1Depuis au moins deux décennies, les établissements de l’enseignement supérieur sont confrontés à de profondes mutations, entre autres, la compétitivité, la massification de l’accès à l’enseignement supérieur, la quête de l’excellence et la diversification de la profession académique. En France, pour tenter de s’adapter à ces mutations, les appels à projets nationaux dits de transformations pédagogiques se sont multipliés pour inciter les établissements à changer de logique en modifiant le système de formation en profondeur afin d’en améliorer la qualité. Ces mutations protéiformes interrogent la capacité des établissements de l’enseignement supérieur à se transformer et à accompagner la transformation.
2Comment, dans une institution universitaire, s’opère ce processus de transformation pédagogique articulant les dynamiques individuelles, collectives et organisationnelles ? Cette expérience, comment est-elle vécue par les enseignants ? Comment rendre compte du processus de transformation de pratiques d’enseignement-apprentissage ? Pour répondre à ces nombreux questionnements et à travers son ouvrage « Transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur : Un processus en tension », Maëlle Crosse relève le défi d’étudier ce processus complexe en proposant de faire dialoguer les enseignants, premiers agents de changement entre eux et avec les décideurs, les membres de la gouvernance. L’ouvrage s’organise en trois parties.
3La partie introductive présente les éléments contextuels relatifs à la question de transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur afin de mieux saisir les enjeux de la recherche présentée dans l’ouvrage. Dans cette première partie, l’auteure met en exergue trois évolutions qui conduisent à un changement majeur dans les enjeux attendus de la formation dans l’enseignement supérieur, 1. les attentes sociétales vis-à-vis des formations de l’enseignement supérieur mettant en avant une dimension « professionnalisante », 2. le changement de paradigme qui consiste en un passage d’une logique magistro-centrée à une logique davantage centrée sur la mise en place de conditions favorisant le développement de compétences des apprenants, 3. le contexte sociétal dans lequel la performance et la compétitivité s’accentuent avec notamment l’essor du nouveau management public qui incite les établissements d’enseignement supérieur à faire la preuve de leur excellence en recherche et les enseignants, considérés comme premiers agents de ce changement, à prendre des initiatives d’innovation pédagogiques dans l’enseignement sans que celles-ci soient prises en compte dans l’évolution de leur carrière. D’où la complexité de la mise en œuvre de ces transformations souvent considérées comme des injonctions contradictoires. C’est dans ce cadre que l’auteure propose d’étudier le processus de transformation pédagogique dans une approche systémique articulant les dynamiques individuelles collectives et organisationnelles et en identifiant les préalables à la mise en œuvre d’une transformation pédagogique.
4L’auteure propose ainsi une double démarche de compréhension et de transformation, ce qui révèle sa double posture à la fois comme chercheure et comme ingénieure pédagogique et ensuite directrice d’un service universitaire de pédagogie, qui avait pour objectif d’améliorer la démarche d’accompagnement au changement.
5La deuxième partie rend compte de l’enquête de terrain au sein d’une université française pluridisciplinaire, engagée dans un projet structurant de transformation pédagogique. Dans le cadre de ce projet structurant, l’université a pour objectif de développer des dynamiques collectives enseignantes autour des projets visant une meilleure réussite et insertion professionnelle, et des pratiques enseignantes individuelles diversifiées – plus ou moins éloignées de la visée du projet. L’étude est centrée sur les processus d’interaction au sein de deux équipes qui étaient engagées dans ce développement, des enseignants non engagés dans le projet pédagogique institutionnel.
6S’appuyant sur l’analyse de trente-quatre entretiens semi-directifs, auprès d’enseignants universitaires ayant participé à des projets collectifs de développement de l’approche par compétences ; et auprès d’autres enseignants et de représentants de la gouvernance de la même institution, cette deuxième partie vise à rendre compte de la complexité de l’expérience vécue par des enseignants qui sont incités à changer leurs pratiques d’enseignement et aussi de la complexité du processus de transformation de ces pratiques. Les résultats reflètent la complexité du processus et rendent compte de la multitude de tensions et des fluctuations dans lesquelles se trouvent les individus tiraillés entre permanence et changement. Ces tensions varient selon différents niveaux de maturité pédagogique : à un niveau intra-individuel entre désirabilité du changement, acceptation du changement et pouvoir d’agir ; entre l’individuel et le collectif ; entre l’individuel ou le collectif et l’organisationnel. Selon l’auteure, ces tensions sont constitutives de la dynamique « autopoïétique du processus de transformation », dans laquelle les individus développent la capacité de ou sont en mesure de mobiliser leurs propres ressources pour développer leur pouvoir d’agir.
7Les résultats de cette enquête permettent de constater une dynamique individuelle d’adaptation des pratiques chez les enseignants qui peut être appréhendée à travers le concept d’agentivité. En effet, l’environnement amène les enseignants à transformer leur activité et les modifications qu’ils apportent viennent également transformer l’environnement dans une dynamique récursive qui peut être appréhendée comme une recherche d’équilibre entre le sujet et l’environnement et d’une co-transformation sujet environnement.
