Corinne Gendron et Jean-Guy Vaillancourt (dir.), 2007, Environnement et sciences sociales. Les défis de l’interdisciplinarité, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 429 p.
Texte intégral
1L’environnement se prête-t-il bien à l’interdisciplinarité? Les directeurs de cet ouvrage le pensent et désirent que les textes qu’ils ont réunis en fassent la preuve. L’interdisciplinarité est une exigence scientifique difficile. La plupart des chercheurs sont formés, pour ne pas dire dressés, au sein d’une discipline qui leur procure une manière rassurante de concevoir et d’aborder les problèmes.
2Les textes colligés sont le fruit d’un colloque. Ils sont divisés en trois grandes parties : l’environnement comme nouveau paradigme; la critique des modes de gestion de l’environnement; des études empiriques de problèmes écologiques.
3La première partie contient des articles qui entament un dialogue avec la sociologie économique et, secondairement, avec la science économique. Gendron établit les ponts possibles et nombreux qui unissent la sociologie de l’environnement et la sociologie économique. Elle élabore une perspective centrée sur les acteurs, notamment les acteurs économiques, mais s’intéresse aussi aux acteurs regroupés en mouvements sociaux. Son article se penche sur l’émergence de nouveaux mouvements et de nouvelles sensibilités au sein des institutions économiques qui prennent de plus en plus sérieux les problèmes d’environnement. L’entreprise, institution centrale de la modernité, ne peut plus se détourner de ses responsabilités environnementales. Ses dirigeants l’affirment et le confirment, bien que les raisons qui les poussent vers cette responsabilité proviennent souvent plus de la crainte de la réglementation étatique et de la fronde des consommateurs. Gendron fait une large place au « post-fordisme », comme nouveau mode de régulation sociale. La théorie de la régulation et sa distinction entre ère fordiste et ère post-fordiste ne s’applique pas toujours très bien aux rapports à l’environnement parce qu’elle privilégie les rapports salariaux. Dans la même veine, Lévesque fait un historique de la nouvelle sociologie économique, au sein de laquelle la théorie de la régulation occupe, du moins dans la sociologie francophone, une place de choix. Il contraste les approches en langue française des approches en langue anglaise. Il aurait pu inclure, dans sa revue des écrits, les travaux novateurs des sociologues de la science, MacKenzie, Callon et Knorr-Cetina, qui étudient la formation et le fonctionnement des marchés, notamment financiers, sous l’angle de la connaissance. Cet article, si riche et instructif sur la variété des conceptions en sociologie économique, s’insère moins bien dans un ouvrage sur l’environnement. L’idée de développement durable y est à peine brossée, trop peu pour qu’elle puisse faire sa marque au sein de la sociologie économique.
4L’interdisciplinarité en acte est abordée par Picon et Allard : le premier dans un travail de recherche pluridisciplinaire où la sociologie collabore avec les sciences de la nature pour une compréhension commune et plus complète des relations humaines à la nature. L’historien Allard montre comment son travail s’est régulièrement nourri d’échanges croisés avec la connaissance des faits naturels et des entreprises techniques. Se penchant sur l’époque des grands travaux d’aménagement amorcés et animés par Napoléon III, Allard montre comment le territoire français s’est profondément modifié sous la bannière de la modernité. Mettant de côté les interprétations classiques, libérales et marxistes, du rôle de l’État, l’historien prend en compte les motifs des acteurs, dont les gouvernants. Cette partie se termine par une réflexion plus théorique de Rudolf sur la nature en sociologie. Si la sociologie est tardivement venue à l’environnement, la discipline foisonne actuellement de perspectives et de travaux sur l’enjeu écologique. L’auteur présente et discute les thèses de Beck sur le risque, où le risque écologique est central, les analyses de Callon et Latour sur les objets naturels et techniques et, dans sa conclusion, elle rend hommage au travail pionnier de Moscovici sur la question naturelle. C’est au cœur d’une modernité avancée que la question écologique s’est posée. Le risque technologique s’est substitué au risque naturel; la gestion de ce type de risque conduit à des formes de décision ouvertes à une pluralité d’acteurs, que les forums hybrides et les conférences de consensus aident à mettre ensemble.
5La seconde partie, comme la troisième, est de nature plus empirique. Divers problèmes écologiques et de gestion de l’environnement sont analysés avec beaucoup de finesse. Les approches théoriques varient : la perspective « régulationniste » – l’histoire mouvementée de l’économie de la pêche dans l’est du Canada – côtoie les études sur une controverse particulière ou sur une mobilisation locale : le passage des lignes de haute tension en France et au Québec ; les réactions face au bruit près des aéroports ; la dénonciation de la pollution industrielle ; la gestion de l’eau en France et le rôle des comités de bassin versant ; le retrait américain du Protocole de Kyoto. Ces études de cas sont riches en information et les auteurs emploient des moyens variés pour donner un sens sociologique, pris dans une acceptation assez large, aux enjeux et problèmes d’environnement. Aucune perspective théorique ne domine : comme les objets sont complexes, le chercheur doit faire preuve d’imagination et confectionner ses analyses aux données empiriques et non l’inverse. Par exemple, Faburel montre que les méthodes d’évaluation de gêne face au bruit, trop souvent universelles, ne tiennent pas suffisamment compte des investissements et des attachements locaux. Le bruit est aussi une construction sociale et territoriale. Dans le même ordre d’idées, Lescuyer montre les limites des méthodes d’évaluation monétaire de la valeur de la forêt au Cameroun qui ne prennent pas en compte tous les usages réels.
