donfut et Daveau, 2004, p. 101). L’expérience commune est ici le contact précoce avec le numérique. Un autre lieu commun est que les technologies créeraient l’usage « spontanément ». Enfin, que le numérique envahirait la vie et contribuerait à en accélérer les rythmes. Tous trois parce qu’ils participent de représentations temporelles, imposent de penser le temps.

6La question du temps a occupé très tôt la pensée des sociologues. Durkheim (1912) pensait que le temps est un fait social, lié au type social dans lequel il se situe. En effet, aucun temps ne s’impose de la même façon aux différents groupes sociaux, à différentes époques, et même à différents espaces (Durkheim, 1912 ; Grossin, 1989). William Grossin (1996) appelle « temps enfermant » ce temps qui s’impose aux individus. Il est « un temps chronologique celui qui peut être daté, mesuré, universalisé » (Dubar, 2013, p. 8). Pour les enseignants, le seul « temps mesuré subi » est celui des heures de cours (l’obligation légale étant de 18 heures pour un professeur certifié, 15 heures pour un agrégé). C’est donc beaucoup moins que le temps moyen de leur catégorie socioprofessionnelle, 43,2 heures pour un membre des cadres et professions intellectuelles supérieures (DARES, 2016, p. 3). L’enseignant dispose par conséquent de davantage de souplesse. Bien entendu ce temps de travail devant les classes ne révèle pas la totalité du temps de travail enfermant effectif. En 2010, les professeurs agrégés passaient 16 h 55 avec les élèves (y compris les heures supplémentaires) contre 20 h 04 pour les certifiés. À cela s’ajoutait 22 h 13 pour les agrégés et 22 h 48 pour les certifiés, de préparations de cours, de corrections de copies, de travail avec les autres enseignants, de rencontres avec les parents et autres activités (Perronnet, 2013). Mais rien n’indique dans ces moyennes ni les dispersions des temps entre les enseignants, ni la teneur détaillée de leurs pratiques, encore moins le vécu de ces temps, qui peut être lié au(x) lieu(x) où ces activités prennent place puisque l’enseignant peut travailler à distance de son établissement. Quant à l’impact de l’entrée dans une société numérique, il n’est même pas mentionné. Or, la gestion du temps est devenue plus flexible dans bien des secteurs (Grossin, cité par Thoemmes, 2013) et récemment l’usage des technologies de l’information y a participé. Gestion du temps qu’il faudra objectiver davantage, en mesurant le temps déclaré d’usage du numérique par les acteurs.

7Au temps englobant correspond un « temps enfermé » (Grossin, 1996), un temps vécu, un temps phénoménologique, qui est celui des temporalités, variable selon les individus. Les temporalités sont multiples : temporalités domestiques, temporalités professionnelles (ici peut-être disciplinaires), il y a aussi le temps des trajectoires, des processus (Grossin, 1989). Et ces temporalités s’imbriquent ou s’entrechoquent, mais il y a des échappatoires qui domestiquent le temps englobant (Grossin, 1996 ; Dubar, 2013 ; Thoemmes, 2013). Ainsi en est-il pour l’enseignant qui peut user de sa relative liberté temporelle pour organiser les lieux et moments de ses activités professionnelles, ce qui ne peut manquer de modifier les représentations qu’il a de son travail.

8C’est aussi pourquoi, étant donné que les temporalités ont une dimension phénoménologique, la manière la plus adaptée pour les saisir est de s’intéresser aux représentations – cette « forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003, p. 53) – qu’ont les acteurs, lesquelles vont « éclairer la relation au monde et aux autres et organisent les conduites et les communications sociales ». Cette forme de connaissance pouvant être d’ailleurs fondée sur des lieux communs, c’est pourquoi on la distingue de la connaissance scientifique. Cela ne la déligitimant pas du fait de son importance dans la vie sociale.

1.2. Méthodologie

9Pour analyser ces représentations, nous nous appuyons sur une enquête empirique qualitative menée dans notre laboratoire dans une académie de l’ouest de la France et financée par le Conseil régional à l’occasion de l’introduction d’un espace numérique de travail (ENT). Elle s’est déroulée en 2012-2013 et a consisté en :

10– un travail monographique dans un lycée de ville moyenne, classé sensible, où nous nous sommes installé deux semaines non consécutives. Nous avons pu mener deux séries d’entretiens semi-directifs auprès de 21 enseignants, le proviseur, un adjoint, un CPE. Nous avons donc veillé à ce que la variété des fonctions, des disciplines, des âges, permette de cerner les diverses situations. Nous avons aussi obtenu un entretien avec un interlocuteur du Conseil régional.

11– Un corpus d’entretiens (28 professeurs, 9 proviseurs ou adjoints, 3 CPE, 8 intervenants académiques dans le domaine des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement [IA-TICE] eux-mêmes aux profils variés) a été constitué par d’autres chercheurs avec le même guide d’entretien dans 17 établissements, divers tant par la taille des villes où ils sont implantés que par la nature de l’établissement.

12Les disciplines représentées sont variées : lettres, philosophie, langues, mathématiques, sciences physiques, sciences de la vie et de la terre, histoire-géographie, sciences économiques et sociales, sciences de l’ingénieur, documentation. Ces matériaux ont tous été retranscrits, puis ont fait l’objet d’une analyse sociologique de contenu des discours, afin de faire émerger des régularités, des tendances permettant d’appréhender le rapport au temps lorsqu’il est confronté aux usages du numérique (Giglione et Matalon, 1978).

