Que l’ensemble des internautes dont les traces écrites ont été utilisées pour cette étude soient, ici, chaleureusement remerciés. Qu’ils soient aussi encouragés à poursuivre les efforts dans la tâche, parfois laborieuse, de l’apprentissage indépendant ou clandestin.
« Seule la paresse fatigue le cerveau. »
Louis Pauwels, L’Apprentissage de la sérénité
- 1 Selon le cabinet ComsCore, cité par le site du magazine hebdomadaire français L’Express le 16 juin (...)
- 2 The Social Network, D. Fincher, 2010.
- 3 Co-fondateur et PDG du site internet de réseautage social virtuel Facebook.
1L’apparition subite et le développement tentaculaire des réseaux sociaux virtuels, qu’ils soient d’amitié (Facebook, Myspace, Youtube ou Hi5) ou professionnels (Viadéo, LinkedIn, Xing ou Ziki), fait aujourd’hui l’objet de grandes attentions du monde économique, politique, social, et bien sûr des sociologues et chercheurs en sciences de l’éducation. Impossible en effet d’ignorer que Facebook regroupe aujourd’hui plus de 700 millions d’utilisateurs1. Plus de la moitié (52 %) des utilisateurs de Facebook vont sur ces sites quotidiennement, et, en moyenne, les utilisateurs de Facebook comptent 229 « amis » sur ce réseau. L’engouement est tel qu’Hollywood consacre un film au phénomène2 et que le Time considère Mark Zuckerberg3 comme la personnalité de l’année 2010.
2Ce phénomène a été rendu possible grâce à l’avènement du web 2.0, encore appelé web social, et qui a généré une connectivité entre individus jusque-là inimaginable, tant par ses modalités que par son ampleur. L’aspect, sans doute le plus remarquable, de cette nouvelle génération de l’internet est que celle-ci permet à ses utilisateurs de télécharger, créer, co-créer, et partager des contenus produits par eux-mêmes, par leurs amis, leurs pairs, et même par des inconnus (Makriyanni et De Liddo, 2010). Chaque individu peut dès lors devenir son propre enseignant, journaliste, libraire, écrivain et éditeur (Thompson, 2010). Une des conséquences de ce changement de posture est que celui-ci induit, de fait, une évolution de la perception de l’apprenant du statut de consommateur vers celui de coproducteur de son propre apprentissage, un abandon des contenus vers le processus et la participation (Jones, 2008).
- 4 Par exemple, Thompson (2010) cite ici Edwards & Usher (2008) qui affirment que dans « le web le plu (...)
3À l’heure où l’autoformation est de plus en plus affirmée comme un acte social et travaillée dans ce sens (Tough, 1967 ; Moore, 1973 ; Tremblay, 1981 ; Pineau, 1983 ; Carré, 1992 ; Fossé-Poliak, 1992 ; Cyrot, 2009), la démocratisation des réseaux sociaux virtuels peut interpeller les spécialistes de ces questions. En effet, celle-ci permet d’offrir aux autodidactes modernes la possibilité d’élargir leurs réseaux sociaux classiques et d’engager des « relations virtuelles d’apprentissage ». Relier autoformation et réseaux sociaux virtuels s’impose alors naturellement à nous. Dès lors, il est utile de chercher à identifier dans quelle mesure le sujet social apprenant en situation d’autoformation (ou le s’autoformant) peut être seul devant son ordinateur et en même temps profiter des opportunités relationnelles qu’offrent les nouveaux réseaux sociaux virtuels. Ces interrogations prolongent le lien entre autoformation et réseaux sociaux classiques (Cyrot, 2009), offrant, par là même, « une perspective forte et fascinante pour repenser l’apprentissage, le savoir4 et la connexion avec les autres » (Thompson, 2010).
4Il convient, avant toute chose, de faire le point sur les avancées scientifiques majeures liées à ce domaine. Nous préciserons, dans un second temps, les objectifs de notre étude exploratoire.
- 5 Travailler sur les phases, les épisodes autoformatifs permet de s’intéresser aux moments plus qu’au (...)
