- 1 Cf. notamment les nombreux numéros de Distances et Médiations des Savoirs, anciennement Distances e (...)
1Les mesures sanitaires imposées dans de nombreux pays pour endiguer l’épidémie de COVID-19 ont entraîné le développement de mode distancié de réalisation de toutes les activités susceptibles d’être effectuées à distance. Dans ce contexte particulier, le passage de la formation en présence à la formation à distance a été bien étudié dans les milieux scolaires et universitaires. De plus, des recherches dans le domaine sont menées depuis longtemps1. Il en va néanmoins tout autrement de la formation à des activités de loisir. Ces dernières étaient relativement rares à distance avant la pandémie, et avaient ainsi peu fait l’objet de recherches. Or, comme le souligne Flichy (2010), dans les sociétés actuelles, les amateurs passionnés par une pratique récréative sont de plus en plus nombreux.
2C’est ainsi qu’ont notamment été proposés des cours de danse à distance afin de permettre une poursuite des activités habituelles des danseurs malgré les mesures sanitaires et d’offrir des opportunités de découvertes à certains de ceux qui avaient plus de temps libre qu’auparavant (Benthaus, 2021). De fait, l’enseignement en ligne offre une plus grande flexibilité temporelle (Courtney, et al., 2010), il permet d’aller au-delà des barrières géographiques, de favoriser l’accès à une grande variété de cours donnés partout dans le monde, parfois par de grands artistes, sans nécessiter de déplacement et fréquemment à moindre coût (Sarkar, 2022 ; Shinomae, 2020 ; You, 2020). Selon quelques auteurs, l’enseignement à distance permet aussi d’attirer une diversité de groupes sociaux plus ou moins éloignés des arts (Mak et al., 2021) favorisant ainsi une certaine démocratisation, voire une massification de la pratique de la danse (Bench et Harling, 2021).
3Toutefois, alors que les danses de loisirs semblent indissociables des interactions physiques, puisqu’au-delà du plaisir d’apprendre, cet apprentissage vise généralement à danser en soirée ou à donner à voir ses performances lors de spectacles ou de compétitions, l’idée de réaliser des cours et même des festivals à distance peut sembler étrange.
4Dès lors, dans quelle mesure semble-t-il s’avérer pertinent de proposer des cours de danse à distance ? Autrement dit, pourquoi et comment les professeurs de danse sont-ils passés de l’enseignement en présence à l’enseignement à distance ? Quels défis ont-ils rencontrés et comment les ont-ils surmontés ? Quels sont, selon eux, les avantages et les inconvénients de la formation à distance pour l’enseignement et l’apprentissage de la danse ?
5Nous proposons d’étudier la question en nous intéressant aux danses de loisirs, aussi dites danses récréatives, généralement pratiquées par des adultes en dehors de leurs heures de travail, par distinction avec les danses pratiquées dans le cadre d’un enseignement académique visant à former des danseurs professionnels. Sans revenir sur les recherches concernant l’intégration des technologies dans l’enseignement, ni sur celles traitant de la formation à distance, bien connues des lecteurs de Distances et médiations des savoirs, nous nous pencherons tout d’abord sur ce que la littérature sur la danse révèle à ce sujet, puis nous analyserons les propos tenus par des professeurs de diverses danses de loisirs dans le cadre d’entretiens réalisés en 2021 et 2022. Nous en viendrons alors à ouvrir une discussion sur la pertinence des cours de danse de loisirs à distance.
6Les cours de danse à distance étaient assez peu nombreux avant la pandémie et, par conséquent, les recherches sur l’enseignement de la danse en ligne également, tout particulièrement concernant les danses pratiquées à des fins de loisirs. Néanmoins, certaines publications ont pu être repérées à partir des années 2000, en lien avec le développement des plateformes de partage de vidéos et des réseaux socionumériques. De plus, plusieurs textes sont parus depuis le début de la pandémie de COVID-19 au printemps 2020. Ces publications sont généralement centrées sur les technologies utilisées pour concevoir et diffuser des cours en ligne et l’adaptation qu’elles requièrent ainsi que leurs forces et faiblesses. Nous allons ainsi faire un tour succinct de la recherche dans le domaine en nous intéressant tout d’abord aux technologies numériques mobilisées, puis aux manières de s’adapter aux contraintes liées au contexte pour (se) former et communiquer. Il est à noter que tous les articles recueillis lors de la recherche documentaire sont en anglais, les citations en français résultent donc de traductions personnelles.
7Avant la pandémie, plusieurs recherches soulignaient l’intérêt des vidéos et des réseaux sociaux pour la formation à la danse, tout particulièrement comme compléments aux cours réalisés en présence (Coelho et Menon, 2020 ; Hong et al., 2008 ; DeWitt et al., 2013), appréciation qui semble toujours d’actualité dans la mesure où la disponibilité des vidéos permettrait de gagner en efficacité (Zhou, 2022) notamment grâce à la possibilité de les revoir autant de fois que souhaité (Courtney et al., 2010). Certaines fonctionnalités, comme la traduction et le sous-titrage, peuvent accroitre le public auquel les vidéos s’adressent ou l’aider à comprendre ce qui est présenté (Magrath et al., 2022). Des étudiants ont aussi identifié comme avantage de la formation asynchrone, « la flexibilité d’horaire » et la « possibilité d’explorer de nouveaux mouvements dans un espace d’apprentissage privé » (Nesbit, 2022, p. 21).
8De surcroît, les vidéos sont parfois utilisées à dessein d’évaluation, en demandant à des apprenants qui suivent des cours à distance de se filmer (Karyati et al., 2022). Certains auteurs constatent aussi un recours aux médias sociaux (You, 2020), aux forums (Humphries et al., 2021), aux blogues ou aux podcasts (Li et al., 2018) permettant de favoriser les interactions. De même, les plateformes de visioconférences offrent des possibilités d’échange et de partage, et peuvent faciliter la prise de parole, mais tous les apprenants ne se sentent toujours pas à l’aise pour s’en servir (Humphries, 2021 ; Li, 2020).
9Qu’il s’agisse de cours asynchrones ou synchrones, les difficultés d’appropriation d’une plateforme ou de l’utilisation de la caméra et autres outils peuvent entraîner des pertes de temps et nécessiter des réajustements de la part de l’enseignant (Li et al., 2018). Concernant l’usage de TikTok, Warburton (2022) relève par exemple que les images sont souvent cadrées uniquement au niveau du haut du corps (buste, hanche) et que cela entraîne une tendance à rester au même endroit. Il interroge plus généralement les effets négatifs sur la concentration et les liens sociaux en jeu dès lors que l’autopromotion est parfois davantage visée que l’enseignement. De même, De Andrade et al., (2021) soulèvent plusieurs questionnements concernant, entre autres, les façons de compenser le manque de sensation, de contacts physiques et de perception de la respiration ainsi que le maintien des relations sociales et la préservation des dimensions ludiques et affectives à distance.
10La danse à domicile est source de défis : disparités d’accès à de bonnes connexions, petitesse de lieux, absence d’équipements et de surfaces au sol adéquats, obstacles, présence d’autres personnes, particularités des dynamiques familiales, visibilité des inégalités sociales, etc. (Baab, 2020 ; Goletti et Milovanovic, 2022). Certains mouvements ou déplacements sont ainsi plus difficiles à réaliser (diagonales, sauts, etc.) de façon sécuritaire (Bruyneel et al., 2020). Kurtz (2022) rapporte d’ailleurs un pourcentage élevé de blessures chez les apprenants à domicile comparativement à ce qui est habituellement observé en studio. Néanmoins, le passage à distance peut aussi être l’occasion de sortir des espaces conventionnels et de pratiquer en de multiples lieux. Les recherches relèvent que ces changements de décor sont susceptibles d’apporter de nouvelles perspectives, de favoriser le développement de l’imagination, l’inspiration et l’improvisation (Shinomae, 2020 ; Sanders, 2020 ; Meadows, 2021). L’absence de miroirs, généralement présents dans les studios de danse, peut manquer à certains apprenants, voire enseignants, qui perdent ainsi des repères pour prendre conscience de leurs positionnements. En effet, même lorsque le mode d’enseignement permet d’avoir accès à son image captée par la caméra sur l’écran (Dimitrakopoulou, 2022), regarder à la fois soi-même et les autres ne semble pas aisé. Toutefois, cette absence peut aussi favoriser une certaine libération et une plus grande centration sur ses sensations (Shimonae, 2020 ; Ferrer Brest, 2021).