13– Certains enseignants ont accepté de saisir un budget espace-temps numérique, pendant une journée déterminée arbitrairement, ce qui permet au-delà de l’analyse des représentations temporelles, d’objectiver l’usage du temps.

2. Les représentations biographiques du numérique

14Les représentations des temporalités biographiques sont celles des générations. Les générations actuelles partagent – ou non – un contact précoce avec le numérique.

2.1. Digital natives

15Les digital natives, nom couramment donné à la génération née depuis l’apparition des TIC, seraient « naturellement » habiles avec le numérique... On doit l’expression digital natives (natif du numérique) à Mark Prensky (2001, p. 1) qui a constaté que ses étudiants avaient « changé radicalement. Les étudiants d’aujourd’hui ne sont plus ceux pour lesquels notre système éducatif avait été conçu ». Ces changements concerneraient leur configuration cognitive et leur langage. Dès lors, leurs compétences numériques seraient « naturelles », allant de soi, elles seraient liées à leur proximité dès leur naissance avec l’environnement numérique.

16Nous avons rencontré des jeunes enseignants férus de nouvelles technologies qui ne se représentent leur activité professionnelle qu’avec les TIC. Julien (STI, 33 ans, lycée A), à la question, « Quelle a été votre première rencontre avec le numérique ? » répond :

« C’était quand j’étais tout petit. Les premiers ordinateurs. Nous, on est la génération qui a vu arriver les premiers ordinateurs [...]. Ensuite, on a eu les premières calculatrices programmables, on a vu arriver les portables, on a vu arriver Internet, et ça, l’Internet et les portables, j’ai vu arriver ça quand j’étais au lycée, c’était à la fin. Le premier ordinateur que j’ai dû avoir à la maison c’est un MO-5, alors c’est un à cassette et c’était…, alors là j’étais petit, je pense que j’étais au collège, je crois, en sixième ».

17Et d’ajouter :

« Je ne me sers plus d’une craie, je ne me suis jamais servi d’une craie et d’un tableau. [Et s’il ne se sert pas forcément du] tableau interactif numérique, parce que toutes les salles ne sont pas équipées, mais dès que je peux je l’utilise, c’est vrai que c’est un outil qui dynamise un peu l’enseignement c’est intéressant. [...] par contre vidéo projecteur je l’ai tout le temps. On le déplace, il est amovible. Il est sur un chariot, on le déplace. Je crois que l’enseignement serait compliqué sans vidéoprojecteur. »

18Julien serait un membre idéal-typique de cette génération. En effet, il cumule des caractéristiques (contact précoce avec le numérique, apprentissage au moins partiel à distance de l’école, usage professionnel très important) qui pourraient nous permettre de construire un modèle des représentations spatio-temporelles de cette génération.

2.2. … vs Silver Surfers ?

19Certains, plus âgés, semblent confirmer cette question de la représentation de l’appartenance à une autre génération : « Je ne suis pas née avec l’informatique [...]. [L’ordinateur] c’est une sorte de personne qui m’en veut, systématiquement, et donc ce n’est pas une machine que je vais maîtriser. » (Élodie, 50 ans, Histoire-Géographie, lycée H)

20Pourtant, on ne doit pas généraliser cette opposition due à la génération. L’enquête Profetic (2012) menée par le ministère de l’Éducation nationale (MEN) auprès de 6 000 enseignants aboutit à une typologie dégageant cinq profils : un fort doute des bénéfices des TIC (A), un faible recours aux TIC (B), des dispositions favorables pour un usage modéré (C), l’évidence des bénéfices (D), une pratique intégrée au quotidien (E). Elle confirme que les enseignants de la classe d’âge 25-34 ans se situent à 39 % dans le profil D. Mais, contre toute attente, c’est « le profil E où les plus de 50 ans sont les plus nombreux » : 6 % contre 4 % chez les 25-34 ans (Profetic, 2012, p. 23) et ils sont tout de même 64 % à se ranger dans les profils C et D.

21Les « Silver Surfers » (Alava et Moktar, 2012), à la chevelure argentée, ne sont donc pas rares. Les 50-64 ans ont 12 jours de connexion cumulés par mois à l’Internet (web, mais aussi mail, chat, forum) contre une moyenne de 9,9 jours pour l’ensemble des personnes connectées (Profetic, 2012, p. 183). Là aussi, nous en avons rencontré plusieurs. Deux caractéristiques les distinguent : ils étaient motivés pour renouveler leurs pratiques avec le numérique et ils ont trouvé des ressources qui leur ont permis de s’approprier les TIC. C’est le cas de Gilbert (53 ans, Histoire-Géographie, lycée A) qui a créé une plateforme collaborative Moodle en histoire-géographie et « qui l’utilise le plus parce que je suis à l’initiative » et n’a pas été entravé par son appartenance générationnelle, puisque n’ayant pas vécu de contact précoce avec le numérique, il n’en a pas moins saisi l’intérêt pédagogique que pouvaient lui procurer des dispositifs techniques dont il pouvait s’emparer pour son activité pédagogique de médiation des savoirs.

