Introduction

1La prise de mesures sanitaires suite à la pandémie au Maroc a eu un impact sur le déroulement des activités et des opérations de tous les secteurs y compris le secteur de l’éducation. De ce fait, le ministère de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique a opté pour une modalité d’enseignement-apprentissage totalement à distance. L’université Mohammed Premier a mis en place plusieurs dispositifs numériques afin d’assurer la continuité pédagogique, ce qui a poussé les enseignants universitaires à relever le défi face à ce changement brutal dans leurs pratiques enseignantes.

2Cette nouvelle situation a poussé certains enseignants universitaires à revoir leurs pratiques professionnelles notamment leurs gestes professionnels pour s’adapter aux exigences de la modalité d’enseignement adoptée. Le travail que nous présentons vise à identifier les difficultés rencontrées pour reproduire les gestes proposés dans le modèle Jorro (2005) : les gestes langagiers, les gestes de mise en scène de savoir, les gestes d’ajustement de l’activité et les gestes éthiques. Elle vise également à analyser l’impact de l’enseignement à distance sur la mise en place des gestes professionnels. Pour répondre aux objectifs de cette recherche, nous avons avancé deux questions majeures :

• Dans quelle mesure l’enseignement à distance freine-t-il la mise en place des gestes professionnels des enseignants universitaires ?

• Comment l’enseignement à distance impacte-t-il les gestes professionnels de l’enseignant universitaire ?

À ces questions nous avons formulé les hypothèses suivantes :

• Dans une modalité d’enseignement à distance, les enseignants universitaires rencontrent des difficultés, entravant la mise en place de leurs gestes professionnels.

• L’enseignement à distance est un facteur majeur dans l’apparition et la suppression des gestes professionnels mis en place par les enseignants universitaires.

3Afin d’apporter des réponses aux questions soulevées, nous avons opté pour une recherche qualitative à travers un entretien semi-directif. Cette dernière vise à analyser les expériences vécues par les enseignants universitaires appartenant aux différents établissements de l’université Mohammed Premier. Au fil de ce travail, nous essayerons dans un premier temps de présenter quelques modèles théoriques explicitant les gestes professionnels à mettre en place dans une situation d’enseignement-apprentissage en présentiel. Puis, dans un second temps nous détaillerons la méthodologie de recherche adoptée et les analyses effectuées pour discuter enfin les résultats obtenus et les pistes d’ouverture possibles.

Les gestes professionnels de l’enseignant

4Enseigner, c’est mettre en place des pratiques didactiques et pédagogiques afin de réussir le processus d’enseignement-apprentissage. Ceci nécessite la mobilisation de plusieurs compétences qui se manifestent au niveau de la planification, l’organisation, la gestion et l’évaluation. Le métier d’enseignant est en évolution permanente et la multiplicité des expériences contribue à son amélioration. Pour installer des conditions d’apprentissage favorables, l’enseignant mobilise des habiletés techniques et des savoirs non verbaux appelés des gestes professionnels (Jorro et Dangouloff, 2018).

5Il existe une multiplicité de modèles théoriques qui explicitent les éléments constitutifs des gestes professionnels, à savoir le modèle Multi-Agenda de Bucheton, dans lequel elle explicite plusieurs gestes professionnels pour améliorer les pratiques enseignantes. Selon Bucheton (2015), le geste professionnel de l’enseignant consiste à didactiser et transposer un contenu pour réussir le processus d’enseignement apprentissage.

6Un autre modèle théorique des gestes professionnels a été proposé par Christian en 2010, comportant une classification des gestes selon deux catégories : les gestes d’actions génériques et les gestes ou micro gestes techniques. Spécifiquement, en éducation les gestes génériques se présentent sous forme de verbes d’actions tels que parler, écrire, montrer, écouter, regarder et analyser. Quant aux gestes techniques, ils englobent une pluralité de métiers ; il s’agit d’expliquer, démontrer, manipuler, faire-faire… Ces gestes peuvent prendre une forme verbale ou non verbale.