11De plus, l’utilisation de plateformes de visioconférence telle que Zoom, qui s’est beaucoup développée pendant la pandémie, s’accompagne de nouvelles exigences pour l’enseignant en matière de projection de la voix ; d’orientation du corps et de gestion de l’espace (Ferrer-Brest, 2021). La tridimensionnalité bouleversée amène ainsi des changements sur le plan des considérations kinesthésiques, notamment sur la façon de réaliser les mouvements et les échanges énergétiques (Goletti et Milovanovic, 2022). En effet, l’écran offre une visibilité des mouvements limitée (Bruyneel et al., 2020) de telle sorte que certains chercheurs suggèrent de montrer les mouvements sous différents angles (Chao et al., 2021). Pour Kvitkinia (2021, p. 104) l’espace numérique implique donc des « pratiques corporelles radicalement différentes » et « animées par un sens de l’exploration ainsi que par le pouvoir de l’imagination ». Des suggestions sont dès lors faites pour permettre aux apprenants à distance de développer la conscience spatiale, les jeux de pieds et la créativité dans la formation à distance (Shinomae, 2020). Par exemple, l’idée de boîte consiste à ce que le professeur marque un périmètre sur la piste de danse et montre « comment la chorégraphie peut être exécutée dans la zone limitée à la maison » (Coelho et Menon, 2020, p. 6). Les cours à distance semblent ainsi avoir soutenu le développement de compétences réflexives chez les apprenants (Sarani, 2022).
12Le recours aux technologies est souvent abordé dans l’optique d’un enseignement actif (Gradwohl, 2018), voire collaboratif, favorisant la créativité et la pensée critique (Li et al., 2018). L’enseignement actif nécessite de considérer le rôle de la répétition et de l’échafaudage dans l’enseignement des mouvements, la simplicité, la qualité du matériel, l’expérience individuelle et groupale, la prise en compte des différentes formes d’apprentissage (Humphries, 2021). La satisfaction des apprenants concernant les cours en ligne dépend en effet non seulement de leurs dispositions personnelles comme la créativité et la facilité à collaborer, mais aussi des stratégies pédagogiques mises en œuvre par les professeurs (Li et al., 2022).
13La difficulté, voire l’impossibilité, d’interagir à distance limite la capacité du professeur à fournir un renforcement verbal et une correction technique, ce qui peut être source de frustration pour les participants qui auraient besoin de plus d’explications (Lee et al., 2021 ; Silva, 2019 citée dans Magrath et al., 2022). Ainsi, le manque de contacts directs, d’interactions et de rétroactions en formation à distance est soulevé par plusieurs auteurs (Coelho et Menon, 2020 ; You, 2020) et est présenté comme ce qui exige les « plus grands ajustements en ligne » pour les apprenants (Baab, 2020, p. 23).
14Selon Pallonetto et Palumbo (2020), la formation en ligne nécessite ainsi de revoir la structure de la formation et les paramètres d’enseignement en tenant compte de la manière d’activer le corps à distance en vue de favoriser les relations interpersonnelles et de « reconstruire un sentiment de proximité à travers le mouvement » (Pallonetto et Palumbo, 2020, p. 113). Ils proposent des objectifs d’apprentissage visant entre autres à stimuler les mouvements spontanés, la concentration, l’observation à l’écran et l’établissement des relations avec les autres. Pour éviter le sentiment d’anonymat qui peut résulter de ce déficit relationnel, d’autres auteurs suggèrent notamment aux professeurs de se montrer présents de façon active, de promulguer des conseils et des commentaires clairs ; de maintenir des liens avec et entre les apprenants (Damast et al., 2021). Berg (2023) remarque quant à elle une modification des mouvements des apprenants en réponse aux expressions faciales ou corporelles des enseignants et met en lumière l’importance du dialogue kinesthésique et du non-verbal qui peut remplacer le toucher dans l’enseignement de la danse en présence comme à distance.
15Pizzagoni qui s’intéresse aux effets de la danse créative considère cette dernière comme une méthode holistique ayant un potentiel pour aider à briser le sentiment de solitude et « prévenir le stress aigu et chronique » (Pizzagoni, 2022, p. 9) et présente un exemple de passage réussi à la distance où l’usage de différents moyens de communication a permis de créer un sentiment de communauté. D’ailleurs, des communautés de soutien psychologique et des projets ont émergé parmi les danseurs spécifiquement pour briser l’isolement (Sander, 2020 ; Busuttil, 2021). En effet, dans ce contexte de crise sanitaire, le recours à l’enseignement à distance en danse s’est révélé pour certains être un moyen de lutter contre la lassitude, de briser la routine et la sédentarité, de faire une pause dans le travail, de poursuivre une passion ainsi que de maintenir sa santé physique et mentale (Coelho et Menon, 2020). Vecchi et ses collaborateurs (2022) soulignent effectivement que « la danse récréative a eu un rôle majeur à jouer pour contrer les effets négatifs de la pandémie sur le bien-être » (Vecchi et al., 2022, p. 66).
16Ce qui est le plus fréquemment mentionné dans les travaux sur les cours de danse à distance concerne d’une part, le contexte particulier de la pandémie et d’autre part, l’aspect technologique, autrement dit ce qui a trait aux objectifs expliquant le choix de partager des contenus de cours en ligne et d’opter pour un environnement numérique particulier. Certains textes font davantage référence à la création des cours ou à l’enseignement en tant que tel en évoquant le choix de ce qui est enseigné et les modifications de la manière dont cela est enseigné. La communication verbale et non-verbale ainsi que les rétroactions favorisant l’accompagnement apparaissent également comme un enjeu important. Enfin, il peut être remarqué que dans plusieurs textes des avantages ou apports et des inconvénients ou limites de la formation à distance ou des changements impliqués par le passage à ce mode de formation sont mis en évidence.
17Cette revue de littérature relative aux cours de danse à distance tend ainsi à mettre en lumière certaines particularités propres à la discipline en question, notamment concernant le rapport au corps et à l’espace dans lequel s’inscrit nécessairement tout mouvement, mais aussi de nombreux phénomènes bien connus des spécialistes en formation à distance tel que le fait que la plus grande flexibilité de la formation asynchrone renforce les enjeux concernant les interactions à distance et la téléprésence (Moore, 1997 ; Rinaudo, 2018 ; Papi et Audran, 2022). Des liens peuvent d’ailleurs être faits entre l’importance accordée à la communication verbale et non-verbale et à l’environnement dans lequel le cours a lieu (notamment le fait qu’il y ait ou non un miroir) et les travaux sur l’analyse des MOOC de Campion, Peltier et Peraya (2019). Ces derniers invitent effectivement à s’intéresser à la gestuelle, aux techniques langagières et au contact visuel, autrement dit à l’ensemble des indices et embrayages verbaux ou visuels qui peuvent interpeller l’apprenant, voire soutenir le processus cognitif. De même, ils mettent en avant l’influence des plans dans le lien créé avec l’apprenant, les possibilités d’intégration de différents médias (présentations, images, etc.) susceptibles de favoriser l’activité cognitive et l’importance du décor qui permet de comprendre le monde auquel le cours fait référence à l’instar de la tenue vestimentaire et de la posture.