22Lorsque la socialisation n’a pas eu lieu précocement, dans la famille de nos sociétés à culture préfigurative au changement intense et rapide où c’est aux jeunes que revient la mission socialisatrice de leurs parents (Mead, 1970). Ils aident leurs aînés à installer Internet au foyer et à se servir des traitements de texte ou des logiciels permettant de réaliser un diaporama, etc. C’est le cas pour Laurent (58 ans, Histoire-Géographie, lycée A) aidé par sa fille à confectionner un diaporama, Corinne (60 ans, Lettres, lycée L) « Antoine [son fils] m’a pas mal aidée », ou encore Andréa (40 ans, Anglais, lycée C) qui déclare :

« C’est mon fils qui m’a montré comment on fait pour trouver [des corrigés de devoir copiés par les élèves]. Mais c’est... tape une phrase et là, ça y est le texte apparaît et tout. Et là, c’est oh ! Heureusement que j’ai des enfants grands. »

23Cette socialisation, déjà opérante pour des technologies plus anciennes (par exemple pour l’usage du magnétoscope), permise par une sorte d’osmose entre la vie professionnelle et la vie familiale, bénéficie de la distance géographique caractéristique du métier d’enseignant, lequel effectue une large part de la durée hebdomadaire de son travail chez lui. Néanmoins, accéder à certaines compétences techniques ne suffit pas, lui seul pourra les « traduire » à des fins didactiques ou pédagogiques.

24Quant au vieillissement, s’il engendre des difficultés révélatrices de formes de pénibilité au travail, favorisant des départs anticipés ou des désinvestissements dans l’activité des enseignants (Cau-Bareille, 2014), ce n’est pas systématique. Françoise Lantheaume a mis en évidence que pour « durer » certains enseignants vieillissants bénéficient des ressources de la « plasticité professionnelle » et renouvellent leurs pratiques jusqu’à l’âge de la retraite (Lantheaume, 2016). C’est le cas de Gilbert pour qui « l’informatique, c’est aussi un moyen de sortir de la monotonie de l’enseignement, de se remettre en question, de pratiquer des outils plus modernes et de changer sa pratique, et de donner une nouvelle motivation à ce qu’on fait».

25Certaines temporalités biographiques ont donc leur importance car les représentations de ce temps vécu qu’est la génération ont un effet sur les réticences ou l’adoption des TICE. Cependant, leur effet n’est pas univoque. Quand on n’a pas de capital de départ, on mobilise ou non ses ressources familiales mais on peut aussi construire ou mobiliser les ressources qui font le développement dans le temps du présent, celui de la vie professionnelle.

3. L’inscription dans les temporalités professionnelles

26Au-delà du temps scolaire qui est un temps encadrant (Grossin, 1996), le MEN s’est engagé dans le déploiement des usages du numérique à l’école afin de transformer les pratiques pédagogiques et d’améliorer les apprentissages. Il importe donc de savoir comment les enseignants s’en emparent au long de leur développement professionnel et peut-être de comprendre pourquoi seulement 48 % des enseignants du secondaire utilisent « le numérique en classe pour des fonctions simples, pour présenter aux élèves des situations d’apprentissage avec des ressources existantes » et 26 % utilisent en classe toutes les fonctionnalités qui leur semblent « pertinentes pour développer des interactions avec et entre les élèves en adaptant les ressources si nécessaire » (Profetic, 2016, p. 44). En effet, les représentations des enseignants interrogés font qu’ils s’emparent du numérique différemment selon la discipline enseignée, les difficultés rencontrées, le contexte de leur environnement (des interactions favorables ou non), etc. Cela fait partie de leur développement professionnel.

27Depuis une vingtaine d’années, le développement professionnel (DP) fait l’objet de nombreuses recherches et le concept est polysémique (Uwamariya et Mukamuréra, 2005). D’une part, on peut l’appréhender par une vision développementale et donc comme un processus de « transformations individuelles et collectives de compétences et des composantes identitaires mobilisées ou susceptibles d’être mobilisées dans des situations professionnelles » (Barbier, Chaix et Demailly, 1994, p. 7) ; processus inscrit dans le temps long. D’autre part, on peut approcher le DP avec une vision axée sur la professionnalisation – la construction des compétences – et dans ce cas il est fortement lié à la formation continue, la réflexivité de l’enseignant, son insertion dans des communautés éducatives apprenantes, etc.

3.1. Le développement professionnel : un parcours peu linéaire

28La littérature en sciences de l’éducation abonde aussi en matière de « développement professionnel numérique ». Ainsi Carole Raby (2005, p. 84), par exemple, distingue des phases pour trois grands items : utilisation personnelle (motivation, exploration-appropriation), utilisation professionnelle (motivation, exploration-appropriation), utilisation pédagogique (motivation, familiarisation, exploration, infusion, appropriation).

29Donnons quelques exemples pour illustrer ces phases. Marc (46 ans, Philosophie, lycée A) est un non-utilisateur : il « utilise peu tout ce qui est technique, que ce soient les rétroprojecteurs, les écrans en général. [...] Ça ne me plaît pas trop car il n’y a plus tellement le travail manuscrit, le travail de la main. [...] Je suis plus dans la parole ou le texte. [...] J’ai besoin du contact papier ». Papurophile (Harlé et Lanéelle, 2016), pour lequel le contact avec le livre est prioritaire et pour qui l’écran fait écran, entre autres parce que les TICE heurtent la finalité de sa discipline. Marc n’est donc pas engagé dans un DP numérique comme d’autres enseignants de Philosophie que nous avons interviewés, témoignant de la variabilité des représentations et pratiques (Grossin, 1996).

30Par contre Chloé (40 ans, mais néo-enseignante, SES, lycée A) en utilisant l’ENT de l’académie, a découvert un de ses outils, le blog, dont elle a saisi l’intérêt pour travailler avec ses élèves l’actualité économique et sociale au jour le jour, même à distance pendant les fins de semaine et les vacances. Elle en est donc au stade de l’exploration qui bénéficie ici de la synchronisation possible des temps de l’actualité et du temps de travail permis par la flexibilité spatio-temporelle du métier.