5Les penseurs de l’autoformation ont, depuis longtemps, souligné l’aspect social des apprentissages par soi-même. Toutefois, au-delà des intuitions, certains auteurs ont travaillé empiriquement cette dimension de l’autoformation. Ainsi, dans sa recherche pionnière sur les apprentissages par soi-même, Tough (1967) révèle, entre autres, l’importance des relations d’aide durant les phases d’autoformation5. Ensuite, avant que Spear et Mocker (1984) ne relèvent l’importance du contexte sur l’apprentissage autodirigé, Tremblay (1981) met en évidence cinq catégories de besoins éducatifs que ces relations d’aide satisfont : « ces catégories font référence à la gestion du projet, à l’acquisition des connaissances, à l’obtention des ressources, à la maîtrise d’habiletés didactiques et à l’obtention de soutien » (2003, p. 182-183). Lorsque Pineau s’intéresse à la dimension sociale de l’autoformation, il note que Marie-Michelle recense 78 personnes considérant dès lors cet élément comme « un indice de leur impact » (Pineau, 1983, p. 359). Ces contacts trouvent même leur place dans un schéma éclairant que l’auteur nomme « carte relationnelle » (p. 361). Dans le cadre d’une étude sur la vocation d’autodidacte d’étudiants non-bacheliers de l’université de Saint-Denis, Fossé-Poliak retient également l’importance « des parents et de la famille élargie » ou plus largement des « univers de rencontres » pour expliquer le saut vers l’autodidaxie. Aussi, l’auteur reconnaît que le capital culturel détenu par la famille (parents et famille élargie) et/ou que le climat culturel religieux et/ou militant qu’elle livre, peuvent devenir, pour l’autodidacte, une forme d’ « héritage culturel » qui impulse l’autodidaxie. En outre, l’auteur considère que « ces trajectoires d’exception doivent [aussi] pour la plupart, leur réalisation à d’autres facteurs, d’autres espaces de socialisation, qui ont suscité, favorisé et orienté des promotions initialement improbables » (Fossé-Poliak, 1992, p. 116-117). Alors, pour elle, « tous les trajets d’autodidactes semblent avoir été marqués par des " rencontres décisives ", par des passages dans divers lieux de sociabilité » (p. 117).
6Plus récemment, Eneau (2005) s’est intéressé, sous l’angle de la réciprocité et en contexte organisationnel, à la part d’autrui dans la formation de soi et Cyrot (2009), dans le cadre d’une étude plutôt qualitative, aux sociabilités qui supportent l’autodidaxie (Le Meur, 1998 ; Verrier, 1999 ; Bézille-Lesquoy, 2003). Enfin, Creanor & Walker (2010) ont cherché à aborder en quoi les importants changements liés aux développements technologiques pouvaient impacter les environnements d’apprentissage, et ceci en lien avec les évolutions comportementales des apprenants, que ce soit sur leur lieu de formation, sur leur lieu de travail ou dans leur vie quotidienne. Dans les résultats de leur recherche, il est apparu, entre autres, que de nombreux apprenants insistaient sur l’importance d’utiliser la technologie pour connecter leur apprentissage à leurs environnements sociaux et réseaux personnels les plus larges afin d’obtenir le soutien dont ils avaient besoin pour leur réussite. De fait, l’avènement du web 2.0. pourrait bien favoriser des comportements autodidactiques, même au sein de contextes d’apprentissage formels.
- 6 L’exploration des sociabilités autoformatives s’inscrit en prolongement d’une étude doctorale (Cyro (...)
7Cette exploration, à l’interface entre les sociabilités autodidactiques et la formation à distance, a pour but de poursuivre l’identification de la nature des relations sociales qui soutiennent les épisodes d’apprentissage par soi-même6.
8Explorer les relations virtuelles d’apprentissage aurait pu prendre différentes formes. Nous avons fait le choix d’une plate-forme relationnelle particulière (Youtube), d’un objet d’apprentissage singulier (l’ukulélé) et d’un type de traces spécifique (les commentaires déposés). L’ensemble permettra de répondre à trois questions opératoires :
-
- 7 C’est le terrain que nous avons retenu.
Quelle est la nature des commentaires laissés sous les vidéos Youtube7 ayant un certain potentiel pédagogique ?
-
Que révèlent les commentaires en relation avec une pratique autoformative ?
-
Les commentaires laissés témoignent-ils d’une relation à sens unique ou un échange s’instaure-t-il parfois avec « l’autre » ?
9Mais avant de tenter d’apporter une réponse à chacune de ces questions, peut-être faut-il justifier les options que nous avons choisies. Ainsi, nous fournirons quelques précisions sur le choix d’une plate-forme virtuelle comme Youtube, sur le choix de l’objet d’apprentissage retenu, sur le choix des traces autoformatives considérées et sur les modalités d’accès à ces traces. Ensuite, après avoir présenté les hypothèses de travail et l’ensemble du corpus ayant servi de base à notre étude, nous énoncerons les modalités d’analyse des traces mentionnées et, évidemment, les limites attachées à une telle exploration.
