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Symétries et asymétries constitutives et émergentes dans un tutorat distanciel :

l’exemple d’un dispositif de formation en français langue maternelle
Constituent or emerging symmetries and asymmetries in distance learning tutoring: exemple of a training system in French for native speakers
Véronique Quanquin et Anne-Laure Foucher

Résumés

Nous proposons de contribuer à la réflexion sur l’accompagnement distanciel pour la formation en langue, et en particulier lorsque celui-ci est assuré par des étudiants pour d’autres étudiants, en focalisant l’analyse sur les symétries et asymétries d’un dispositif télécollaboratif. Au-delà des symétries et asymétries constitutives de tout dispositif, nous montrons que d’autres symétries/asymétries apparaissent, que nous qualifions d’émergentes, qui sont d’au moins trois natures : stratégiques, comportementales ou structurelles. Nous mettons en évidence également que la perception par les participants de ces émergences est variable (inexistante, plus ou moins fine, plus ou moins tardive) et que la manière dont ils les gèrent peut influer sur le dispositif, et ce, à différents niveaux. Nous concluons à la nécessité, pour la formation, de permettre l’analyse des symétries et asymétries, mais surtout de sensibiliser à l’émergence comme phénomène « obligatoire », mais dont les manifestations sont en grande partie aléatoires.

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Texte intégral

Introduction

1Notre analyse s’inscrit dans le cadre plus large de la formation numérique des enseignants de langues étrangères et maternelles. Articulant recherche et formation, nous mettons les étudiants, futurs enseignants numériques, en situation de concevoir, animer et analyser des dispositifs de formation médiatisés. Nous voulons ainsi les sensibiliser à la structure complexe que constitue un dispositif de formation, a fortiori distanciel, aux multiples variables constitutives qui interagissent et qui ont la particularité d’être symétriques ou asymétriques, de même qu’aux symétries et asymétries qui émergent, à la nécessité de les identifier afin de s’en saisir de manière adéquate, en répondant aux objectifs de formation et aux attentes des publics en formation. De ce point de vue, l’analyse des interactions entre les participants et les verbalisations des actions et du ressenti de ces mêmes participants nous apparaît comme un moyen pertinent de saisir et comprendre ce qui est à l’œuvre dans ces dispositifs. De même, nous considérons opérationnel pour la formation un appui sur des mises en situation et des analyses contextualisées et fines des symétries/asymétries constitutives et émergentes des dispositifs.

  • 1 Didactique des langues et cultures-français langue étrangère et seconde

2C’est dans cette optique de travail que nous présentons des modélisations de dispositifs de formation principalement médiatisés par les technologies. Nous détaillons ensuite le dispositif qui constitue notre terrain d’observation et le protocole de recherche que nous y associons. D’une durée de 5 semaines, notre dispositif a mis en relation 16 étudiants en master 2 DLC-FLES (Université Clermont Auvergne)1 et 35 élèves ingénieurs (Polytech Clermont-Ferrand) dans le but d’accompagner ces derniers, à distance, lors de la rédaction d’articles de vulgarisation scientifique. Ce dispositif est ensuite analysé sur le plan des symétries et asymétries constitutives, ce qui nous permet de dégager quelques asymétries émergentes. Nous nous intéressons particulièrement à l’analyse de l’asymétrie émergente qui concerne l’accompagnement des tuteurs dans le dispositif. Nous discutons finalement l’intérêt des résultats d’une telle analyse en contexte formatif.

Cadre de référence

3Le dispositif, dans le contexte éducatif en général et particulièrement dans celui de l’apprentissage médiatisé par les technologies des langues étrangères et maternelles, a été abondamment documenté depuis plusieurs années par les chercheurs en didactique, en sciences de l’éducation ou en acquisition.

4Quelle que soit la problématique traitée (influence de la médiatisation sur la posture enseignante [Charlier et al., 2012 ; Lameul, 2005], impact des technologies sur les stratégies d’apprentissage développées par l’apprenant [Jeannot et Chanier, 2008] ou sur le développement de la compétence interculturelle [Audras et Chanier, 2008] pour ne citer que quelques exemples), les études conduites sur les dispositifs, la plupart s’appuyant sur des postulats systémiques, mettent en avant la pluralité des variables en jeu :

« [...] the social action of telecollaborative foreign language study is a complex and multifaceted human activity. This activity is shaped by an intricate inter-relationship of social and institutional affordances and constraints, aspects of individual psycho-biography, as well as language and computer socialization experiences and particular power relationships” (Belz, 2002, p. 79),

5de même que leurs interrelations et leur caractère dynamique et évolutif :

« Un dispositif est un système en équilibre : il doit être appuyé sur une théorie d’acquisition de L2 [de la LM pour ce qui concerne ici], et donc être validé théoriquement. Mais ce n’est pas suffisant : il interagit avec le contexte, formé d’autres systèmes, culturels, institutionnels, économiques : le moindre changement au sein d’un de ces systèmes l’affecte directement. [...] Enfin, il implique des êtres humains. Eux-mêmes sont des systèmes à part entière, qui interagissent dans leur singularité, mais également appartiennent à d’autres systèmes interagissant : les enseignants d’une part, les étudiants d’autre part, mais aussi ensemble, à la fois singuliers et pluriels. Sans les enseignants, il n’y a pas de dispositif. Sans les étudiants non plus » (Narcy-Combes, 2012, p. 192).

Multidimensionalité des variables d’un dispositif

6La complexité des dispositifs de formation a ainsi été modélisée par de nombreux auteurs et, pour rendre compte de ces systèmes que sont les dispositifs, on retrouve les variables suivantes, sous des intitulés différents :

  • des variables relevant des individus interagissant dans le dispositif ;

  • des variables relevant du dispositif en lui-même ;

  • des variables relevant de la dynamique, de l’évolution du dispositif et donc des processus à l’œuvre dans ce même dispositif.

