1En 2011 dans son ouvrage The Third Industrial Revolution. How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, Jeremy Rifkin – prospectiviste, mais aussi essayiste, ingénieur, économiste, sociologue… – propose un récit positif de l’évolution technique de nos sociétés. Cette troisième révolution industrielle est celle de l’innovation numérique, qui permettra un nouveau modèle de développement économique, plus respectueux des humains et de l’environnement (Villalba, 2018). Pour atteindre ce nouveau stade du développement, Rifkin propose un modèle systémique s’appuyant sur cinq piliers : une production d’énergie renouvelable décentralisée, des bâtiments producteurs d’énergie, des technologies de stockage de l’énergie, des réseaux locaux intelligents, un développement des véhicules électriques. Ces piliers révèlent le rôle primordial des réseaux numériques comme facteur de transformation positif des activités productives, mais aussi des fonctions sociales et politiques. S’il contribue à promouvoir un imaginaire positif de l’innovation technique, Rifkin confronte cependant son modèle à la situation écologique dégradée. Il établit alors un compromis qui permet d’imaginer maintenir la tendance à l’expansion continue du modèle économique libéral, tout en prenant en considération les atteintes à l’environnement. Cette position consensuelle facilite son travail de consultant et lui permet d’accéder aux décideurs publics et privés, comme dans le cas de la Région Nord Pas-de-Calais, qui lance la première expérimentation d’envergure de la Troisième révolution industrielle (tri) en 2013 (qualifiée de rev3 depuis 2015). Le conseil régional et la chambre régionale de commerce et d’industrie proposent d’adapter localement le modèle rifkinien, en élaborant, avec l’appui de celui-ci et de son cabinet de conseil, un Master Plan définissant des objectifs à l’horizon 2050. Cette politique reçoit le soutien d’une variété d’acteurs d’obédiences politiques très contrastées (notamment ceux qui clament leur opposition à l’intensification du libéralisme). Comment interpréter une adhésion aussi unanime ?
2En tirant profit des dix années d’expérimentation de la tri, nous souhaitons interroger les conditions de cette appropriation pacifiée des objectifs proposés par cette politique, en mettant l’accent sur la compréhension de la résolution des antagonismes – qu’ils soient théoriques ou partisans – par la construction d’une représentation simplifiée des modalités de réalisation de la tri. L’objectif de cet article est ainsi de révéler les contradictions inhérentes à cette politique, en tant que modèle conceptuel et dans l’opérationnalisation qui a été tentée en Nord-Pas-de-Calais, puis en Hauts-de-France.
3Notre analyse s’appuiera sur un corpus de textes rédigés par Jeremy Rifkin, sur la littérature institutionnelle produite dans le cadre de la dynamique rev3, des articles de presse, quelques rares textes qui analysent cette politique, mais également sur notre posture de participant-observateur à cette démarche, dans la mesure où nous avons pu participer au cours de cette dernière décennie à de nombreuses réunions et comités d’orientation accompagnant cette dynamique. Notre propos n’est pas de produire une contre-expertise basée sur une évaluation quantitative qui viendrait infirmer ou confirmer les bilans établis par la mission rev3, mais davantage de procéder à une analyse des discours légitimant cette politique. Pour ce faire, nous revenons dans un premier temps sur les principaux fondements du modèle rifkinien et la vision du rôle du progrès technique qu’ils véhiculent. Nous soulignons ainsi l’originalité de la posture défendue par Jeremy Rifkin, critique à l’égard de l’économie libérale et de ses liens au progrès technique. Puis, nous nous intéressons dans un second temps à l’évolution du processus de mise en opération des principes de la tri dans les Hauts-de-France. Nous analysons d’un point de vue critique, les ambiguïtés de l’argumentaire rifkinien dans sa volonté de concilier le choix d’un registre catastrophiste pour l’énonciation d’un nécessaire sursaut sociétal face à la crise écologique à venir et l’adhésion au solutionnisme techniciste dans l’opérationnalisation du modèle de société esquissé.