10Youtube est un site d’hébergement de vidéos fondé en février 2005 par Chad Hurley et Steve Chen, racheté en 2006 par Google. Sur cet espace virtuel à large audience, chacun peut déposer des vidéos et/ou consulter les vidéos mises en ligne, laisser des avis, des commentaires écrits ou vidéos et s’abonner à loisir aux différentes chaînes diffusant les vidéos. Cette plate-forme offre donc la possibilité de tisser des liens virtuels (messages ou abonnements) ou de consommer les vidéos sans relation sociale aucune. Si nous avons retenu Youtube pour cette exploration, c’est parce que la vidéo est un support d’apprentissage efficace qui véhicule à la fois l’image et le son. Ce support est particulièrement bien adapté à l’apprentissage d’un instrument de musique car il permet aussi bien de voir la position des doigts que d’entendre le rythme, la mélodie ou l’harmonie d’un morceau.
- 8 Le 22 novembre 2007.
- 9 Cette mode de l’ukulélé dépasse le strict monde de la musique. On trouve aujourd’hui cet instrument (...)
11C’est un instrument à manche et à cordes, comme la guitare. En cela, les vidéos de la plate-forme Youtube peuvent être très aidantes pour identifier la position des doigts sur le manche par exemple. Rappelons-nous que « certains guitaristes dans les clubs de jazz des années 1950-1960 prenaient leurs chorus dos à la salle pour éviter que les musiciens dans le public ne voient leurs doigts et ne leur “volent leurs plans” » (Perrenoud, 2007, p. 33). Par ailleurs, parce qu’il est difficile de distinguer les internautes totalement autodidactes des hétéroformés qui viennent chercher sur Youtube quelques compétences supplémentaires, il convenait de retenir un instrument plus rare que la guitare. Sur ce point, l’ukulélé semble être un bon choix parce qu’il est peu enseigné dans les espaces éducatifs institués, exception faite, bien sûr, de certaines zones géographiques (Hawaii, Japon). En cela, cet instrument force d’une certaine façon la pratique autoformative. En outre, l’ukulélé est rare sans pour autant tomber dans la confidentialité. Croisement du cavaquinho portugais et d’un accordage hawaiien, devenu populaire dans les années 1920, puis dans les années 1950 et délaissé ensuite, le petit instrument est considéré à nouveau hype en 2007 par l’hebdomadaire Les Inrockuptibles . Cette information, également relayée par 20 minutes8, s’appuie sur une série d’exemples qui procure une certaine visibilité à l’instrument méconnu9.
12Il existe certainement un grand nombre de cas d’autodidactes qui utilisent les contenus vidéos de Youtube pour apprendre mais qui ne développent pas de relations particulières avec les déposants. Cette situation renvoie à un usage traditionnel d’internet qui est à rapprocher du face-à-face de l’autodidacte avec le livre. Ce cas, invisible sur la plate-forme Youtube, ne nous intéressait pas. À l’inverse, certains autres autodidactes font le choix de laisser volontairement un commentaire au déposant pour le remercier de la vidéo mise en ligne ou pour lui demander quelques conseils. C’est cette situation qui nous intéressait. Les commentaires laissés ont servi de corpus à cette première exploration des sociabilités virtuelles durant les phases d’apprentissage par soi-même.
- 10 Ces 6 vidéos (126 commentaires) nous ont permis d’atteindre un bon niveau de saturation. Dit autrem (...)
13Nous aurions pu retenir un profil d’autodidacte qui apprend l’ukulélé et suivre les traces qu’il laisse sur son passage. Le choix que nous avons fait est différent. Nous avons retenu six vidéos (126 commentaires)10 qui étaient déposées depuis suffisamment longtemps, avec une visibilité importante (bien classée dans Youtube) et avec un intérêt pédagogique évident (vidéo de qualité, manche et main gauche bien visible, jeu pas trop rapide par exemple). Ensuite, pour chacune des vidéos nous avons récupéré les commentaires laissés afin d’identifier les traces qui trahissaient le passage d’un apprenant indépendant.
14Notre démarche n’est pas clairement positiviste même si nous reconnaissons la nécessité de formuler des questions de recherche et de construire les hypothèses qui y sont liées et que l’on peut considérer comme des réponses intuitives possibles. En tout état de cause, nos hypothèses ne sont pas des attendus. Nous considérons qu’il faut « laisser le terrain parler, à la fois au sens figuré et au sens propre, et conserver autant que possible un regard vierge » (Carré, Charbonnier, 2003, p. 38). Nous pouvons alors envisager ces hypothèses comme quelques guides utiles à l’exploration du terrain.
