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Lectures

Elena Lasida, 2011, Le goût de l'autre. La crise, une chance pour réinventer le lien, Paris : Albin Michel, 326 p.

Igor Martinache

Texte intégral

  • 1  Pour reprendre le titre du rapport de Patrick Viveret (Reconsidérer la richesse, Paris : éd.de l'A (...)
  • 2  Pour une analyse de la genèse, des présupposés et de la vision du monde que cette notion véhicule, (...)

1Voici le type d'essai dont la lecture a de quoi laisser quelque peu perplexe. Non seulement parce que l'auteure y alterne fréquemment les registres d'expression (émotionnel ou scientifique, vague ou précis), mais aussi car elle semble de ce fait y courir plusieurs lièvres à la fois. Maître de conférences à l'Institut Catholique de Paris où elle dirige un Master intitulé « Economie solidaire et logique de marché » et est co-responsable de la chaire « Ethique et finance », Elena Lasida propose ici, après d'autres, de « reconsidérer la richesse »1, et de montrer pourquoi il importe de rechercher « moins de biens et plus de liens », en critiquant au passage la conception dominante du développement, fût-il durable, simple synonyme euphémisé de la quête de croissance capitaliste2. Une thèse relativement peu originale donc, sauf qu'elle l'étaye principalement à partir de l'Evangile chrétienne et d'expériences qu'elle a vécues au sein d'associations liées à l'Eglise catholique. Et ce faisant, son propos apparaît aussi comme une promotion du message biblique, qui n'est à aucun moment remis en cause. De ce point de vue, on peut craindre à double titre que l'auteure ne prêche qu'à des convertis, si l'on ose dire, d'autant que le style souvent imprécis et consensuel permettra à différentes catégories de lecteurs d'y voir seulement ce qui ne les dérange pas. L'ouvrage se découpe ainsi en dix chapitres, que l'auteure a choisi de structurer toujours selon le même schéma : un récit d'expérience personnelle qui met en évidence un paradoxe, qu'elle relie alors à une pratique (et/ou théorie économique) ainsi qu'à un récit biblique.

2Avouons-le, le début de l'ouvrage nous a fait craindre le pire, avec dès l'introduction des formules tissées de bons sentiments que l'on s'attend à trouver davantage dans les récits de vie jetables qui servent davantage à colmater les budgets des éditeurs qu'à alimenter le débat public. Par exemple : « J'ai rencontré l'économie et nous avons marché ensemble » (p.10) ; « Notre histoire personnelle peut être racontée à travers tous ces combats qui nous ont laissé des marques indélébiles, qui nous ont handicapés à vie, mais qui nous ont permis de vivre chaque fois une nouvelle naissance » (p.13). Si ce type de phrases jalonne l'ensemble de l'essai, il serait cependant dommage de s'arrêter à cet aspect car le propos permet malgré tout d'alimenter la réflexion. Par ailleurs, on peut également apprécier le fait que l'auteure situe son point de vue, en relatant sa trajectoire personnelle – qui par ailleurs force le respect — là où tant d'autres dissimulent cette dernière, volontairement ou non, alors qu’elle renseigne souvent largement sur les positions défendues.

  • 3  Dans Condition de l'homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1995 [1958]

3L'entreprise de l'auteure peut aussi être lue comme une réponse à celles et ceux qui, à l'instar de la politique, envisagent l'économie comme une sphère autonomisée par rapport à l'expérience sociale quotidienne des uns et des autres. Au contraire, explique-t-elle, l'économie est une « expérience de vie » (ainsi qu'elle intitule son premier chapitre). Encore faut-il également bien définir ce que signifie cette dernière. La vie n'est en effet pas le contraire de la mort, mais sa traversée. Elle veut dire par là qu'elle est en effet intrinsèquement marquée par la rencontre de la limite, du manque et de l'étrangeté. L'économie signifie du reste, rappelle-t-elle, étymologiquement « gestion de la maison». Rien de plus ancré dans l'expérience ordinaire a priori, mais « chacun "habite" sa maison d'une manière différente ». Reprenant la distinction d'Hannah Arendt3 entre création et fabrication – la première faisant intervenir une nouveauté radicale —, elle considère ainsi que l'économie relève de celle-là et s'adresse donc davantage chez l'homme à sa « qualité de créateur » qu'à son « besoin de consommation » : « elle ne vise pas à réduire la finitude humaine, mais à la transformer en expérience de transcendance » (p.35). On pourra cependant objecter que l'argument de la satisfaction des besoins, s'il est souvent instrumentalisé comme faux-nez de la recherche effrénée de profits - ainsi que l'illustre l'argumentaire des grandes firmes commercialisant les semences d'OGM en prétendant résoudre ainsi le problème de la « faim dans le monde »- ne peut-être pour autant évacué d'un revers de main. Plus loin dans l'ouvrage, l'auteure fait du reste l'éloge des « objectifs du Millénaire » adoptés en 2000 par les membres de l'Organisation des Nations Unies en dépit de leur approche quantitative du développement. Quoiqu'il en soit, on pourra malgré tout s'accorder avec sa définition peu conventionnelle de l'économie comme « engendrement de la limite », qui renvoie à la nécessaire prise en compte de la finitude des ressources comme des capacités d'absorption de la pollution par l'écosystème.