6La diversité est aussi présente dans la réglementation en matière d’environnement. Rajote dresse un bilan assez diversifié des principes et des pratiques réglementaires dans les pays de l’OCDE en matière de pollution industrielle, contrastant notamment avec les approches fondées sur la capacité d’assimilation des écosystèmes et les approches centrées sur les choix technologiques, les premières étant plus rigoureuses que les secondes. Dans la recherche, fort élaborée, de Bertiaux sur le comportement des entreprises et des consommateurs belges, l’enthousiasme pour la protection de l’environnement se bute à des pratiques qui ne suivent pas toujours. L’auteur élabore une typologie, appuyée sur une analyse statistique fine, de conduites d’achat et de disposition des déchets par le tri sélectif. Tous les consommateurs ne sont pas, loin de là, «proactifs», convaincus qu’ils peuvent agir en faveur de l’environnement ; plusieurs sont attentistes, voire réfractaires.
7L’interdisciplinarité refait surface dans d’autres études empiriques. Claeys-Mekdade et Vivien rapportent une expérience difficile d’interdisciplinarité entre la sociologie et l’économie quand les sociologues se mettent à interroger les méthodes de leurs collègues, comme la méthode d’évaluation contingente, qui vise à donner une valeur monétaire à des biens naturels qui n’ont pas de prix. Mais l’interdisciplinarité peut être heureuse lorsque, pour comprendre les pratiques des agriculteurs face aux bordures de champs, l’anthropologie, insistant sur la culture et les pratiques et savoirs locaux, se marie à la sociologie politique qui tient compte des changements de réglementation, des mobilisations sociales, des politiques agricoles européennes (Kergreis). La recherche action peut elle aussi devenir un lieu favorable à l’interdisciplinarité et à la rencontre des objectifs de la recherche et de ceux de la décision pour la valorisation d’un territoire, comme l’Argonne ardennaise (Rousseau et Girault).
8À la lumière de cette diversité d’études et de contributions, il n’est pas aisé de dégager des tendances fortes. Les directeurs de la publication s’y essaient en conclusion, mais force est d’avouer que leur court texte semble s’éloigner du reste plutôt que de s’en approcher. On ne peut dire, par exemple, que l’approche régulationniste, ou tout autre approche théorique, défendue par les auteurs, joue, en matière d’environnement, un rôle central. Elle est défendue avec force dans la première partie, mais elle n’est pas ou peu (à l’exception de l’histoire de la surpêche canadienne) reprise par la suite et son application aux problèmes d’environnement demeure problématique. La recherche d’un nouveau paradigme demeure entière. L’ouvrage contribue certes à ouvrir des pistes; il apporte de précieuses informations grâce à ses riches études empiriques; il se fait critique des pratiques et des conduites passées et actuelles. Mais on ne voit pas émerger un paradigme nouveau ; d’ailleurs l’expression serait trop forte. La sociologie a interprété les questions écologiques à partir de ses méthodes et de ses approches théoriques déjà bien éprouvées. La tentative de Catton et Dunlap de fonder un nouveau paradigme écologique s’est avérée normative et insuffisamment analytique. La thèse de la modernisation écologique, une autre tentative, est davantage inscrite dans la continuité que dans la rupture. L’interdisciplinarité se pratique souvent, dans l’ouvrage, entre domaines de la sociologie et, quand elle se pratique entre disciplines, elle est sélective dans son choix. L’économie se présente à travers le filtre de la sociologie économique, les économistes «purs et durs» étant absents. Si l’histoire et l’anthropologie apportent des idées et des méthodes, la géographie, la science politique, le droit se font discrets. Il se pourrait que l’entreprise de réunir toutes les sciences sociales sur la question environnementale soit une impossibilité ou un leurre. Remercions, cependant, les auteurs d’avoir amorcé, avec succès, un dialogue entre domaines et disciplines des sciences sociales sur la question écologique sans exiger d’eux l’exhaustivité.
Pour citer cet article
Référence électronique
Louis Guay, « Corinne Gendron et Jean-Guy Vaillancourt (dir.), 2007, Environnement et sciences sociales. Les défis de l’interdisciplinarité, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 429 p. », Développement durable et territoires [En ligne], Lectures (2002-2010), mis en ligne le 05 mars 2008, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/developpementdurable/5123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/developpementdurable.5123
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