15Ainsi, éclairés par les travaux qui nous précèdent, nous pensons :
16que les commentaires laissés sous les vidéos Youtube retenues trahiront le passage de sujets apprenants en situation d’autoformation,
17qu’ils révéleront des sociabilités virtuelles d’apprentissage durant les différentes étapes de l’épisode autoformatif,
18que la nature humaine et la puissance technologique peuvent aussi permettre l’instauration de véritables échanges.
- 11 Précision technique : le tagging (étiquetage) des vidéos Youtube est assuré par le créateur de la r (...)
Tableau 1. Corpus de l’étude11
Code
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Vidéo
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Auteur
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Date
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Vues
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Lien
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v1
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Moon River for ukulele – lesson
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MusicTeacher 2009
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23/07/09
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6038
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http://www.youtube.com/watch ?v =AELZ17k18Yc
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v2
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Georgia on my Uke
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Ukulelezaza
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30/09/06
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36501
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http://www.youtube.com/watch ?v =ffhS1m6O950
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v3
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Georgia Ukulele
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Ukulelezaza
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09/10/06
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9265
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http://www.youtube.com/watch ?v =96Yf9EsWgtA
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v4
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Exemple 1 – lire une tablature de ukulélé
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Jusserand
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20/01/08
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24948
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http://www.youtube.com/watch ?v =WyHUMLKsBIc
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v5
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Sakura (cherry blossom) on ukulele
|
Jusserand
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10/02/08
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12201
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http://www.youtube.com/watch ?v =7-40Zyxaey0
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v6
|
Clawhammer ukulele lesson 1
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Ackeim
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07/03/07
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87464
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http://www.youtube.com/watch ?v =BSlmEZUtROo
|
19Le premier temps consista à dénombrer les traces ayant trait aux pratiques autoformatives. Nous avons, ensuite, cherché à regrouper ces traces afin d’identifier les fonctions qui leur sont propres (afin de permettre la lecture comparée avec les sociabilités autodidactiques classiques). Enfin, il convenait d’identifier la nature des réactions ou réponses aux commentaires laissés le cas échéant.
20Si la courte série de cas traités peut sembler être une limite à cette étude, il faut toutefois rappeler que le principe de généralisation des résultats de ce genre d’enquête « n’est pas fondé sur la preuve par la fréquence […], c’est-à-dire sur le dénombrement de cas identiques, la répétitivité d’un même fait […] mais sur la preuve par l’occurrence, c’est-à-dire par le constat de l’existence d’une pratique ou d’un sens » (Alami, Desjeux, Garabuau-Moussaoui, 2009).
21Peut-être faut-il, par ailleurs, évoquer une autre « limite ». Le corpus est constitué, en effet, de courts textes que les apprenants en situation d’autoformation ont jugé utile d’associer aux vidéos Youtube utilisées pour apprendre. En cela, cette étude, qui n’est pas fondée sur le discours biographique des apprenants eux-mêmes, ne permet pas de bien comprendre les motivations et les démarches d’apprentissage engagées. Mais plus qu’une limite, cette remarque est une façon d’annoncer que notre première exploration, évidemment nécessaire, mérite d’être prolongée.
22Après avoir présenté la nature des commentaires laissés sous les vidéos Youtube ayant un certain potentiel pédagogique, nous dévoilerons ce qu’ils nous apprennent sur les pratiques autoformatives en ligne et sur les relations virtuelles qui s’instaurent durant les épisodes d’auto-apprentissage.
Tableau 2. Résultats d’ensemble
Code
|
Vidéo
|
Commentaires sans rapport avec l’autoformation
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Commentaires peut-être en rapport avec l’autoformation
|
Commentaires en rapport avec l’autoformation
|
v1
|
Moon River for ukulele – lesson
|
0
|
0
|
16
|
MusicTeacher2009
|
v2
|
Georgia on my Uke
|
15
|
3
|
8
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Ukulelezaza
|
v3
|
Georgia Ukulele
|
1
|
2
|
8
|
Ukulelezaza
|
v4
|
Exemple 1 – lire une tablature de ukulélé
|
0
|
0
|
9
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Jusserand
|
v5
|
Sakura (cherry blossom) on ukulele
|
2
|
0
|
6
|
Jusserand
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v6
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Clawhammer ukulele lesson 1
|
3
|
0
|
53
|
Ackeim
|
Total
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21
|
5
|
100
|
23Les vidéos dont le caractère est clairement pédagogique sont investies par des internautes désireux d’apprendre. Cela explique le nombre important de commentaires en rapport avec les pratiques autoformatives. Seule la vidéo 3 n’est pas un tutorial, mais est une performance à l’ukulélé. C’est en partie pour cette raison que les commentaires sans rapport avec l’autoformation sont nombreux. Par ailleurs, cette précision justifie aussi que nous fassions figurer quelques commentaires dans la colonne « peut-être en rapport avec l’autoformation ». Un « merci » peut, en effet, être interprété différemment selon que celui qui le dépose apprenne ou non l’ukulélé par lui-même.