7Ainsi, Kasdali (2014, p. 76) propose, pour la catégorie des variables individuelles, de distinguer quatre dimensions : « la dimension personnelle (qui) rend compte de l’histoire de la personne, de son vécu et de son affectif (perception de soi) ; la dimension professionnelle (qui) rend compte de la situation professionnelle de l’individu et son influence éventuelle sur le processus de formation ; la dimension contextuelle (qui) rend compte des situations ou ambiances contextuelles (personnelles, professionnelles ou autre) pouvant influencer le parcours de la formation positivement ou négativement ; (et enfin) la dimension téléologique (qui) rend compte des finalités poursuivies par l’apprenant via le dispositif (finalités personnelles et/ou professionnelles), et de la perception qu’il se fait de l’efficacité du dispositif ». Charlier, Deschryver et Peraya (2006, p. 109), quant à eux, suggèrent de considérer trois dimensions pour qualifier les variables relevant du dispositif : techniques ou instrumentales, organisationnelles et pédagogiques.

Interrelations des variables, symétries et asymétries

8Dès lors que l’on évoque les interrelations entre les variables d’un dispositif, les termes de symétrie et asymétrie apparaissent. Cette double notion a d’abord été utilisée en psychologie des apprentissages et en psychologie sociale pour qualifier les relations sociales dans un groupe ou les rôles des apprenants dans une situation d’apprentissage (cf. travaux sur le conflit sociocognitif). Ainsi, pour Baker (2008) par exemple, l’asymétrie est souvent entendue comme une « différence » : « une séquence d’interaction donnée sera symétrique si les élèves assument globalement les mêmes rôles, et asymétrique si leurs rôles respectifs diffèrent ».

9Les sciences du langage, à propos des interactions verbales, parlent davantage de complémentarité (Vion, 2000), considérant qu’une interaction est complémentaire lorsque l’un des acteurs, en position haute, a la responsabilité de l’échange et dispose de savoirs, comme dans une relation médecin/patient. « Le caractère institutionnel de ce rapport de places et l’aspect nettement spécialisé de ces interactions conduisent les sujets à accepter cette dissymétrie constitutive. » (p. 129) À l’inverse, la relation est symétrique lorsque les « places ne sont pas prédéfinies en termes de statut professionnel ou de place institutionnelle » (p. 135).

10Les interrelations entre variables contextuelles inhérentes à tout dispositif de formation partiellement ou totalement distanciel ont notamment été étudiées sous l’angle des symétries et asymétries pouvant générer des rapports d’influence. Ainsi, Belz (2002) étudie les facteurs socioculturels et institutionnels influençant les télécollaborations et leurs répercussions sur leur déroulement même. L’auteur montre par exemple que les différences institutionnelles en termes de calendrier académique, de modalités d’évaluation et d’accès aux technologies ont une incidence directe sur la perception de l’engagement des partenaires et le bon déroulement des interactions en langue cible.

11Ware (2005) s’est intéressé aux paramètres sociolinguistiques de tels projets et à leur influence sur le comportement personnel des participants. Son étude pointe notamment que des décalages entre les partenaires dans l’attention portée à la forme linguistique de leurs messages peuvent générer frustration et ressentiment.

12O’Dowd (2003, 2005), complétant les études de Belz et Ware, montre que des facteurs motivationnels et le degré de compétence communicative interculturelle des apprenants sont également des variables dont l’asymétrie peut conduire à un engagement différent dans le projet, voire à des dysfonctionnements importants.

13O’Dowd et Ritter (2006), dans un répertoire de domaines potentiellement problématiques dans les dispositifs télécollaboratifs, situent les décalages potentiels qui peuvent apparaître à quatre niveaux différents : le niveau socio-institutionnel (organisation des formations de part et d’autre, accès aux outils qui portent la télécollaboration et représentations de la langue et culture cible), le niveau de la « classe » (dynamique de groupe, entente des coordinateurs pédagogiques et scénarios pédagogiques des tâches en sont les paramètres principaux), le niveau personnel (culture technologique, attentes et motivations des apprenants notamment) et enfin le niveau interactionnel (style communicatif des interactants). Plus récemment, Bouyssi et Nissen (2013) attribuent les facteurs d’asymétrie à des « raisons ingénieriques » notamment et s’interrogent sur l’impact que peuvent produire ces asymétries sur le plan interactionnel.

Dynamique d’un dispositif : des symétries/asymétries constitutives aux émergences

14Certaines particularités d’un dispositif peuvent donc provenir soit des choix faits pour construire ce dispositif et ont été organisées par les concepteurs, soit émaner de paramètres propres à l’environnement où est développé le dispositif et aux profils individuels des participants. Ces caractéristiques sont dites constitutives, en ce sens qu’elles sont (normalement) identifiées au moment de la conception du dispositif. Dans le cas d’une télécollaboration entre groupes distincts, ces caractéristiques peuvent être symétriques ou asymétriques par rapport aux groupes mis en relation. Le choix d’un outil comme la plateforme d’apprentissage Moodle dans un dispositif d’apprentissage peut avoir fait l’objet d’une décision des concepteurs ou avoir été imposé par l’institution et se révéler être à l’origine d’une asymétrie problématique si un des deux groupes en « présence » ne maîtrise pas l’outil. Constitutives du dispositif, elles sont (normalement) anticipées et régulées. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, une « mise à niveau » du groupe ne maîtrisant pas la plateforme peut être pensée en amont et mise en œuvre.

15D’autres caractéristiques d’un dispositif télécollaboratif peuvent cependant émerger pendant le déroulement des travaux, nous les nommons « symétries et asymétries émergentes » à la suite de Morin (Morin et Le Moigne, 1999, p. 261) qui définit l’émergence à partir d’un des « sept principes guides pour penser la complexité ». Ce principe, le premier, est un « principe systémique ou organisationnel qui lie la connaissance des parties à la connaissance du tout ». Il a comme conséquence que « l’organisation d’un tout produit des qualités ou propriétés nouvelles par rapport aux parties considérées isolément : les émergences ». Delahaye (2007) explique la distinction qui peut être faite entre des émergences triviales produites par une complexité aléatoire, et les émergences innovatrices issues d’une complexité organisée, c’est ce deuxième cas qui correspond à notre étude.

