« Ciltius, altius, fortius »… sed quam longe ?
Texte intégral
1L’engouement pour les Jeux olympiques de Paris semblait incontestable en août 2024, témoignant une fois de plus de la « magie du sport » ou encore de la capacité d’un évènement populaire de cette envergure à rassembler. 24,43 millions de téléspectateurs et téléspectatrices sont devant leur poste pour suivre la cérémonie d’ouverture ; familles et ami.es se réunissent devant les épreuves retransmises, dans les foyers ou les cafés ; 9,5 millions de billets ont été vendus ; celles et ceux qui le peuvent s’arrachent les places à prix d’or ; dans les villes, les gens se baladent aux couleurs de leurs pays et équipes préférés… « Les Jeux olympiques sont un alibi pour vivre quelque chose d’incroyable à partager », commente Éric Monnin. Et le chef de l’État français, triomphant, de conclure ainsi l’évènement : « Tous ceux qui n’ont pas cru aux Jeux se sont trompés, dans l’organisation comme dans le sport. Ce qui m’a ému, au fond, c’est la capacité d’enthousiasme et d’émotion des Français devant le dépassement » (Le parisien, 12/08/2024).
- 1 Cet éditorial n’abordera pas les enjeux de justice environnementale associés aux Jeux paralympique (...)
2Mais bien sûr on ne parle pas que de sport. L’olympisme est un « esprit » et les Jeux représenteraient, depuis Pierre de Coubertin, le cadre où l’incarner. L’article de la charte de 1908 est rappelé à l’attention du personnel enseignant sur le site du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse : « Alliant le sport à la culture et à l’éducation, [l’olympisme] se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple, la responsabilité sociale et le respect des droits humains reconnus au plan international et des principes éthiques fondamentaux universels dans le cadre des attributions du Mouvement olympique ». L’objectif de ce mouvement est clair, il est de « contribuer à la construction d’un monde meilleur et pacifique en éduquant la jeunesse par le biais d’une pratique sportive en accord avec l’olympisme et ses valeurs » (Olympics). Le symbole – les cinq anneaux entrelacés représentant les continents –, les valeurs – l’excellence, l’amitié, le respect – résument, quant à eux, la dimension universelle et éthique des jeux. Les Jeux Paralympiques qui s’organisent progressivement à partir des années 1950 viennent ajouter leurs valeurs propres : « détermination, égalité, inspiration et courage1 ».
3Le récit est fédérateur et les jeux enthousiasmants pour une France qui en aurait « bien besoin », éprouvée et divisée par des conflits sociaux, la récente dissolution de l’Assemblée nationale, les élections, les conflits armés, dont un « aux portes de l’Europe ». « LaFrance est en train de se donner la fête à elle-même. On est en train de vivre un exutoire » – poursuit Éric Monnin. Mais de quels besoins parle-t-on ? De quelle France parle-t-on ? À qui peut bénéficier l’exutoire et qui en porte le coût ?
4L’utilisation des jo pour affirmer la puissance d’une nation et renforcer sa cohésion est ancienne. Elle prit, à ce titre, une forme outrancière et particulièrement dangereuse en 1936 lors de leur organisation à Berlin, où ils servirent la propagande nazie, contrariée par les médailles d’or de Jesse Owens. En Chine, elle donna lieu à l’édification de « murs culturels », prolongeant la mission d’éducation des foules imposée par le régime de Xi Jinping, et du stade en forme de « nid d’oiseau » qui en fut la vitrine… Cette instrumentalisation des jo n’est pas une dérive des régimes autoritaires, mais plutôt la démonstration exacerbée de l’ampleur des enjeux politiques associés à leur organisation. Le faste déployé par la France lors des cérémonies d’ouverture et de fermeture en témoigne, il s’agit de briller dans cette compétition mondiale, d’exceller dans le sport et la culture, de démontrer, aux yeux de ses propres citoyennes et citoyens et des autres nations, sa grandeur et supériorité.
5La devise originelle des jo, « Citius – Altius – Fortius » (plus vite, plus haut, plus fort) invite ainsi au dépassement de soi et des autres. Si elle a été complétée en 2021 (plus vite, plus haut, plus fort – ensemble) pour promouvoir la solidarité et l’union entre les peuples, que pèse celles-ci quand prévaut la compétition généralisée, soit la confrontation et la concurrence dans tous les domaines ? Jusqu’où pousser le dépassement et l’excellence des athlètes et des nations ? Est-ce sans limites dans un monde qui semble découvrir les siennes ?