7Dans la même logique, l’ouverture de son ouvrage Ces gestes qui parlent : l’analyse de la pratique enseignante, Duvillard a défini les gestes comme suit :

Les signes qui vont faire impression sur l’élève dans le sens où ces derniers vont l’imprégner. Ce sont ces marqueurs qui participent activement à la relation éducative, tous ces petits gestes qui donnent vie au discours (Duvillard, 2017).

8Par cette définition, il insiste sur le rôle des gestes dans le discours de l’enseignant, tout en mettant l’accent sur cinq principaux éléments que nous présentons comme suit :

• La voix ou geste vocal,

• Le regard,

• L’usage du mot,

• Le positionnement tactique dans son placement,

• Le positionnement tactique dans son déplacement.

9Le présent travail se base sur le modèle des gestes professionnels de Jorro (2005), le choix de ce modèle est justifié par la présence de Jorro parmi les figures emblématiques ayant traité la notion du geste professionnel et comme la pionnière à introduire le concept de mouvement à la définition du geste. Nous avons opté pour son modèle car il met en valeur l’action symbolique, corporelle de l’enseignant en interaction avec un environnement d’apprentissage. Le choix de ce modèle n’est pas donc aléatoire, vu que dans l’enseignement-apprentissage à distance et en absence du contact physique, les pratiques langagières de l’enseignant priment.

10Au fil de ses recherches, Jorro (2005) met l’accent sur la différence entre les gestes professionnels et les gestes des métiers. Cette auteure précise que les gestes métiers font l’objet d’une transmission technique et symbolique. Ils transmettent les codes relatifs au métier en affichant des savoir-faire ainsi que des valeurs afin d’identifier les paramètres structurant une activité. Ces derniers se mettent en place au cours d’un cursus professionnel. Pour elle, les gestes professionnels se présentent comme l’objet d’une transmission technique et symbolique des codes propres au métier à travers l’affichage des savoir-faire et les valeurs afin d’identifier les paramètres structurant une activité. En ce qui concerne les gestes professionnels, cette auteure propose un modèle comportant quatre éléments pour analyser les gestes d’un enseignant en présentiel (Jorro, 2005) que nous essayerons de détailler dans ce qui suit.

11Comme premier analyseur, Jorro (2005) évoque les gestes langagiers résidant dans la différenciation de tonalité et la médiation-corps de la part de l’enseignant. Ces gestes langagiers permettent à l’apprenant de se positionner par rapport à un savoir. En outre, Jorro (2005) met l’accent sur la dimension plurielle du langage qui, selon elle, joue un rôle primordial dans la mise en place des gestes langagiers. C’est le cas de l’utilisation d’une terminologie convenable au champ investi pour définir, expliquer et généraliser le contenu. En somme, ce sont les accents didactiques de l’enseignant qui assurent la structuration des savoirs et la transition d’une activité à une autre.

12Le deuxième analyseur proposé par Jorro se focalise sur des gestes de mise en scène de savoir. À travers cet analyseur Jorro explicite la nécessité de l’inscription de nouveaux savoirs en tissant des liens avec les savoirs précédents, le contexte et les objectifs de la séance. Ces étapes se réalisent à travers le rappel, la simplification, la reformulation et les exemples pour que l’enseignant puisse rendre le savoir accessible aux apprenants.

13Pour réussir le processus d’enseignement-apprentissage, l’enseignant est appelé à intervenir à chaque moment didactique pour rappeler les consignes, réguler le rythme de l’activité, différencier les stratégies d’enseignement, vérifier et évaluer les travaux ; c’est ce que Jorro a appelé les gestes de l’ajustement de l’activité, qui est le troisième analyseur du modèle. Jorro (2005) affirme que les gestes d’ajustement de l’activité s’appuient sur le sens de Kairos qui repose sur l’improvisation et l’intuition de l’instant.

14À propos du quatrième analyseur, il repose sur la mise en place de la déontologie et la transmission des valeurs à travers des gestes éthiques. Ces derniers demeurent indispensables pour instaurer une relation de confiance avec les étudiants et promouvoir le développement de leur autonomie. Ces gestes ne peuvent être mis en place sans la disposition chez l’enseignant d’une attitude d’écoute, de tolérance et de respect pour assurer le maintien d’un environnement propice aux apprentissages.