16Certains auteurs considèrent qu’il est possible de « prédire » les effets des variables et de leurs interrelations. Les variables individuelles ont particulièrement été étudiées de ce point de vue. Charlier, Nizet et Van Dam (2005) montrent par exemple que si les caractéristiques individuelles de l’apprenant sont prises en compte dans le scénario pédagogique du dispositif (hybride pour ce qui les concerne), on facilitera la construction identitaire. Rossier (2006) en vient aux mêmes conclusions pour la dynamique identitaire des enseignants en formation. Plus récemment, Kasdali (2014), à la suite d’auteurs ayant étudié le lien entre profils des apprenants et caractéristiques des dispositifs, montre l’importance des variables individuelles, et particulièrement la perception de soi et de son environnement comme facteurs d’engagement dans un dispositif, conditionnant en quelque sorte son cheminement dans ce même dispositif.

17En ce qui nous concerne, nous considérons les émergences comme inévitables, puisqu’un dispositif est un système évoluant nécessairement ; cependant, nous nous interrogeons sur leur prévisibilité et leurs effets.

Méthodologie : du terrain d’expérimentation aux données recueillies

18Notre étude est guidée par les questions de recherche suivantes :

  • Quelles symétries et asymétries émergent du dispositif ?

  • Peut-on établir un lien entre ces émergences et les symétries/asymétries constitutives du dispositif ?

  • Ces émergences ont-elles été perçues, identifiées et utilisées par les participants du dispositif ?

Appui sur un dispositif réel

19Afin d’apporter des éléments de réponse à ces trois questions, nous nous appuyons sur un dispositif qui nous a permis de constituer un corpus de données décrites plus loin. Le dispositif a été mis en place, en novembre 2014, dans le cadre d’un partenariat entre l’école d’ingénieurs Polytech Clermont-Ferrand et le master 2 DLC-FLES de l’université Clermont Auvergne. 35 élèves ingénieurs en 5e année de formation (désormais EI-Poly) ont interagi avec 16 étudiants de M2 (désormais E-M2).

20Les objectifs didactiques de ce dispositif, définis par les enseignantes, sont les suivants. Pour les EI-Poly, ils concernent le travail de la compétence écrite proprement dite, abordée ici sous l’angle double de la vulgarisation scientifique et de la métacognition (faire écrire au moyen d’une aide extérieure et de manière individualisée permet de progresser en rendant possible la prise de distance avec le texte produit, en particulier dans la phase de révision du texte) :

  • Objectif 1 : écrire un article de vulgarisation sur un domaine scientifique choisi ;

  • Objectif 2 : réviser le texte ;

  • Objectif 3 : réaliser une revue de vulgarisation.

21En formation d’enseignant où les TIC ont un rôle important à jouer, les E-M2 doivent apprendre à les utiliser en situation de formation. Ainsi, leurs objectifs sont les suivants :

  • Objectif 1 : créer un scénario pédagogique et un espace de travail sur une plateforme d’apprentissage pour des objectifs déterminés ;

  • Objectif 2 : accompagner à distance des apprenants dans leur parcours d’apprentissage ;

  • Objectif 3 : développer des connaissances en didactique de l’écrit ;

  • Objectif 4 : développer une attitude réflexive sur sa pratique.

22La mise en relation de ces deux publics a consisté en un accompagnement des EI-Poly par les E-M2 (4 groupes de 4 E-M2 pour des groupes d’EI-Poly de 8 à 9 étudiants). Le scénario de cet accompagnement, depuis l’organisation d’un espace de travail sur Moodle jusqu’aux remédiations linguistiques, a été anticipé et réalisé par les E-M2 à partir des éléments de cadrage détaillés en annexe 1.

  • 2 Pour une discussion sémantique sur les termes tutorat et accompagnement, cf. Paul, 2006

23Le tutorat, pour nous, s’envisage au niveau du dispositif, c’est-à-dire comme un élément d’organisation plus large que l’accompagnement qu’à l’instar de Beauvais (2004) nous comprenons comme une « démarche visant à aider une personne à cheminer, à se construire, à atteindre ses buts ». Cette définition implique de fait une forte personnalisation de l’accompagnement, au sens où il s’actualise forcément dans une relation entre des personnes, mais, l’accompagnement se réalisant dans un contexte particulier (contraintes, participants, etc.), il pourra être interprété différemment par les E-M2 et se traduire par des actions d’accompagnement diverses, que nous analysons dans la partie 52.

24Pour chaque groupe de participants, des travaux en présentiel ont été réalisés avec leurs enseignantes, en ingénierie pédagogique pour les E-M2 (voir détails en partie 3) et au cours de la phase prérédactionnelle pour les EI-Poly.

Données recueillies

25Le dispositif décrit ci-dessus nous a permis de recueillir des données dites écologiques (Van der Maren, 2003) émanant du déroulement du dispositif. Nous avons ainsi à notre disposition, via la plateforme, des données qualitatives textuelles :

  • les différentes versions des articles de vulgarisation produites par les EI-Poly ;

  • les messages et discussions sur les forums entre les EI-Poly et les E-M2 ;

  • les documents ressources individualisés ou collectifs mis à disposition des EI-Poly par les E-M2 ;

  • les traces des clavardages entre les E-M2 et la coordinatrice pédagogique Polytech Clermont-Ferrand.

26En plus de ce corpus constitué d’interactions synchrones et asynchrones entre les partenaires de télécollaboration et de leurs productions individuelles ou collectives, nous disposons de données telles que les journaux d’écriture des EI-Poly et les analyses réflexives de tous les participants : comme toutes les données recueillies, elles sont « invoquées » au sens de Van der Maren (2003), mais nous pouvons, à l’instar de Dejean-Thircuir et Mangenot (2014), leur donner un statut un peu particulier et distinguer les données issues de la relation pédagogique entre les EI-Poly et les E-M2 (la liste ci-dessus) et les données issues des réflexions des uns et des autres postrelation pédagogique (journaux d’écriture et analyses réflexives).