31Gilbert (voir supra) en créant une plateforme Moodle en est quant à lui au stade de l’invention dans son DP numérique, après avoir traversé au cours du temps les précédentes étapes.

32Néanmoins, si nous pouvons placer l’ensemble des enseignants interrogés dans ces catégories, ce placement est hasardeux compte tenu de l’hétérogénéité des pratiques qui reposent sur une multiplicité d’outils (diaporamas, courriels, tableau numérique interactif, ENT, etc.) et de la linéarité de la plupart des modèles que cette multiplicité contredit. Certains enseignants restent « bloqués » globalement à un stade, voire régressent dans leurs pratiques. Rappelons Laurent (58 ans, Histoire-Géographie, lycée A) qui, curieux a eu la volonté d’explorer le diaporama en classe en s’appuyant sur ses ressources familiales mais qui n’est pas allé plus loin en explorant d’autres outils et l’a même abandonné : « j’avais été aidé pour le faire et puis après j’ai oublié. » En effet, l’oubli de l’usage est facile, quand s’introduit un temps même bref entre le premier usage et le suivant. L’oubli est ici facilité par un manque de satisfaction : « Alors le PowerPoint euh… je trouve que c’est appauvrissant [...]. D’abord, y a rien d’écrit. Enfin, si y a quelque chose d’écrit, y a toujours un titre pour chaque, euh, pour chaque diapo, mais, non moi ça ne me satisfait pas. »

33Mais le modèle de Raby n’est pas un modèle linéaire, il est itératif. Un enseignant peut revivre périodiquement le cycle des étapes. « En effet, l’intégration d’une nouvelle utilisation des TICE (par exemple, la création d’un site web ou d’un portfolio numérique avec ses élèves) peut le ramener temporairement aux étapes de la motivation et de la familiarisation. » (p. 92) C’est le cas par exemple de Chloé (voir supra) qui s’était déjà approprié l’utilisation de diaporamas mais en est au stade de l’exploration pour le blog.

34Mais l’accessibilité des outils numérique ne suffit pas. « Ce qui compte c’est que l’outil pour l’outil ce n’est pas suffisant. On a des intentions pédagogiques » dit Lionel (Physique appliquée, 42 ans), soulignant là les limites des paradigmes de l’adoption et de la diffusion des technologies et leurs tendances au déterminisme. En effet, leurs usages effectifs impliquent que les individus adoptent ces technologies et se les approprient. Proulx (2017, p. 2) a montré que l’appropriation repose sur trois conditions : une maîtrise technique minimale du ou des dispositifs, une intégration sociale de l’usage dans la vie quotidienne, enfin « que l’usage de l’objet technique fasse émerger de la nouveauté dans la vie de l’usager ». C’est pourquoi les trajectoires d’appropriation peuvent être différentes selon les individus. Il faut donc d’abord que les individus traversent le temps de la technique, avant d’aborder le temps didactique (recherche, adaptation voire de création de documents) puis éventuellement le temps de la diffusion (Fluckiger, Boucher et Daunay, 2016). Et chacun est susceptible d’avancer (ou non) dans sa maîtrise des outils pédagogiques numériques avec une vitesse différenciée (autre élément du temps) : motivation accélératrice ou difficultés ralentissantes.

35Certains sont parvenus à incrémenter leurs pratiques, mais en utilisant a minima les outils et ressources mis à leur disposition dans les établissements, parfois contraints par un curriculum prescrit comme en mathématiques. Ainsi Delphine (36 ans, Mathématiques, lycée A) se « limite assez à ce qui est prévu en fait dans les programmes, c’est déjà bien suffisant parce qu’il faut déjà prendre en main pas mal d’outils en termes d’autoformation, ça demande déjà pas mal d’investissement ». D’autres sont des « explorateurs » comme Gilbert (voir supra) qui sur sa plateforme a créé « une partie nommée “Essentiel”, où il y a mon plan de cours et puis les notions essentielles, après je mets une partie qui s’appelle “Vidéos” où là je mets des liens vidéo que j’utilise, après il y a ma partie “Cahier de textes”, dedans il y a mon cours ». Ce qui permet aux élèves d’approfondir chez eux, le soir ou le week-end leurs connaissances en histoire-géographie. D’autres enfin sont de véritables « architectes bâtisseurs » (Harlé et Lanéelle, 2016) comme Adrien (Construction mécanique, 29 ans) qui a construit une arborescence avec révisions des prérequis, chapitres des programmes, enfin exercices d’auto-évaluation et de remédiation conçus pour « gérer les antériorités ». Pour ce faire, l’enseignant a dû repérer les différents prérequis (ou tâches à réaliser) des élèves au temps t-1 (les antériorités), nécessaires pour passer au temps suivant de la construction d’un autre savoir (ou de la réalisation d’une autre tâche). Concrètement le dispositif bloque l’élève au temps t tant qu’il n’a pas validé la maîtrise d’un savoir ou d’un savoir-faire (du temps t-1).

36Sans doute, ceux qui se sont approprié les usages avaient de fortes motivations guidées par l’intérêt (accroître l’efficacité de leur enseignement, motiver davantage les élèves, travailler sur des projets), la curiosité ou des injonctions (instructions officielles). Ainsi en est-il de Julien (33 ans, SI, lycée A) : 

« Je fais de la veille technologique pour savoir ce qui se fait actuellement. Parce qu’on est dans un domaine qui bouge tous les jours. (…) On a l’habitude tous les ans de se renouveler. (…) On a cette habitude-là de travailler en projet, de toujours fournir des efforts ».