- 12 Nous reprenons ici les trois temps de l’épisode autodidactique que nous avions déjà retenus dans le (...)
24Il s’agit de se focaliser sur la colonne "commentaires en rapport avec l’autoformation" du tableau 2. Afin d’organiser des différentes idées contenues dans les commentaires, nous retiendrons ceux qui sont liés au déclenchement d’un épisode autoformatif, ceux qui s’inscrivent dans la phase d’auto-apprentissage à proprement parler et ceux qui participent à la conclusion de l’épisode d’apprentissage par soi-même12.
- 13 Technique de picking utilisée en banjo, en ukulélé et, plus rarement, en guitare.
25Quelques débutants reconnaissent l’importance de certaines vidéos dans le déclenchement de leur épisode d’apprentissage : « Super vidéo, claire, nette et précise. Merci, ça m’a décidé à me lancer ! » (v4), « Merci beaucoup grâce à toi, je vais m’acheter un ukulélé ! » (v5) ou encore « En partie grâce à toi, depuis vendredi, je suis l’heureux possesseur d’un ukulélé. » (v5). Ces deux vidéos (v4 et v5) contiennent des informations plutôt dédiées aux débutants. En cela, il est normal de repérer des commentaires de cette nature et de constater l’action de la vidéo déposée sur le choix d’un objet et d’une démarche d’apprentissage. Cependant, d’autres vidéos de niveau supérieur sont aussi, parfois, un vecteur de déclenchement : « Merci pour les vidéos, Aaron. Je voulais un banjo ou un ukulélé depuis longtemps mais je n’avais pas vraiment l’argent mais ça [cette vidéo] m’a finalement motivé à acheter un ukulélé correct pour apprendre le clawhammer13. » (v6).
26Les commentaires laissés affirment aussi occasionnellement l’importance des vidéos pour les premiers pas dans l’apprentissage du nouvel instrument, pour la maîtrise des connaissances élémentaires : « Mec, je t’idolâtre / Merci beaucoup / J’ai pas encore testé tous tes cours, mais j’écoute et je reste bouche bée devant tant de pédagogie / tu expliques vraiment super bien !! / j’ai acheté mon premier ukulélé cette après-midi et je galère mais je vais suivre tes vidéos / merci beaucoup / tu es génial ! / tes vidéos sont tops / Continue ! » (v4).
27Les relations virtuelles favorisent la circulation d’informations, de connaissances et de méthodes. Ainsi, certains commentaires contiennent parfois l’expression d’une question purement technique concernant l’accordage, la marque ou les cordes de l’instrument alors que d’autres expriment quelques difficultés rencontrées. Ces deux types de question trouvent parfois des réponses de la part du créateur de la chaîne. Ainsi : « Est-ce que quelqu’un peut me dire pourquoi la corde la plus grave est la troisième et pas la quatrième ? » invite Ackeim à répondre que « c’est juste une vieille tradition qui vient des origines portugaises de l’ukulélé » (v6). Portés par une sorte de confiance ou d’audace, certains internautes formulent aussi dans les commentaires des demandes explicites. Elles concernent, par exemple, des vidéos à réaliser : « Peux-tu faire un tutorial de " Happy " par Nevershoutnever. » (v1), « Aucune chance d’avoir une " deuxième prise " qui montre l’autre main. » (v2) ou « Peux-tu faire un tutorial et jouer plus doucement. » (v3). Dans ce genre de cas, les demandes sont parfois considérées comme des ordres – « vos désirs sont des ordres » répond Tafkam114 – ce qui témoigne, d’une part, des relations sociales virtuelles qui se créent dans le cadre des apprentissages autonomes en ligne et, d’autre part, du poids des « téléspectateurs » sur le contenu éditorial des chaînes Youtube. D’autres internautes, encore plus hardis, réclament des supports complémentaires : « Est-ce que quelqu’un peut m’envoyer le lien vers la tablature. » (v2). Le sujet apprenant en situation d’autoformation associe donc clairement « celui qui sait » à son parcours formatif. Évidemment, une mobilisation trop systématique de contacts virtuels n’autoriserait peut-être plus à parler d’autoformation, les contacts devenant une sorte d’assistance pédagogique. Enfin, d’autres commentaires concernent la qualité des vidéos proposées. Ainsi : « Je peux mieux voir où tu mets tes doigts avec ce ukulélé. » (v1) est une façon élégante de dire au diffuseur qu’il est préférable, à l’avenir, de choisir cet instrument15 afin que le potentiel pédagogique de la vidéo augmente.