18Les milieux artistiques et les activités de loisirs ont été grandement affectés par les mesures sanitaires prises pour contrer la pandémie puisque, même en dehors des périodes de confinement, l’impossibilité de faire des rassemblements et l’imposition de la distanciation sociale empêchaient la tenue de cours collectifs, de soirées et de spectacles. Ces milieux ont ainsi rapidement essayé de maintenir un certain nombre de leurs activités à distance. Toutefois, les danses de loisirs semblent indissociables des interactions sociales (qu’il s’agisse de l’apprentissage de chorégraphie en groupe ou de figures en couple, de la pratique lors de soirées ou de la présentation de spectacles). Dès lors, dans quelle mesure est-il pertinent de proposer des cours de danse à distance ?
19Interroger la pertinence des cours de danse à distance implique de saisir la manière dont ce mode de formation convient ou non à la formation aux danses de loisirs, c’est-à-dire aussi aux adaptations qui doivent être faites pour que la formation puisse être réalisée à distance ainsi qu’aux avantages et inconvénients ou limites perçues. Nous faisons deux hypothèses. La première est que la pertinence est contextuelle et subjective. La seconde est que les acteurs sont rationnels et, en ce sens, vont s’orienter vers ce qui leur semble pertinent. Autrement dit, s’ils souhaitent donner des cours à distance, ils vont chercher à s’adapter aux particularités du contexte et du mode de formation. Il convient donc de saisir ce qui a amené certains à donner des cours à distance et d’autres non, et, pour ceux en ayant donné, de comprendre les adaptations qu’ils ont réalisées pour ce faire.
20Afin d’en savoir plus sur la tenue de cours de danse à distance et de recueillir les points de vue des acteurs, nous avons mené des entretiens avec 34 danseurs professionnels ou amateurs enseignant différentes danses de loisirs telles que le tango argentin, la salsa, la bachata, le zouk brésilien, le west coast swing, le bee-bop, la danse orientale ou tribale. Il s’agit d’un échantillon de convenance réalisé dans le cadre d’une recherche exploratoire plus large sur le vécu des danseurs amateurs et professionnels à laquelle ont participé 78 personnes résidant dans deux pays (19 femmes vivant en France, 20 autres au Québec ; 20 hommes vivant en France, 19 autres au Québec). Ces entretiens ont été réalisés en visioconférence entre janvier 2021 et mai 2022, selon la méthode de l’entretien compréhensif (Kaufmann, 2004). Ils étaient généralement longs (une à deux heures) afin de bien saisir le parcours des danseurs et la manière dont la pandémie venait bouleverser leur dynamique et amener au développement de la formation à la danse à distance. Les entretiens ont tous été transcrits. Pour respecter l’anonymat des participants, des prénoms fictifs leur ont été attribués et la danse enseignée n’est pas précisée. Les verbatims ont été analysés de manière thématique (Blanchet et Gotman, 2001). Dans cet article, nous allons précisément nous centrer sur les propos relatifs à la formation à distance.
21La pandémie ayant accentué à la fois le développement des cours de danse en ligne et l’intérêt des chercheurs pour ce sujet, nombre des publications citées dans la revue de la littérature ont été réalisées en même temps que notre recherche. Elles n’ont donc pas été prises en compte préalablement à la réalisation des entretiens dont les principales questions portaient sur l’impact des mesures sanitaires sur les motifs conduisant à la décision de donner ou non des cours à distance, les choix technologiques et les évolutions pédagogiques mises en œuvre pour enseigner à distance, les défis rencontrés et les appréciations des cours de danse à distance. Néanmoins, cette revue de littérature nous a permis d’identifier des facteurs susceptibles d’influencer les perceptions et pratiques concernant les cours de danse à distance. Nous avons ainsi pu dégager huit facteurs, que nous avons regroupés en quatre catégories de facteurs, susceptibles d’influencer la pertinence des cours de danse à distance.
Tableau 1 : Grille des facteurs susceptibles d’influencer la pertinence des cours de danse à distance
1. Adaptation au contexte
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Acteurs
Représentation de la danse et de la formation à distance, environnement physique, etc.
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Environnements numériques
Plateforme, site web, réseau socionumérique, etc.
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2. Adaptation de l’enseignement
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Structure et contenu du cours
Planification de la progression pédagogique, choix d’enseigner des mouvements, de la théorie, etc.
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Transmission
Manière de montrer et expliquer pour favoriser l’apprentissage des mouvements, concepts, etc.
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3. Adaptation de l’accompagnement
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Interactions
Échanges, embrayages verbaux et visuels, etc.
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Rétroactions
Conseils, encouragements, critiques, etc.
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4. Adaptation à la danse
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Apports
Accessibilité, innovation, progression, etc.
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Limites
Liens sociaux, motivation, concurrence, etc.
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22Nous avons ainsi analysé les propos des professeurs de danse concernant la formation à la danse à distance à partir de ces facteurs, comme nous allons le présenter dans la section suivante.
23La pertinence des cours de danse en ligne est fonction du contexte ainsi que des acteurs et de leurs pratiques et représentations. Il semble donc indispensable de comprendre les choix qui ont été faits, tout comme il est essentiel de saisir les apports et limites perçus de la formation à distance concernant l’enseignement et l’apprentissage de la danse. Nous appuyant sur la grille présentée dans le tableau 1, nous allons analyser les entretiens en cherchant à répondre aux quatre questions suivantes :
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Dans quelle mesure les acteurs se sont-ils adaptés au contexte en donnant des cours de danse à distance ?
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Dans quelle mesure a-t-il fallu adapter l’enseignement au mode de formation à distance ?
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Dans quelle mesure a-t-il fallu adapter l’accompagnement au mode de formation à distance ?
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Dans quelle mesure la formation à distance est-elle perçue comme adaptée à l’enseignement et l’apprentissage de danses de loisirs ?
24Nous allons ici chercher à comprendre ce qui a amené ou non les professeurs de danse à donner des cours à distance et opter pour tel ou tel environnement numérique.
25Il n’existe pas de parcours de formation officiellement reconnu en matière de pédagogie des danses de loisirs et donc encore moins de formation à l’enseignement à distance. Les professeurs rencontrés se sont ainsi généralement formés à la danse en suivant des cours auprès d’autres danseurs, selon un parcours propre à chacun. La diversité des parcours individuels, des statuts (professeurs dirigeant une école ou un studio de danse vs amateurs de bon niveau enseignant la danse en plus de leurs activités professionnelles, par exemple), des défis à relever et du rôle de la danse dans la vie des uns et des autres est susceptible d’expliquer la diversité des choix des acteurs.
26Ainsi, parmi les 34 professeurs nous ayant accordé un entretien, 13 ont préféré ne pas donner de cours en ligne ou simplement profiter de ceux faits par d’autres. En effet, pour quelques professeurs, danse et distance sont antinomiques, de telle sorte que faire des cours de danse à distance leur est inconcevable. Un professeur indique par exemple : « ce que j’aime, c’est rencontrer les gens, c’est danser avec les gens. Danser devant mon écran, on dirait que ça m’intéresse pas » (Hervé). De même, un autre précise : « Ce n’était pas mon médium. Je ne trippe pas là-dessus. Moi, ce que je préfère, c’est être avec la personne » (Pierre). Deux autres professeurs vont jusqu’à y voir un crime, l’un déclarant : « on est en train de tuer le spectacle libre. On est en train de tuer la relation humaine ! » (Michel) et l’autre considérant que cela peut « tuer des métiers » (Résa) à l’instar du commerce en ligne. De fait, malgré le manque de contact humain, de nombreuses formations étaient accessibles en ligne, gratuitement ou à moindres coûts, parfois données par des artistes connus, comme le précise Adrien, directeur d’un petit studio de danse :
C’est des gros noms que normalement, t’aurais pas pu te payer un atelier de deux heures mais là, ils faisaient ça gratuit. Puis après ça, même quand ce n’était pas gratuit, c’était tellement accrocheur que nous, on ne peut pas concurrencer ça.