- 1 Les ouvrages plus particulièrement mobilisés ici sont : La fin du travail, 1996 ; Une nouvelle con (...)
4L’argumentaire rifkinien se distingue par sa capacité à dépasser, dès les années 1970, les oppositions socio-politiques traditionnelles à l’égard du rôle ambivalent du progrès technique dans la prise en compte par les sociétés modernes des impératifs écologiques. Il lui semble important d’associer de manière explicite la critique des effets du libéralisme économique dans l’évolution historique du capitalisme à la montée en puissance des enjeux écologiques1.
5C’est à partir de cette analyse critique qu’il peut esquisser à la fois la disparition inéluctable du capitalisme industriel et l’avènement d’une société nouvelle. Celle-ci doit alors fonctionner avec des présupposés épistémologiques neufs, relevant d’un modèle socio-économique coopératif et relationnel (au sens large, c’est-à-dire en y incluant les « non-humains » ou « le vivant », et qu’il résume sous le terme de biosphère). Ces éléments constituent le cadre argumentatif soutenant les principes de ce qu’il nomme la Troisième révolution industrielle (tri), appelée à se concrétiser dans les sociétés industrielles du xxie siècle. Ils permettent de saisir comment Rifkin peut simultanément dénoncer l’utopie technologiste du capitalisme et exprimer sa foi dans le progrès technique pour l’avènement d’une société pleinement consciente des limites naturelles de la planète.
6La critique rifkinienne du capitalisme depuis ses origines se concentre essentiellement sur deux points. Le premier concerne l’évolution du capitalisme industriel au xxe siècle en lien avec le progrès technique. Cette période se caractériserait par la montée progressive, sous l’effet principalement d’une hausse régulière de la productivité, d’une « société sans travail », d’un « monde sans travailleurs », et du remplacement des « cols bleus » par des machines et des logiciels : « Des millions d’êtres humains ont placé leurs espoirs de lendemains qui chantent dans le potentiel libérateur de la révolution informatique. Mais la situation économique de la majorité des travailleurs continue de se détériorer dans un océan d’opulence technologique » (Rifkin, 1996 : 34). Ce constat est le point de départ d’une critique vigoureuse de l’orthodoxie économique et de la croyance dans les bienfaits du progrès technique qui ont accompagné l’industrialisation aux xixe et xxe siècles. Cette période se caractérise par « un effet de percolation technologique » (Rifkin, 1996 : 36), dont la théorie économique s’est essentiellement limitée à expliciter les effets positifs. Rifkin décrit ainsi la montée en puissance de la société de consommation de masse à partir des années 1920-1930 aux États-Unis, sous l’effet d’un certain nombre de mécanismes portés par les grandes entreprises (publicité, augmentation des salaires, réduction du temps de travail, redistribution des gains de productivité…), mouvement qui ne s’est jamais départi d’un chômage croissant lié aux substitutions homme/machine. Dans La fin du travail, il démonte ainsi les mécanismes qui ont, à partir de la fin du xixe siècle aux États-Unis, amené l’adhésion de l’opinion publique à la vision mécaniste du monde, à la glorification de la machine et de la technique comme utopie de l’amélioration du sort des individus, au pouvoir démesuré des ingénieurs, à la technologie comme nouvelle divinité laïque capable de fusionner « la conception chrétienne du salut éternel et l’ethos utilitariste américain » (Rifkin, 1996 : 76).
7Rifkin en vient-il pour autant à rejeter toute forme « d’utopie technologique » ? Non, cette utopie est toujours bien présente à la fin du xxe siècle et semble même à portée de main grâce aux perspectives d’un monde sans travailleurs offertes par les technologies numériques. Au-delà de la critique strictement économique de ce phénomène, ce qui est en jeu selon Rifkin, c’est l’expression possible d’une vision utopiste du progrès technique, qu’il entrevoit pour le capitalisme du xxie siècle, dans laquelle la technologie répondrait réellement à l’aspiration des gens à davantage de loisirs dans une société pleinement solidaire : « L’ère de l’information high tech est à nos portes. Son avènement produira-t-il une nouvelle et dangereuse version des hypothèses qui ont présidé au fonctionnement du percolateur technologique, et avec elles l’insistance permanente sur une production, une consommation et un travail sans limites ? Ou bien la révolution high-tech amènera-t-elle la réalisation de l’utopie millénaire du remplacement du travail humain par les machines, permettant ainsi à une humanité émancipée d’avancer vers une ère post-marchande ? » (Rifkin, 1996 : 88-89).