Méthodologie de recherche et analyse de données

15Le processus d’enseignement-apprentissage à distance nécessite l’adaptation des gestes professionnels dédiés à l’enseignement présentiel au nouveau contexte. Dans cette perspective, il nous semble pertinent d’identifier les difficultés ayant freiné la mise en place de ces derniers et de repérer les gestes professionnels disparus, modifiés et apparus.

16Pour mener cette étude, la recherche qualitative s’est avérée la plus adéquate pour permettre aux enseignants de présenter leurs témoignages vis-à-vis de l’expérience vécue. Nous avons opté pour l’entretien semi-directif afin de recueillir des informations sur les perceptions des enseignants quant à la mise en place des gestes professionnels en ligne. Aussi, cet outil de recueil des données permet d’étudier la problématique en profondeur.

17L’échantillon accessible de notre recherche sont les enseignants appartenant à l’Université Mohammed Premier, cependant nous n’avons eu l’accord de passation de l’entretien semi-directif qu’avec quarante enseignants. En outre, l’entretien semi-directif s’est réalisé en concertation orale avec 40 enseignants appartenant à notre université, corollairement, ces derniers ont jugé que la concertation orale est suffisante pour la réalisation de l’entretien semi-directif. La durée de l’entretien semi-directif varie d’un enseignant à un autre, généralement de 20 min à une heure et pour remémorer les réponses des enseignants, nous avons proposé un enregistrement audio de l’entretien semi-directif.

18Par la suite, une lecture active et approfondie des réponses retranscrites des interrogés s’est avérée importante pour pouvoir restituer les verbatims qui se rattachent à l’objectif de notre recherche.

Analyse des résultats et discussion

19Pour assurer la continuité pédagogique, les enseignants ont eu recours à plusieurs outils numériques, notamment la plateforme Moodle. L’usage de cette plateforme était adopté officiellement par l’Université Mohammed Premier. De plus, les enseignants ont précisé que cet usage a été justifié durant l’entretien semi-directif par son intuitivité et sa facilité d’accès, ainsi que les différentes fonctionnalités d’apprentissage collaboratif qu’elle offre. De plus, il est intéressant de signaler que durant l’entretien les réponses des enseignants ont montré que l’usage d’une panoplie de ressources numériques est étroitement lié aux besoins de leurs étudiants et offre la possibilité à chaque étudiant d’apprendre selon son propre rythme d’apprentissage.

20Dans une autre lignée, malgré les difficultés rencontrées dans la mise en place de leurs gestes professionnels, les enseignants interrogés n’ont pas nié l’importance des dispositifs numériques dans la continuité pédagogique pendant la crise sanitaire. Les difficultés évoquées par les enseignants sont d’ordre technique et pédagogique. Notons qu’une minorité de l’échantillon étudié a rencontré des difficultés techniques qui résident dans la mauvaise connexion, les problèmes d’authentification, la saturation de la bande passante et le temps d’attente. Citons l’une des réponses des interrogés : « Dans une séance synchrone, il m’était difficile d’assurer le cours avec les coupures répétitives de la connexion ». Donc, nous déduisons que la mise en place des gestes professionnels ne peut se réaliser que dans un environnement propice.

21Quant aux difficultés pédagogiques, elles étaient soulignées par la totalité des répondants en affirmant que ces dernières freinent surtout les gestes de l’ajustement de l’activité qui s’avèrent difficiles en absence des réactions des étudiants vis-à-vis du contenu et de la motivation par rapport à ce mode d’enseignement. Également, l’incapacité des enseignants à vérifier le degré d’atteinte des objectifs pédagogiques prévus : « l’absence des interactions des étudiants rend le cours mécanique, la manipulation de la voix est difficile car on a l’impression de parler avec soi-même ». De ce fait, les gestes langagiers sont aussi affectés par ces difficultés pédagogiques.

