Pratiques du sens en commun. L’université face au numérique
Lise Vieira, Claude Lishou et Noble Akam (dir.), Le Numérique au cœur des partenariats, Dakar, Presses universitaires de Dakar, 2011.
Texte intégral
1Le réseau européen et interdisciplinaire sur les Enjeux et Usages des Technologies de l’Information et de la Communication (EUTIC), au-delà de son intitulé, s’est donné comme programme d’interroger le développement de la construction sociale des technologies prise dans sa phase actuelle et à travers une approche pluridisciplinaire mais clairement centrée sur les cadres d’usage, la régulation des réseaux et les transformations organisationnelles observables.
2Cette dimension socio-critique dominante s’affiche dans la publication de contributions faites lors du colloque international qui s’était tenu à Dakar fin novembre 2010. Pas moins de 26 articles regroupés en trois chapitres sont repris dans un ouvrage de 425 pages, coordonné par Lise Vieira, Claude Lishou et Noble Akam sous le titre : Le Numérique au cœur des partenariats. L’ensemble des textes est fortement tourné vers la question de la réorganisation universitaire appelée par un contexte de compétition et d’internationalisation.
3C’est d’ailleurs à partir de la thématique de la gouvernance des universités, en particulier africaines, qu’est développée l’allocution d’ouverture donnée en avant-propos et prononcée par un acteur institutionnel qui, se souvenant qu’il est aussi philosophe, sait s’adresser à une communauté de chercheurs essentiellement venus d’Europe occidentale. Cette thématique se trouve relayée par plusieurs contributions. Rien à redire donc à ce témoignage qui a sa place mais que l’on rangera quand même plutôt dans les discours d’accompagnement. Fallait-il pour autant faire l’économie d’une véritable introduction scientifique ?
4Même sans cadrage théorique explicite, ce à quoi la très consensuelle quatrième de couverture ne peut suffire, l’ouvrage est bien charpenté et dans l’ensemble de bonne facture.
5Sur ce point, il ne servirait à rien de pointer les inévitables coquilles résiduelles repérables de la première à la dernière page, comme une apostrophe parasite (p. 13) ou un paragraphe en doublon (p. 414). Qui ignore encore que la prise en charge du processus d’éditorialisation implique un long et lent travail relativement ingrat ? Peu importe l’agacement passager que tel lecteur peut éprouver en voyant le nom de Félix Guattari maltraité (p. 271) ou en trouvant un curieux « Michel (de) Certeau » (p. 389). Plus gênante est l’impression que les auteurs n’aient pas tous suivi les mêmes normes de présentation bibliographique, parfois au sein d’un même article (p. 234) ou qu’ils aient été libres de fournir, ou non, un court résumé, assorti de mots-clés et d’une brève biographie comme la pratique universitaire l’impose désormais de manière à peu près générale. Reste l’essentiel : le choix de contributions dont la qualité n’échappera à aucun lecteur.
6Bien évidemment face à un tel volume, la tentation est grande de se laisser aller aux charmes d’une lecture en butinage, en acceptant de se laisser porter par des attirances ou des accointances. Les lecteurs familiers de Distances, Médiations et Savoirs repéreront rapidement des signatures qu’ils connaissent bien ; mais le jeu est aussi de se laisser surprendre, de retrouver dans le surgissement de certains mots comme « Yobanté » (p. 415), ou la saveur de certaines phrases, jusqu’au simple plaisir de lire : « De nombreux ziars et Magals sont transmis en direct via les sites Internet des différents dahiras mourides à travers le monde » (p. 266). Bonne occasion du même coup de mettre en pratique la mise en garde adressée Alain Kiyindou qui fait sienne la formule de Jean-Marc Ela : « le processus de construction des savoirs impose un effort qui oblige le chercheur à renonce(r) à projeter sur l’Afrique ce regard de l’autre qui, trop souvent, est le maître » (p. 172). Telle est la condition d’un étonnement par ailleurs légitime. Façon aussi de porter intérêt à des contributions qui introduisent à des réalités différentes et de faire en sorte que le déplacement sur le continent africain ne soit pas que symbolique. Interroger la construction sociale des technologies, ou au moins de leurs usages et effets, impose de prêter une attention fine à des paramètres bien identifiés comme ceux qui, dans un pays comme le Mali, ont trait à « l’hétérogénéité des territoires, des sociétés et des langues » (p. 242).
7À défaut de véritable introduction à l’actualité des débats et surtout aux révisions théoriques qu’ils appellent et suscitent, l’ouvrage est fortement structuré. Le titre d’ensemble dessine un parcours bien fléché. Il part du numérique abordé surtout dans le premier chapitre à travers un questionnement portant sur l’« accès à l’information scientifique et spécialisée » et de sa condition l’« interopérabilité et (la) normalisation » (p. 11), pour aller jusqu’aux « partenariats entre universités, institutions organisations » (p. 289) qui le sont dans le troisième et dernier en passant par celui du « renforcement de la coopération internationale » et de sa condition, « la réduction de la fracture numérique » (p. 157). Le choix judicieux des articles liminaires pour chacun de ces trois volets permet en outre de fixer une grande partie des débats et d’indiquer les perspectives.