27Nous disposons également de données d’observation de la structuration des espaces de travail sur la plateforme à la fin du dispositif. Ces données sont complétées par des données de recherche issues de questionnaires administrés à la fin du dispositif. En complément de ces données qualitatives, des données quantitatives – fréquence des connexions, dates et heures – ont été recueillies. Notons également que beaucoup d’échanges ont été réalisés sur Facebook et par courrier électronique, constituant des données invisibles au chercheur qui, bien qu’elles aient eu un rôle important dans le dispositif, en particulier concernant son organisation, ne pourront pas être utilisées dans cette étude.

28Pour cette étude, nous exploitons l’ensemble des données à l’exclusion des versions des articles, des documents ressources et des données quantitatives.

Analyse des données

29Les données recueillies ont fait l’objet d’une première description à l’aide de la TEI (Text Encoding Initiative), en vue de constituer un corpus standardisé de type LETEC (Chanier et Ciekanski, 2010), et portant sur les éléments constitutifs du dispositif et de son déroulement : les attributs et les valeurs d’attributs de toutes les interactions ont ainsi été codés (émetteurs et récepteurs des messages, moment, type et contenu). L’analyse d’exploration de contenus a été faite manuellement et sera très prochainement vérifiée et automatisée sur la totalité du corpus. Pour le travail présenté ici à titre d’exemple, la famille de codes « accompagnement » a été déclinée de la manière suivante : accompagnement technique, accompagnement pédagogique, accompagnement organisationnel, accompagnement relationnel. Pour chaque mention codée « accompagnement » dans les données de type verbalisations par exemple (verbalisations du tuteur – portant sur son action tutorale ou son ressenti tutoral – ou du tutoré), nous précisons si la mention est positive, négative ou sans commentaire.

  • 3 Les extraits de données textuelles cités dans cet article n’ont fait l’objet d’aucune correction de (...)

30Ainsi, le contenu de l’extrait d’analyse réflexive EI-Poly suivant a été codé « accompagnement pédagogique + relationnel + mention positive » : « Ces conseilleurs nous ont fourni des réponses complètes et très organisées, selon un schéma qu’ils avaient établi au préalable. Le plus investi, qui a également analysé les versions de mon article, commentait la structuration, la formulation, la personnalisation, les images et enfin, les fautes. Il introduisait son analyse en remerciant pour l’article soumis et motivait son intérêt pour le sujet, personnalisant ses réponses. Pour conclure, il se tenait à disposition pour de futures modifications et éventuels questions ou désaccords3. ».

Symétries et asymétries constitutives du dispositif

31Sur la base des classements de O’Dowd et Ritter (2006) et Bouyssi et Nissen (2013), nous pouvons identifier les symétries et asymétries constitutives du dispositif.

32Concernant les aspects socio-institutionnels, les principales symétries concernent le niveau académique des étudiants (bac + 5), leurs compétences technologiques similaires (habitude d’utilisation des outils numériques) et leur méconnaissance partielle, voire totale, de la plateforme Moodle. De plus, les travaux effectués dans le cadre de ce dispositif feront l’objet d’une évaluation. De part et d’autre, le dispositif développé n’est donc pas une « pratique ancrée » dans l’institution au sens de Charlier, Deschryver et Peraya (2006, p. 481), mais ne constitue pas pour autant une « enclave » en rupture avec les développements institutionnels au sens où l’utilisation des technologies dans les pratiques pédagogiques est encouragée dans les deux contextes.

33L’asymétrie la plus importante se situe au niveau de l’intégration de ces travaux dans l’ensemble de la formation. En effet, réaliser et animer un dispositif distanciel fait partie du cursus des étudiants de master 2. En revanche, le travail concernant l’expression écrite pour les élèves ingénieurs est laissé à la liberté des enseignants et ne fait pas l’objet d’une valorisation spécifique.

34Concernant les aspects liés aux cours et leurs objectifs, les symétries sont nombreuses. En effet, les deux groupes réalisent un apprentissage par la pratique, même si les domaines d’apprentissage diffèrent (usage des TIC en enseignement/apprentissage des langues vs expression écrite). Les publics sont captifs et il leur a été demandé de faire une analyse réflexive de cette expérience.

35Enfin les deux groupes ont travaillé en autonomie et responsabilisation au sens où les prises de décisions concernant les actions tutorales par les E-M2, d’une part, et les modifications des versions des textes par les EI-Poly, d’autre part, relèvent de choix faits par les participants. Les interventions des enseignantes (voir ci-dessous) se situant en dehors de la conception et de la gestion des interactions par les E-M2 et en dehors du processus de rédaction des EI-Poly.

36Dans le groupe des tuteurs, bien qu’ils n’aient aucune expérience de la formation à distance en tant que formés, une relative symétrie en termes de compétences technopédagogiques est à noter en ce sens qu’ils ont tous suivi et validé un module centré sur l’apprentissage du FLE médiatisé par les technologies lors de leur première année de master (apports théoriques, création et animation de tâches communicatives en ligne avec des apprenants étrangers, familiarisation avec divers outils). Par ailleurs, lors de cette expérimentation en M2, ils ont d’une part eu accès à des ressources sur le tutorat (articles de recherche et comptes-rendus de pratiques tutorales) et participé, d’autre part, à des séances de formation abordant différentes problématiques liées au tutorat (positionnement des tuteurs, régulations, scénario pédagogique, etc.).

37De la même façon, les élèves ingénieurs ont suivi un cours sur l’écriture expliquant les différentes phases du processus (Hayes et Flower, 1980) et ont participé à un travail de groupe de préparation des articles. En effet, une phase prérédactionnelle (Lumbroso, 2010) en présentiel a été aménagée leur permettant de présenter les thèmes et plans des articles en vue de les modifier si nécessaire avant de rédiger.

38La principale asymétrie concerne les objectifs de ce travail. Comme déjà signalé, si les EI-Poly ont comme but de progresser en rédaction et révision de texte, les E-M2, quant à eux, apprennent à construire et gérer un dispositif distanciel, et à mettre en place une didactique de l’écrit.

