1Le numérique a fortement transformé la société française aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. Dans le monde du travail, les technologies sont devenues des outils utilisés pour coordonner des actions, raccourcir des délais, etc. Dans la vie privée, les technologies numériques ont, entre autres, transformé les modes d’entrer et d’être en relation avec les autres. Le numérique est fortement présent dans les différentes activités des individus et « au xxie siècle, la majorité des activités professionnelles et éducatives exigent une maîtrise et une adaptation rapide à des usages divers et variés des outils numériques. De même, alors que de nombreux services en ligne se développent, l’acquisition de compétences numériques ou “e‑skills” semble nécessaire à la participation à la vie de la société » (Papi, 2012, §1).
2Les établissements d’enseignement supérieur proposent aux étudiants une formation au numérique et une certification, le C2i1. La loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche confirme, entre autres, l’importance du numérique dans les établissements et souligne la nécessité de l’inscrire dans les politiques de formation2. Dans ce domaine, les missions des établissements visent à (1) mettre à disposition des services et des ressources pédagogiques numériques ; (2) rendre disponibles des enseignements sous forme numérique ; (3) développer, pour les étudiants, une formation à l’utilisation des outils et des ressources numériques ainsi qu’à la compréhension de leurs enjeux ; et (4) favoriser, chez les enseignants, l’acquisition de compétences nécessaires à la mise à disposition de leurs enseignements sous forme numérique et les initier aux méthodes pédagogiques innovantes sollicitant l’usage des TIC tout en leur proposant un accompagnement.
- 3 Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle.
- 4 Dans le même ordre : Laurent Mell, Hélène Trellu, Nicole Roux et Bruno Le Berre.
- 5 Formation continue à l’université.
- 6 Enseignement public et informatique.
- 7 Association francophone des utilisateurs de logiciels libres.
- 8 Société informatique de France.
- 9 Les différentes dénominations renvoient à des formations spécifiques. Le C2i1 concerne les étudiant (...)
3Au-delà d’avoir profondément modifié la relation des individus à l’enseignement et à l’apprentissage, le numérique a induit un changement de leur rapport à la connaissance (Kaplan, Marchandise et Fourquet-Mahéo, 2015, p. 35). Dans un contexte de forte prégnance du numérique dans la société et de massification de ses usages à tous les secteurs, la question de l’enseignement des compétences numériques, voire de la culture numérique, se pose ardemment. Suite à une commande passée par la DGESIP3 au ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENESR), un état des lieux du dispositif C2i a été réalisé par une équipe de trois sociologues et un informaticien4. L’enquête s’est déroulée de décembre 2014 à septembre 2015 à l’échelle du territoire français et a été menée auprès de différentes populations d’individus : des acteurs de l’enseignement supérieur (étudiants, correspondants C2i, enseignants C2i, directeurs de formation, chargés de mission et vice-présidents), des acteurs du monde associatif (FCU5, EPI6, AFUL7 et SIF8) et des acteurs du monde du travail (directeur, responsable, direction des ressources humaines et fédération patronale). Concernant les acteurs du supérieur, cette enquête a été proposée à l’ensemble des établissements offrant une ou plusieurs formations C2i de niveau 1 comme de niveau 2 (C2i1, C2i2e, C2i2ms, C2i2md, C2i2mi, C2i2mead et C2i2forcom9).
- 10 Un correspondant C2i est une passerelle entre l’établissement d’enseignement supérieur auquel il es (...)
- 11 https://c2i.education.fr
4Les méthodes d’enquêtes employées dans ce travail sont de deux ordres. Deux enquêtes quantitatives et une enquête qualitative ont été menées en parallèle. Concernant les enquêtes quantitatives, deux questionnaires ont été mis en ligne à destination de deux populations différentes : des étudiants suivant ou ayant suivi une ou plusieurs formations C2i pour la première ; des correspondants10 et des enseignants C2i pour la seconde. La diffusion des questionnaires (par l’url de l’enquête) a été relayée par les correspondants C2i présents sur la liste fournie par la DGESIP. Les questionnaires étaient hébergés sur le site du MENESR11. Les données quantitatives recueillies ont ensuite été traitées à l’aide du logiciel Sphinx. 302 correspondants et enseignants C2i ont répondu à la sollicitation. Un tiers sont des femmes et deux tiers sont des hommes. Les trois quarts des répondants dispensent des heures d’enseignement dans le cadre de la formation C2i. Le quart restant, non-enseignant C2i, renvoie à des personnes occupant des statuts divers au sein des établissements (directeur de formation, chargé de mission, vice-président, etc.). Sur l’ensemble des répondants, la moitié occupe la position de correspondant C2i (70 % pour le C2i1 et 30 % pour les C2i2). 3 574 étudiants ont répondu entre janvier et avril 2015. Un tiers sont des hommes et deux tiers sont des femmes. Leur moyenne d’âge est légèrement supérieure à 20 ans. Plus de 90 % des répondants s’inscrivent dans le C2i niveau 1 et les autres en niveau 2. Près de 50 % sont en première année de licence. Les réponses proviennent de 88 établissements différents avec un peu moins de 90 % qui se concentrent sur 20 établissements. Concernant l’enquête qualitative, des entretiens, téléphoniques ou en présence, ont été réalisés auprès de différents acteurs. Le corpus comprend 39 entretiens. Sur l’ensemble des répondants, 16 sont des femmes et 23 sont des hommes. 25 personnes interrogées sont issues d’établissements du supérieur, 4 sont des acteurs du monde associatif et 10 sont des acteurs du monde du travail.