22Après avoir identifié les difficultés auxquelles étaient confrontés les enseignants universitaires lors du changement du contexte d’enseignement apprentissage, il est temps de répondre à la deuxième question de recherche de ce travail. Pour ce faire, il est important d’identifier les changements opérés au niveau des gestes professionnels à la lumière du modèle des gestes professionnels de Jorro (2005).

Tableau 1. Verbatims des interviewés sur les gestes langagiers en ligne et en présentiel

Gestes langagiers
En présentiel	À distance
R A : « la tonalité en présentiel est vivante, expressive » RB : « capacité d’attirer l’attention et de susciter la curiosité de l’étudiant ce qui me pousse à donner plus » RD : « on enseignait oralement, rare sont les traces écrites inscrites sur le tableau »       RE : « la tonalité en présentiel peut être contrôlée est régulée en fonction des réactions manifestées par les étudiants » RH : « en présentiel on prend en considération les besoins des étudiants »	RA : « par contre en ligne la tonalité est très mécanique, transmissive à 100 % et structurée » RC : « bien sûr, je suis derrière un écran l’étudiant il faut qu’il sente ma présence j’ai insisté sur mes mimiques, la gestuelle je l’ai utilisé à gogo et j’ai essayé de les motiver » RD : « il y a cette complémentarité entre le cours présenté oralement par visioconférence, parallèlement il y a les synthèses de cours, les travaux dirigés qui viennent compléter, et qui sont présentés par écrit » RE : « à distance, généralement l’étudiant ne se manifeste pas donc on essaie de réguler la tonalité en fonction des rythmes d’apprentissage et de la capacité d’écoute des étudiants » RF : « non pas de changement au niveau de la tonalité » RG : « on est toujours dans la répétition et j’évite aussi la digression, j’essaie d’être beaucoup plus précis, car l’outil technique n’est pas trop fluide au niveau de la transmission des messages. Et donc ça me bloque, ça me coince parfois » RJ : « on suit le même rythme on a l’impression qu’on parle avec soi-même » RK : « cette dimension de geste langagier est un peu absente »

23En partant du premier analyseur les gestes langagiers, selon certains enseignants, l’absence physique des acteurs concernés est parmi les facteurs qui freinent la mise en place de ce type de gestes. Au niveau de l’accent didactique, les enseignants estiment être dans l’obligation d’utiliser une tonalité constante : « on suit le même rythme on a l’impression qu’on parle avec soi-même », « en ligne la tonalité est très mécanique, transmissive à 100 % et structurée ». D’autres enseignants ont signalé que malgré l’absence des feedback de la part de leurs étudiants, ils essayaient de recourir à la régulation de la tonalité pour attirer leur attention : « À distance, généralement l’étudiant ne se manifeste pas donc on essaie de réguler les rythmes en fonction de l’apprentissage et de la capacité d’écoute des étudiants ». De ce fait, les gestes langagiers persistent même en ligne et se manifestent par manipulation dans la médiation de la voix surtout pour les enseignants qui optent pour des séances synchronisées. Généralement, dans un contexte pareil, l’enseignant est censé réguler la tonalité et le rythme de sa parole car elle est considérée comme le premier médiateur entre lui et ses étudiants afin qu’il puisse combler l’absence physique. Pour la même raison, l’enseignant doit accorder plus d’importance à la manière par laquelle passe l’information pour éviter toute confusion, car sans le langage corporel et sans l’interaction directe, l’interprétation d’un seul et même message peut être multiple.