39Enfin, au niveau interactionnel, les rapports n’étant pas hiérarchisés, la relation est plutôt symétrique (Vion, 2000). Cependant, si l’on considère l’objectif des EI-Poly qui est de bénéficier des conseils de E-M2 pour améliorer leurs productions écrites, les places ne sont pas identiques en raison de la différenciation des rôles (tuteur/tutoré). La relation entre les parties est donc complémentaire. Le schéma ci-dessous permet, par l’identification des domaines d’expertise et des relations à ces domaines, de représenter ce tutorat asymétrique (Roux, 2003) :

Figure 1 : Relations tuteurs/tutorés/domaines

Figure 1 : Relations tuteurs/tutorés/domaines

40Il existe une symétrie de relation aux expertises mises en œuvre. En effet, les tuteurs et les tutorés sont tous experts et apprenants, mais par rapport à des domaines différents. Les tuteurs ont une expertise en langue française, ils sont référents dans ce dispositif ; les expertises des tutorés relèvent de leurs spécialités : génie électrique, génie mathématique et modélisation, génie biologique et génie physique.

41Toutes les autres relations dans les trois domaines constitutifs de ce dispositif sont asymétriques. Tout d’abord, si les deux groupes sont apprenants, ce n’est pas par rapport au domaine d’expertise de l’autre groupe. En effet, les tutorés ont un rapport d’apprentissage avec la langue française écrite en particulier, et sont « bénéficiaires » de la didactique du domaine, alors que les tuteurs sont apprenants par rapport à ce dernier domaine d’expertise. Enfin, les tuteurs sont novices par rapport aux domaines scientifiques ce qui leur permet d’évaluer le niveau de vulgarisation des articles sans avoir aucun objectif d’apprentissage scientifique.

42Dans le dispositif, le paramètre « langue française » est quant à lui porteur de quantité d’asymétries. Ainsi, de part et d’autre, nous pouvons avoir des participants dont le français est la langue maternelle, la langue seconde ou encore une langue étrangère, avec des degrés de maîtrise à l’écrit très divers. Les représentations qui sont associées au français et à l’expression écrite en français sont également très différentes entre les étudiants de master 2, ayant tous eu un parcours en lettres, dont c’est le cœur du futur métier et les élèves ingénieurs scientifiques

Symétries et asymétries émergentes : exemple de l’utilisation de Moodle

43La plateforme Moodle en tant que support de l’accompagnement est une des variables clés de la dynamique d’un dispositif selon Kasdali (2014). Concernant les participants, futurs utilisateurs, l’observation des éléments constitutifs du dispositif montre qu’il y a des symétries entre les deux groupes (pratiques numériques quotidiennes – Facebook ou Twitter –, usage de la plateforme Claroline et méconnaissance de Moodle) ainsi qu’une importante asymétrie qui concerne l’objectif de l’utilisation de cette plateforme (aucun objectif vs apprendre à utiliser Moodle dans une perspective didactique).

44Du côté des EI-Poly, l’analyse des journaux d’écriture et des analyses réflexives montrent, par l’absence totale de mention à Moodle, qu’il n’y a eu aucune anticipation de l’utilisation de la plateforme. À l’issue du dispositif, une grande majorité des élèves ingénieurs n’évoquent pas la plateforme ou l’évoquent sans rien en dire, ce qui montre un désintérêt presque total pour l’outil d’échange et de travail. Les commentaires négatifs (« peu pratique », « la plateforme n’était pas non plus un univers que j’ai trouvé très bien fait », par exemple) ont été faits dans 3 groupes sur 4 et ont trait aux représentations que se font les EI-Poly de l’efficacité du dispositif, dans sa dimension technique, pour atteindre leur but ; le seul groupe dans lequel il n’y a pas eu d’évaluation négative est le groupe qui a été le plus satisfait du dispositif dans son ensemble. Une asymétrie comportementale, entre les EI-Poly et les E-M2, émerge ici très nettement. Ainsi, si l’outil informatique ne doit pas faire l’objet d’une attention particulière, spécifiée dans les consignes ou les objectifs, les participants d’un dispositif distanciel peuvent s’en désintéresser totalement.

  • 4 L’explication et l’analyse des noms des groupes sont proposées en 5.1.

45Du côté des E-M2, lorsque l’on analyse les espaces de travail sur Moodle, une très forte asymétrie, que l’on peut qualifier de stratégique, est perceptible et est exprimée dans les analyses réflexives. Un premier groupe, Génie d’écriture4, a développé une stratégie de contournement. En effet, la plateforme a été utilisée dans sa fonction la plus élémentaire, comme espace de dépôt des articles et des corrections, les échanges avec les tutorés étant réalisés par courriel, et entre les tuteurs, au moyen de Facebook. Un étudiant du groupe l’exprime ainsi : « Notre manque de maîtrise de cette plateforme nous a poussés à développer à son égard une attitude négative se traduisant par une distanciation en termes de comportement. Voilà principalement à mon avis, la raison pour laquelle nous n’avons pas été très présents sur Moodle et la raison pour laquelle le gros de notre travail s’est effectué ailleurs. »

  • 5 Les noms des groupes se déclinent ainsi : DAES (dispositif d’aide à l’écriture scientifique), EEDIT (...)

46Une deuxième stratégie, mise en place par les groupes MEDAR5 et EEDIT, a consisté à structurer précisément l’espace de travail sans plus jamais le modifier même après avoir constaté que les EI-Poly n’utilisaient aucun des forums et autres outils proposés. Il s’agit ici d’une exploitation figée de l’espace de travail.