8Il revenait à Philippe Bonfils et Daniel Peraya de lancer la réflexion sur l’accès à l’information scientifique et spécialisée (p. 13). Ils le font dans une étude solitude bien qu’encore exploratoire. Elle porte sur les choix marginaux ou secondaires des étudiants qui dans leurs pratiques d’apprentissage arbitrent la concurrence entre les environnements institutionnels universitaires déployés à partir de dispositifs techno-pédagogiques et les dispositifs collaboratifs mis en œuvre par des réseaux sociaux.
9Mokhtar Ben Henda poursuit cette réflexion en s’intéressant aux « efforts normatifs accomplis par différents acteurs » visant une interopérabilité (p. 29).
10Le second volet est légitimement ouvert par Alain Kiyindou qui souligne l’actualité des débats sur les liens à construire entre solidarité internationale et coopération scientifique. Pour ce faire, il lui suffit de mentionner quelques rapports comme ceux de l’UNESCO sur la « société apprenante » (p. 163). Il le fait en interrogeant le concept à valeur heuristique de partage et qui se retrouve dans les autres interventions à commencer par celle qui lui succède de Serge Agostinelli et Pierre-Michel Riccio parlant de « projets partagés » dans les communautés de pratiques ((p. 175).
11Le concept de « partage » ne peut que conduire, on le comprend vite, à une réflexion sur les « partenariats ». C’est sur cette question qu’Hachimi Abba ouvre le dernier volet en retournant au constat déjà souvent établi selon lequel les injonctions « émanant du sommet de la hiérarchie (se trouvent) rapidement mise(s) en difficulté par les résistances au changement et (à) un scepticisme généralisé » (p. 292). On pourra préférer les approches qui éclairent les inévitables blocages par la notion de « conflit d’intérêt(s) » (p. 317) et qui invitent, comme on le voit dans la contribution suivante mais bien trop timidement, à un retour sur la constitution d’« alliances » stratégiques. Empruntée à l’analyse managériale, cette expression qui renvoie à la combinatoire multidirectionnelle des jeux d’acteurs, a été travaillée, comme le rappellent eux-mêmes Sylvain Landry Faye et Claude Lishou, par Anderson (p. 311) mais aussi par Bernard L. Simonin en ce qui concerne le transfert des connaissances dans les milieux entrepreneuriaux.
12Khady Bâ Sambe, Alex Corenthin et Claude Lishou ont posé conjointement la dernière pierre de l’édifice en faisant écho aux avant-propos tenus sur la gouvernance qu’ils ouvrent sur l’ e-gouvernance et la gouvernance locale (p. 403).
13C’est en définitive un bel ensemble qui est proposé pour examiner la question de la place du numérique dans des logiques sociales contemporaines. Ce n’est pas qu’il n’y ait de flottements. Ainsi est-ce tirer tout le profit de l’article rigoureux qu’Alain Durand consacre à la scénarisation de documents multimédia (p. 217), que de le placer au milieu de la deuxième partie ? On peut hésiter, même si l’auteur justifie la modularisation de documents « autonomes » et adaptatifs en la reliant aux niveaux d’intérêt des utilisateurs, c’est-à-dire en fait aux « plans de lecture » décrits par Sylvie Leleu-Merviel lorsque, prenant appui sur des observations de terrain dans une école d’ingénieurs, elle a proposé le concept de déclinaison « polyptique » (p. 222).
14La publication des textes rassemblés dans le cadre d’un projet consacré à l’étude du Numérique au cœur des partenariats, paraît, dans l’ensemble, justifiée et répondre aux attentes. Malgré quelques réserves mineures et surtout formelles, elle laisse sur une impression favorable. Rappelons simplement, pour le lecteur intéressé, que l’ouvrage peut être commandé à l’adresse suivante : Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, université Montesquieu-Bordeaux 4, Service des publications. Ce sera l’occasion d’apprécier la dimension socio-critique des approches info-communicationnelles proposées en les soumettant à une double grille d’évaluation épistémologique. La première question porte sur l’expression en société, c’est-à-dire sur la circulation coordonnée et la médiatisation de savoirs spécifiques, sur leurs trans-formations dans des dispositifs socio-techniques ; la seconde sur l’expression sociale définie comme l’ensemble des processus permettant l’inscription circonscrite dans le temps et certains espaces, des représentations de certaines réalités. Cette voie peut être suivie tout au long de la lecture de ce volume, en mettant à la fois à profit et à distance des outils, notions, voire concepts empruntés à d’autres champs disciplinaires comme ceux d’interopérabilité, de partage ou d’alliance.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alain Payeur, « Pratiques du sens en commun. L’université face au numérique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 1 | 2012-2013, mis en ligne le 12 décembre 2012, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/155 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.155
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page