27Certains acteurs (petits studios ou entrepreneurs individuels) ont ainsi estimé que faire des cours en ligne ne serait pas utile ni rentable. Par ailleurs, les personnes qui enseignent la danse en tant qu’amateurs, mais qui vivent d’un autre métier, ont souvent préféré profiter des cours accessibles pour se perfectionner que d’en donner puisque leur niveau n’est pas à la hauteur des artistes internationaux et que pour eux, enseigner « n’était pas vital » (Sylvain). La nécessité d’enseigner n’était effectivement pas la même pour tous, à l’instar des moyens à leur disposition. Une professeure nous explique par exemple que le manque d’espace dédié à la danse a constitué un frein à la réalisation de cours à distance, car elle souhaitait protéger sa vie privée et préférait donc ne pas enseigner de son domicile (Résa).
28Parmi les 34 professeurs interviewés, 21 ont cependant donné des cours de danse à distance puisqu’il s’agissait du seul mode d’enseignement possible en raison des mesures sanitaires impliquant la fermeture des studios ou écoles de danse. Les danseurs qui voulaient, voire devaient puisqu’il s’agit pour certains de leur unique source de revenus, continuer à enseigner ont donc dû s’organiser pour le faire à distance.
29Dans la mesure où les cours de danse impliquent de donner à voir le corps en entier ainsi que les mouvements de ce dernier, un espace plutôt conséquent est nécessaire. Tandis que l’accès à un espace de danse ne posait pas de problème pour les propriétaires de studio, pour les professeurs qui louaient des studios fermés pendant la pandémie, trouver un environnement dans lequel réaliser les cours s’est avéré un enjeu. Certains professeurs indiquent être parvenus à se créer un studio chez eux : « j’ai repris la chambre de mon coloc. qui est parti pendant le premier confinement et j’ai créé un gros studio de danse, avec des miroirs, un plancher… » (Chantal), d’autres ont réaménagé leur environnement à chaque cours : « chaque fois que je fais mes cours, je dois pousser des meubles. En fait, c’est cet espace-là, je cadre en diagonale, j’ai pas beaucoup de place, hein ? ! C’est très très restreint » (Tiya).
30Faire cours à distance a ainsi souvent impliqué un réaménagement de l’espace personnel et une appropriation de certaines technologies.
31Des cours aussi bien synchrones qu’asynchrones ont été créés et diffusés par l’intermédiaire des réseaux socionumériques, des plateformes de visioconférences et, plus rarement, de plateformes de cours en ligne. La majorité des professeurs ayant participé à l’enquête semble avoir principalement envisagé d’utiliser Zoom ou Facebook. Comme la promotion des cours et évènements de danse se fait généralement par Facebook et qu’il est fréquent que des cours réalisés en studio soient en lien avec un groupe privé dans lequel sont notamment postées les vidéos des figures, mouvements ou pas enseignés, il n’est guère étonnant de constater que le réflexe de bon nombre de danseurs ait été de se servir de ce média social pour faire de l’enseignement en ligne : « On avait utilisé nos groupes Facebook par niveau et puis on faisait des directs, on proposait 1 h de direct, ou alors on faisait des petites vidéos en plus, par exemple une thématique de jeu de jambes […] et on les mettait en ligne » (Lydia). Le choix de ce média social est renforcé par le fait que certaines plateformes impliquent un temps de prise en main de la part des apprenants et sont payantes alors qu’avec Facebook : « L’avantage est que c’est gratuit et c’est ouvert à tout le monde. La personne qui souhaite pratiquer, elle vient, elle regarde la vidéo, c’est parfait » (Gustavo). Parfois, à l’instar de ce qui peut se faire lors d’un cours en présence, le cours avait lieu de manière synchrone, puis l’enregistrement du cours ou le récapitulatif enregistré de ce dernier était mis en ligne dans un espace numérique ou site privé dont le lien était envoyé aux participants par courriel.
32Dans le contexte d’incertitude concernant la durée de la pandémie, la plupart des professeurs ont cherché à faire au mieux avec l’équipement dont ils disposaient (caméra, téléphone, ordinateur) et n’ont fait l’acquisition que d’accessoires complémentaires : « J’ai acheté un petit micro, mais au final, je m’en sers pas non plus, donc non j’ai pas eu trop d’investissement à faire » (Tiya). Selon les plateformes de diffusion des cours choisies, un abonnement pouvait également être à payer : « Principalement, notre achat a été le trépied, pis après, acheter, l’abonnement pour Zoom, pis les choses comme ça, mais sinon on n’a pas fait tant de dépenses que ça ».(Flavia) Quelques rares professeurs avaient déjà un site web sur lequel ils partageaient des vidéos après les cours en studio et ont choisi de continuer à l’utiliser :
On avait entre vingt et vingt-huit élèves par cours, donc on ne pouvait pas faire un gros zoom avec tous nos élèves. Donc on s’est dit on va enregistrer les vidéos pour montrer la technique, pour montrer la passe, etc. On l’enregistrait, on la mettait sur- sur notre site internet et les gens pouvaient se connecter et aller voir le cours en fait. Donc chaque semaine, à l’heure du cours, on postait le cours qu’on aurait fait normalement (Suzanne et Léo).
33Quelques professeurs, généralement des professionnels du milieu ayant leurs studios de danse, ont fait davantage d’investissements pour que la qualité des cours soit à la hauteur de leur école, mais l’appropriation des technologies acquises a pu constituer un défi. Ainsi, Stéphane relate :
J’avais acheté un abonnement sur Vimeo. C’était un abonnement professionnel pour faire du streaming et tout. Mais c’était compliqué. Et puis, je pense que toutes les personnes qui font des sites Internet payants, ce sont des boîtes de production qui ont les moyens […] bien sûr, il y a des Zooms […] mais moi, je pouvais pas me mettre à faire Zoom, j’ai une école de danse, je voulais avoir un niveau de qualité qui soit digne et j’ai pas voulu continuer parce que c’était trop de boulot.
34En revanche, Ivan n’évoque pas de difficulté technique et explique :
Je me suis équipé professionnellement pour donner des cours. J’avais ma musique qui rentrait dans un mixeur. J’avais mon casque qui rentrait dans un mixeur. Le son rentrait dans la caméra. La caméra directement convertit en 4K mesdames et messieurs, Dolby Surround Cinema, directement dans un bon ordinateur. Je me suis organisé pour avoir un routeur qui n’allait pas avoir de drops de connexion et ensuite, j’ai commencé à donner des cours en ligne.
35Ce professeur a donné aussi bien des cours synchrones, en visioconférence, que des cours asynchrones, granularisés, sur différentes thématiques et à différents niveaux. Ces derniers étaient composés de courtes vidéos enregistrées en studio et diffusées sur une plateforme proposant un système de gestion des apprentissages permettant à l’apprenant de voir sa progression dans le cours auquel il s’est abonné.
36En résumé, dans notre échantillon, plusieurs professeurs ont préféré ne pas donner de cours de danse à distance et seulement quelques-uns ont fait des cours se rapprochant de ce qui peut être réalisé par des spécialistes de la formation à distance. Dans un contexte les ayant pris par surprise et n’ayant pas de temporalité déterminée, la majorité des professeurs interviewés a quant à elle choisi de donner des cours en composant avec les moyens à sa disposition. Par ailleurs, tous ont été amenés à adapter leurs enseignements.
37Nous allons chercher à comprendre comment les professeurs de danse ont modifié la structure et le contenu de leur cours ainsi que la manière d’enseigner les mouvements pour les adapter à la formation à distance.
38Les professeurs de danse indiquent avoir modifié la structure ou le contenu de leurs cours. En ce qui a trait à la structure, deux phénomènes opposés apparaissent en ce sens que certains professeurs qui, en présence, donnaient le cours en fonction de leur ressenti se sont mis à davantage structurer leur contenu :
Avec Zoom, […] on peut pas ressentir les choses, donc ça enlève toute la partie, je dirais, l’instinct du professeur, là, je suis allée avec quelque chose de vraiment écrit, donc le premier exercice c’est ça, on fait ça, ça, ça, ça, le deuxième c’est ça, on fait ça, ça, ça (Juliette).