5En s’appuyant sur les résultats de cette étude, cet article vise à interroger la manière dont les acteurs (d’établissements d’enseignement supérieur mais aussi du monde du travail) se saisissent de cette question de la formation au numérique. Alors qu’il existe un cadrage national sur la formation au numérique dans l’enseignement supérieur, l’enquête réalisée auprès de ces établissements donne à voir un fort contexte d’hétérogénéité aussi bien au niveau du champ des perceptions (compétences numériques des acteurs, dispositif C2i) que de la mise en application concrète de la formation au numérique (conditions d’organisation, modalités d’évaluation et de certification). Ces différents espaces d’hétérogénéité mettent au jour les difficultés à répondre à aux objectifs de la loi précitée n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à la place du numérique dans l’enseignement supérieur.
6La démonstration visera tout d’abord à mieux comprendre les différents champs de perception de la formation au numérique au sein des établissements d’enseignement supérieur et donc à mettre au jour des espaces d’hétérogénéité. Dans une perspective compréhensive, nous nous intéresserons aux représentations des acteurs : les étudiants concernés par la formation au numérique, mais également l’équipe pédagogique et la gouvernance. Il sera question de croiser leurs représentations sur les compétences numériques d’une part, et sur le dispositif de formation C2i d’autre part. Dans la suite de l’article, nous chercherons à apporter des éléments de réponses aux questions pédagogiques que la formation au numérique pose actuellement dans les établissements d’enseignement supérieur en France. Ces questions répondent à plusieurs enjeux : (1) comment mettre en application le C2i dans un contexte national de formation au numérique des plus hétérogènes et face à une rationalisation de l’enseignement (réduction des coûts, mutualisation des offres, etc.) ? De quelle manière inscrire la formation au numérique tout au long de la vie tant pour les apprenants que pour les enseignants ? Les MOOC répondent-ils à cette attente ou renvoient-ils à une marchandisation de l’enseignement ? Comment favoriser le recueil des demandes des différents acteurs de la formation en vue de l’enrichir ? (2) Comment articuler le dispositif C2i avec les formations disciplinaires ? Sous quelles conditions le renforcement de la coordination entre le dispositif C2i et les cursus disciplinaires peut-il être pédagogiquement contributeur ? Et comment faire passer une certification nationale à des étudiants venant de formations plurielles ?
7L’appréhension du numérique et plus spécifiquement de la formation au numérique au sein des établissements d’enseignement supérieur nous conduit à interroger les représentations que se font les acteurs des compétences numériques. Au-delà de la variété des définitions proposées, la notion de compétence numérique renvoie à un ensemble de savoirs (connaissances, etc.), de savoir-faire (aptitudes, dispositions, capacités, etc.) et de savoir-être (valeurs, stratégies, etc.). Des travaux cherchent d’ailleurs à circonscrire cet ensemble. Déro, en s’appuyant grandement sur les caractéristiques que Leplat attribue au concept d’habileté, « identifie quatre caractéristiques de la compétence pour tenter de rendre compte de sa complexité. Il la dit (1) opératoire et finalisée, n’ayant de sens que par rapport à l’action. Elle est (2) apprise, par une construction personnelle et sociale alliant apprentissages formels et expérientiels. De plus, elle est (3) structurée, car combine dynamiquement les éléments la constituant pour une nécessaire adaptation à la situation. Enfin, elle est (4) abstraite et hypothétique, c’est-à-dire non observable directement. Elle se manifeste dans les comportements et les performances » (Leplat 1988, p. 142-143 ; cité par Déro, 2013, p. 34-35). Ce propos insiste sur le caractère évolutif et dynamique de la compétence qui n’a de sens et n’est pleinement opérationnelle qu’en contexte. La compétence numérique ne serait alors qu’un potentiel d’action et son efficience ne se réaliserait que dans un contexte particulier.
8En cela, il nous semble intéressant de prendre en compte les différents contextes au sein desquels les étudiants et futurs professionnels utilisent leurs compétences numériques. Les usages du numérique dans un champ de la vie sociale d’un individu s’inscrivent dans des pratiques plus larges réalisées dans d’autres contextes (familial, associatif, professionnel, etc.), ce qui permet de replacer l’analyse de ces pratiques dans une « généalogie des usages » (Jouët, 2000). Par ailleurs, ce n’est probablement pas parce que les différences en termes d’équipement et de connexion tendent à s’effacer entre les étudiants que les inégalités sur le plan des compétences numériques s’amoindrissent. Il convient de prendre en compte les capabilités pratiques des uns et des autres face à l’informatique connectée (Granjon, 2011, p. 71-72). Ainsi, les modalités d’appropriation du numérique, attendues dans le cadre des formations dans le supérieur, peuvent être relativement différenciées parmi les étudiants ; ces derniers ne tirent pas tous parti des mêmes opportunités des technologies auxquelles ils ont accès. Dès lors, face à l’apparition de nouveaux outils, au développement de nouveaux usages, les attributs de la compétence semblent se déplacer. On retiendra également que la familiarité avec les nouveaux usages numériques – ici les usages prescrits dans le cadre des études supérieures – a à voir avec l’ancienneté de l’utilisation de l’ordinateur et les usages connectés sont encore très différenciés selon les milieux sociaux (Mercklé et Octobre, 2012).