- 2 A. Gorz a activement soutenu la publication en français de l’ouvrage de Rifkin sur la fin du trava (...)
8Cette vision critique de l’évolution du capitalisme et des effets délétères de la hausse de la productivité et de la consommation de masse jusqu’à la fin du xxe siècle a reçu un satisfecit appuyé d’André Gorz (1995)2. Les argumentaires de ces deux auteurs se recoupent sur plusieurs points. Gorz a en effet longuement décrit dans ses travaux la disparition progressive des « cols bleus », l’aliénation du travailleur par la disparition de son autonomie, et finalement la critique de la technique et de la science comme outils de la domination de la classe bourgeoise et du capital sur la société (Gorz, 1973, 1988, 2003). En outre, on retrouve dans les derniers ouvrages de Gorz la même ambiguïté à l’égard du progrès technique, s’appuyant sur l’économie de la connaissance et le libre accès aux logiciels pour présenter l’ère du numérique comme un possible outil au service d’une coopération conviviale (au sens d’Illich, 1973), à rebours donc d’une technique comme dénégation du sujet et de l’autonomie créatrice (Gorz, 2003). Les concepts gorziens de dissidence numérique et de coopération dans le cadre de « rapports communicationnels et égalitaires exempts de domination » (Gorz, 2003) font écho aux idées portées par Rifkin. Si des points de convergence existent entre ces deux auteurs, il existe néanmoins plus que des nuances dans leurs visions de la société du xxie siècle. L’argumentaire de Gorz s’appuie de manière fondamentale sur la redécouverte des notions de besoins et d’autonomie créatrice, qui dessinent les contours d’une véritable émancipation de l’individu à l’égard de la production et de la consommation industrielles et du travail aliéné par la technique. C’est en s’appuyant sur ces fondements que Gorz critiquera la société duale imaginée par Rifkin dans La fin du travail (Gorz, 1995). L’attachement viscéral de Gorz à un socialisme émancipateur et à l’inévitable décroissance s’écartait manifestement de la vision rifkinienne du capitalisme du xxie siècle.
- 3 C’est d’ailleurs en protestant contre les pratiques des grandes compagnies pétrolières que Jeremy (...)
9Quoi qu’il en soit, on retrouve chez Rifkin une critique explicite de la vision de l’utopie technologique imposée par les forces du marché et l’économie industrielle depuis l’avènement du capitalisme. Cette critique est à relier au régime énergétique qui s’est imposé à partir du xixe siècle, fondé à la fois sur l’utilisation des sources d’énergie fossile et sur la concentration du capital et des pouvoirs (d’influence notamment) dans les mains des grandes compagnies, concentration alimentée initialement par la limitation des lieux d’extraction des ressources naturelles et la complexité des processus de production, et renforcée par les progrès dans les moyens de communication (Rifkin, 2014). Ce régime énergétique spécifique a selon lui alimenté la concentration des entreprises dans l’ensemble des secteurs, créant ainsi le modèle des grandes entreprises et de la bureaucratie organisées et structurées rationnellement (Rifkin, 2012 : 156-160) qui s’est imposé au début du xixe siècle, avec le soutien de l’intervention étatique. Ce modèle, qui a supplanté le capitalisme industriel des origines (contemporain de l’économie politique classique anglaise), est la nouvelle matrice qui a contribué à la généralisation du modèle de la grande entreprise au xxe siècle3. Dans la continuité de cette évolution, c’est encore une nouvelle matrice énergie/communication, reposant sur une architecture distribuée et non centralisée, qui doit provoquer selon lui l’extinction des monopoles verticalement intégrés (Rifkin, 2014 : 100).