4Elle revient ensuite dans le deuxième chapitre sur la dimension créatrice de l'économie, en expliquant en quoi elle implique de savoir lâcher prise et de se confronter à l'incertitude radicale. Là encore si dans un sens cette invitation peut paraître salutaire, elle peut également faire écho aux imprécations de certains acteurs patronaux invitant les salariés à accepter un accroissement de leur précarité, sous prétexte qu'il s'agit d'être « risquophile » et non « risquophobe » et de remarquer que « la vie, l'amour sont précaires, [alors] pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ». Bien que son message ne soit au fond guère éloigné du leur, l'auteure montre par ailleurs dans le même chapitre son apparente méconnaissance des partisans de la « décroissance » : « ces mouvements expriment surtout une contestation à l'égard d'un modèle économique et d'un mode de vie centrés sur l'augmentation de la production et de la consommation. » Ce qui jusqu'ici est exact. « Or, si la contestation est pertinente, je ne pense pas que la solution proposée soit la bonne. Plutôt que d'inverser ou de freiner la croissance, ce qui revient à avoir moins du même, je crois que le vrai défi c'est de la définir autrement » (p.57). C'est pourtant précisément aussi ce que ces derniers – quoique hétérogènes — prônent avec la « simplicité volontaire » comme moyen d'augmenter la convivialité. L'auteure cultive du reste l'équivoque en avançant que « vouloir se développer et croître » serait inhérent à la nature humaine (!) et en poursuivant : « plutôt que de chercher à réduire la production et la consommation, il s'agirait de produire et de consommer "autrement" ». On croirait entendre alors le discours des promoteurs du « développement durable » dans sa version marchande, mais la suite vient heureusement rassurer le lecteur critique : « Et pour ce faire, il ne s'agit pas de remplacer les énergies non renouvelables et polluantes par des énergies renouvelables et propres. La question est bien plus fondamentale : elle n'interroge pas seulement le type de ressources utilisées, mais aussi et surtout la finalité et la manière dont on les utilise » (p.58). Ce type d'ambiguïtés se retrouve à de nombreux endroits par la suite – par exemple lorsque l'auteure aborde la question des inégalités ou la place que doivent occuper les pratiques alternatives de l'économie sociale-, permettant une double lecture du texte prompte, malheureusement, à occulter les conflits d'intérêts et débats contradictoires.

  • 4  Voir par exemple Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris :Odile Jacob (...)

5Si la finalité de l'activité économique ne doit pas être l'accumulation de biens matériels, elle doit permettre à chacun de mettre en œuvre sa capacité créatrice – ce qui n'est pas sans faire écho aux travaux d'Amartya Sen autour de la « capabilité »4, que l'auteure n'évoque cependant pas —, ainsi que de créer et d’entretenir les liens sociaux. Notamment en permettant aux membres de la société de se rendre compte de leur interdépendance croissante plutôt que de se penser paradoxalement comme toujours plus indépendants. Elle livre ce faisant une analyse intéressante de la « sympathie » développée par Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux(1759), et montre les contradictions auxquelles peuvent se confronter la quête de vertu pour satisfaire sa conscience intérieure (ce que A. Smith appelait the man within) et la recherche d'une approbation publique (the man without), dans une société qui valorise l'accumulation de richesses. Une tension fondamentale, d'autant qu'il s’y rajoute le fait que l'ostentation de la richesse n'attire pas seulement la sympathie, mais aussi l'envie. « Le riche devient à la fois le modèle à imiter et le rival à écarter » (p.89).

  • 5  Dans « L'économie en tant que procès institutionnalisé », in Michele Cangiani et Jérome Maucourant (...)
  • 6  Voir Les pauvres, Paris : PUF, 2005 [1907]