28Les relations virtuelles permettent parfois de se rassurer ou de se sentir encouragé et ainsi de poursuivre, voire d’accentuer l’apprentissage en cours (persévérance et intensité). Sur ce point, deux internautes s’adressent à Ukulelezaza qui possède un très bon niveau pour lui demander s’il est « autodidacte » (v2) ou s’il avait « une expérience antérieure de la musique avant d’apprendre à jouer de l’ukulélé » (v2). Ukulelezaza leur répond qu’« [il a] appris en jouant beaucoup et en écoutant et en regardant les autres jouer. La meilleure façon pour apprendre et pour développer [s]on propre style » (v2). On imagine alors le caractère particulièrement motivant d’une telle phrase pour quelqu’un qui apprend par lui-même. Par ailleurs, pour s’assurer de la justesse de l’itinéraire formatif choisi, d’autres cherchent juste à savoir s’ils ont bien compris le contenu de la vidéo sur laquelle ils travaillent : « Une rapide question : les ongles de ma main droite doivent seulement frapper les cordes vers le bas […]. Est-ce que j’ai bien compris ? (v6) »
29Enfin, certaines relations virtuelles traduisent, avant tout, de la reconnaissance. Nombreux sont les commentaires qui expriment un avis souvent positif sur la vidéo déposée. Les « thanks », « cool, thanks so much » et autres « merci » traduisent sûrement un vrai sentiment de reconnaissance qui affirme l’intérêt identifié de ces vidéos à fort potentiel pédagogique. Pour certains, cette reconnaissance passe par le partage d’un moment de vie, de quelque chose de personnel : « J’ai projeté d’apprendre cela rapidement afin de le jouer à mon père qui appréciera de chanter dessus. » (v1). En creux, peut-être doit-on voir aussi la reconnaissance d’une forme de dette qui trouve un début de remboursement dans le commentaire laissé sous la vidéo. En prolongement, ces commentaires témoignent également de la volonté à la fois d’une prise de contact et d’une matérialisation de la relation virtuelle, même si certains n’ont probablement que la valeur d’un encouragement destiné au déposant afin de s’assurer la diffusion d’autres vidéos de même nature. Enfin, certains commentaires courts ont certainement aussi pour objectif de faire vivre les « chaînes Youtube » des uns et des autres afin d’assurer en retour la visibilité de la sienne. Comme dans les autres cas, les commentaires génèrent parfois des réactions de la part de celui qui dépose la vidéo ce qui révèle finalement une reconnaissance partagée. Ces réponses peuvent alors prendre la forme d’un « merci ! J’apprécie vraiment ! »16.
30Les vidéos qui servent de corpus à cette exploration ne contiennent aucun commentaire d’apprenant concernant la conclusion de l’épisode d’auto-apprentissage, ce qui n’est pas en soi très étonnant car ceux qui déposent les commentaires sont, en général, en train d’apprendre. Ukulelezaza, dans une de ses réponses et par la place qu’il occupe aujourd’hui sur l’espace Youtube consacré à l’ukulélé (à la fois maître et expert) donne une première forme conclusive à l’épisode autoformatif. Ce temps conclusif est parfois présenté comme une signature ou un slogan. Ainsi Krouk17, dont le niveau de maîtrise du petit instrument est très correct, se présente de la façon suivante sur la page d’accueil de sa chaîne Youtube : « […] Je suis heureux de partager ici quelques “plans” car c’est ici que je trouve moi-même la plupart de ceux qui me font progresser. Thanks to be there and share. » En créant sa propre chaîne, Krouk affirme avoir atteint un niveau qui lui permet de diffuser des vidéos à caractère pédagogique afin d’aider ceux qui, comme lui avant, étaient perdus dans les sinuosités de l’autoformation. Il se pose, lui aussi, en expert et en maître même s’il reconnaît encore apprendre.
31Dans le contexte particulier de la distance 2.0, cette exploration affirme à nouveau la dimension sociale des apprentissages par soi-même, les nombreux rôles que « l’autre » joue durant les phases autoformatives et les figures qui peuvent être les siennes.
32Si on peut émettre l’hypothèse que les individus qui ont fait l’objet de notre observation sont des habitués des espaces numériques et, de ce fait, familiers des changements que cela induit en termes d’utilisation de la technologie, du rapport au temps, à l’espace ou aux nouvelles façons dont les contenus sont médiatisés, il en va peut-être autrement de leur capacité à apprécier la fiabilité des informations auxquelles ils ont accédé.