10Ainsi, le regard porté par Rifkin sur le capitalisme tel qu’il s’est développé jusqu’à la fin du xxe siècle apparaît donc extrêmement critique. À l’inverse, le capitalisme distribué de la tri (la production énergétique notamment) et l’économie coopérative (i.e. entre producteurs et consommateurs, qui valorise la figure du « prosommateur ») constituent selon lui des points de rupture qui construisent un contexte radicalement nouveau de l’expression de l’utopie technologique, pour le capitalisme du xxie siècle. Ce n’est donc pas à proprement parler cette utopie que Rifkin critique, mais plutôt ce que les acteurs du capitalisme industriel en ont fait au xxe siècle. Dans la droite ligne de ce point central de l’argumentaire rifkinien, l’expérience de la tri dans les Hauts-de-France a mis l’accent sur le développement des technologies de la communication et de l’information dans les process industriels, avec l’idée de favoriser l’émergence d’une nouvelle matrice énergie/communication.
11Ce constat nous amène précisément à la critique rifkinienne relative à la dénonciation des principes de l’économie politique classique du xixe siècle, clé de voûte de sa posture à l’égard du progrès technique. Trois aspects de cette critique méritent d’être signalés ici.
12D’abord, Rifkin dénonce le postulat classique d’une causalité mécanique newtonienne pour la justification du marché autorégulateur. Il souligne ainsi que les lois dégagées par l’économie orthodoxe sont incapables d’intégrer l’irréversibilité des événements, c’est-à-dire « la façon dont l’énergie et les ressources matérielles sont extraites, consommées, épuisées et mises au rebut » (Rifkin, 2012 : 277). Ce faisant, il se rapproche de certains arguments portés par l’économie écologique (Petit et al., 2022) : Rifkin convoque en effet largement les lois de la thermodynamique et le principe d’entropie, l’argumentaire de Nicholas Georgescu-Roegen et d’Herman Daly, et son propre ouvrage rédigé en 1980 (« Entropy »). Il met ainsi en évidence des effets en termes de « facture entropique » (dépense d’énergie perdue, épuisement des terres rares, effets entropiques de l’obsession des gains de productivité…), applicables également dans le cadre de la tri : « Si nous devons passer aux nouvelles énergies vertes distribuées, il nous faudra aussi les utiliser avec parcimonie, afin qu’elles ne dépouillent pas notre planète de la matière à faible entropie, tout aussi cruciale pour le maintien de la vie sur Terre » (Rifkin, 2012 : 297). On peut voir dans cette affirmation de la nécessaire parcimonie de l’usage des énergies renouvelables une forme, certes assez floue, d’appel à la sobriété dans la consommation. Force est de constater que cet argument n’a guère été retenu dans le programme de la tri en Hauts-de-France, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article. Du reste, la comparaison des argumentaires de Rifkin et Georgescu-Roegen laisse entrevoir des différences notables. Il y a bien en effet une référence commune aux lois de la thermodynamique, au principe de l’entropie, à l’attachement profond pour la protection de l’ensemble des êtres vivants, dont découle une commune critique de la théorie économique orthodoxe. Toutefois, l’argumentaire de Georgescu-Roegen est construit sur une critique assez forte de la consommation de masse, sur des préconisations radicales de sobriété dans la production et la consommation, et sur une analyse fine de la dégradation entropique provoquée par la vision prométhéenne de la technologie (Georgescu-Roegen, 2006). Sur tous ces points, l’argumentaire de Rifkin reste assez flou et tient davantage d’un saupoudrage d’idées que d’une construction scientifique rigoureuse. Il n’y a pas d’interrogation par exemple sur la compatibilité de cette référence à la dégradation entropique inhérente au capitalisme avec le rôle central qu’il assigne à la dynamique entrepreneuriale (et particulièrement des grands groupes industriels) et aux marchés financiers dans les transformations requises vers un monde plus empathique avec le vivant.