39D’autres, qui avaient une progression pédagogique habituellement bien précise, disent l’avoir assouplie pour prendre en compte les demandes individuelles : « c’était un peu plus décousu, déstructuré, puisqu’il fallait aussi qu’on fasse plaisir à tout le monde, même aux gens qui étaient seuls chez eux » (Léo).
40Cette dernière citation évoque également un fait important : beaucoup de danseurs ne vivent pas avec un ou une partenaire de danse, ce qui rend évidemment l’enseignement des danses de couple compliqué et une modification du contenu de cours nécessaire. D’où le développement de cours à suivre seul comme l’indique une professeure : « la plupart des gens étaient coincés chez eux sans partenaire, donc on a dû beaucoup plus s’axer sur le côté solo. » (Flavia) La plupart des professeurs ont donc proposé un travail technique sur des mouvements spécifiques ainsi que des enchainements de pas, des séquences de mouvements à pratiquer ou un travail sur le maintien du corps, le renforcement musculaire, les assouplissements et les dissociations. Une professeure explique par exemple : « Il y a eu des vidéos sur la posture, des jeux d’exercices techniques, des choses qu’ils pouvaient travailler tout seuls, des choses que n’importe quel professionnel du tango travaille tout seul chez lui » (Chloé). Par ailleurs, certains professeurs en ont profité pour partager des éléments plus théoriques concernant les origines ou les principaux artistes de l’une ou l’autre danse, de même que des conseils pour développer l’écoute musicale. Une professeure raconte ainsi avoir effectué un travail à partir de vidéos disponibles en ligne, pour permettre à ses élèves de voir différentes façons d’interpréter un morceau :
J’édite le vidéo, je rajoute de la matière par-dessus le vidéo pour extraire leur musicalité, leur faire voir, mettre c’est ça, quelque chose pour qu’ils puissent le voir, dans l’interprétation, faire le lien entre ce qu’ils entendent pis ce qu’ils voient. Pis ensuite de ça, j’essaie de trouver euh plusieurs danseurs qui interprètent la même pièce, pour faire des liens (Noémie).
41La pédagogie mise en œuvre pour transmettre les mouvements de danse semble avoir peu changé : « j’utilise toujours sensiblement la même formule donc : démonstration du mouvement, explication du mouvement et après ça, deux ou trois minutes de pratique du mouvement sur une musique lente » (Ivan). Une professeure explique ainsi sa façon de faire pour se rapprocher de ce qui se fait habituellement en studio :
J’avais poussé tous les meubles et mis un grand miroir et donc j’avais mis l’appareil photo le plus loin possible derrière pour arriver à me voir, moi, en pieds et le miroir pour que les filles me voient en même temps, de face, dans le miroir (Jade).
42Alors que les cours de danse en solo se donnent généralement avec un professeur qui tourne le dos aux élèves qui imitent ainsi dans le même sens que lui tout en ayant un miroir devant eux, il s’est ainsi agi pour les professeurs de chercher comment montrer les mouvements, la solution choisie a parfois été de reproduire ces conditions, comme dans l’exemple précédent. Cependant, la solution principalement retenue semble être celle d’alterner les positions : « Un coup de dos, un coup de devant » (Paulin). Dans certains cours, le même mouvement a ainsi été filmé sous différents angles pour laisser le choix aux apprenants de la prise de vue avec laquelle pratiquer :
On essaie vraiment de faire de côté, de dos, de face. On essaie à peu près tout, parce que selon les personnes, y a des gens qui préfèrent le voir en miroir, d’autres qui préfèrent le voir de dos, d’autres qui ont besoin de voir le détail… (Flavia)
43De plus, selon les moyens d’enregistrement ou de diffusion choisis, une inversion s’opère : « sur les téléphones portables des fois, quand tu les mets en selfie, ta gauche et ta droite sont inversées […] et on s’est rendu compte de ça sur certaines vidéos […] et alors là c’était la catastrophe » (Lydia). De même, en visioconférence, le mode miroir est parfois, mais non systématiquement, en fonction ce qui crée des difficultés concernant la latéralisation. Pour permettre aux élèves de bien suivre, il a fallu préciser les parties du corps en mouvement. Un professeur a décidé de porter des chaussures de couleurs distinctes : « pour ceux qui ont du mal avec pied droit, pied gauche, j’étais obligé de mettre des chaussures différentes. » (Paulin) Une professeure a quant à elle choisi d’inverser sa droite et sa gauche :
J’ai tout inversé, pis je leur dis de toujours faire miroir, je veux pas qu’ils se cassent la tête, pis je ne fais pas trop de changements de direction pour éviter qu’ils deviennent mêlés, je veux que ça reste une expérience vraiment positive, [… ce qui fait que] je vais toujours dire : main gauche, si c’est ma main droite […] je leur dis : « Épinglez-moi pour pas voir vos amis », parce que là, les amis sont inversés, quand tu te mets en mode galerie… (Chantal)
44Comme on le comprend, des changements pédagogiques se sont avérés nécessaires pour enseigner à distance et les activités d’apprentissage ont dû être adaptées à l’espace, souvent restreint, des apprenants. Pour ce faire, les déplacements ont généralement été limités : « pour essayer de les faire bouger, mais sans qu’ils se cognent tout partout, on s’est concentré beaucoup plus sur l’entraînement physique, […] ça nous limite beaucoup pour les coordinations, les chorégraphies, les combinaisons, parce qu’on est à l’écran » (Lucie). Selon les professeurs, il était proposé aux apprenants soit de regarder avant de faire le mouvement, soit de le faire en même temps que le professeur et d’apprendre au fur et à mesure en répétant les mouvements avec lui. Il a ainsi été nécessaire de préciser les façons de suivre les cours et d’accompagner les apprenants dans ce nouveau mode de formation.
45Nous allons désormais nous intéresser aux modifications apportées à l’accompagnement habituellement donné en présence, pour chercher à interagir et rétroagir à distance.
46Comme indiqué précédemment, plusieurs modes de diffusion peuvent être repérés, mais plusieurs professeurs ont opté dès le départ pour des cours synchrones pour favoriser les interactions : « mes élèves ont payé pour un cours de danse. Ils n’ont pas payé pour un système de cours en ligne et ils ont besoin d’interactions » (Paulin). Les professeurs de danse expliquent avoir cherché à maintenir le contact avec leurs élèves durant cette période particulière et à les accompagner dans leurs apprentissages. Cependant, « les gens, même sur Zoom, parlent pas forcément beaucoup […] on essaye au maximum de les faire interagir, parce que pour nous aussi c’est plus agréable que juste parler tout seuls devant une caméra » (Flavia). Un professeur partage sa stratégie pour éviter que les apprenants aient l’impression de danser seuls chez eux : « même si j’ai 25 étudiants, je me disais à chaque classe, il faut que je les nomme tous, sans exception. Et à chaque fois que je faisais une correction, je disais le nom de la personne » (Ivan).
47Par ailleurs, bien que la visioconférence puisse davantage se rapprocher de ce qui se fait en classe, des contraintes techniques ont quelque peu entravé les interactions, notamment l’ajustement du système à la source du son, comme Lucie l’explique :
Quand tu parles sur Zoom, après ça tu mets de la musique, pis après ça tu reparles, c’est comme s’il catche pas tous les sons parce qu’ils proviennent de différentes façons, alors c’est de s’ajuster, c’est d’être plus clair avant l’exercice de danse.
48De même, certains cours ou certains évènements ont été réalisés de manière synchrone en passant par Facebook, mais ce dernier coupait parfois la musique en raison des droits associés à cette dernière : « on a trouvé une petite technique pour passer outre, c’est-à-dire qu’on ralentissait le BPM (battements par minute) de la musique. Tu sais pour que les algorithmes ne reconnaissent pas la musique » (Nabil).