Tableau 2. Verbatims des interviewés sur les gestes de mise en scène des savoirs en ligne et en présentiel

Gestes de mise en scène des savoirs
En présentiel	À distance
RE : « on utilise toujours le rappel oralement »       RH : « en présentiel le contact avec les apprenants facilite l’évaluation formative »	RA : « on n’avait pas la possibilité de faire des rappels car il n’y avait pas d’interaction » RB : « on essaie d’être bref on commence à se remettre en question : j’enseigne mais est-ce que les étudiants apprennent ? » RC : « sentiment d’anxiété de frustration et d’incertitude » RD : « l’outil va changer donc le rapport au savoir va aussi changer. Le rôle de l’enseignant aujourd’hui est cette dimension de l’orientation et de transposition et d’ouverture de perspective de recherche » RE : « c’est presque la même stratégie que j’adopte en présentiel à distance pour le rappel on demande aux étudiants de faire des comptes rendus des rapports et de les déposer » RF : « je commence à présenter le cours sans faire de mise en situation ni de récapitulation » RG : « en ligne on théâtralise » RH : « je n’ai pas fait de rappel en distanciel car c’est une perte de temps car il y a déjà des sections sur la plateforme » RI : « en tant qu’enseignant des travaux pratiques, je ne fais pas de rappel parce que chaque manipe est indépendante de l’autre »

24Le second analyseur se rapporte aux gestes de mise en scène des savoirs qui s’articulent autour du rappel et de la transposition didactique. La majorité des enseignants ont négligé la phase du rappel des séances précédentes, pour eux faire un rappel sans l’interaction des étudiants n’est pas efficient : « On n’avait pas la possibilité de faire des rappels car il n’y avait pas d’interaction », « Je n’ai pas fait de rappel en distanciel, en effet c’est une perte de temps car il y a déjà des sections sur la plateforme. », « Je commence à présenter le cours sans faire de mise en situation ni de récapitulation ». Quant à la transposition didactique, les enseignants ont trouvé que la mise en place de la pédagogie différenciée s’est avérée difficile vus l’hétérogénéité du groupe, l’effectif élevé des étudiants, la masse horaire et le programme préconisé :

On n’a pas pu se référer à la pédagogie différenciée, car c’était une situation nouvelle pour nous et adapter la pédagogie différenciée à des groupes massifs et à travers un enseignement totalement en ligne était pour moi une tâche difficile
 
C’était difficile de prendre en considération les lacunes des étudiants, la différenciation, le type d’intelligence des étudiants car les étudiants se manifestent rarement au cours de la séance.

25De ceci, nous déduisons que malgré les tentatives des enseignants dans la diversification des outils, des ressources pédagogiques numériques et des activités, le manque d’interaction dû à l’absence physique demeure parmi les premiers facteurs qui freinent la mise en place des gestes de mise en scène des savoirs. Pour surmonter cela, les enseignants ont signalé qu’il serait préférable d’élaborer un scénario minuté qui détaille le déroulement de la séance et à tenir le timing. Cette dernière permet d’anticiper et préparer les différents moments didactiques de la séance.

Tableau 3. Verbatims des interviewés sur les gestes d’ajustement de l’activité en ligne et en présentiel

Gestes d’ajustement de l’activité
En présentiel	À distance
RA : « la chose est très efficace, tu peux gérer le temps, l’efficacité est apparente » RC : « plus d’effort plus d’énergie » RE : « le temps en présentiel est insuffisant… je peux le compléter par le distanciel » RG : « le cadrage de l’activité se fait en fonction du public et de la difficulté de l’activité »	RA : « l’achèvement de l’activité nécessite beaucoup plus de temps » RB : « il y avait des rencontres directes à travers Zoom et Facebook, les étudiants de master faisaient même des exposés en live, posaient des questions et réagissaient » RD : « le temps est élargi et éclaté avec ces technologies et ça demande une ingénierie pédagogique précise » RF : « le cours est plus long en ligne, on est seul même si les étudiants sont là » RG : « ce qui est bénéfique dans l’enseignement à distance c’est que l’enseignant peut revenir à son cours, le revoir » RH : « un double effort, effort pédagogique (scénariser un cours, et préparer le cours qui sera présenté oralement), autre effort c’est pendant et après le cours, lorsqu’on essaie d’évaluer le cours à travers les questions posées par les étudiants, (un effort pour compléter, revoir, transmettre d’une autre manière ce qui n’a pas été transmis » RI : « le cours à distance est intemporel, il n’est pas inscrit dans le temps » RJ : « c’était difficile de prendre en considération les lacunes des étudiants, la différenciation, le type d’intelligence des étudiants » RJ : « on a pas pu se référer à la pédagogie différenciée » RK : « la vérification des travaux ne peut se faire en ligne car tout le monde travaille chez soi et va chercher des réponses sur la toile donc il n’y a pas de fiabilité »