33Ainsi, à l’heure où l’information rencontrée sur internet prend souvent valeur de vérité, il convient, lorsqu’on aborde la question des apprentissages en ligne, de s’arrêter un instant sur la question sensible de l’évaluation des contenus informationnels accessibles sur le web. Ainsi, comme le note Serres (2005), citant Sutter, quatre types d’« info-pollution » peuvent être identifiés : la surabondance, la désinformation et la médiocrité des informations, la manipulation par des informations dangereuses et l’invasion publicitaire. L’évaluation réclame, alors, un quadruple jugement sur « la fiabilité de la source, la qualité du contenu, la cohérence de l’organisation [et] la pertinence de la présentation » (Serres, 2005, p. 40). Les spécificités du numérique ajoutent encore complexité et brouillage à cet exercice d’expertise délicat.
- 18 Lyotard, J.-F. (1979). La Condition post-moderne, Paris, Minuit.
34Par ailleurs, pour distinguer les différents types de savoirs qui se développent et qui circulent au sein du Web 2.0, Peraya (2010) s’appuie sur les travaux de Lyotard18. Celui-ci distingue les savoirs scientifiques des savoirs narratifs. Les premiers relèvent d’un savoir objectif qui a valeur de vérité, les seconds trouvent leur validation « dans le fait d’être rapportés, répétés et ré-affirmés au sein d’une communauté sociale qui en constitue l’espace de légitimation » (Peraya, 2010). De ce constat, l’approche autoformative sur des réseaux virtuels telle que présentée plus haut pose également la question de la littératie telle que définie par l’OCDE (2000), à savoir « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité, en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ». Or ici, il ne s’agit pas seulement d’appréhender des contenus diffusés sur le web, mais également, lors d’échanges, des conseils d’apprentissage exprimés par des quasi-inconnus, au risque d’aller à l’échec. Aussi, Peraya (2010) propose-t-il que la littératie prenne également en compte « la diversité des instances sociales de coopération, les pragmatiques et les pratiques qui leurs sont propres afin d’en définir les territoires, les chemins de traverse, les points communs et les différences, et finalement d’établir des ponts entre celles-ci ». Enfin, dans un domaine d’apprentissage artistique comme celui qui a fait l’objet de notre étude, il doit aussi être question de gérer des notions complexes comme notamment la propriété intellectuelle. Plus largement, la réflexion autour de l’autodidaxie, dans toutes ses dimensions, ne doit-elle pas aussi prendre en compte une dimension éthique, notamment au sein de ces univers virtuels où celle-ci semble aujourd’hui peu maîtrisée et maîtrisable ?
- 19 Bel aphorisme de Carré (2003).
35Tout d’abord, ces résultats affirment la dimension éminemment sociale de l’autodidaxie y compris lors de l’utilisation d’un outil comme internet. Ce point confirme les travaux de Tough (1967), Pineau (1983), Tremblay (1986) ou Cyrot (2009) et révèle une forme de proximité entre autodidaxie « classique » et « moderne » en tout cas en ce qui concerne la dimension sociale. Ainsi, si l’autodidacte « classique » qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui n’est pas un « Robinson Crusoé » de la formation ou de la culture (Moore, 1973 ; Carré, 1992 ; Cyrot, 2007), l’autodidacte « technophile » ne semble pas non plus être contraint à la solitude devant sa machine. Concernant les sociabilités virtuelles développées dans le cadre des autodidaxies en ligne, les relations sont parfois limitées à une dimension binaire (1. Dépôt d’une vidéo à caractère au moins partiellement pédagogique ; 2. Dépôt d’un commentaire de type remerciement), parfois prolongées par la réponse de celui qui dépose la vidéo, parfois encore complétées par d’autres internautes, ce qui donne naissance à des échanges collaboratifs caractérisés par la solidarité.
36Cette implication progressive de l’autodidacte au sein d’une communauté virtuelle, qu’elle soit existante, naissante ou en gestation, est décrite par Makriyanni et De Liddo (2010). Ces auteurs ont observé une implication progressive des nouveaux venus dans les échanges et contributions de ceux avec lesquels ils partagent un intérêt commun, ici en rapport avec un projet de formation. La pertinence des contenus découverts incite les nouveaux venus à interagir avec leurs auteurs dans les espaces dédiés, puis, progressivement, à devenir contributeur de la petite communauté informelle qui s’est constituée (dans notre cas, autour de l’apprentissage de l’ukulélé). Il peut alors se développer des initiatives de collaboration et de réciprocité à leurs actions susceptibles de générer, chez l’individu concerné, un réel sentiment de communauté, mais aussi la sensation d’avoir acquis un statut et une réputation. Ces niveaux successifs de participation pourraient finalement donner l’impression de voir glisser l’apprenant de l’autodidaxie vers une forme d’autoformation sociale ; celle-ci se manifestant au sein de communautés composées de personnes qui, à certains égards, se ressemblent, en tout cas partagent des centres d’intérêts communs. Or, selon Thompson (2010), une communauté en ligne doit plutôt être comprise comme un réseau de relations en flux constant plutôt que comme une entité prédéterminée. Selon leurs dispositions et leurs besoins, les individus papillonneraient ainsi au sein de diverses communautés, pouvant y entrer et en sortir à plusieurs reprises, s’y impliquer à des degrés divers, bref mettre en avant une posture typiquement autodidactique à dimension sociale.