9Il existe une forte hétérogénéité entre les établissements d’enseignement supérieur français, et plus particulièrement entre les composantes de ces établissements, concernant la connaissance et les compétences des étudiants en matière de numérique. La persistance de prénotions quant à la « maîtrise » du numérique par les étudiants, à tous les niveaux de l’institution (enseignants disciplinaires, directeurs de formation, gouvernance), est un des facteurs explicatifs des politiques développées et des moyens mis en œuvre dans le déploiement du dispositif C2i dans ces établissements. Plus spécifiquement, le maintien d’un imaginaire autour de cette supposée maîtrise conduit à une certaine confusion entre la proximité (génération qui grandit dans un environnement numérique), la possession (équipement ou non) et maîtrise (relative aux compétences) des TIC. Plus encore, ces a priori peuvent se positionner en levier de renforcement d’inégalités existantes, voire de création de nouvelles (Papi, 2012). Nombre d’individus, dont les plus jeunes font aussi partie, tendent à considérer ces derniers comme des experts dans l’usage des technologies, les plaçant sur un hypothétique piédestal par rapport aux générations précédentes (Dauphin, 2012). Le travers, issu du développement des notions de digital natives et de digital immigrants par Prensky (2001), est de penser que ces jeunes générations d’usagers, nées dans des environnements fortement imprégnés par les TIC, en aient une parfaite maîtrise. La définition du concept repose moins sur l’équipement ou le non-équipement de TIC que sur les influences induites par ces technologies et leurs usages sur les « pratiques et représentations individuelles et collectives » (Cerisier, 2012). Par ailleurs, ces digital natives, décrits par Prensky, ne sont plus et ont évolué du fait des changements d’ordre intragénérationnel plus qu’intergénérationnel. Cet article tend à mettre l’accent sur ce manque de maîtrise et des besoins de formation, comme ont pu le faire de précédentes recherches dans le domaine (Le Deuff, 2011). Les correspondants et les enseignants C2i sont les acteurs amenés à évaluer les compétences numériques des étudiants dans le cadre du C2i. Pour autant, ont-ils les moyens et comment peuvent-ils avoir une idée précise du niveau des étudiants concernant leurs compétences numériques à leur arrivée dans les établissements ? Selon ces derniers, différents dispositifs sont mis en place afin de les accueillir et définir leur niveau de compétence. Ainsi, la réalisation, dans certains établissements, d’un test de positionnement en première année de licence permet aux enseignants C2i de favoriser cette prise de conscience par les étudiants de leur méconnaissance du numérique dans certains domaines, particulièrement concernant le vocabulaire et les concepts spécifiques à la formation. Ce test permet également aux enseignants d’avoir une idée plus précise du niveau des étudiants. Pourtant, les réponses apportées au questionnaire, destiné aux correspondants et aux enseignants C2i, montrent que la réalisation de ce type de test demeure minoritaire (46 %) à l’échelle du territoire français.
10Dans le questionnaire à destination des étudiants, les réponses proposées quant au sens donné au terme de « compétence numérique » apportent un certain nombre de résultats. Les trois réponses les plus fréquemment citées, correspondant à 84 % des répondants, assimilent les compétences numériques à un ensemble de savoirs et de savoir-faire informatiques (40 %), à un ensemble de savoirs et de savoir-faire sur le numérique (26 %) ou à un ensemble de savoirs et de savoir-faire avec les TIC (18 %). Il conviendrait de compléter ce résultat par une approche qualitative auprès des étudiants pour avoir accès au sens que donnent les acteurs aux termes informatique, numérique et TIC. Néanmoins, on peut dire que les étudiants restent majoritairement sur un rapport technique ou scientifique vis-à-vis de ce que sont les compétences numériques selon eux. Nous pouvons émettre l’hypothèse que ce qu’ils associent aux compétences numériques s’apparente davantage à des compétences développées dans le milieu professionnel alors que les usages du numérique développés dans la sphère privée ne relèvent pas d’un ensemble de compétences, car acquises dans un contexte profane. Par ailleurs, même lorsque leurs propos intègrent la catégorie « Savoirs et savoir-faire sur le numérique », ils restent éminemment vagues. Le terme « numérique » semble soit n’avoir que très peu de sens pour eux ou soit sert à englober tout ce qui se rapporte à la formation C2i sans distinction particulière. De plus, ils n’apportent à aucun moment une définition au terme « numérique ». Le peu de sens que les étudiants donnent aux compétences numériques est sans doute en lien avec le fait que les enseignants, eux-mêmes, sont en difficulté pour définir ces compétences. Le flou environnant le terme de « numérique » n’est pas restreint aux acteurs interrogés, il est en effet utilisé dans de nombreuses sphères de la vie sociale sous des dimensions assez diverses.
- 12 B2i : Brevet informatique et Internet, de l’école au lycée.
- 13 Il serait intéressant de regarder ce qu’il en est des étudiants qui ont dans leur parcours scolaire (...)
11Des usages du numérique dans un contexte personnel n’impliquent absolument pas une maîtrise du numérique dans tous les contextes d’usage (académique, professionnel, etc.). Ces usages numériques quotidiens qu’ont les étudiants ne correspondent pas nécessairement aux compétences numériques prescrites et développées dans la formation C2i. De manière plus générale, ils ont pu être confrontés sur l’ensemble du parcours scolaire à des usages prescrits par leurs enseignants et/ou par le dispositif B2i12. Cependant, les usages juvéniles de ces technologies sont principalement d’ordres communicationnels bien avant d’être informationnels (Dauphin, 2012). Les nouveaux étudiants, arrivant en première année de licence pour la plupart, ne sont généralement pas formés à une pratique réflexive sur leurs propres usages13. Être un natif du numérique (digital natives) n’induit absolument pas une maîtrise des outils et une réflexion sur les usages. Bien souvent, dans leur environnement immédiat, ces jeunes usagers ne sont pas en capacité de mobiliser des ressources leurs permettant d’aller au-delà de l’usage profane et tendre vers une « maîtrise » de l’outil (Fluckiger, 2008).