26Le troisième analyseur concerne les gestes d’ajustement de l’activité. Il est à noter que les éléments à mettre en place pour assurer le bon déroulement de la séance changent en ligne. Au niveau du maintien de la séance, certains enseignants affirment que le distanciel leur offre plus de liberté car le cours à distance ne présente pas les mêmes contraintes spatio-temporelles qu’en présentiel. Cependant, d’autres signalent que le cours en ligne prend plus de temps et l’enseignant est appelé à fournir plus d’efforts :

L’achèvement de l’activité nécessite un double effort, effort pédagogique (scénariser un cours, et préparer le cours qui sera présenté oralement), autre effort pendant et après le cours, lorsqu’on essaie d’évaluer le cours à travers les questions posées par les étudiants, (un effort pour compléter, revoir, transmettre d’une autre manière ce qui n’a pas été transmis).

27En outre, dans un contexte d’enseignement en ligne, la tâche de l’enseignant est tout d’abord une tâche d’animation, selon l’un des enseignants :

J’ai essayé d’animer le cours selon deux formes : une animation textuelle et une animation verbale, à travers l’initiation des sujets sur les forums par l’enseignant et l’animation verbale dans des situations de communication synchrone via les visioconférences.

28En outre, l’évaluation formative est l’étape ultime du processus de l’ajustement de l’activité. En ligne, cette étape selon quelques enseignants perd sa fiabilité ; l’évaluation des travaux demandés en ligne n’est pas totalement crédible puisque les étudiants peuvent accéder à d’autres ressources et les outils technologiques utilisés dans cet enseignement ne permettent pas de surveiller les étudiants au moment de l’examen :

La vérification des travaux ne peut se faire en ligne car tout le monde travaille chez soi et va chercher des réponses sur la toile donc il n’y a pas de fiabilité car on était incapable de les surveiller », « l’évaluation se fait d’une façon traditionnelle via un test écrit en ligne parce qu’on était pas initié à ce genre d’opération.

29La plupart des enseignants soulignent que les modalités de l’évaluation en ligne doivent être choisies en fonction des moyens techniques mis à disposition, de la politique de la formation à distance et du nombre d’étudiants. Dans ce sens, plusieurs modalités d’évaluation peuvent être déployées à distance avec la prise en compte de la nouvelle organisation du cours et des contraintes techniques :

Le quiz, était facile à mettre en place avec le potentiel offert par les différents dispositifs, les QCM également peuvent s’intégrer facilement. Ces derniers peuvent se réaliser en amont, pendant et en aval de la séance.

Tableau 4. Verbatims des interviewés sur les gestes éthiques en ligne et en présentiel

Gestes éthiques
En présentiel	À distance
RA : « le contact direct avec l’étudiant facilite la transmission des valeurs »	RA : « il est difficile de transmettre les valeurs » RB : « le distanciel nous permet de se découvrir » RC : « essayer au maximum de leur transmettre des valeurs en parallèle des connaissances » RD : « la notion d’éthique est très présente, on trouve une seule information chez plusieurs personnes alors qu’on ne sait pas l’origine de cette information » RE : « à distance le cours doit respecter une certaine déontologie : présences obligatoire, respect du cours, mêmes normes » RP : « on commence par l’assiduité, même si on est chez soi il faut être à temps, il faut respecter la date de dépôt des travaux » RG : « à distance, je me suis focalisé sur le savoir. Pour transmettre des valeurs, nous avons besoin de contact direct avec l’autre » RH : « il y a toujours un respect mutuel, si je reçois un message je dois automatiquement répondre à ce message ne pas l’ignorer pour que l’étudiant ne perde pas confiance en lui-même » RI : « c’est l’essentiel de toute la pratique enseignante on favorise le travail collaboratif, 1’échange »

