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Notes de lecture

Jean-Luc Rinaudo (2023), Enseigner : quoi qu’il en coûte ? Liens psychiques et continuité pédagogique à distance

Cybercultures, Eres.
Laurent Souchard
Référence(s) :

Jean-Luc Rinaudo (2023), Enseigner : quoi qu’il en coûte ? Liens psychiques et continuité pédagogique à distance. Cybercultures, Eres.

Texte intégral

1Jean-Luc Rinaudo, l’auteur du livre Enseigner : quoi qu’il en coûte ? Liens psychiques et continuité pédagogique à distance, est professeur en sciences de l’éducation et enseigne à l’université de Rouen Normandie dans le cadre de l’UFR des Sciences de l’Homme et de la Société. Ses recherches portent sur l’« analyse les pratiques médiatisées par le numérique en contexte d’enseignement-apprentissage ou de formation, selon une perspective clinique d’orientation psychanalytique »1.

2L’ouvrage qui nous occupe fait le point sur la mise en place de la continuité pédagogique décrétée au début de la crise du COVID-19. Comme le précise le Pr Rinaudo dans son introduction, à la différence de nombreux travaux réalisés à ce sujet durant et après cette crise, son ouvrage se place avant tout dans l’analyse des processus psychiques dans lesquels se sont retrouvés les enseignants et les apprenants pendant la crise du COVID et la nécessité d’apprendre et d’enseigner à distance. Jean-Luc Rinaudo regroupe dans son texte des références à différentes disciplines qui traitent de la gestion des apprentissages et des relations entre les apprenants et les enseignants que ce soit la psychologie et la psychanalyse, les sciences de l’éducation, les didactiques des disciplines et le monde des EIAH (http://www.atief.fr/​, consulté le 18 juin 2024).

3L’ouvrage de Jean-Luc Rinaudo est structuré en deux parties. Le premier chapitre nous permet d’entrer dans le monde de la psychologie à travers la construction de ce qu’est l’apprentissage. Puis, les chapitres suivants décrivent chaque aspect psychologiquement particulier vécu par les enseignants pendant cette période d’enseignement à distance. Cette deuxième partie de l’ouvrage est nourrie par une enquête d’ampleur menée auprès d’enseignants sur cette période de bascule à distance des enseignements pendant le confinement.

4L’association des mots « ordinaire » et « à distance » dans le titre de ce chapitre fait réagir car les enseignants n’ont pas l’habitude d’enseigner à distance. Nous trouvons dans les pages qui suivent l’explication de leur juxtaposition et la justification de la phrase de l’introduction qui précise que « l’apprentissage se déroule toujours et nécessairement à distance ». Le terme de « distance » est en premier lieu utilisé pour décrire cette absence de distance qui existe entre le petit enfant et celui ou celle dont il dépend totalement, comme le précisent les théories de Winnicott. L’enfant ne pourra commencer à apprendre que lorsqu’une distance suffisante se mettra en place grâce à un défusionnement nécessaire. Le désir de savoir et donc l’apprentissage en cours ne se mettent en place que si la distance avec son environnement commence à être suffisante. La distance est toujours présente dans l’apprentissage et est donc nécessaire pour enseigner.

5Pour l’auteur, demander en urgence de mettre en place la « continuité pédagogique » a entraîné un paradoxe qui permet d’affirmer qu’éducation et urgence sont antinomiques. L’éducation et l’enseignement demandent du temps et cette urgence dans laquelle se sont retrouvés les enseignants a figé le rapport au temps. D’autre part, le temps « ordinaire » n’est plus le même en situation d’urgence dans un monde d’enseignement à distance. Pourtant ce temps ordinaire est celui de l’apprentissage, de la création de la relation de l’enseignant avec l’apprenant. Pour Jean-Luc Rinaudo, l’urgence peut aussi permettre que la déliaison avec les habitudes de travail puisse se réaliser plus rapidement. En effet, selon l’auteur, l’imagination peut aussi être stimulée par cette situation d’urgence. C’est donc à un regard nuancé sur cette période de crise vécue par les enseignants que nous invite l’auteur.

6L’un des aspects particulièrement intéressant de cet ouvrage concerne la question de la place du corps dans l’enseignement à distance. L’enseignement à distance via des plateformes numériques en ligne soulève en effet plusieurs aspects particuliers quant à la gestion du corps, celui de l’enseignant comme celui de l’élève. Tout d’abord l’indifférenciation entre élèves et enseignants pourrait provoquer le fantasme déjà ancien dans le monde de l’éducation, celui de la disparition de l’enseignant. Un autre effet est celui de la désubjectivation qui vient de la disparition des corps. Celui de l’enseignant comme celui de l’élève sont des outils pour créer des relations pédagogiques qui doivent déboucher sur l’« apprendre ». Cette absence de corps de l’enseignant peut laisser penser que le côté du triangle didactique qui relie idéalement l’enseignant à l’apprenant disparaît.

7Se voir enseigner ! Comme le précisent des enseignants de l’enquête qui a conduit au livre du Pr Rinaudo, se voir enseigner peut être étonnant pour les uns, gênant ou déstabilisant pour les autres (p. 58). Dans tous les cas, cette position de l’enseignant face à un miroir n’est pas des plus simples à gérer. Elle peut renvoyer au “stade du miroir” du jeune enfant rappelé dans l’ouvrage. De la même façon, enseigner devant ou à des écrans noirs peut être considéré comme pratiquement déstabilisant. Et pourtant, cela a été le cas pour de nombreux enseignants pendant cette période particulière de continuité pédagogique car peu d’élèves allumaient leur caméra. Par exemple, l’absence de visibilité du regard de l’élève ne permet pas d’avoir accès aux réactions non verbales comme le précise un autre enseignant de l’étude (p. 54). Gérer la façon dont on peut être vu, perçu par le regard des élèves sans avoir accès à ses regards, voici encore, pour l’auteur de l’ouvrage, un impact psychologique qui est loin d’être anodin.