- 14 Espace numérique de travail.
12Se pose alors la question de savoir comment les étudiants qui développent davantage des usages profanes du numérique sont confrontés aux usages prescrits par leur établissement et leurs enseignants. Le questionnaire, à destination des correspondants et des enseignants C2i, révèle que dans près des trois quarts (73 %) des établissements répondants il n’existe pas de prérentrée informatique. Quelques correspondants soulignent l’existence de ce type de dispositif et mettent en valeur leurs apports aux étudiants primo-entrants. Les prérentrées informatiques, toujours selon plusieurs de ces correspondants, améliorent l’aisance des étudiants avec le numérique. Parmi ceux qui proposent une prérentrée, ils déclarent être près des trois quarts (74 %) à offrir une formation à l’ENT14 lors de la rentrée. Ces prérentrées permettent ainsi aux étudiants d’être confrontés rapidement au dispositif ENT et à ses différentes fonctions qui leur seront utiles lors de leur formation.
13Au-delà de ces formations aux logiciels et à l’ENT, les établissements peinent à développer des tests de positionnement qui, aux dires des correspondants C2i, permettent à l’ensemble des acteurs (gouvernance, enseignants C2i, enseignants disciplinaires et étudiants) de saisir le niveau réel des étudiants en terme de compétences numériques. Les réponses au même questionnaire montrent que le test de positionnement demeure minoritaire (46 %) au niveau national. Les a priori existants chez une bonne part des acteurs entre les usages profanes des étudiants, principalement communicationnels, et les usages prescrits, attendus académiques, peuvent être partiellement réduits par la mise en place d’un test de positionnement. Les enseignants et les correspondants interrogés déclarent que le certificat C2i doit principalement amener à une « aisance dans un environnement numérique » (46 %) et doit permettre de développer une « méthode de travail avec des outils numériques » (31 %). Force est de constater qu’il persiste un écart entre des compétences numériques prescrites, entendues comme des usages normés, et les usages profanes qui relèvent du bricolage (Dauphin, 2012). Dans ce contexte, cette aisance numérique ne pourrait-elle pas, en partie, passer par une meilleure articulation entre les usages profanes et les usages prescrits ? Vandeput et Henry (2012) proposent une interrogation qui a le mérite d’envisager le problème sous un nouvel angle : des « usages partiellement standardisés sont-ils un frein à la créativité » ? L’adoption des TIC par les individus est indéniablement basée sur des usages antérieurs (Chaptal, 2007, p. 96). Pourquoi, alors, ne pas s’en saisir dans une démarche pédagogique ?
14Dans l’idéal, le contenu des formations C2i vise au développement d’usages réflexifs du numérique chez les étudiants, d’un esprit critique quant à leurs pratiques et d’une autonomie quelle que soit l’activité exercée, qu’elle soit professionnelle, académique ou personnelle. Aborder des notions et des concepts, spécifiques au numérique, dans le cadre des formations C2i amène à s’interroger sur l’orientation souhaitée pour les différentes formations. Les étudiants doivent-ils être formés au numérique pour répondre à des besoins de productions immédiats ou doivent-ils davantage recevoir une formation leur permettant d’être autonomes dans leurs usages du numérique ?
15La connaissance qu’ont les acteurs des établissements (enseignants disciplinaires, directeurs de formation, etc.), concernant le dispositif C2i, est variable d’une composante à l’autre et d’un établissement à l’autre. Dans certains cas, il y a une importante méconnaissance de la part des enseignants disciplinaires et des étudiants au sujet du dispositif C2i, de ses finalités et de ses enjeux. Les responsables de formation semblent avoir une connaissance plus profonde du C2i, du fait de la visibilité qu’ils ont sur leur maquette de formation. Toutefois, cette connaissance a ses limites. Bien souvent, plus le volume d’étudiants concernés par les formations C2i, principalement le C2i niveau 1, est conséquent, plus son installation dans les composantes est complexe et moins les départements disciplinaires sont enclins à en prendre connaissance et à s’en saisir. Le maintien de cette distance, vis-à-vis du C2i, contribue à maintenir un flou environnant la connaissance des formations, de leur contenu ainsi que de leurs enjeux.
16Par ailleurs, des correspondants s’interrogent sur la perception qu’ont les enseignants C2i du dispositif et des différentes spécialités (C2i1, C2i2ms, C2i2mi, C2i2e, C2i2md, C2i2mead, C2i2forcom). Ils doutent de la connaissance, suffisante et nécessaire, dont disposent certains enseignants C2i concernant le dispositif C2i et sur ses apports. L’emploi régulier de contractuels ainsi qu’un niveau variable de formation des enseignants contribuent à maintenir un certain flou dans la connaissance des différentes spécialités.