49Tandis que certains ont ainsi composé avec ces contraintes, d’autres ont préféré abandonner l’idée de cours synchrones. Jade, qui explique que Zoom n’était pas adapté à ses cours en raison du décalage entre l’émission et la réception du son qui empêche de jouer des sagattes en dansant, a ainsi choisi de faire des enregistrements postés sur une chaîne YouTube avec des liens partagés à ses élèves par courriel. De même, les professeurs ayant beaucoup d’apprenants indiquent que la visioconférence n’était pas appropriée. Lydia, qui avait des groupes d’une trentaine d’apprenants explique ainsi : « J’avais pas envie de faire du zoom, par exemple parce que je trouvais que ça faisait trop d’interactions et on ne voyait rien. […] Donc on se filmait et les gens pouvaient poser leurs questions par écrit ».
50Pour compenser le manque d’interactions allant avec le mode asynchrone, les professeurs ont fréquemment ouvert un groupe Messenger au moment où ils mettaient en ligne une vidéo sur Facebook, proposé des moments de visioconférence pour échanger en temps réel ou créé des espaces de discussion de type chat ou forum. Pour favoriser les interactions, une alternance entre asynchrone et synchrone est parfois mentionnée : « On envoyait une vidéo avec les mouvements basiques et après, le jour J avec Zoom, on refaisait l’enchaînement basique avec justement des choses un peu plus compliquées et on répondait aux questions des gens ». (Célestin)
51Pour capter l’attention des apprenants, Ivan indique parfois arrêter le cours pour aller parler à la caméra et avoir ainsi un plan rapproché, tout comme Jade qui cherche à interpeler ses élèves lorsqu’elle crée ses vidéos : « j’essayais de venir leur parler. J’étais là : “Hey les filles !” […] J’essayais de créer de l’interactivité, même si on était en différé. » Cette dernière tentait également de les motiver avec des défis et des jeux consistant notamment à cacher des éléments visuels : « j’ai mis des easter eggs dans mes vidéos […] C’est comme dans les jeux vidéo, je cache un objet incongru et si tu le trouves, tu gagnes un cadeau. Et le cadeau, donc ça incitait les filles à se connecter très tôt » (Jade). En compléments des vidéos, certains professeurs indiquent ainsi avoir parfois proposé un cours synchrone « parce que ça a été demandé par nos adhérents » (Wayne). L’interaction s’est avérée être un réel défi que les professeurs ont cherché à surmonter qu’ils fassent des cours asynchrones aussi bien que synchrones.
52Quel que soit le mode d’enseignement, les professeurs cherchent à fournir des rétroactions : « On va les regarder danser à travers l’écran, on va donner des commentaires, alors c’est important d’être en live, pour nous » (Lucie). Même si les apprenants sont généralement proches de leur écran pour voir le cours et que les professeurs ne voient par conséquent pas l’intégralité de leurs corps, ils profitent de leur expérience des cours en présence pour proposer des corrections. Un professeur explique ainsi : « Je sais exactement quelles erreurs ils font, même si ce n’est pas clair. Je n’ai pas besoin de voir les pieds. […] J’essaye de voir juste la mécanique corporelle. » (Ivan) En revanche, en raison du décalage de son, il est difficile de savoir si les apprenants dansent en rythme ou non, si bien qu’Ivan précise : « on ne peut pas vraiment corriger le beat des gens ».
53Lors de l’enregistrement de vidéos, malgré l’absence des apprenants, les professeurs mettent en garde concernant des erreurs fréquemment observées lors des cours en studio. Plusieurs danseurs ont aussi proposé de fournir des rétroactions en mode asynchrone : « je leur demandais de se filmer, de me l’envoyer, puis je donnais des rétroactions » (Violetta). Une professeure indique également avoir invité les apprenants à développer une posture critique : « Moi, je vais beaucoup avec l’autocorrection, donc on filme, pis je leur demande de se regarder, et de me dire : As-tu réussi ? Est-ce que tu le vois ? […] ça c’est vraiment très bon pour aiguiser leur compréhension » (Lucie). Elle les a aussi amenés à s’intéresser à leur ressenti à défaut de pouvoir les toucher pour ajuster leur posture : « après l’exercice, on dit : “OK, est-ce que vous avez senti telle chose ? Moi j’ai vu telle chose…”, ça prend beaucoup plus de temps, de communiquer, que si on était en vrai » (Lucie).
54Si des cours et des festivals (comprenant cours et soirées) ont eu lieu de manière synchrone dans l’objectif de favoriser les interactions, celles-ci se sont avérées limitées. Force est de constater qu’une diversité de mode de diffusion et d’interaction a ainsi été mobilisée pour enseigner la danse à distance, au point qu’il semble possible de se demander si ce mode de formation est adapté à l’enseignement et l’apprentissage de la danse.
55Nous allons ici nous intéresser au point de vue des acteurs concernant le fait que la formation à distance soit ou non adaptée à la formation aux danses de loisirs en présentant les apports puis les limites de la formation à distance selon les professeurs de danse.
56En dépit des difficultés à surmonter, les professeurs ayant fait des cours à distance, en ont souvent retiré certains éléments positifs. Ces derniers sont parfois moindres. Par exemple, les enregistrements vidéo ont favorisé l’autocorrection non seulement des apprenants s’appropriant de nouveaux mouvements, mais aussi des enseignants : « on s’est rendu compte de nos tics de langage » (Suzanne). D’autres fois, les avantages sont plus conséquents. En effet, les formations asynchrones conçues pour être « pérennes » (Tiya) sont considérées comme des investissements : « À court terme, je pense que c’est bon, mais à long terme, je pense que ça va être encore meilleur et par la suite, je vois ça comme un produit complémentaire à l’expérience d’être en personne » (Ivan). Cela a aussi permis à quelques professeurs de se faire connaitre en dehors de leur région et de nouer des contacts avec des collègues à l’étranger : « je veux vraiment me servir de ça pour créer des ponts, que je puisse aller travailler avec eux en présentiel » (Noémie).
57En ce qui concerne l’enseignement, une jeune professeure amateur indique que le fait de ne pas voir les élèves l’a aidée à surmonter une certaine part d’inhibition : « ça m’a permis d’être moins gênée, pis de développer encore mieux mes explications » (Lily). De plus, le nécessaire changement a amené chacun à revoir ses façons de faire et a stimulé la créativité : « Ça casse un peu parce que des fois on rentre dans une routine assez facilement » (Lydia). Un professeur qui n’a pas donné de cours en ligne pendant la pandémie, mais en a suivi dans le cadre de festivals en ligne afin de se perfectionner grâce aux enseignements de danseurs internationaux remarque :
Ils ont commencé à enseigner des choses différentes, les enseigner d’une façon différente, pis du coup j’ai senti que je pouvais progresser beaucoup plus que qu’est-ce que j’aurais fait dans un cours régulier. C’est pas parce que c’est mieux en ligne ! C’est parce que c’est nouveau. Pis ça l’a amené un changement, pis ça les a forcés à travailler d’une autre façon (Gauthier).
58De même, une autre professeure dans la même situation relève : « La visibilité est très très bonne en ligne, parce que la caméra est directement sur l’enseignant, alors qu’en personne, des fois, y a 80 personnes dans une salle, on voit pas mal moins bien ce qui se passe à l’avant » (Déborah).
59De surcroît, il était ainsi facile d’accéder aux cours d’artistes du monde entier de chez soi, à moindres coûts et le travail plus solitaire a pu permettre aux apprenants assidus d’améliorer posture, technique, conscience du corps et de gagner en autonomie : « ça rend les élèves plus autonomes, plus rapidement, alors ça je trouve que c’est quelque chose de bien, ça les responsabilise par rapport à leurs sensations, à prendre responsabilité de leur corps » (Lucie). Flavia relève aussi « beaucoup de bénéfices pour les gens qui ont vraiment travaillé, fait les exercices sérieusement, pis qui ont vraiment augmenté leur côté solo ». Les apprenants qui ont suivi les cours à distance ont ainsi pu progresser en dépit des mesures sanitaires.