13Ensuite, c’est la définition même du contenu des droits de propriété et de celui de la nature humaine qui y est associé. Il souligne que l’économie politique qui a accompagné l’essor du capitalisme est principalement fondée sur l’idée que le droit naturel à la propriété privée exprime pleinement le contenu de la nature humaine et ses motivations fondamentales (Rifkin, 2014 : 93-97). Ce droit à la propriété privée a servi de soubassement principal à l’affirmation générale de l’intérêt personnel comme mécanisme essentiel, de type newtonien, du fonctionnement des marchés (Rifkin, 2012 : 302-303). Ce point est central dans l’argumentaire rifkinien, autant pour légitimer la critique du caractère individualiste du capitalisme industriel que pour fonder les bases d’une nouvelle société dans laquelle les comportements coopératifs et la recherche de l’empathie constitueraient l’élément moteur de la dynamique sociale, dans une conscience partagée et projetée dans le futur de l’intérêt commun. Cet aspect a largement été omis dans la démarche de la tri engagée en région Hauts-de-France.
- 4 C’est l’argument central par exemple de son ouvrage de 2017, dans lequel il affirme avec certitude (...)
14Enfin, Rifkin dénonce le capitalisme et sa tendance inhérente à l’accumulation des richesses, conférant au capital financier un rôle central dans l’expropriation croissante des richesses et le contrôle de la production des moyens techniques et logistiques par lesquels cette richesse est produite et distribuée (Rifkin, 2012 : 309). Mais la question de la compatibilité de cette critique avec le rôle central qu’il attribue aux grands groupes industriels et financiers dans les transformations socio-économiques4 n’est pas discutée, suggérant que tous les acteurs du capitalisme à venir œuvreront dans le même sens.
15Toutes les critiques du capitalisme industriel présentées ci-dessus débouchent dans l’argumentaire de Rifkin sur la représentation d’une nouvelle société fondée sur la reconnaissance d’une condition commune à l’humanité, d’une interconnectivité et d’une prise de conscience de notre insertion dans la biosphère (Rifkin, 2012 : 314). Dans cette société, une qualité de vie vécue collectivement et de manière interdépendante doit ainsi se substituer à la recherche de l’intérêt personnel et du bonheur privé. En s’appuyant sur les travaux de James Lovelock et Lynn Margulis relatifs à « l’hypothèse Gaïa », Rifkin insiste sur la nécessité de prendre en compte les interactions entre les processus géochimiques et les systèmes vivants ainsi que les boucles de rétroaction, contribuant les unes et les autres au maintien de l’équilibre des conditions de la vie sur Terre. La société post-industrielle ne se réduit donc pas à l’émergence d’une nouvelle matrice énergie/communication, mais s’appuie également sur l’intégration de cette matrice dans un fonctionnement interactionniste de l’espace terrestre, et doit conduire ainsi à privilégier l’entretien des relations avec la biosphère sur une conception purement utilitariste des ressources disponibles qui s’est imposée avec la théorie économique (Rifkin, 2012 : 322).
- 5 Cette perspective relationnelle adoptée par Rifkin, s’inscrit explicitement dans sa critique de la (...)
16Selon Rifkin, cette nouvelle société, portée par la tri et caractérisée par une interconnexion entre tous les êtres humains, doit marquer une évolution majeure de la conception de la nature humaine en jeu. Il s’agit de reconnaître que la primauté de l’intérêt personnel et de la soif d’acquérir, articulée à une empathie sociale limitée aux frontières de la nation, va laisser la place à la convivialité et la coopération à l’échelle mondiale, constitutives d’une « empathie planétaire » et d’une « prise de conscience biosphérique », qui relie de manière irréductible les comportements individuels à la réalisation du bien-être collectif de l’humanité et de toute la planète. Rifkin fait ainsi de ce lien empathique le cœur de sa conception des interrelations qui caractérisent la vie sur terre, en associant l’empathie à « une célébration de l’existence de l’autre » (Rifkin, 2012 : 340). Dans cette évolution sociétale, l’éducation est appelée à jouer un rôle essentiel. Cette réflexion sur l’intégration nécessaire de la société humaine mondiale au sein de la biosphère est directement reliée par Rifkin à la critique du caractère central de la propriété privée et de son assimilation à la richesse que défend le libéralisme (Rifkin, 2011 : 759)5.