37Ou de Chloé (40 ans, SES, lycée A) qui anticipe les deux formes que pourrait prendre son projet :

« On va travailler sur l’activité économique, sociale et politique, donc je suis en train de réfléchir à la création d’un blog d’actualité pour les terminales ES. [...] Donc soit ce serait un blog classe que chacun alimenterait avec des résumés d’articles, des présentations des articles de la période envisagée ; soit ce serait chaque élève qui aurait son blog dans l’espace classe et chacun pourrait aller visualiser l’actualité retenue par chaque élève comme intéressante. Je suis en train de réfléchir. Ben il faut d’abord avoir la volonté de s’y plonger. [...] J’aime bien être dans la recherche de stratégies pédagogiques pour mettre les élèves en activité. »

38Elle lie son projet avec ses motivations qui sont disciplinaires (la nécessité de s’ancrer dans l’actualité de la discipline) et pédagogiques (la mise en activité des élèves).

39Il nous faut maintenant analyser un autre élément du DP, celui de la construction des compétences et donc la formation.

3.2. La formation

40Tous n’ont pas été formés : « Rien. J’ai découvert et j’ai eu beaucoup de mal (…) j’ai découvert par obligation. (…) Je pense qu’il faudrait qu’il y ait des formations. » (Benoît, Philosophie, 62 ans) Cependant, Benoît n’a pas demandé à être formé, l’absence de motivation de ce papurophile (Harlé et Lanéelle, 2016) jouant un rôle. Mais il n’a pas non plus bénéficié d’une formation à public désigné. Xavier était autodidacte – avant de pouvoir accéder à une formation – mais « j’ai perdu du temps, j’ai des choses que je ne fais pas forcément bien » (Mathématiques, 38 ans, lycée A). La dimension formation des politiques publiques n’est donc toujours pas aboutie malgré son inscription dans le temps long, depuis les années 1970. Il faut dire que l’apparition accélérée de nouveaux outils numériques entrechoque le temps long des politiques et celui des appropriations pédagogiques (Dubar, 2013).

  • 1 Toutes les académies devaient être dotées d’un ENT avant 2007, la date a été reportée ensuite en 20 (...)

41Dans l’académie, dans laquelle nous avons enquêté, la formation s’est orientée récemment de façon privilégiée sur l’environnement numérique de travail et les outils afférents qui permettent communication, gestion et collaboration aux acteurs de l’école. Dès 20031, le MEN a imposé la mise en place d’ENT qui permet une grande flexibilité temporelle et spatiale. La Région, accompagnée (financement, mesures d’audience, documentation) par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) (Bruillard, 2011 ; Puimatto, 2004) a doté la région d’un ENT à partir de 2010, en le déployant par vagues successives. Ces vagues permettent en principe de donner du temps au temps de la formation pour qu’elle soit efficace. Les ENT ont pour objectif de permettre aux différents acteurs de l’école (enseignants, parents, élèves, occasionnellement inspecteurs), où qu’ils se situent, au moment où ils le souhaitent – à condition d’être connecté à l’Internet – un accès à un ensemble d’outils : cahier de textes, espaces pour la publication de pages web et le dépôt de fichiers, blog, forum, messagerie, recension des absences et des notes, calcul des moyennes et édition des emplois du temps. En amont, l’idée qu’un design technologique et organisationnel, l’ENT, permet d’accroître les compétences TIC des utilisateurs en les familiarisant progressivement avec les usages numériques permis par l’ENT, c’est » un cheval de Troie » comme le dit Vincent (60 ans, Proviseur, lycée D), un instrument pour le DP numérique.

42La formation à l’ENT s’opère de deux manières : une ou deux journées de formation sont organisées dans le cadre du plan académique de formation (PAF) « réduit, il n’y a pratiquement plus de journées de formation » (Xavier, Mathématiques, 38 ans, lycée A), des moments de formation peuvent aussi être organisés en interne par les animateurs TICE.

43Ce sont les IPR qui se chargent des journées. On aurait pu penser que les interlocuteurs académiques pour les TICE (IATICE) jouent un rôle puisqu’ils sont censés assurer « une action d’information et d’impulsion des TICE, [...] informer et conseiller les enseignants sur les usages et les ressources utiles à leur enseignement ; organiser des animations visant à développer les pratiques pédagogiques intégrant les TICE, en complémentarité avec les actions de formation ; tester de nouvelles ressources numériques et des pratiques innovantes2 ». Mais ce n’est guère le cas, comme le dit Bruno (45 ans, IATICE, lycée F,) :

« Je suis censé l’impulser. Alors je dis “censé” parce qu’encore une fois... [...] Je m’essouffle. Je... dans la mission, normalement, on devrait pouvoir aller d’un établissement à l’autre, avoir du temps pour discuter avec les collègues. Ça, dans la réalité, on ne l’a pas ce temps-là. Il n’y a pas de moyen par rapport à ça. »

44Ce ressenti est sans doute lié à la réduction des durées de formation continue pour des raisons budgétaires. Certains essaient néanmoins de conseiller, d’accompagner, de « donner des pistes », comme Daniel (49 ans, IATICE, lycée G).