47Le dernier groupe, DAES, a quant à lui, développé une exploitation évolutive de l’espace de travail, en le transformant et en en utilisant systématiquement le plus de fonctionnalités possible : « Dans notre binôme, j’ai pris en charge la correction des articles tandis que X a pris en charge la gestion de l’espace Moodle. La définition tardive des rôles de chacun a retardé la prise en main de l’espace Moodle qui ne s’est pas présenté sous sa forme prébâtie définitive dès l’ouverture de la formation, mais s’est transformé au fur et à mesure des semaines, devenant plus ergonomique et pratique. »

48Les étudiants ont ainsi pris en compte, au fur et à mesure du déroulement, l’importance de l’organisation de l’espace de travail et le temps nécessaire à cette organisation. Cette modification tardive n’a été verbalisée que par un élève ingénieur (« Le Moodle a été mis à jour tardivement, à la fin du travail la présentation de la page web était bien mieux »), mais les traces d’activité sur la plateforme indiquent que certaines nouveautés organisationnelles ont été vues par les tutorés. Ainsi, les archives des versions des articles associées à leurs appréciations par les tuteurs ont été consultées alors même qu’elles étaient disponibles ailleurs, mais de manière plus éparse.

49Au-delà de cette asymétrie émergente, les E-M2 ont bien atteint l’objectif 1 de ce dispositif : « Créer un scénario pédagogique et un espace de travail sur Moodle », mais ils n’ont anticipé ni les difficultés à utiliser cette plateforme spécifique ni le temps nécessaire pour maîtriser l’outil, ce qui peut expliquer ces stratégies émergentes différentes.

50Ainsi, à partir de consignes identiques, les étudiants ont construit des dispositifs différents, l’asymétrie est alors structurelle. Les traces repérées dans les synthèses réflexives et dans le clavardage avec l’enseignante de Polytech Clermont-Ferrand permettent de faire l’hypothèse que les causes de cette asymétrie émergente ne sont pas uniquement ingénieriques, mais proviennent de l’accompagnement mis en place qui diffère selon les interprétations des consignes de départ, de la focalisation sur certains paramètres de ces consignes, des modes d’organisation adoptés dans les groupes ou encore des représentations associées à la fonction de tuteur distant.

Émergences dans l’accompagnement mis en œuvre par les tuteurs

51Dans un dispositif distanciel, l’accompagnement peut recouvrir un certain nombre de fonctions : de l’accueil et l’orientation à l’évaluation en passant notamment par l’organisation des activités et la gestion des groupes ou encore le soutien de la motivation et le maintien d’un climat d’apprentissage favorable (Berrouk et Jaillet, 2010 ; Quintin, 2008 ; Depover, De Lievre, Peraya, Quintin et Jaillet 2011). Dans notre contexte, chaque groupe de tuteurs a « instancié » ces fonctions d’une certaine manière en agissant sur des dimensions variées. Nous proposons d’analyser finement les accompagnements réalisés, en observant d’abord le positionnement initial des tuteurs puis leurs actions de tutorat.

Positionnement initial des tuteurs : description

52Le tableau récapitulatif suivant montre les choix faits par les tuteurs concernant leur positionnement initial.

Tableau 1 : Positionnement initial des tuteurs

Tableau 1 : Positionnement initial des tuteurs

53La première asymétrie observée concerne le choix des groupes de se présenter personnellement ou non et de proposer un contrat didactique ou non. Les éléments à partir desquels les tuteurs se positionnent forment une autre asymétrie remarquable. En effet, les tuteurs des groupes DAES, EEDIT et MEDAR se positionnent par rapport à leur expertise (relation complémentaire), alors que ceux du groupe Génie d’écriture le font à partir de la relation symétrique entre pairs.

54Le positionnement des tuteurs par rapport à leur expertise constitue un autre élément d’asymétrie. Ainsi, les tuteurs du groupe DAES, en indiquant à la fin de chaque portrait qu’ils sont « enseignants en FLE », alors qu’ils sont en formation pour le devenir, se placent en tant qu’experts en langue française et didactique de la langue ; les tuteurs du groupe EEDIT indiquent qu’ils ont déjà tutoré, qu’ils sont prêts à s’investir (une étudiante M2 écrit : « prête à vous accompagner »), ils se positionnent en tant qu’experts en tutorat ; de la même façon, à travers le contrat didactique (annexe 2), le groupe MEDAR se positionne sur cette dimension.

55Enfin, la dernière asymétrie concerne le caractère individuel ou collectif du positionnement et se manifeste sur plusieurs plans. La signification des noms des groupes de tuteurs, d’abord, laisse deviner un certain nombre de choix didactiques qui ont été faits. Par exemple, le nom du groupe EEDIT met en avant l’aspect interactif du dispositif distanciel : la mention « tuteurs » est en cohérence avec leur positionnement en tant qu’experts en tutorat, mais le soulignement d’une symétrie de place, par l’utilisation du terme « ingénieurs » préféré à celui de « tutorés », peut être interprétée comme une sorte de refus de la hiérarchie. Soulignons qu’un seul des groupes n’a pas présenté individuellement les participants et a choisi un nom composé des initiales des prénoms : le groupe MEDAR.

56Ensuite, au sein des groupes de tuteurs, les rôles des uns et des autres se sont négociés de manière différente. Ainsi, MEDAR a opté pour un tutorat assuré collectivement, en une seule entité tutorale signant « le groupe MEDAR », ne dévoilant pas aux EI-Poly l’organisation en interne du groupe, ce qui n’a pas été sans poser de problèmes sur le plan des interactions. DAES a, pour sa part, volontairement scindé son accompagnement en deux, un tuteur assurant le rôle d’expertise au niveau de la langue, l’autre soutenant au niveau ingénierique les EI-Poly en adaptant tout au long du dispositif l’ergonomie de l’espace de travail (archivage, classement des ressources, etc.).

57On voit ici que les dimensions activées dans ces asymétries émergentes de positionnement relèvent soit du relationnel et du socioaffectif, soit du pédagogique, aucun des groupes de tuteurs ne s’étant positionné sur le plan de l’organisation ou de la technique. Nous retrouvons ici la prégnance du pédagogique décrit comme une fonction cardinale du tutorat par Berrouk et Jaillet (2010).