60Enseigner à distance implique un travail important et difficile dans un contexte d’isolement. Plusieurs professeurs relatent ainsi avoir parfois eu du mal à se motiver à enregistrer des cours, seuls, devant leur caméra. Violetta déclare : « J’ai haï ça ! J’ai vraiment pas aimé ça ! C’était vraiment, vraiment, pas motivant. Il fallait que tu te forces à motiver les autres, mais tu reçois aucun retour ». Tiya qui a réalisé beaucoup de cours à distance a également fini par être « démotivée » par le fait de danser seule « entre quatre murs » et précise que « physiquement, ça demande beaucoup plus que si on fait un vrai cours ». Lucie raconte :
J’ai des collègues qui enseignent beaucoup plus que moi en ce moment, puis ils disent que c’est extrêmement difficile, parce que ça leur demande tellement de concentration, tellement tout expliquer avec les mots, faut regarder dix élèves dans dix petits carrés différents, […] c’est un challenge.
61Flavia se souvient également que les premiers cours réalisés à distance étaient source d’une grande fatigue : « Une heure de cours, on avait l’impression d’avoir donné au moins 5 h de cours en temps normal. » De même, Nabil explique : « J’ai arrêté parce que c’est énergivore ; les cours en ligne, c’est pas l’avenir, c’est sûr. […] rien ne pourra remplacer la transpiration, l’odeur d’un parquet et l’odeur des chaussures. » Paulin a tenté de faire des cours en visioconférence, mais n’a pas apprécié l’expérience : « J’ai fait deux trois cours peut-être ; après, j’ai dit non. C’est pas pour moi ça. […] J’arrivais pas à sentir les gens, j’arrivais pas à sentir le cours. »
62Comme l’explique Resa, la danse est plus qu’une technique : « la danse, c’est une thérapie. Les gens [sortent de chez eux], prennent de leur temps… D’ailleurs, les gens qui ont fait les cours en ligne, ils ont arrêté au bout d’un moment parce que c’était pas possible » (Resa). Le mode distancié semble d’autant moins adapté qu’il s’agit de danses de loisirs :
Les adhérents, entre eux, pendant le cours, ils sont là, aussi, en dilettantes, ils sont là pour le plaisir, c’est pas une formation professionnelle, c’est du loisir. Donc, euh, entre eux, ils parlent. Tandis que là, en fait, ils font le cours, point barre (Isabelle).
63Les professeurs ayant proposé des cours en ligne indiquent ainsi d’une part que tous leurs élèves ne se sont pas inscrits à ceux-ci et, d’autre part, que ceux qui se sont inscrits avaient tendance à abandonner. Nabil raconte par exemple : « Ça a fonctionné pendant 15 jours, trois semaines grand maximum et après on est retombé dans ce manque, tu sais, voilà l’odeur de la salle, l’ambiance, les blagues, c’est pas possible. L’humain a besoin de contact social. » De même, Paulin constate : « les gens, ils sont motivés, mais au bout de 2-3 semaines, c’est le déclin total parce que […] c’est des danses où les gens ont besoin de contacts », à l’instar de Georgette qui relève « y a des personnes qui avaient bien commencé, et qui ont un peu laissé tomber parce qu’elles arrivaient pas à se motiver toutes seules ». Même dans le cadre de coaching en couple en vue de compétitions, Suzanne remarque que seul un couple sur dix est allé jusqu’au bout. La plupart des apprenants semblent ainsi avoir rencontré des difficultés à persévérer en ligne.
64Si comme l’exprime Ivan, il faut être « un super héros » pour suivre des cours virtuels pendant deux ans, certains apprenants paraissent être de ceux-là : « j’avais un groupe d’irréductibles, d’environ une douzaine de personnes pour qui, ça changeait rien, que ce soit en live ou en personne » (Ivan). Néanmoins, bien qu’il ait été possible de progresser en danse de manière solitaire, le manque d’interactions physiques s’est fait ressentir : « pour tout ce qui est connexion, pis la joie de la danse de couple, qui est le fait de connecter avec quelqu’un, ben ça, au bout d’un an, ça commence à manquer » (Flavia). D’ailleurs, dès l’assouplissement des mesures sanitaires, lors du retour sur les pistes, le fait d’avoir pu ou non travailler la connexion en présence avec quelqu’un est apparu de façon claire : « Cela fait une différence dans la façon de danser » (Jocelyn). Le manque de contact physique n’a ainsi pas que des conséquences sur le plan des relations sociales, mais aussi sur celui de la qualité du rapport à l’autre dans la danse.
65Le passage à la formation à distance dans le contexte de crise sanitaire a exigé des ajustements rapides auxquels les professeurs de danse n’étaient pas préparés (Baab, 2021 ; De Andrade et al., 2021 ; Coelho Menon, 2020). De plus, à l’instar de ce que la recherche met en évidence depuis longtemps quant à l’enseignement scolaire ou universitaire (Peraya et al., 2002 ; Marquet, 2012 ; Valluy, 2021) l’appropriation de technologies à des fins d’enseignement de la danse ne va pas de soi. (Humphries et al., 2021).
66Bien que les recherches sur la danse à distance aient principalement été menées dans des pays asiatiques, au Brésil, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, tandis que notre recherche a été réalisée en France et au Québec, les faits présentés dans la littérature et dans les entretiens concordent, notamment concernant les modes de diffusion des cours en ligne et les défis technopédagogiques à surmonter pour enseigner la danse à distance. Il est constaté que des cours synchrones et asynchrones ont eu lieu et que certaines formes d’hybridations se sont développées pour compenser les lacunes de chacun des modes de formation. Les cours synchrones ont ainsi souvent été suivis d’une mise à disposition de vidéos pour favoriser la répétition et la rétroaction, tandis que les cours asynchrones ont fréquemment été accompagnés de moments d’échanges ou de cours synchrones ponctuels. Il s’agissait par-là de se rapprocher le plus possible de l’enseignement en présence. Il est par conséquent intéressant de remarquer que, malgré ce changement de mode de formation, la plupart du temps, les cours ont été donnés comme ils l’auraient été en présence avec une présentation du mouvement, des enchainements décortiqués et expliqués puis de la pratique en musique. Plusieurs professeurs ont également cherché à recréer un décor traditionnel avec un miroir lorsqu’ils n’avaient pas la possibilité d’accéder à un studio de danse.
67Si le constat d’un moindre changement pédagogique rejoint celui posé de longue date dans les travaux portant sur l’intégration des technologies dans l’enseignement et l’apprentissage scolaire et universitaire (Barbot et Massou, 2011 ; Papi et Glikman, 2015 ; Wallet, 2002), il apparait malgré tout qu’une certaine créativité a ici été déployée pour s’adapter non seulement aux technologies, mais aussi à l’espace et au contexte. En effet, bien qu’ils ne soient généralement pas formés ni préparés à la formation à distance, à l’instar de la plupart des enseignants qui ont dû se former dans l’urgence toutes disciplines confondues (Papi et al., 2021), les professeurs de danse n’ont pour beaucoup pas « simplement transposé leur enseignement habituellement assuré en présentiel à distance » (Louvet et Basile, 2023, parag. 1). Quel que soit le mode de délivrance du cours, ils ont cherché des moyens pour faire en sorte que les apprenants puissent suivre un cours impliquant la prise en compte de l’espace dans un écran à deux dimensions. En raison du confinement, une adaptation des contenus de cours a aussi été nécessaire : les cours de couple ont souvent été remplacés par des cours en solo et, ceux de danses s’effectuant déjà individuellement, ont été modifiés pour limiter les déplacements ou promouvoir d’autres exercices (renforcement musculaire, assouplissement, écoute musicale, etc.).