17Il apparaît que « pour soutenir efficacement les enseignants, les directions ont besoin de se sentir compétentes avec les technologies, et si celles qui se sentent capables de soutenir les enseignants dans l’utilisation des TIC sont celles qui utilisent ces dernières, nous pouvons donc croire que plus les directions ont le sentiment de posséder ces compétences, plus elles pourront soutenir les enseignants dans leur utilisation. À l’inverse, si les directions d’école affirment ne pas avoir un sentiment d’efficacité personnelle élevé en utilisation des TIC, nous croyons qu’elles pourront difficilement soutenir qui ce soit dans ce domaine » (Isabelle, Desjardins et Bofili, 2012). Sur la base des entretiens, les gouvernances d’établissements paraissent disposer d’une connaissance hétérogène sur la question de la formation au numérique. Une bonne part d’entre elles semble favorable à ce type de formation tout en ayant une perception assez floue de ce à quoi renvoie le numérique et du contenu de la formation. Pour certains, il s’agit d’une « nébuleuse » englobant grossièrement de la pédagogie, du numérique et de l’innovation. Le soutien institutionnel est réel puisque les gouvernances sont au fait de cette question et ont conscience des exigences de société. Le discours apparaît souvent volontariste et les oppositions sont peu fréquentes, tant qu’elles ne concernent pas des demandes budgétaires supplémentaires. Néanmoins, la structure complexe du dispositif C2i (nombre de formations proposées, nombres de compétences à valider, etc.) demeure un frein à la prise de connaissance et à la reconnaissance du dispositif.
18Il persiste en première année de licence une forte incompréhension quant aux finalités de la formation C2i niveau 1 et au système d’évaluation par compétences. Dans les questionnaires, un certain nombre d’étudiants (44 %) exprime très clairement éprouver des difficultés à saisir les objectifs du C2i. Par ailleurs, ils ont une lecture extrêmement pénible du référentiel. Néanmoins, ils se rendent compte de son intérêt au fur et à mesure du déroulement de la formation. D’après certains correspondants et enseignants C2i, la prise de connaissance du contenu du référentiel est progressive et la reconnaissance des apports de la formation n’est réellement efficiente qu’en troisième année de licence. Des correspondants parlent d’une certaine forme de « maturité » des étudiants dans leur rapport au dispositif. Dans certaines composantes, ce phénomène a un réel impact sur le taux de certification, principalement lorsque cette dernière est réalisée en troisième année de licence. Dans le questionnaire à destination des étudiants, le dispositif C2i représente principalement pour eux une « méthode de travail avec des outils numériques » (39 %) et une « aisance dans un environnement numérique » (31 %). Par ailleurs, à une autre question concernant leurs attentes, ils proposent des « savoirs professionnels utilisables plus tard » (25 %) et des « compétences utiles à ma formation » (23 %). Ces chiffres suggèrent un réel besoin chez les étudiants, en termes de savoirs et de savoir-faire, pour des usages immédiats (académiques) et des usages à venir (professionnels). De manière générale, les étudiants sollicitent une formation au numérique leur permettant d’acquérir une aisance avec le numérique dans leurs usages quel que soit le contexte (académique, professionnel, personnel, etc.). D’ailleurs, nous pouvons supposer qu’un certain nombre de besoins en termes de compétences numériques, auxquels les étudiants seront à l’avenir confrontés dans le monde du travail, ne sont pas encore connus ou clairement définis. Ce faisant, il nous paraît intéressant d’interroger la pertinence des formations au numérique inscrites dans une approche instrumentale et utilitaire. Comment développer des formations conduisant à une aisance pérenne avec le numérique au-delà de la contrainte des cycles technologiques ?
19Voici en quelques mots la manière dont un membre du comité Sup’Emploi résume le niveau de connaissance du dispositif C2i par le monde du travail. Les professionnels interrogés n’ont aucune connaissance des différentes formations C2i proposées, tant le niveau 1 que les niveaux 2, ou d’une quelconque autre formation au numérique dispensée dans l’enseignement supérieur. Les seules formations évoquées renvoient davantage à des formations de type bureautiques, proposées soit à l’intérieur soit à l’extérieur de l’entreprise. Ces formations se cantonnent bien souvent à un apprentissage ou à une mise à jour de connaissances concernant un logiciel (logiciels métier, traitement de texte, tableur, etc.) mais n’abordent pas les questions autour du travail collaboratif, de la protection des données, des enjeux juridiques et éthiques liés au numérique, etc. De fait, les formations C2i souffrent d’un réel problème de visibilité extérieure, c’est-à-dire hors des établissements d’enseignement supérieur. Au-delà du « simple » souci de visibilité extérieure du C2i, il apparaît aussi un problème de compréhension du contenu. Aux yeux de nombreux correspondants, les référentiels ne sont absolument pas communicables à l’extérieur des établissements dans leur forme actuelle.
20Après avoir dressé un panorama des représentations que les différents acteurs concernés par la formation au numérique se font des compétences numériques et du dispositif national C2i, la seconde partie de cet article propose de mettre au jour les orientations pédagogiques prises par les différents établissements et composantes pour former les étudiants au numérique et leur permettre d’obtenir la certification.
21La mise en évidence dans la première partie d’un contexte de forte hétérogénéité dans le champ de perception du numérique au sein des établissements d’enseignement supérieur s’accompagne de modalités pratiques assez variables quand il s’agit de proposer concrètement une formation au numérique. Elle pose surtout la question de l’articulation entre une formation générale au numérique et des attentes comme des besoins disciplinaires.