6Enfonçons une porte déjà bien ouverte, la culture de l’excellence et la compétition généralisée se fondent sur un modèle de société capitaliste extractiviste qui se soucie peu des dégâts écologiques et sociaux occasionnés… Les valeurs promues par les jo servent ainsi des idéologies qui les dépassent et des intérêts économiques et financiers abusivement qualifiés d’intérêt général. Le récit sur les jo est prolixe quant à leurs bienfaits moraux, sociaux et économiques pour le pays qui les organise. En France, les retombées en termes d’image et de tourisme devraient être très importantes et booster la « croissance » du pays, tandis que le coût économique de l’organisation des jo serait moindre que les précédents, « contenu », précisent les médias.
7Quant aux préoccupations environnementales et engagements climatiques, on ne peut dire bien entendu qu’ils aient été absents. Plusieurs athlètes sont, par ailleurs, publiquement engagé.es à ce titre. Les responsables de l’organisation des jo certifient, pour leur part, réduire de moitié l’empreinte carbone des jeux par rapport à ceux de Londres (2012) et de Rio (2016). Parallèlement, l’organisation s’est accompagnée, pour compenser ces émissions, d’un programme de financement de projets d’évitement et de captation d’émissions carbone en France et sur les territoires proches de l’équateur. L’utilisation, chiffrée à 95 %, des infrastructures existantes et des sites temporaires aurait, par ailleurs, permis de limiter le coût économique et environnemental des Jeux, tout en mettant en valeur le patrimoine architectural et paysager de Paris. « Bien sûr que cette compétition a un impact écologique de par son gigantisme, mais il a été au maximum maîtrisé », commente le sociologue Jean Viard.
- 2 Localisé à Saint-Denis, Saint Ouen et à l’Ile-Saint-Denis.
8Pourtant cette organisation a suscité des critiques quant aux coûts sociaux et écologiques des jo, qu’on aurait tort d’ignorer ou de disqualifier. Elles ont fait émerger un contre-récit. Celui-ci prend naissance au nord de Paris, dans le département de Seine Saint-Denis, où ont été construits le complexe aquatique olympique, le village olympique, et, à proximité, l’Arena. Les aménagements liés aux jo ont initialement sonné comme « la promesse d’un rattrapage » dans un département touché par un « sous-investissement systémique de la part de l’État », souligne Jade Lindgaard, la possibilité d’engager des politiques de transition. Mais ces aménagements n’ont pas été concertés avec les habitant.es, dont ils ont bouleversé les lieux de vie, comme les 4 000 m2 de jardins détruits à Aubervilliers ou encore la construction d’un échangeur autoroutier au Carrefour Pleyel (Saint-Denis). L’échangeur vient enserrer un groupe scolaire, augmentant l’exposition des enfants à la pollution atmosphérique qui émane des axes routiers et chantiers. Le contre-récit montre alors que ces aménagements contribuent à la « destruction de commun populaire » (Ibid.) ainsi qu’au développement du capitalisme immobilier et à la gentrification de la banlieue nord de Paris. Ainsi la construction du village des athlètes2 a-t-elle entraîné, selon le collectif Saccages, la destruction de 3 écoles, 19 entreprises, un hôtel et deux foyers. Les bureaux et logements qui les remplaceront, comme les centaines de ceux construits à l’Aire du Vent (où a été aménagé le village des médias), seront financièrement inaccessibles aux habitant.es, dont le revenu médian est le plus faible et le taux de chômage le plus élevé de France hexagonale (Mairie de Saint-Denis, 2020). Le coût social des jo, c’est aussi une douzaine de résidences Crous réquisitionnées et leur population étudiante, boursière ou étrangère, priée de les libérer temporairement ; des foyers et logements évacués à Saint-Ouen et à l’Île-Saint-Denis, 12 500 personnes expulsées et combien ont dû quitter les hôtels qui les hébergeaient ? Les jo, ce sont aussi une centaine de travailleurs sans papier, 87 accidents du travail sur des chantiers, 40 % des victimes étant des travailleurs précaires. Enfin, ce contre-récit se nourrit de bien d’autres éléments du quotidien, comme les difficultés d’accès et de transport pour les habitant.es, ainsi que les contrôles renforcés au nom de la sécurité…
9Ce contre-récit n’est pas uniquement francilien, il parle aussi de la restriction de l’accès à la mer à Marseille et de l’impact sur les coraux à Tahiti. Les compétitions de surf qui y ont été organisées, avec la construction d’une tour pour les juges, l’accueil des compétiteurs et compétitrices et le déroulement des épreuves ont pesé tant sur le milieu naturel que sur la qualité de vie des habitant.es de Teahupoo. Cela n’a pas empêché la presse nationale sportive de promouvoir les lieux de manière exotisante et dépolitisée : « Un lieu exceptionnel et préservé au milieu de la nature par des autochtones à l’hospitalité désarmante. Et au large de ce sublime tableau règne une reine : la puissante vague de Teahupoo » (L’équipe, 2024).