45La réception de ces journées de formation déçoit les participants : « Parce qu’on comprend sur le moment, on pratique dans l’après-midi par exemple donc on va se dire “c’est bien” [...] Et arrivé à la maison, ça fonctionne pas comme on voulait [...] donc on renonce assez facilement en fait » (Andréa, 40 ans, Anglais, lycée C). Ces problèmes sont donc aussi liés à la disjonction entre le temps de la formation et celui de la pratique personnelle (voir supra). On peut donc noter le peu d’effets sur les pratiques des programmes de formation continue et la non-permanence des changements qui ont pu être opérés dans les pratiques enseignantes.

46Le second volet est organisé – parfois – à l’intérieur des établissements sous la forme d’un accompagnement. Au lycée A, Julien (SI, 33 ans) et Lionel (Physique, 42 ans) ont été nommés comme animateurs TICE, chacun disposant d’un mi-temps pour cette mission. Ils ont organisé des formations dans lesquelles « les gens viennent » (Lionel), mais ils préfèrent travailler à partir d’une « demande. Un nous dit “tiens j’aimerais bien faire ça”. On lui dit “écoute, tu pourrais utiliser tel outil, pour s’en servir on peut t’aider” ». Ces moyens humains dans les établissements reposent sur le constat de l’échec relatif des formations ponctuelles. Là, l’animateur est en permanence dans l’établissement et si l’enseignant éprouve le besoin d’une aide supplémentaire, il peut le guider une nouvelle fois. Néanmoins, ce n’est encore pas toujours jugé suffisant. Ainsi en est-il au lycée A, doté d’animateurs et d’informaticiens, mais sans doute occupés ailleurs : « ils sont invisibles, on va à leur bureau ça ne répond jamais. » (Jacques, Lettres, 58 ans) Faudrait-il, à l’image de l’école éloignée en réseau au Québec, instituer une hotline qui réponde en temps réel sur place aux besoins qui s’expriment dans la classe ? (Hamel, Laferrière, Turcotte et Allaire, 2014)

4. L’inscription dans les temporalités du quotidien

47Il est temps maintenant d’examiner les équations temporelles personnelles (Grossin, 1996), c’est-à-dire les agencements de temps des enseignants de notre corpus, leurs emplois du temps déclarés, les représentations de la maîtrise (ou non-maîtrise) qu’ils en ont, étant donné qu’ils s’intègrent dans des milieux et cadres spatio-temporels et qu’ils constituent un enjeu de leur qualité de vie.

4.1. L’emploi du temps d’une journée de Xavier

48Pour appréhender le temps du quotidien nous avons recensé les budgets espaces-temps numériques d’une journée de travail ordinaire (choisie par le chercheur arbitrairement). Ils permettent de mesurer les durées pendant lesquelles les enseignants utilisent ces technologies et de connaître le lieu où elles prennent place. Ici, le cas d’un enseignant de mathématiques, Xavier, qui fait partie des 34 % d’enseignants qui ressentent l’évidence des bénéfices des TIC et qui plus est des 5 % qui utilisent les TIC au quotidien (Profetic, 2012, p. 23).

Tableau n° 1 : Budget-temps numérique de Xavier (38 ans, Mathématiques, lycée A)

Tableau n° 1 : Budget-temps numérique de Xavier (38 ans, Mathématiques, lycée A)

49Le temps où le numérique intervient pour Xavier est un des plus importants que nous ayons collectés, d’autres enseignants ont recensé à la fois moins d’outils, moins de temps. Mais la présentation de celui-ci permet de bien dégager les différentes composantes des espaces-temps quotidiens.

4.2. Le brouillage des temporalités de la vie professionnelle et de la vie privée

50L’emploi du temps des enseignants est peu cadré, il en est ainsi depuis fort longtemps. Une grande partie du temps de travail peut se faire à distance, à l’extérieur de l’établissement, c’est le temps de préparation des cours, de correction des copies, de documentation, de formation, de travail en équipe avec d’autres enseignants. Ce temps est de 17 h 35 hebdomadaire en moyenne pour l’ensemble des enseignants. C’est dire que les enseignants passent autant de temps à distance qu’en face de leurs classes. Et, si le temps est un peu plus élevé pour les enseignants de langues et de sciences (respectivement 23 h 29 et 21 h 26/semaine) qu’en lettres et sciences humaines (21 h 19/semaine), nous pouvons constater que les chiffres sont voisins (Perronnet, 2013).

51Si nous revenons à l’emploi du temps de Xavier et que nous faisons la somme du temps déclaré passé avec des outils numériques nous obtenons 14 h 35 pour une seule journée. Ce temps excède largement la moyenne du temps quotidien de travail (8 h 15) des enseignants en lycée. Le numérique a envahi non seulement la quasi-totalité de son temps devant les élèves par l’utilisation de logiciels, TNI, plateforme Moodle, ENT mais a entamé sa vie privée. Xavier convient sobrement que c’est « chronophage et que cela peut faire peur ».

52Les représentations sont diverses en la matière. Julien (SI, 33 ans, animateur TICE et coordinateur de l’ENT de son établissement) constate :

« C’est difficile de faire la limite entre l’usage personnel et l’usage professionnel [...] je passe mon temps à travailler [...]. Je fais des programmes pour mes élèves, je fais de la veille technologique [...]. C’est un peu envahissant [...]. On n’a plus de week-end, [...] on renonce en permanence, le soir et ainsi de suite [...]. On peut passer des jours sur un bug dans le programme qui ne fonctionne pas, donc on cogite la nuit, on s’endort avec son problème et c’est souvent là qu’on trouve une solution ».