22Sur l’ensemble des cursus disciplinaires, entre toutes les composantes des établissements, une forte diversité d’enseignements au numérique existe, au-delà du C2i, renvoyant à des formations à la bureautique, à l’informatique, au juridique, à l’éthique, etc. Les résultats du questionnaire, à destination des correspondants, montrent qu’un peu moins de la moitié des formations C2i proposées sont hybrides (45 %), c’est-à-dire qu’elles intègrent différents modèles de formation (présentiel, distanciel, autoformation tutorée, etc.) tandis qu’un peu plus du tiers (39 %) demeurent totalement en présence. Cette variété semble, d’un côté, être perçue comme un facteur de complexification dans la mise en œuvre locale du dispositif C2i et un frein face à une éventuelle harmonisation des formations, et, de l’autre, comme une richesse modulable au gré des besoins étudiants.
23Certains correspondants font, par ailleurs, état de difficultés rencontrées dans l’organisation de la formation, notamment concernant les différents acteurs intervenant dans le dispositif. La diversité des statuts, de l’ancienneté ainsi que de l’implication dans la formation complexifie la coordination entre ces derniers. Les réponses des correspondants au questionnaire font état de cette variété d’acteurs : enseignants C2i (72 %), correspondant C2i (57 %), enseignant disciplinaire (49 %), responsable de formation (20 %), acteur du monde du travail (19 %), responsable universitaire (16 %) et autres (bibliothécaire, formateur SCD, ITRF, personnel DSI, service TICE, etc.). Les entretiens permettent de prendre connaissance du nombre important de vacataires intervenant dans les formations, mais aussi des difficultés rencontrées dans le recrutement. Le déficit d’enseignants spécialisés contraint les responsables C2i à se tourner vers des enseignants disciplinaires n’ayant pas un service d’enseignement disciplinaire complet, mais aussi vers des vacataires avec des niveaux de formation variables, si ce n’est d’instaurer des quotas, faute de personnel suffisant.
24Une très forte majorité de correspondants et d’enseignants C2i soulignent la démesure du temps consacré au dispositif – concernant l’organisation des formations, les jurys, le temps consacré aux étudiants en dehors de la formation, le suivi des DNC , etc. – par rapport aux moyens alloués. Certains s’inquiètent des conséquences de la généralisation de la formation et de la certification sur ce temps consacré. Compte tenu de la situation économique des établissements, les moyens financiers à disposition semblent toujours être en deçà des attentes. Le soutien des gouvernances est réel, mais le développement du C2i doit se faire avec des effectifs et des moyens constants. Toutefois, dans une optique d’évolutions, il est nécessaire de les penser suivant une approche systémique, c’est-à-dire que les « actions doivent être engagées sur les différents niveaux du système universitaire (national, établissement, composante, programme de formation), en veillant chaque fois à la cohérence avec la politique globale » (Bertrand, 2014). Dans ce contexte économique, n’y a-t-il pas une opposition entre une volonté de développer un réel dispositif pédagogique de formation au numérique et une forte logique de rationalisation de l’enseignement ?
25Une majorité des correspondants (57 %) considère que les établissements sont plutôt voire très réactifs face aux enjeux du C2i dans la formation au numérique tout au long de la vie. De nombreux débats existent concernant les MOOC. Des recherches sont arrivées à les considérer comme une évolution du mode « traditionnel » d’enseignement avec des intérêts divers selon les attendus : « nouvelles modalités pédagogiques, prise en main des plateformes techniques, maîtrise des vidéos pédagogiques selon les modalités MOOC, repositionnement des phases transmissives (amphi, adaptation aux différents rythmes étudiants, révisions), mise à disposition des ressources pour les étudiants en rattrapage, mutualisation des cours avec des collègues » (Gilliot, Texier, Lagrange, Simon et Briand, 2015, p. 44). Un certain nombre d’enseignants C2i interrogés les perçoit comme des dispositifs peu compatibles avec des publics de formation initiale, particulièrement en licence. Et la question du profil de ces publics se retrouve au cœur des débats concernant les modes d’apprentissage par le MOOC (Djebara et Dubrac, 2015, p. 16). Ce type de formation vise davantage des personnes extérieures aux établissements et amène à le penser dans le cadre de la formation continue.
26Cette enquête montre également de réels besoins dans les entreprises à développer des compétences numériques suivant une logique de formation tout au long de la vie. Pour autant, il est souhaité que ce type de formation se fasse sous condition de disponibilité et de modularité, c’est-à-dire que les personnes puissent adapter la formation à leurs besoins et aussi en fonction de leur temps d’activité professionnelle, qui n’est pas forcément superposable au temps d’activité des établissements d’enseignement. Suivant un nouvel angle, les MOOC peuvent être envisagés comme un dispositif permettant aux inscrits de s’engager dans une connaissance nouvelle, voire un début de pratique. Se faisant, les MOOC correspondent-ils à un outil complémentaire aux formations existantes en présentiel ? Peuvent-ils permettre de certifier des compétences numériques ? Là aussi, le contrôle des connaissances et la validation des acquis se posent en enjeu fondamental (Djebara et Dubrac, 2015, p. 17). Plus généralement, au service de qui les MOOC se placent-ils (Kaplan, Marchandise et Eychenne, 2014, p. 35) ? Répondent-ils à un besoin d’innovation pédagogique ou ne sont-ils qu’un espace d’intéressement technocentré « où la convergence des intérêts porte davantage sur la mise en place d’une “nouvelle” technologie à tout prix que sur la pédagogie ou, encore moins, l’apprentissage » (Roland et Uyttebrouck, 2015, p. 54) ? S’inscrivent-ils dans le travers du solutionnisme technologique (Morozov, 2014) ? Autant de questions auxquelles il est nécessaire de répondre avant la généralisation du dispositif.