10Mais que pèsent de telles critiques quant aux impacts perçus comme locaux des jo, face aux enjeux nationaux et mondiaux qui leur sont associés ? Elles ont pourtant permis un recadrage des Jeux à l’aune de la justice sociale et environnementale. Les jo aggravent les inégalités environnementales aux dépens de populations à bas revenus et racialisées, et leur non-participation aux décisions prises et aménagements questionne la démocratie. La remise en cause de ces aménagements non concertés ou encore de l’efficacité des mesures pour dépolluer la Seine, des choix politiques sous-jacents (le coût de cette dépollution face au défaut d’investissements pour garantir l’accès à l’eau potable en Guadeloupe) n’alimente pas seulement le « fonds de commerce de certains intellectuels et politiques [consistant à] mettre en place une atmosphère d’inquiétude à l’approche d’un grand événement dans notre pays ». Elle est surtout le reflet d’une contestation socio-écologique plus large des institutions et du modèle économique et politique qu’elles servent. Le décloisonnement des causes présidant aux manifestations anti-jo, à l’instar du Toxic Tour, en témoigne : si les jo « rassemblent », leur opposition alimente une forme de convergence des luttes.
11Enfin, ce contre-récit des jo n’est pas unique. Il revêt d’autres formes, celle de la contestation des Jeux en eux-mêmes, celle du boycott par des pays ou athlètes pour protester contre les décisions prises lors d’évènements tragiques ou de guerres. Il se donne aussi à voir dans des prises de position publiques de sportifs et sportives en résistance ou rébellion vis-à-vis de leur État. Les jo représentent alors une scène d’expression de la contestation politique indéniable. Mais comment alors la rendre plus perméable au contre-récit de la justice environnementale ? Comment ce qui est invisibilisé par la concurrence exacerbée, l’argent et le faste peut trouver un relais, une voix qui ne soit pas immédiatement décrédibilisée au nom de l’universalisme de l’olympisme ? Question plus frontale : les jo, sous ce modèle, peuvent-ils perdurer ?
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12Après un marathon de 10 années, Hélène Melin a passé le relais pour la co-rédaction en chef de la revue Développement Durable & Territoires. Durant toutes ces années, elle a su fédérer et animer l’ensemble de l’équipe du comité de rédaction, par sa bonne humeur, son enthousiasme communicatif et sa générosité. Sa curiosité et son exigence ont permis d’encourager et de renforcer l’interdisciplinarité au cœur de la revue. À l’issue de son deuxième mandat, des élections au sein de la revue ont permis d’élire Magalie Franchomme pour compléter le binôme avec Arnaud Buchs. Loin d’avoir raccroché les crampons, Hélène Melin reste investie pour assurer la coordination de la rubrique Varia. L’ensemble du Comité de rédaction la remercie durablement !
Notes
1 Cet éditorial n’abordera pas les enjeux de justice environnementale associés aux Jeux paralympiques. Spécifiques, ils pourraient faire l’objet d’un texte distinct.
2 Localisé à Saint-Denis, Saint Ouen et à l’Ile-Saint-Denis.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Valérie Deldrève, « « Ciltius, altius, fortius »… sed quam longe ? », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 15, n°2 | Septembre 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/developpementdurable/24583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hq4
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