Actions d’accompagnement : l’exemple du feedback apporté aux tutorés

58Le scénario d’accompagnement pédagogique mis en œuvre par les différents groupes de tuteurs peut être caractérisé ainsi (figure 2) : la première version de l’article rédigée par les EI-Poly est déposée sur la plateforme Moodle et fait l’objet, de la part des tuteurs, d’un feedback individualisé ou non. Puis les tutorés prennent connaissance ou non de ce feedback et en tiennent compte ou non ; ensuite ils peuvent proposer une version modifiée qu’ils déposent pour recevoir un nouveau feedback. Le cycle peut être répété plusieurs fois ; il aboutit au dépôt d’une version finale. Ce schéma ne tient compte que des feedbacks concernant la tâche de révision de texte, les retours concernant l’assistance technique ou l’organisation du dispositif ne sont pas pris en compte ici.

Figure 2 : Scénario d’accompagnement pédagogique

Légende : V1 = version 1 ; Vn = version n ; VF = version finale

59Quatre types de retours possibles ont été mis en œuvre : le feedback peut être individualisé, il a alors une dimension cognitive et une dimension socioaffective ; non individualisé, il peut prendre la forme de ressources proposées aux tutorés ou d’une remédiation collective.

60Pour 3 groupes sur 4, l’accompagnement s’est avéré de « faiblement réactif » (Génie d’écriture) à « très réactif » (EEDIT, et surtout DAES) et il a surtout été porté par un feedback cognitif et socioaffectif, faiblement complété par des ressources mises à disposition. Il en va tout à fait autrement du groupe MEDAR. Le tutorat a été essentiellement proactif, et s’est réalisé au moyen d’un nombre important de ressources déposées sur la plateforme, dans une progression choisie, allant du plus global au plus local (depuis « la révision des titres, des paragraphes » jusqu’à « révision des fautes d’orthographe »). Ainsi, ce groupe qui a choisi de ne pas présenter ses membres individuellement, n’a pas produit de feedback individualisé vers les tutorés et a choisi de construire ou donner des documents généraux.

Identification, perception et utilisation des émergences par les participants au dispositif : quelques exemples

61Concernant le contrat didactique qui a été proposé aux EI-Poly par le groupe MEDAR, les données quantitatives chiffrant les connexions montrent que 7 élèves ingénieurs sur 9 ont consulté le forum concerné, de 1 à 8 fois, et que le chef de projet ne l’a pas vu. Ce contrat didactique a fait l’objet de deux relances, et pourtant aucune réponse n’a été donnée par les élèves ingénieurs. Et il n’est fait aucune mention de ce contrat dans leurs analyses réflexives. Il s’agit ici d’une vraie symétrie comportementale, interne au groupe d’EI-Poly tuteuré par les E-M2 du groupe MEDAR. L’hypothèse qui peut être proposée est que cette symétrie a été produite par l’asymétrie des objectifs, conduisant les E-M2 à se centrer sur la didactique et les EI-Poly sur l’expression écrite.

62En complément de cet exemple de symétrie interne à un groupe, ici d’élèves ingénieurs, nous avons observé des asymétries émergentes entre les groupes d’élèves ingénieurs. L’une d’elles concerne la capacité des EI-Poly à prendre en charge ou non leur travail et à le faire aboutir. Les EI-Poly encadrés par les tuteurs des groupes DAES ou EEDIT, qui ont reçu un feedback totalement individualisé, ont été satisfaits de cette collaboration, mais n’ont pris en charge ni la gestion du groupe ni la réalisation de la revue, ce qui a déçu certains d’entre eux (« je ne vois que très peu d’individus à s’être investis dans l’aspect structurel et design de leur article. »). En revanche, les élèves encadrés par les tuteurs du groupe MEDAR n’ayant pas de feedback individualisé ont développé une stratégie de remplacement. Ils ont construit, par eux-mêmes, l’aide individualisée qui ne leur était pas donnée par les tuteurs en relisant chacun l’article d’un autre élève du groupe. De plus, la revue a été totalement réalisée.

63Les tuteurs ont perçu ces spécificités. Par exemple, un tuteur du groupe Génie d’écriture écrit : « les tutorés ont réussi à écrire leur article et faire une revue. Il convient de noter que cela est plus lié à l’autonomie et l’investissement des tutorés qu’à nos actions qui se résumaient à donner des directives et à apporter des corrections ». Concernant le groupe MEDAR, on peut lire dans l’analyse réflexive d’un tuteur :

« Nous sommes complètement passés à côté de notre accompagnement. Au début, nous voulions que les apprenants fassent une réflexion sur leurs écrits. De plus les personnes qui avaient fait les activités, étaient sensées corriger leur partie. Mais, nous nous sommes perdus dans notre organisation, et les corrections n’ont pas été faites. Nos attentes ne correspondaient pas aux besoins des apprenants. »

Conclusion

64Dans ce travail, nous avons souhaité prolonger les études déjà conduites en nous focalisant sur un contexte télécollaboratif principalement en FLM en développant une approche dans un premier temps exploratoire mettant l’accent sur ce que peu d’études encore ont analysé : nous avons essayé de voir si des participants engagés dans une télécollaboration perçoivent les interrelations des paramètres en jeu dans le dispositif, s’ils en identifient le caractère symétrique ou asymétrique et enfin, s’ils se saisissent de ces asymétries/symétries dans leur cheminement de formation.

65Cette première analyse exploratoire nous a permis de proposer quelques paramètres d’analyse. Ainsi, nous avons pu montrer que des asymétries et symétries pouvaient émerger sur trois plans : stratégique, comportemental et structurel, que nous définissons ainsi :

  • on considère qu’une émergence est stratégique lorsqu’une action est mise en place volontairement pour résoudre un problème posé par le dispositif et qu’elle est ensuite verbalisée et justifiée (par exemple, le choix de contourner l’utilisation de Moodle),

  • une émergence comportementale définit plutôt une attitude « spontanée » (par exemple, le choix des EI-Poly d’ignorer le contrat didactique proposé par les E-M2),

  • enfin, éléments constitutifs du dispositif et/ou émergences peuvent donner lieu à une modification plus ou moins profonde du dispositif, ces émergences sont qualifiées de structurelles.