8Un autre aspect analysé par l’auteur concerne la place, ou plutôt l’absence, de la voix des élèves dans cet enseignement à distance. En effet, les contraintes technologiques de la visio-conférence font qu’il est nécessaire de couper les micros pour les participants. D’où une classe sans bruit autre que la voix de l’enseignant. Ce qui crée un « calme étrange » comme le précise Jean-Luc Rinaudo (p. 65). Le vide auquel renvoie le silence « peut s’avérer dérangeant, inquiétant ou angoissant ». La classe peut alors perdre son aspect socialisant.

9L’auteur rappelle les difficultés de la gestion de la distance pédagogique, de la recherche de la bonne distance parmi les nombreuses dimensions et la multiplicité des distances, cognitives ou pragmatiques par exemple. Que ce soit en classe ordinaire ou dans le cadre de l’enseignement à distance, la mise en place la notion de présence-absence de l’enseignant lui permet de mobiliser chez l’élève ses capacités d’apprentissage où celui-ci pourra « sans risque, proposer, essayer, expérimenter » (p. 75).

10Enfin l’auteur traite de la confusion des sphères privées et professionnelles, confusion qui fonctionne autant pour l’enseignant que pour l’élève. Cela entraîne pour tous des aménagements de l’espace comme du temps. L’enveloppe psychique familiale et celle de la classe deviennent « poreuses » et chacun a dû y faire face en trouvant des stratégies pour limiter ce phénomène.

11L’enquête menée par Jean-Luc Rinaudo montre que de nombreux enseignants n’ont pas réussi à s’adapter au format que la continuité pédagogique et n’ont jamais réussi à se sentir dans une relation comparable à la salle de classe. Par exemple, Jean-Luc Rinaudo nous rapporte l’expression d’un enseignant qui décrit l’enseignement à distance qu’il a vécu avec ses élèves comme « une sorte de transmission d’information sans retour » (p. 87).

12Le rôle des parents s’est aussi retrouvé souvent profondément modifié. Ils sont quelquefois devenus des enseignants. Mais, cela a créé des écarts importants entre les enfants avec notamment ceux dont les parents n’avaient ni le temps, ni les compétences pour être derrière leur enfant, à côté de leur ordinateur. L’auteur nous rapporte des expériences innovantes comme celle d’étudiants ayant demandé la création d’une machine à café virtuelle pour se retrouver entre eux de façon informelle.

13Jean-Luc Rinaudo nous propose également l’idée de e-signature de l’enseignant pour faire le pendant à celle de signature de l’enseignant mise en place par de nombreux auteurs de sciences de l’éducation. Cette e-signature est mise en place par l’enseignant de façon consciente, mais aussi inconsciente selon la façon dont l’enseignant gère l’enfant « qui est en lui, refoulé » (p. 98). La gestion de l’e-signature par l’enseignant va permettre de créer une cohésion du groupe classe mais aussi du « e-groupe ».

14Jean-Luc Rinaudo avance l’hypothèse que c’est leur capacité de rêverie que les enseignants ont plus mobilisé que l’obligation d’innover corrélative à l’injonction à la continuité pédagogique. Plus que la résilience qui éloigne le sujet de ce qui le traumatise, c’est la capacité de rêverie qui permet de s’intéresser à la dimension créative du travail de l’enseignant. Le concept de créativité est entendu ici au sens de Winnicott qui précise : « il s’agit avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue » (p. 108).

15Le livre de Jean-Luc Rinaudo se place ainsi dans le cadre bien particulier de l’analyse des réactions des enseignants à la suite de la mise en place de la continuité pédagogique lors de la période du COVID-19. Cependant, il apporte un regard psychologique complet sur la façon dont les enseignants ont réagi face à cette situation inédite. Il nous semble bien adapté aux réflexions actuelles sur l’introduction de l’IA dans l’éducation qui a le potentiel pour bouleverser bien plus encore profondément les habitudes professionnelles des enseignants.

16Pour profiter pleinement de l’ouvrage, il nous semble nécessaire de se plonger plus avant dans le monde de la psychanalyse, Winnicott, Freud et Lacan avant tout. Mais, l’ouvrage de Jean-Luc Rinaudo est surtout le fruit d’une vaste enquête et nous propose une analyse détaillée issue de propos d’enseignant qui nous permet un véritable ancrage dans la réalité. Les exemples sont nombreux et nous montrent l’état d’esprit des enseignants lors de cette période particulière. La lecture approfondie du livre nous amène à de nombreuses réflexions sur la réalité de la relation enseignant-apprenant, indépendamment de l’aspect spécifique de l’enseignement médiatisé par le numérique. Ces réflexions portent notamment sur la formation au numérique des enseignants.

17Une lecture approfondie de l’ouvrage permet de penser les difficultés de l’usage des technologies informatiques pour l’enseignement et l’apprentissage avec un regard nouveau assez positif, voire optimiste. Jean-Luc Rinaudo nous propose de faire le point sur de nombreux aspects que nous devrons penser pour imaginer l’école de demain.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Souchard, « Jean-Luc Rinaudo (2023), Enseigner : quoi qu’il en coûte ? Liens psychiques et continuité pédagogique à distance »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 24 juin 2024, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dms/10270 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vlo

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