27L’évolution permanente des dispositifs techniques, ainsi que des usages associés, conduit les étudiants et les correspondants C2i à exprimer des besoins et à formuler des demandes concernant le contenu des référentiels et l’organisation des formations. Les résultats du questionnaire étudiants montrent qu’ils sont au deux tiers (66 %) plutôt satisfaits ou très satisfaits du contenu de la formation, tout en souhaitant réviser certains savoirs. Pour les enseignants, les étudiants ne sont pas suffisamment informés sur les dimensions juridiques des usages du numérique. Bien que leurs pratiques quotidiennes les amènent à faire usage d’outils et de logiciels, ils n’ont que peu de connaissances au sujet du plagiat, des droits d’auteur et de la gestion des données personnelles. Dans la continuité, des enseignants verraient un intérêt à discuter de la gestion des données et à aborder des thèmes comme les big data, le cloud et la numérisation de l’information, les politiques de données ou la sécurité informatique et de s’attarder sur les apports des technologies mobiles au monde du travail. Globalement, les référentiels leur semblent partiellement en décalage avec les outils numériques utilisés au quotidien et l’approche proposée est jugée, par un certain nombre de correspondants et d’enseignants C2i, trop culpabilisante vis-à-vis des usages qu’ont les étudiants.
28Les étudiants, quant à eux, mettent particulièrement en avant un désir de révision de l’organisation du temps d’enseignement. Cela se traduit par accroissement du volume horaire dédié à la formation pratique, mais aussi du contenu de formation contextualisé (usages professionnels, usages personnels, etc.) et une réduction de la durée des séances. Il se manifeste également par la constitution d’une meilleure régularité dans l’enchainement des cours sur le courant de l’année universitaire, par la mise en place d’une alternance entre les cours magistraux et les travaux pratiques, par une plus grande coordination entre la formation C2i et le cursus disciplinaire suivi. Afin de résorber une hétérogénéité dans le suivi des étudiants, un certain nombre souhaite développer des ateliers d’aide ou des cours de soutien, de proposer davantage de tutorat ainsi que des fiches récapitulatives et des corrigés en ligne. Une autre demande concerne l’obtention de davantage d’explications concernant les attendus de la formation, mais surtout concernant les modalités d’évaluation, de proposer la mise en place d’un contrôle continu, d’actualiser les QCM, de réaliser des examens « blancs », d’établir des modes d’évaluation communs aux composantes, voire aux établissements. Différents souhaits ont été exprimés au sujet de l’accroissement de l’interactivité entre les enseignants et les étudiants lors des travaux pratiques. Et, enfin, quelques-uns ont souligné certaines difficultés, liées aux effectifs étudiants actuels dans la formation C2i niveau 1, et ont formulé des recommandations comme la création de groupes de niveau, la généralisation du test de positionnement dès l’arrivée dans un établissement, la valorisation du travail en groupes et la réalisation de projets collectifs.
29Selon les établissements, l’accueil du dispositif C2i dans les formations disciplinaires est extrêmement variable. Dans certains cas, de fortes réticences persistent car l’instauration de ce dispositif peut signifier une réduction du volume horaire disciplinaire. Souvent associé à l’informatique, voire aux mathématiques, le C2i induit une réaction « urticante » au contenu de formation. Quelques enseignants disciplinaires sont « contraints » d’enseigner le C2i par manque de temps d’enseignement disciplinaire. Pour autant, d’autres exemples montrent un accueil positif du C2i dans les formations disciplinaires (reconnaissance de l’utilité du numérique dans le cadre de la recherche, etc.). Mais alors se pose la question de la coordination des enseignants disciplinaires avec les enseignants C2i ainsi que du contenu de formation. Au final, la question du transversal et du transdisciplinaire demeure centrale, mais néanmoins complexe dans cette démarche d’articulation du C2i avec le disciplinaire.
30De nombreux correspondants préconisent d’accroître la contextualisation des référentiels, principalement le C2i niveau 1, avec la formation disciplinaire. Le CESE (Conseil économique, social et environnemental) suit d’ailleurs cette logique et recommande de renforcer l’intégration du numérique dans les contenus de formation (Peres, 2015, p. 75-76). Afin de favoriser « l’attractivité » du C2i, certaines disciplines ont fait le choix d’aller au-delà du simple référentiel de compétences en développant des pratiques propres à la discipline, sur un certain nombre d’heures attachées à la formation C2i. Ce travail les a conduits à mettre en place une « scénarisation » des contenus. Dans certains établissements, il y a un véritable souhait de présenter, dans la mesure du possible, un enseignant C2i au plus proche de la discipline pour donner une « teinte » disciplinaire au contenu de la formation et ainsi favoriser l’articulation du disciplinaire avec le C2i. Toutefois, comment un enseignant, dont le mode d’évaluation est la notation, interprète-t-il et traduit-il des compétences en des termes opératoires (Fluckiger et Bart, 2012) ? Comment asseoir une légitimité à transmettre des savoirs et à évaluer des compétences dans une discipline dont il n’est pas directement issu ?