17En définitive, si Rifkin ne conteste pas les conséquences négatives du poids croissant de la technologie dans les processus de production, il les associe explicitement aux principes de la théorie économique classique et aux mécanismes du capitalisme industriel. Réintégrée dans le cadre d’une vision très interactionniste de la société et des relations entre les êtres vivants, dont témoigne l’éveil à une conscience écologique, l’utopie technologique est alors présentée comme un puissant vecteur de l’avènement d’une nouvelle société. Rifkin parvient ainsi à construire les bases théoriques d’une pensée opérationnelle de dépassement des contradictions vers un horizon fédérateur clairement marqué par l’intégration des impératifs écologiques.
18L’ambiguïté de la posture rifkinienne décrite dans les paragraphes précédents peut être rapprochée de sa vision des liens entre l’évolution technologique et l’évolution sociale pour le capitalisme à venir. S’il prend la peine de décrire longuement les effets délétères du progrès technique dans le capitalisme du xxe siècle, en insistant notamment sur les conséquences négatives pour les salariés, et la responsabilité des experts et des grands groupes industriels, une telle analyse n’est pas anticipée pour le capitalisme numérique et relationnel qu’il annonce dans une perspective très utopique. On peut regretter par exemple qu’il ne mobilise pas davantage la réflexion sur les effets sociaux de l’introduction de toute nouvelle technologie et sur les limites inhérentes à une telle perspective utopique qui tend à privilégier systématiquement les aspects positifs, au détriment d’une anticipation de l’ensemble des conséquences possibles. Sa réflexion se ramène quasi systématiquement à la figure du « prosommateur » qui semble annihiler toute forme de relation de pouvoir entre les individus, d’expertise créatrice de connaissances inégalement partagées, d’évolution socio-économique renforçant les inégalités entre classes sociales. Dans le capitalisme du xxie siècle, chaque individu, devenu « citoyen-producteur-consommateur », contribue à l’évolution de la communauté. Or, les travaux de B. Gille sur l’histoire de l’évolution technique (Gille, 1978) ont bien montré les interactions étroites entre l’évolution des techniques et les structures sociales, en soulignant notamment que la première pouvait être source de nouvelles formes de pouvoir et créatrices de nouvelles inégalités entre classes sociales. Sur cette dimension sociale, la comparaison de l’argumentaire rifkinien avec l’œuvre de Lewis Mumford est également riche d’enseignements. Il s’est intéressé à l’évolution technique de l’humanité et aux conséquences sur les transformations sociales, en critiquant, comme le fera d’ailleurs Rifkin bien plus tard, la pensée mécaniste de la théorie économique, et en militant pour une réintégration de l’humain dans sa communauté biologique terrestre (2016). De ce point de vue, Mumford défend dès les années 1930 une vision optimiste du progrès technique, en replaçant délibérément l’évolution des techniques dans sa dimension culturelle. S’il y a bien une idéologie assez proche dans l’œuvre de ces deux auteurs (disparition nécessaire de la propriété privée, critique de la division du travail, rôle central de l’éducation, restauration nécessaire des liens avec la communauté organique…), l’argumentaire de Mumford va vraiment plus loin sur la description du contenu social de cette nouvelle communauté. Il insiste en effet sur l’importance d’une normalisation de la consommation, ramenée aux besoins indispensables, sur le caractère prioritaire de la sécurité et de la continuité de la vie, sur le rôle central, et croissant, du contrôle politique, y compris pour lutter contre les obstacles que représentent les groupes industriels, et sur une limitation nécessaire du recours au progrès technique (Mumford, 2006). En définitive, dans la description du social comme dans la critique à l’égard du poids des industriels dans l’évolution technique, Mumford apparaît bien plus réaliste dans sa description de l’utopie technologique. Sur le fond, on peut ainsi s’interroger sur la cohérence épistémologique de l’approche rifkinienne qui fait coexister des références aux interactions nécessaires avec la communauté biologique (citant Whitehead par exemple) et le maintien d’un cadre individualiste laissant aux grands groupes industriels l’impulsion principale vers la nouvelle société.