53Néanmoins, il a une représentation positive du brouillage sphère privée/sphère professionnelle : « c’est presque un plaisir de travailler pour faire ça [...] C’est un métier passion, c’est un hobby. »

54Ce n’est pas le cas de tous. Andréa en souffre :

 » Ça envahit ma vie privée. Ça, c’est clair. Parce qu’avant on avait : “serait-il possible d’avoir...”. On avait un mot [des parents], si vous voulez. On avait le temps de se retourner [...]. Maintenant c’est... on est dans l’instant... l’instantané [...]. Cette année, j’ai cent quatre-vingts élèves. Pitié. Au secours. »

55D’une part, ces rendez-vous non seulement prennent un temps qui déborde celui de la durée habituelle de sa présence dans l’établissement. D’autre part, l’exigence d’instantanéité (autre composante temporelle) exerce une pression psychologique.

56Ludovic (32 ans, Histoire-Géographie, lycée B), échappe à cette pression en domestiquant le temps (Thoemmes, 2013) :

« [en mettant à distance] les fameux courriers qui arrivent à 10 h du soir deux jours avant le conseil de classe [...]. Il y a des protocoles à mettre en place [...]. Un élève qui envoie une composition à 1 h du matin, je vais le voir, je lui dis qu’il faut gérer son temps [...]. Je vais pas m’amuser à répondre au mail du 24 décembre le 25, qu’est-ce que ça dirait de ma vie ? »

57Mais cette mise à distance n’est pas facile car la réactivité est devenue la norme : « Il n’y a plus de limite et ça va transformer, à mon avis, la société parce qu’on ne peut pas lutter contre. » (Benoît, 62 ans, Philosophie, lycée A) De plus, ajoute Paul : « On est esclave de cette volonté de faire au mieux. Et le numérique y est sans doute pour quelque chose. Mais on se met une pression personnelle. » (Paul, 54 ans, Allemand, lycée C) Marc observe de son côté : « si on n’a pas telle ou telle pratique particulière, telle utilisation de e-lyco [ENT], de ceci ou cela, on ne fait pas bien. » (Marc, 46 ans, Philosophie, lycée A)

58N’est-ce pas une caractéristique de la modernité tardive ? Maints sociologues ont montré comment le temps s’est accéléré avec l’aplatissement et la confusion des temps sociaux. La modernité était accompagnée de la maîtrise du temps (limites d’âge d’entrée dans la vie active, fin des rythmes calendaires, entrée du chronomètre dans l’atelier) mais les temporalités de la vie sociale restaient cloisonnées : travail, famille, loisirs, formation. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, il y a comme un déversement du temps de travail sur les autres temps sociaux qui serait devenu la norme et dont le numérique aurait été un des facteurs. Certains acteurs peuvent s’en satisfaire, d’autres non. Est-ce la nouvelle forme de l’aliénation (Rosa, 2013) ? Est-ce l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello) ? En tout cas, les dissociations spatio-temporelles (Giddens, 1994) de la classe ouverte et des relations avec des « autruis » absents semblent bien avoir gagné l’école. 

59Quant à l’accroissement de l’efficience pédagogique par le numérique, et à la qualité du service d’enseignement sur le temps qui lui est consacré invoqués par les politiques numériques qui se succèdent, ils sont loin d’être prouvés quand bien même les utilisateurs assidus se la représentent. Rémi Thibert (2012) note la convergence des méta-analyses : la plupart concluent que la technologie a un impact modéré (voire inexistant et même parfois négatif) sur les résultats des élèves. De fait, ces méta-analyses « mettent en avant le rôle essentiel de l’enseignant », dans la médiation des savoirs dont il est le principal acteur. L’efficacité des TICE n’est avérée que lorsque « les approches pédagogiques [sont] appropriées aux objectifs des programmes d’étude » (p. 6). De plus, « [on est] dans une machine où chacun réinvente la roue » (Lionel, 42 ans, Physique appliquée, lycée A) faute de mutualisation que le numérique pourrait pourtant permettre et qui permettrait de « gagner du temps ».

4.3. La question du rythme

60Nous voyons chez Xavier que chaque séance de cours est scandée par le numérique. En effet l’enseignant saisit pour chaque groupe les absences et présences des élèves sur le logiciel Pronote qui a été intégré à l’ENT. Pour les enseignants comme Sophie (Philosophie, 46 ans) qui fait plutôt partie des 17 % des enseignants qui ont un faible recours (Profetic, 2012, p. 15), c’est le seul usage qu’elle mentionne cinq fois dans sa recension alors qu’elle a 5 heures de cours ce jour-là. Autrefois, ils devaient saisir ces données sur un bulletin qu’ils affichaient à la porte de la salle au lycée A. L’utilisation du logiciel leur prend peut-être moins de temps, Xavier écrit « 1 min », mais c’est peut-être une façon de parler pour dire que c’est rapide, car « toutes les classes commencent à la même heure, font l’appel au même moment. Et en général quand toutes les personnes de l’académie font l’appel au même moment, ça ne marche pas » (Gilles, 34 ans, Mécanique, lycée C). C’est certainement ce qui fait dire à cet autre enseignant : « Ça prend des fois des proportions infernales » (Paul-Alain, 48 ans, Physique, lycée H). Le temps consacré au recensement des présents/absents chaque heure de cours qui rythme la journée est donc doublé par un temps contraint, aléatoire, de saisie. Par contre, l’équipe administrative est particulièrement satisfaite de la rationalité de l’outil qui permet d’avoir » une information en temps réel. [...] On appelle les familles immédiatement » (Patrick, 51 ans, CPE, lycée A). Pronote est donc un outil au service de l’efficience administrative. On peut supposer que cela satisfait aussi les parents informés en temps réel.