66Ce début de définition demande à être affiné, par une étude systématique des données. Nous avons également pu identifier l’apparition des émergences à différents niveaux : individuel, groupal, intergroupal. De plus, les facteurs qui les provoquent sont aussi de différentes natures : ce peut être des symétries ou asymétries constitutives du dispositif, mais aussi émergentes, ces dernières conduisant à l’émergence d’une nouvelle symétrie ou asymétrie.

67Enfin, nous considérons que les émergences observées ici sont bien innovatrices, en ce sens qu’elles sont construites et cohérentes, élaborées sur les mêmes bases pour tous (mêmes consignes, même outil, etc.), mais mettant en œuvre des perceptions différentes, par exemple, de la charge potentielle de travail ou encore du rôle de la plateforme dans le tutorat.

68Au vu de la complexité des variables en jeu et des impacts de leurs interdépendances, la question du degré de la prévisibilité se pose, et, en conséquence, celle d’un répertoire possible des émergences attendues à partir d’éléments spécifiques d’un dispositif. Ces questions sont particulièrement importantes pour la formation.

69En effet, au-delà de toute préparation, l’action pédagogique demande à la fois une capacité de vigilance pour repérer les mouvements dans le dispositif, dans notre étude, les émergences, et une capacité de réponse ou de réaction, d’adaptation à ces mouvements. Nous rejoignons en ceci la proposition de Cicurel (2005), faite dans un autre cadre, de flexibilité communicationnelle, et qui porte sur plusieurs paramètres en présentiel : « tout professeur de langue doit interagir quasi simultanément sur quatre plans et par là même leur donner une place, qui est modulable : celle de la langue, la place de l’autre (apprenant), la place dévolue à la planification (progression et gestion de l’apprentissage) et la place de soi, la manière dont il habite son propre discours ».

70Nécessaire en classe de langue en présentiel, la flexibilité communicationnelle l’est a fortiori pour un accompagnement distanciel, où la dimension personnelle de l’apprentissage (place de l’autre) prend le pas sur et oriente nécessairement la planification, dans une médiation individualisée soutenue par un outil technologique différant la temporalité des émergences et des adaptations.

71En conséquence de quoi, il nous apparaît difficile dans ces situations d’accompagnement médiatisé de construire un répertoire d’émergences fines qui soit opératoire pour la formation. Mais, que ce soit possible ou non, les réactions des tuteurs comme des tutorés montrent qu’il faut sensibiliser les futurs enseignants aux dimensions clés et structurelles d’un dispositif (jusqu’à un certain degré), potentiellement génératrices d’émergences, au caractère inévitable et en même temps aléatoire de ces émergences, et à la nécessité de l’identification en situation de ces émergences afin qu’ils puissent les anticiper, y être attentifs lorsqu’elles apparaissent, dans le but d’être efficacement réactifs.

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Annexe

Annexe 1 : les éléments de cadrage destinés aux étudiants en master2

  • objectifs d’apprentissage des élèves ingénieurs listés comme suit : apprendre à réviser son texte, être capable d’identifier ses problèmes d’écriture, d’apporter des solutions, être capable de les évoquer à l’écrit, travailler la qualité de l’expression et la fonction pragmatique de son texte ;

  • accompagnement des groupes d’élèves ingénieurs durant la révision de leurs écrits avec des phases d’écriture individuelle (écriture des versions successives d’articles de vulgarisation) et des phases de coopération pour la réalisation d’un numéro de revue de vulgarisation scientifique ;

  • contraintes techniques : utiliser la plateforme Moodle et ses fonctionnalités en mode synchrone et/ou asynchrone ;

  • contraintes temporelles : dépôt de la 1re version des articles le 23/10 et dépôt du numéro complet de la revue le 30/11.

Annexe 2 : le contrat didactique du groupe MEDAR

  1. L’étudiant est autonome. Il s’engage à faire les activités et à respecter les temps impartis, à faire des interactions en ligne, pour que les tuteurs puissent corriger et commenter.

  2. L’étudiant doit utiliser le « forum aide » en cas de doutes/questions, il ne doit pas rester en difficulté sur une activité.

  3. On commencera à travailler la structure globale de vos articles, puis, petit à petit, nous rentrerons dans les détails.

  4. Les étudiants et les tuteurs se tutoient.

  5. Les tuteurs s’engagent à être actifs en assurant l’encadrement pédagogique, en accusant réception des messages (travaux) et en interpellant les étudiants sur leur retard.

  6. Les étudiants s’engagent à déposer la nouvelle version (retravaillée) de leur article, aux dates indiquées par les tuteurs.

  7. Il n’y aura pas de notes, seulement des commentaires pour chaque travail.

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Notes

1 Didactique des langues et cultures-français langue étrangère et seconde

2 Pour une discussion sémantique sur les termes tutorat et accompagnement, cf. Paul, 2006

3 Les extraits de données textuelles cités dans cet article n’ont fait l’objet d’aucune correction de forme.

4 L’explication et l’analyse des noms des groupes sont proposées en 5.1.

5 Les noms des groupes se déclinent ainsi : DAES (dispositif d’aide à l’écriture scientifique), EEDIT (espace d’échanges à distance entre ingénieurs et tuteurs), MEDAR (initiales des prénoms que nous ne donnons pas pour cause de confidentialité).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Relations tuteurs/tutorés/domaines
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/docannexe/image/1542/img-1.png
Fichier image/png, 24k
Titre Tableau 1 : Positionnement initial des tuteurs
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/docannexe/image/1542/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 40k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/docannexe/image/1542/img-3.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Véronique Quanquin et Anne-Laure Foucher, « Symétries et asymétries constitutives et émergentes dans un tutorat distanciel :  »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 15 | octobre 2016, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/1542 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/dms.1542

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Auteurs

Véronique Quanquin

Laboratoire de Recherche sur le langage, Université Blaise Pascal, veronique.quanquin@univ-bpclermont.fr

Anne-Laure Foucher

Laboratoire de Recherche sur le langage, Université Blaise Pascal, a-laure.foucher@univ-bpclermont.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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