- 6 L’appropriation est un processus de traduction d’une proposition générale et sa reformulation perm (...)
19Dans la mise à l’agenda de la tri comme dans son développement territorial, on assiste à une appropriation sélective des principales options de Rifkin. Le cadre théorique rifkinien n’est déjà pas exempt de contradictions internes et de superpositions conflictuelles qui témoignent de quelques confusions dans les intentions politiques finales de cet auteur. Pourtant, une coalition d’acteurs régionaux des secteurs public, privé et associatif décide de faire de cette orientation un axe important dans la construction de politiques publiques. On peut alors s’interroger sur les conditions de son appropriation et mettre en évidence les présupposés normatifs et politiques qui vont animer ces acteurs6. Les modalités de l’institutionnalisation de ses propositions – par sa sélectivité assumée, par la publicisation d’actions choisies, etc. – témoignent du cadrage normatif ainsi opéré, comme nous le verrons notamment à partir de l’emploi sélectif de la notion de catastrophe écologique.
20Comment s’institutionnalise la proposition générale de Rifkin, c’est-à-dire les formes concrètes de son intégration dans l’appareil décisionnel local et ses premières traductions en politiques régionales ? La chronologie générale de la mise en œuvre de cette politique, depuis l’adoption du Master Plan en 2013 jusqu’aux perspectives envisagées pour la période 2022-2027, témoigne de la mise en place d’une politique pragmatique et solutionniste qui aboutit à opérer une sélection dans le cadrage politique rifkinien. Ses promoteurs régionaux (cci et conseil régional en tête) opèrent des compromis préalables lors de sa construction, qui aboutissent à dissocier le projet global de Rifkin de ses applications régionales. Ces compromis résultent aussi des contraintes techniques liées à ce plan rifkinien (par exemple, le stockage de l’électricité sous forme d’hydrogène n’est pas sans incertitude sur le plan technique comme sur son coût). On assiste à une émancipation progressive de la politique de tri conduite en région, qui aboutit même à renier certains des principes clés des options rifkiniennes.
- 7 Alliances se présente comme le premier réseau d’acteurs économiques engagés pour impulser une écon (...)
- 8 Ancien journaliste, membre de différentes formations de la droite et du centre, ayant exercé des r (...)
- 9 Le président du conseil régional (2001 et 2015) a exercé de nombreux mandats (député européen, sén (...)
- 10 Voir ce site : consulté le 12 septembre 2021 ; ou encore celui-ci : consulté le 12 septembre 2021.
21Lille, novembre 2012. Le réseau Alliances7 organise le World Forum for a Responsible Economy, en présence de Jeremy Rifkin. Un mois plus tôt, Philippe Vasseur8, à la fois président de ce réseau et de la cci, provoque une rencontre entre Rifkin et le président du conseil régional Nord-Pas-de-Calais, le socialiste Daniel Percheron9. Très vite, l’idée de faire de la région Nord-Pas-de-Calais un laboratoire d’expérimentation de la tri prend forme. Percheron annonce ainsi, dès cette rencontre, sa volonté de rejoindre la proposition de Philippe Vasseur de faire appel à l’économiste américain et consultant Jeremy Rifkin. L’économiste Jean Gadrey souligne la fascination que Jeremy Rifkin exerce dans le « gotha » (grandes entreprises et grands dirigeants politiques), qui proviendrait de sa capacité à concilier un discours libéral avec des notions faisant référence à des valeurs clés d’un humanisme empathique10.