37Il faut encore affirmer, comme le fait Le Deuff, que « la culture de l’information est [aujourd’hui] en reformation » (2009). La participation d’un apprenant à la co-construction de matériels possiblement pédagogiques, comme Jusserand par exemple (v4 et v5), ouvre la porte à une certaine « culture participative » à l’intérieur de laquelle chacun peut, à la fois, être consommateur et producteur. Ce mécanisme, bien identifié par Jenkins (2006) ou Rheingold (2008) offre d’intéressantes perspectives lorsqu’on envisage l’impact que la culture participative peut avoir en termes d’organisation sociale et d’engagement civique pour les années et décennies à venir.
38En outre, on retrouve ici les différents rôles de « l’autre » durant les épisodes autoformatifs (Cyrot, 2009). Cet « autre » participe d’abord au choix de l’objet et/ou de la démarche d’apprentissage. Il est ensuite source de ressources informationnelles et/ou méthodologiques, d’évaluation, d’orientation et/ou de motivation, de soutien. Il est encore bénéficiaire des savoirs acquis clandestinement ou héritier, à son tour, d’un objet ou d’une démarche d’apprentissage.
- 20 Le tuteur, en pédagogie, prend la forme d’un enseignant qui suit, qui assiste, qui conseille partic (...)
- 21 « During the interviews it became evident that one person was especially helpful or important to th (...)
39Comme dit plus haut, l’autodidacte « technophile » ne semble pas être contraint à la solitude devant sa machine. Il développe, en effet, nombre de relations virtuelles et croise ainsi la bienveillance de ceux qui s’affirment comme « maître » ou « expert » mais aussi de ceux qui ponctuellement acceptent de rendre service le temps d’une occasion sociale virtuelle prenant la forme d’un « tuteur ponctuel »20. Cette figure du tuteur « ponctuel » et « virtuel » rappelle ces personnes particulièrement secourables que Tough (1967) n’hésite pas à qualifier de « tuteurs ». En effet, pour l’auteur, « durant les entretiens, il est devenu évident qu’une personne était particulièrement secourable ou importante pour l’apprenant dans certains projets autodidactiques. Parfois, cette personne était l’époux/épouse ou un autre camarade d’apprentissage avec qui l’auto-apprenant pratiquait un sport ou un autre savoir-faire. Dans d’autres projets, cette personne agissait comme un tuteur »21 (Tough, 1967, p. 48). Des figures plus « fugitives » cohabitent évidemment aussi avec ces tuteurs.
40Si nous savions déjà que l’autodidaxie, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, n’est pas une forme de soloformation, si nous savions également que tout acte d’apprentissage, y compris lorsqu’il est autoformatif, est un acte social, l’exploration présentée ici révèle en plus la dimension sociale des apprentissages médiatisés par l’ordinateur dans le cadre de l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux virtuels contemporains. Alors, les sociabilités (avec les autres) cohabitent naturellement avec l’autodidaxie (par soi-même) même dans des situations en face-à-face avec la machine. De plus, des espaces d’amusement ou de mise en scène de soi souvent décriés sont ici à la base d’apprentissages autoformatifs, ce qui montre que l’apprentissage est partout même dans des zones que certains pourraient qualifier d’insolites. En outre, ce constat génère une nouvelle question : la montée en puissance des réseaux sociaux virtuels n’est-elle pas source d’une augmentation des temps d’autoformation, des espaces autoformatifs et des sociabilités qui les portent ?
41L’étude systématique et comparée de différents espaces d’échanges virtuels (blogs, forums, Facebook, Google+) et d’objets d’apprentissage variés (loisirs créatifs, hacking, bricolage ou poésie) permettrait sûrement d’apporter un début de réponse à cette question. De plus, engager, en prolongement, une recherche fondée sur les motivations et l’explicitation des processus d’apprentissage à l’intérieur de ce cadre technologique particulier compléterait utilement cette première investigation.