6L'auteure développe ensuite le fait que la finalité de l'économie doive également être de susciter davantage l'alliance – qui implique l'accueil de l'imprévisible- plutôt que le contrat, qui vise au contraire la maîtrise et la prévoyance par le calcul. Elle observe du reste, après Olivier Favereau, que cette notion a introduit une révolution au sein de la théorie économique en plaçant au cœur de cette dernière non plus l'objet mais la relation ; le problème étant que celle-ci est réduite à un lien fondé sur la méfiance réciproque et la recherche de son intérêt personnel exclusif. L'échange économique doit au contraire contribuer à bâtir des communautés, des sentiments d'appartenance commune, ce que seule la réciprocité peut permettre, et non le marché ou la redistribution impersonnelle, affirme l'auteure en reprenant le triptyque avancé par Karl Polanyi5. L'échange peut ce faisant être créateur de liens et source de reconnaissance réciproque, plutôt que révélateur du seul intérêt – dans tous les sens du terme — de chacun. Cette acception de la solidarité comme un fait, celui de l'interdépendance de tous, invite également à rompre avec l'usage courant qui est aujourd’hui fait de ce terme et qui l'assimile à la générosité ou à la seule justice distributive, et ainsi à reconsidérer la pauvreté et les pauvres, dont Simmel rappelait qu'ils se définissaient au fond dans nos sociétés comme ceux qui étaient acculés à demander une assistance6. « Il s’agit alors de ne plus les envisager comme objets mais comme sujets, non plus comme des personnes en manque qui ont besoin d'assistance, mais comme un acteur social qui doit pouvoir participer à un projet d'ensemble. On cherchera chez lui la capacité propre qu'il pourrait développer en vue d'un projet commun plutôt que le manque à combler » (p.181). Une conversion du regard à bien des égards souhaitables, ce qui ne la rend toutefois pas aisée à mettre en pratique : l'auteure met ainsi sans doute le doigt sur une des tensions majeures qui traversent les organisations de l'action sociale, et au-delà la plupart d'entre nous. Mais telle est aussi la voie pour sortir de la valorisation de la richesse matérielle affichée.

7L'auteure met ensuite en évidence la dimension de création identitaire que revêt l'économie – celle-ci étant envisagée comme un processus continu et ouvert et non comme une essence close sur elle-même (ce qui, reconnaît-elle, n'est cependant pas partagé par tous ceux qui se disent chrétiens...),  ainsi que la dimension de véhicule d'utopie, comme elle l'illustre en décrivant (trop) brièvement celles de Saint-Simon, Fourier, Proudhon ou Marx (qu'elle fait mourir 38 ans plus tôt qu'en réalité, faut-il y voir un lapsus ?). Elle conclut enfin rapidement sur ce qui constitue pourtant le sous-titre de l'ouvrage, à savoir le fait que la crise financière, économique, sociale et écologique que nous traversons actuellement pourrait constituer un moment opportun (un kairos comme disaient les philosophes grecs de l'antiquité) pour opérer une telle conversion, radicale, du regard et des pratiques, rappelant là encore qu'étymologiquement crise signifie « juger », et renvoie notamment au moment où, dans la maladie, le corps « choisit » entre la mort et la guérison, qui signifie aussi altération. Cette remise en cause somme toute logique ne semble malheureusement pas se profiler, et on pourra rester de même circonspect devant la valorisation du déséquilibre, de l'incertitude et de l'incomplétude par lesquelles l'auteure conclut son propos, tant ces termes peuvent être entendus de manière ambivalente. De la même manière, si cet essai a le mérite d'être indéniablement vivant, car il vaut aussi pour les récits d'expérience édifiants et la présentation claire par l'auteure de diverses pratiques qui relèvent de l'économie sociale, on peut regretter qu'elle ne fasse pas non plus de réelles distinctions parmi ces dernières au regard de leur portée quant à la remise en cause ou au contraire l'aménagement du modèle productiviste et consumériste dominant.

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Notes

1  Pour reprendre le titre du rapport de Patrick Viveret (Reconsidérer la richesse, Paris : éd.de l'Aube, 2003), auquel l'auteure se réfère par ailleurs

2  Pour une analyse de la genèse, des présupposés et de la vision du monde que cette notion véhicule, voir Gilbert Rist, 1996, Le développement. Histoire d'une croissance occidentale, Paris : Presses de Sciences-po

3  Dans Condition de l'homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1995 [1958]

4  Voir par exemple Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris :Odile Jacob, 2000

5  Dans « L'économie en tant que procès institutionnalisé », in Michele Cangiani et Jérome Maucourant (dir.), Economies primitives, archaïques et modernes. Essais de Karl Polanyi, Paris : Seuil, 2007

6  Voir Les pauvres, Paris : PUF, 2005 [1907]

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Elena Lasida, 2011, Le goût de l'autre. La crise, une chance pour réinventer le lien, Paris : Albin Michel, 326 p. »Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 2, n° 1 | Mars 2011, mis en ligne le 17 mai 2011, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/developpementdurable/8893 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/developpementdurable.8893

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Auteur

Igor Martinache

Igor Martinache est enseignant de sciences économiques et sociales et ATER en science politique au Ceraps (Université de Lille 2). Ses recherches portent sur les rapports entre sport et politique, ainsi que sur l'engagement des enseignants.

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