30Le dernier élément d’analyse des gestes professionnels des enseignants selon le modèle de Jorro (2005) est le geste éthique. Ce geste est important même si la modalité d’enseignement/apprentissage a changé, les valeurs peuvent être transmises même en enseignant en ligne. Certes, la transmission des valeurs était une tâche compliquée en l’absence de contact physique, mais les enseignants déclarent avoir transmis aux étudiants certaines valeurs telles que : le respect mutuel, l’assiduité, la collaboration et le partage afin de créer un environnement favorable à l’apprentissage, les réponses des interviewés sur le tableau 4 illustrent ce que nous venons d’avancer « À distance, le cours doit respecter certaines éthiques telles que la présence obligatoire, le respect du cours, les normes partagées », « On commence par la ponctualité, même si on est à la maison, on doit être à l’heure, on doit respecter la date de remise des travaux ». De ce fait, nous déduisons que peu importe la modalité d’enseignement-apprentissage adoptée, la mise en place des gestes éthiques est réalisable.

31Nous pouvons tirer une conclusion majeure de cette recherche. D’une part, les gestes professionnels mis en place dans une situation d’enseignement en présentiel ne sont pas adéquats à un enseignement à distance. Cela est dû aux nombreuses difficultés rencontrées par les enseignants interviewés. Donc, notre première hypothèse est confirmée. D’une autre part, l’enseignement-apprentissage entièrement à distance contribue à l’apparition de nouveaux gestes et à la suppression de certains, ce qui valide notre deuxième hypothèse. Notre recherche s’est limitée à identifier les difficultés rencontrées par les enseignants et à étudier l’impact du distanciel sur les gestes professionnels des enseignants de l’université Mohammed Premier durant le confinement sans toutefois établir de corrélation avec d’autres variables telles que (le sexe, l’expérience antérieure, les disciplines enseignées…). Quant à l’échantillon choisi, nous nous sommes limitées aux enseignants ayant accepté de répondre aux questions que nous avons posées à propos de l’expérience vécue lors du confinement. Et pour une validité externe, nous devrions toucher d’autres établissements appartenant à d’autres villes.

Conclusion

32La crise sanitaire engendrée par la propagation de la COVID-19 a contraint les institutions et les universités à adopter un mode d’enseignement/apprentissage totalement à distance. Cette transition a engendré des changements significatifs dans les pratiques pédagogiques des enseignants notamment leurs gestes professionnels, vu que ces derniers étaient dans l’obligation d’adapter leurs gestes en fonction du contexte. Notre étude s’est concentrée sur l’identification des difficultés rencontrées par les enseignants lors de l’instauration de leurs gestes professionnels en ligne ainsi que les transformations subies par ces gestes professionnels dans ladite situation. Le présent travail comprend deux parties ; la première a exploré les divers modèles théoriques des gestes professionnels des enseignants, tandis que la seconde a permis de repérer les difficultés rencontrées par les enseignants tout en mettant l’accent sur celles ayant entravé la mise en place des gestes professionnels, en se basant sur les quatre analyseurs présentés par Jorro (2005). Finalement, nous avons essayé de mettre l’accent sur les changements des gestes professionnels engendrés par le distanciel.

33L’étude et l’analyse des changements opérés au niveau des gestes professionnels des enseignants universitaires constituent un levier très important dans le développement professionnel et la formation continue des enseignants. Il s’agit de mettre en place des gestes professionnels adaptés au contexte de l’enseignement-apprentissage en ligne. Pour cette raison, nous pensons avoir montré que certains gestes professionnels changent en fonction du contexte du processus d’enseignement-apprentissage : les gestes professionnels nécessitent une révision dans le cadre du distanciel. De ce fait, il serait pertinent de concevoir un modèle théorique qui explicite les gestes professionnels auquel l’enseignant doit se référer en enseignant en ligne. Afin de surmonter les difficultés préalablement citées, il serait pertinent de mettre en avant les suggestions formulées par les interviewés qui pourraient se traduire dans la formation continue en e-learning et le suivi du corps enseignant.