8L’auteure identifie un deuxième niveau qui consiste à modifier ces pratiques dans une recherche d’amélioration de la situation l’enseignant qui s’opère via l’expérimentation d’une activité pour essayer de résoudre une situation qui l’identifie comme problématique. Ce niveau reflète une transition vers un processus de transformation. Toutefois, celle-ci ne peut dépasser le stade de l’amélioration qui n’amène pas un changement de posture. Cette recherche d’équilibre dans l’activité s’opère dans des tensions qui se situent à différents niveaux au niveau intra-individuel, collectif organisationnel. Ces tensions duales permettent à la fois au changement de s’opérer et en même temps elles peuvent empêcher le changement si elles ne sont pas suffisamment régulées.
9Dans la troisième partie, l’auteure propose une modélisation du processus de transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur, dont la visée est de contribuer à la production de nouveaux savoirs scientifiques dans le domaine de la pédagogie de l’enseignement supérieur. Cette modélisation est illustrée à travers l’image d’un pendule qui oscille entre la permanence et le changement dans cette quête permanente d’un état d’équilibre dans l’articulation avec le milieu les tensions de désirabilité acceptabilité et pouvoir d’agir.
10L’originalité de la proposition de l’auteure repose sur son approche holistique et systémique qui s’éloigne des modèles linéaires et déterministes de l’accompagnement au changement, ce qui pourrait permettre de sécuriser le processus pour réguler les tensions qui peuvent émerger au sein de ces espaces symboliques. Sur la base de la théorie des environnements capacitants, la responsabilité partagée est une condition indispensable à une modification globale du système. Dans ce cadre, le changement de pratiques relève de la responsabilité de l’enseignant et de l’institution qui devrait assurer les conditions et les ressources pour rendre ce changement possible et rendre l’enseignant acteur de ce changement en adaptant sa communication aux différents degrés de maturité pédagogique et en proposant des plans de développement professionnel fondés sur les besoins des enseignants et non pas sur les projets institutionnels. Cela suppose un changement de paradigme et un passage d’un fonctionnement en silo à un fonctionnement en réseau en développant une agentivité collective, partagée et sécurisée. Cela permettrait une régulation écosystémique des tensions. Plus concrètement, il s’agit de favoriser la projection au travers de buts visibles, acceptables et accessibles ; l’acceptation du changement, par une sécurisation du processus ; l’anticipation de l’institutionnalisation de la transformation, par le développement d’une « organisation capacitante » (Véro et Zimmermann, 2018). En effet, il ne suffit pas de mettre à disposition des ressources mais d’assurer les conditions favorables à la capacitation – des conditions qui permettent aux individus de mobiliser leur propre pouvoir d’agir. L’auteure s’appuie sur plusieurs travaux, entre autres, les travaux de Véro et Zimmermann (2018) qui proposent de concevoir l’organisation capacitante autour des cinq traits suivants : « le pluralisme, la participation, le développement, la justice et la responsabilité » (2018, p. 144). Plus concrètement, une organisation capacitante pluraliste adopte une approche inclusive en prenant en considération la diversité de points de vue des acteurs ainsi que la « pluralité des réalisations auxquelles chaque personne singulière attribue de la valeur » (p. 144). Une organisation participative propose également un cadre d’échange qui favorise le débat et la confrontation de la diversité de points de vue. Une organisation développante assure les conditions qui favorisent le développement professionnel et personnel de chaque acteur en lui permettant d’atteindre ses objectifs ainsi que les objectifs de l’organisation. Ce point constitue une différenciation importante avec l’organisation apprenante qui soutient le développement professionnel qui peut être utile pour le développement de l’organisation sans forcément prendre en compte les besoins ou aspirations individuels des acteurs. Une organisation juste propose aussi un accès égal aux ressources et aux opportunités en s’appuyant sur une idée de justice fondée sur l’égale capacité d’agir de tous les acteurs. Enfin, une organisation responsable dépasse les dimensions économiques et juridiques pour intégrer une responsabilité sociale, en mettant en œuvre des pratiques de management centrées sur l’humain. Ces pratiques favorisent le développement de la capacité d’agir de tous les individus.
11Dans un contexte marqué par des mutations qui modifient en profondeur la forme universitaire, l’étude vise à proposer des repères pour accompagner au changement afin de favoriser une appropriation collective de la transformation pédagogique. D’où son potentiel de transférabilité notamment dans d’autres contextes, institutions ou établissements de l’enseignement supérieur. Toutefois, l’étude ouvre le débat sur plusieurs points entre autres, la question de l’existence d’une réelle vision stratégique et écosystémique chez les décideurs un enseignement supérieur capable de répondre aux mutations profondes de la société, la posture des politiques pour favoriser et soutenir cette transformation (Leišytė et al., 2023). Comment passer d’une logique de silo voire de « cité » (Boltanski et Thévenot, 2022) à une logique de réseau au niveau organisationnel ? Quels facilitateurs proposer pour créer et faire vivre de vrais espaces de dialogue (Kezar, 2012 ; Thievenaz et al., 2020) sans qu’ils soient perçus comme étant des injonctions ou des « effets de mode » et quels processus de traduction (Bess et Dee, 2014 ; Akrich et al., 2006) entre les décideurs et les agents de changement pour arriver à une intelligibilité commune ? Comment opérer le changement dont la temporalité est longue et assurer une transformation durable et pérenne dans un contexte d’administratisation et de précarisation du métier d’enseignant et des acteurs de l’enseignement supérieur ? Cet ouvrage ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur les champs des possibles et les opportunités qu’elles offrent en termes de développement personnel et professionnel inclusif de tous les acteurs et de transformation des universités.