61Un autre rythme est celui, prescrit, du Cahier de textes (bulletin officiel n° 32 du 9 septembre 2010), élément de l’ENT, à remplir chaque heure (les enseignants rencontrés ne le font jamais), ou quotidiennement... ou encore occasionnellement (Xavier le fait à 17 h 47 ce jour-là pour la semaine écoulée). De fait, il déclare :

« [le faire] en gros tous les 15 jours je vais faire ce que j’appelle ma punition, là je fais du copier-coller. La dernière fois j’avais pris du retard, j’avais 3 ou 4 semaines de retard donc ça prend du temps. Normalement, il faudrait le faire régulièrement mais moi je ne vois pas l’intérêt de le faire. »

62D’autres enseignants ne le remplissent pas ou alors de façon très lacunaire (ex. chapitre 5 ; devoir : à faire) souvent parce que « ça mange un temps considérable » (Paul-Alain, 48 ans, Physique, lycée H). L’efficacité recherchée (ouvrir le lycée aux parents, accroître la transparence) n’est donc pas forcément atteinte, seulement 67 % des enseignants le font quotidiennement (Profetic, 2016, p. 25-26), même si elle paraît accrue (Burban et Lanéelle, 2014).

63La saisie numérique des notes donne aussi un autre rythme. Là, bien des enseignants ont vu que Pronote était efficient en leur permettant de les saisir à distance puis d’en calculer rapidement les moyennes. Néanmoins des enseignants résistent sur la base de rumeurs : « Il y avait des notes qui avaient disparu. Donc moi j’ai toujours sur mon cahier, un carnet de notes » (Chloé, 40 ans, SES, lycée A). Chloé perd donc en efficacité alors qu’elle convient que les notes « perdues » ont été récupérées.

64Certains enseignants ont le sentiment de pouvoir agir aussi sur le rythme des élèves grâce au numérique :

« [Chacun peut avancer] à son rythme, c’est ça l’intérêt de ces activités [...]. J’avais [lorsqu’il a commencé] des élèves qui allaient très vite et qui finalement étaient freinés par le fait que moi je passais beaucoup de temps avec les élèves qui ne comprenaient pas. J’ai commencé à créer ces activités de façon à ce que les élèves qui pouvaient avancer, avancent tous seuls. [...] Ça fait gagner du temps à tout le monde. » (Julien, 33 ans, STI, lycée A)

65Réactivité, interactivité sont les maîtres-mots employés par Xavier. Le numérique peut ainsi accroître le sentiment d’avoir gagné en efficacité pour ces professeurs compétents en TICE, mais c’est loin d’être le cas général.

66Par conséquent, si le numérique rythme les temps de travail, il existe des échappatoires au temps prescrit, d’autant que – pour l’instant – les chefs d’établissements l’imposent prudemment (Burban et Lanéelle, 2014).

Conclusion

67Les représentations spatio-temporelles – quelles qu’elles soient (temps long ou court, à distance, au domicile, ou dans l’établissement) – du numérique en affectent les usages.

68Des enseignants, membres des générations récentes, pensent qu’ils sont plus habiles avec le numérique et par conséquent s’engagent « naturellement » dans son incorporation dans leurs pratiques. D’autres enseignants pensent que n’étant pas « digital natives » ils seront limités dans leurs usages. Néanmoins, ce n’est pas le cas pour tous. Motivés, se pensant potentiellement compétents, ces enseignants se forment, ou sont formés, et renouvellent leurs pratiques.

69Tout au long de leur développement professionnel, des temps d’appropriation différenciés scandent les usages. Outre la motivation pour des pédagogies et des didactiques instrumentées novatrices, accélérant ou non l’appropriation des outils, la formation a pu jouer son rôle. Néanmoins, son succès repose sur la brièveté du délai entre formation et application de nouveaux savoirs et compétences. Oubli et perception de changements technologiques (trop ?) rapides entravent certains enseignants.

70De plus, les rythmes et l’intrusion de l’école dans la vie privée des enseignants expliquent le manque d’enthousiasme de certains. L’école est toujours entrée chez eux par le biais des corrections, préparations et autres tâches menées souvent au domicile, mais elle le fait aujourd’hui avec plus d’insistance.

71Faire émerger les lieux communs, qui infusent dans les propos et les représentations des enseignants auprès desquels nous avons enquêté ne permet certes pas d’invalider ces « vérités » admises par la communauté (Ellul, 1994) mais permet d’approcher la complexité de la relation représentation – usages du numérique.

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Notes

1 Toutes les académies devaient être dotées d’un ENT avant 2007, la date a été reportée ensuite en 2010 ; mais un certain retard a été pris puisque seules 8 régions en étaient dotées en 2013 (CDC, 2013).

2 http://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_332529/interlocuteurs-academiques-tice-iatice

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Table des illustrations

Titre Tableau n° 1 : Budget-temps numérique de Xavier (38 ans, Mathématiques, lycée A)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Xavière Lanéelle, « Utilisations et représentations spatio-temporelles du numérique par des enseignants du secondaire  »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 20 | 2017, mis en ligne le 24 décembre 2017, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/2001 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.2001

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Auteur

Xavière Lanéelle

Centre de Recherche en Éducation de Nantes
Université de Nantes
7 rue Dacier BP 63522
49035 Angers cedex 1

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