31Des correspondants rappellent les contraintes rencontrées avec ce mode d’évaluation par compétences et soulignent la difficulté à se saisir de la notion de compétence dans l’enseignement supérieur. Les compétences des étudiants doivent-elles être évaluées sur la base du processus – c’est-à-dire la manière dont ils sont arrivés à un résultat – ou plutôt sur la base d’un produit – à savoir le résultat (Fluckiger et Bart, 2012) ? Il est aussi fait état d’incompréhensions de la part des étudiants, lors des premières semaines d’enseignement, vis-à-vis de ce système d’évaluation. Une majorité se trouve dans une situation où les évaluations qu’ils subissent se font par le biais d’une notation, induisant potentiellement une certaine confusion. Fluckiger et Bart (2012) rappellent la difficulté d’évaluer des compétences notamment au niveau de la définition du seuil d’acquisition de la compétence. Par ailleurs, l’évaluation de vingt compétences par étudiant implique des investissements conséquents, tant du point de vue humain, matériel que temporel. De fait, des enseignants C2i remarquent qu’il serait pour le moins pertinent d’interroger ce mode d’évaluation au regard des moyens investis. Gobert (2012, §7), quant à lui, met en question l’approche par compétences en expliquant que « historiquement marquée par la nécessité de l’employabilité, [elle] peut conduire à un infléchissement de la nature des savoirs enseignés de telle sorte à ce qu’ils soient utiles à l’économie et à les rendre rapidement opérationnels ».
32Par ailleurs, la majorité des enseignants C2i ne sont pas formés à évaluer des compétences. Les difficultés rencontrées, au quotidien, par des correspondants dans le recrutement d’enseignants compétents posent la question du niveau de formation de l’enseignant. La transmission d’un savoir de qualité et le développement de compétences numériques requièrent une formation. Le contexte actuel des établissements n’incite pas au développement de ce genre de dispositif. Pour autant, dans l’idéal de nombre de correspondants, il y aurait nécessité à former les formateurs. Au final, rares sont les enseignants C2i qui disposent du C2i niveau 1, encore moins le C2i niveau 2 enseignant et cela a des incidences sur leur légitimité tant dans l’enseignement que sur l’évaluation.
33Des enseignants interrogés ont soulevé l’idée d’une possible évaluation des compétences sur la base d’un travail effectué dans un cours disciplinaire, tout en respectant les exigences de formes élaborées dans le cadre du dispositif C2i. À côté de cela, quelques enseignants C2i font état d’un retour positif des étudiants quant à leur choix d’évaluer leurs compétences sur la base d’essais réflexifs. La massification des technologies numériques à tous les niveaux de la société renforce le besoin de développer un regard critique sur le numérique et ses usages (Peres, 2015, p. 75). Initialement déroutant et dénotant du mode d’évaluation « traditionnel », cette nouvelle logique a, par la suite, été bien accueillie. Des enseignants déclarent, d’ailleurs, avoir une plus grande facilité à mesurer les compétences à partir d’un essai réflexif qu’à partir d’une tâche technique donnée.
34S’interrogeant sur la manière dont les acteurs (de l’enseignement supérieur, mais aussi du monde du travail) se saisissent de la question de la formation au numérique, cette recherche a révélé de fortes hétérogénéités, tant dans le champ des perceptions (compétences numériques des acteurs, dispositif C2i) que dans sa mise en application concrète (conditions d’organisation, modalités d’évaluation et de certification). Par ailleurs, le développement des modalités pédagogiques d’enseignement au numérique, dans les établissements du supérieur, n’est-il pas encore et toujours plus aux prises avec le phénomène d’accélération du temps (Reynet, 2015, p. 99) ? Cette course effrénée à l’innovation pédagogique ne conduit-elle pas à devenir un « impératif général pour les responsables de formation et les enseignants-chercheurs, poussés par la nécessité d’adapter les formations aux conditions concurrentielles du marché de l’enseignement supérieur » (Lemaître, 2015, p. 71) ?
35Loin d’une posture de dévalorisation des apports du numérique dans un cadre d’enseignement, nous sommes d’avis, à l’instar de Chaptal, que le numérique a permis des progrès, lents mais néanmoins réels (2007, p. 102). Pour autant, des interrogations persistent et plus particulièrement celle de l’acteur au cœur du dispositif. Au service de qui la formation au numérique est-elle développée ? Cette problématique concentre les attentions et tend à former un espace d’intéressement : souci de visibilité et de réputation pour les établissements ; espace de valorisation de la recherche pour les enseignants-chercheurs ; rapport innovant au savoir pour les apprenants ; potentiel de mise en valeur de la profession pour les services d’accompagnement technopédagogique ; sujet de mise en relief pour les acteurs politiques, marché potentiel pour les industriels ; thématique de choix pour les médias ; etc. (Roland et Uyttebrouck, 2015, p. 56-57). Valluy met, d’ailleurs, en exergue la complexité de la pédagogie numérique en montrant que cette dernière est en permanence tiraillée entre différents systèmes de conviction (Bergeron, Surel et Valluy, 1998, p. 203 ; cité par Valluy, 2013). Dès lors, suivant les propos de Jérôme Valluy, il conviendrait encore et toujours de renforcer le dialogue entre les différents acteurs concernés, de favoriser la reconnaissance mutuelle de la diversité des convictions et la remise en question régulière des cadrages cognitifs antérieurs sur le domaine. Dans la continuité, il nous semble que pour faire évoluer la formation au numérique dans les établissements d’enseignement supérieur, il importerait de replacer les publics de formation, leurs usages ainsi que leurs attentes, au cœur du dispositif afin de permettre le développement de compétences, si ce n’est de favoriser l’aisance voire l’autonomie avec le numérique quelque soit le contexte d’usage. Il s’agirait donc de se demander comment penser une formation au numérique qui permette de développer des usages en dehors de contextes particuliers (professionnel, personnel, académique, etc.).