68Le contexte a ainsi joué un rôle crucial dans le développement des cours en ligne. Non seulement le contenu a été adapté aux individus et à leur domicile, mais les décisions de donner des cours en ligne ou non, de continuer ou d’arrêter à enseigner d’une façon ou d’une autre, ont été déterminées par les manières individuelles de faire face à l’incertitude, comme l’indique Flavia : « Au début, on s’était dit : ah, ça va durer un mois ou deux, donc on va pas forcément débourser beaucoup ». De fait, si quelques-uns ont d’emblée vu dans les cours en ligne un investissement qui pourrait durer au-delà de la pandémie et de leurs clientèles habituelles, la plupart des professeurs interviewés ont surtout considéré les cours à distance comme un moyen de maintenir leur activité et de conserver le lien avec leurs élèves en attendant la réouverture des écoles et studios. Il s’agissait alors de s’adapter non seulement aux technologies et aux apprenants, mais aussi à l’évolution des mesures sanitaires.
69Il apparait alors que la motivation à donner des cours à distance ou à profiter de ceux donnés par d’autres était grande au début, mais s’est estompée avec le temps lorsque l’espoir d’un retour prochain sur les pistes s’est éloigné. Déborah qui n’a pas enseigné en ligne, mais a profité des cours accessibles à distance dans les premiers mois de la pandémie relate ainsi : « au début, on pensait pouvoir réutiliser ce matériel-là vraiment rapidement, sur les pistes de danse, avec des partenaires, pis tout ça. Pis à la longue, on s’est rendu compte que : Oh ! Peut-être pas ! ». De même, Flavia qui a créé des cours en ligne partage : « je dirais, trois à quatre mois, six mois où on travaille tout seul, c’est chouette, mais au bout d’un moment, on a envie de toucher quelqu’un, pis d’expérimenter la danse qui est faite pour danser à deux, en fait ». Il est ainsi possible de comprendre que la plupart des cours en ligne n’aient été suivis que pendant quelques semaines.
70Ceci n’est pas étonnant dans la mesure où même en formation universitaire à distance, le manque de contact humain tend à être corrélé avec une baisse de la persévérance pour ceux qui souhaitent davantage d’interactions (Papi et Sauvé, 2021). En effet, comme le rappellent Louvet et Basile (2023), la motivation joue un rôle crucial en formation à distance, et une particularité concernant une activité telle que la danse est que même lorsqu’elle est intrinsèque, la motivation peut difficilement être complètement indépendante d’autrui puisqu’il s’agit d’une activité sociale.
71Par ailleurs, le manque d’expérience physique partagée soulève la question de l’articulation entre corporalité et virtualité et de l’influence de ces aspects sur la transmission des connaissances et le plaisir en danse. Deux professeurs estiment par exemple que la formation à distance peut convenir à des « cours de yoga ou de gym » (Dylan, Claire), mais pas à des cours de danse de couple. D’une part, comme le relève You (2020), la perception correcte du mouvement d’autrui sur écran implique déjà une certaine maitrise de la danse. D’autre part, l’apprentissage de la danse, bien qu’il puisse entraîner un plaisir et un bien-être en tant que tel, à l’instar du yoga ici cité, vise quelque chose qui va au-delà du cours, à savoir le partage des moments de danse avec d’autres lors de soirées ou de spectacles.
72Dès lors, au-delà du fait que la formation en ligne soit moins bien adaptée à l’enseignement-apprentissage d’une discipline physique comme la danse, qu’à celui de disciplines impliquant presque qu’exclusivement un travail cognitif comme le suggère Kurtz (2022), le contexte a grandement teinté la perception de la formation à distance et ce, non seulement parce qu’il s’agissait d’un « enseignement à distance d’urgence » (Hodges et al., 2020), mais aussi parce que toute mise en pratique et toute projection dans un moment de convivialité prochain était impossible pendant de nombreux mois.
73La formation aux danses de loisirs à distance peut donc malgré tout être pertinente comme l’ont souligné quelques professeurs dont les cours asynchrones sont toujours disponibles, car « c’est vraiment intéressant d’avoir ça en plus du présentiel » (Tiya). L’acquisition de connaissances historiques et théoriques sur la danse pratiquée et le travail solitaire d’écoute musicale ou de répétition de mouvements font, de fait, partie de la formation de tout danseur souhaitant s’améliorer. De même, le développement de la réflexivité apparait également comme un plus et l’ouverture à l’international permet un partage qui demeure enrichissant, si tant est que le contexte permette de pratiquer avec d’autres.
74Le contexte de la pandémie a entraîné un développement de l’enseignement de la danse à distance permettant une certaine continuité des activités inscrites dans le quotidien des danseurs. Nous avons ainsi cherché à comprendre dans quelle mesure la formation à distance est pertinente pour les danses de loisirs. La revue de littérature et les entretiens réalisés auprès de 34 danseurs qui enseignent en tant que professionnels ou amateurs, font tout d’abord ressortir deux prises de position avec d’un côté, ceux pour qui danse et distance sont inconciliables et de l’autre ceux qui ont cherché à adapter leurs pratiques pour favoriser la conciliation dans un contexte où la formation à distance était la seule option légale.
75Pour que la formation aux danses de loisirs soit faisable et donc un tant soit peu pertinente, de nombreuses adaptations ont dû être réalisées et, à défaut d’équipe de soutien technopédagogique, les professeurs ont fait preuve de créativité pour relever les nombreux défis se présentant à eux concernant la transmission sonore aussi bien que visuelle et les interactions et rétroactions avec les apprenants. Le passage par la formation à distance a dès lors constitué une occasion de faire l’acquisition de nouvelles compétences, d’opérer un retour réflexif sur son enseignement et de proposer des contenus de cours habituellement peu travaillés en studio et pourtant très utiles à la formation des danseurs. En ce sens, la formation à la danse à distance peut sembler pertinente et les apprenants ayant suivi les cours à distance ont ainsi pu progresser malgré les mesures sanitaires.
76Cependant, le contexte a eu pour double effet de stimuler et de miner cette formation à distance, d’une part, en raison des enjeux d’adaptation, car enseigner ou apprendre à distance est bien différent d’enseigner ou apprendre en présence, d’autre part, en raison des enjeux de rentabilité, certes, monétaire pour les professeurs, mais aussi socioaffective pour tous les danseurs. En effet, les relations socioaffectives et les contacts physiques sont étroitement liés dans la formation et la pratique des danses de loisir, de telle sorte que la motivation est décrite comme ayant décliné avec l’allongement des périodes de distanciation ou de confinement. Alors que seulement 34 entretiens ont ici été analysés, il convient de préciser que les propos tenus par les danseurs amateurs qui n’enseignent pas (44 autres entretiens en cours d’analyse) tendent à aller dans le même sens. Autrement dit, la formation à la danse à distance ne paraît pertinente que dans certains contextes : soit pour de courtes périodes ou en complément d’une formation en présence pour enrichir ses connaissances et perfectionner ses mouvements, notamment en profitant des cours donnés par des artistes internationaux.
77Bien ce point n’ait pas été abordé dans les entretiens, il semble aussi envisageable que le fait de pouvoir poursuivre un apprentissage à distance, notamment lors de déplacements, serait utile, notamment, pour les danseurs s’entraînant collectivement pour des chorégraphies, mais impliquerait que les cours désormais réalisés en présence soient accessibles en ligne de manière comodale ou asynchrone. Il sera donc intéressant de suivre l’évolution des cours de danse à distance dans les prochaines années pour voir s’ils perdurent et la manière dont ils évoluent.
78Finalement, même si cette recherche est centrée sur les danses de loisirs, il semble fort probable que les résultats ici présentés soient valables pour d’autres types de danses et, concerne plus largement, tout apprentissage impliquant une mise en pratique s’inscrivant dans une situation (espace, temps, relations) particulière. Il serait par exemple difficile de concevoir qu’une formation à l’enseignement en classe ou à l’exercice de la médecine n’inclue pas de périodes de pratique sur le terrain. Qu’elle s’inscrive dans le champ des loisirs ou des pratiques professionnelles, la formation tend donc à soulever un enjeu qui ne repose pas tant sur la traditionnelle opposition entre présence et distance, que sur la nécessaire complémentarité du développement de connaissances ou compétences et de leur mise en pratique dans une situation réelle.