22Rapidement, cette proposition bénéficie d’un soutien inattendu d’une large coalition d’acteurs. Les acteurs publics (le conseil régional) et privés (la cci) vantent les développements à venir (innovation, emploi, compétitivité…). Les forces politiques soutiennent le projet, y compris chez les écologistes. Le chef de file des écologistes au conseil régional à cette époque, Jean-François Caron, soutient la proposition et décide de s’investir dans le portage de cette dynamique. Il s’en explique : « L’économiste [J. Rifkin] rassure aussi les industriels, parties prenantes au projet, en expliquant qu’il y a de l’argent à faire11 » ; « Je n’ai [pas] d’états d’âme sur cet investissement. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui avec un budget de communication de 350 000 euros ? En termes de changement d’image, les retours sont exceptionnels […] Même si son plan n’est pas tout à fait abouti, il offre une perspective. Il est audible par les gens. Il crée un espoir, du désir […] Moi je suis un élu écolo, quand je parle on pense que je vais rajouter des contraintes. Lui il rend désirables les choses. Il donne une perspective à une société en quête de sens et il a une aura planétaire et une crédibilité économique12. » Caron est d’ailleurs nommé vice-président du forum d’orientation de la Troisième révolution industrielle. Sandrine Rousseau, vice-présidente de la région entre 2010 et 2015, estime que « Rifkin est un catalyseur ! » et que ce Plan est « une reconnaissance des idées écologistes »13 supposée produire des retombées écologiques positives. Enfin, les acteurs associatifs ne s’opposent pas non plus à cette proposition.
- 14 Master Plan, 2013, 14, « Facteurs clés de succès ».
- 15 L’occurrence est mentionnée à 212 reprises dans le Master Plan de 2013, contre 8 occurrences pour (...)
23Au cours du premier semestre 2013, des groupes de travail se mettent en place pour élaborer un Master Plan. La mission dispose de 350 000 euros, financée par des institutions et des entreprises comme Enedis (gestionnaire du réseau de distribution d’électricité, ex. : erdf). Dès ses premiers pas, le Master Plan témoigne de la volonté de réaliser un compromis pragmatique : « La tri vise à accélérer une croissance économique locale, économe en énergie et durable14. » Il valorise une orientation fonctionnelle des politiques locales, en proposant une conciliation des intérêts, destinée à faciliter l’œcuménisme politique au nom des priorités économiques et environnementales. Le Master Plan s’appuie fortement sur les cinq piliers de Rikfin : 1) l’essor des énergies renouvelables ; 2) l’amélioration énergétique des bâtiments (qui deviennent pourvoyeur d’énergie) ; 3) le stockage de l’énergie (rôle de l’hydrogène) ; 4) la mise en place de réseaux électriques intelligents (smart grids) ; 5) la mobilité décarbonée (électrique). L‘ensemble insiste sur les options techniques, censées par elles-mêmes produire une conciliation des intérêts et dépasser les antagonismes politiques. Priorité est donnée à « l’efficacité énergétique15 » : la « problématique centrale » (Master Plan, 2013 : 12). Le Master Plan va cependant infléchir le modèle rifkinien en lui adjoignant quelques éléments structurants et transversaux qui n’étaient pas présents à l’origine dans ce modèle, comme la valorisation de l’économie circulaire et l’économie de la fonctionnalité. Le 25 octobre 2013, le Master Plan est présenté et validé lors du World Forum à Lille. L’opérationnalisation de la démarche se met en place au cours de l’année 2014. Les années 2015-2016 constituent une charnière dans le déploiement de cette politique. En 2015, la tri devient rev3 : le changement de dénomination indique la volonté de ses promoteurs d’accentuer la spécificité régionale de la démarche, puisque l’appellation indique l’existence d’une « marque » particulière, l’incarnation régionale originale du projet de tri qui s’émancipe de plus en plus de l’influence de son inspirateur. Un référentiel général rev3 est élaboré et publié en 2015, afin d’orienter les acteurs qui souhaitent s’impliquer dans la démarche, sans que ce référentiel n’aboutisse cependant à un processus de labellisation des projets. En janvier 2016, le conseil régional des Hauts-de-France est créé, réalisant la fusion entre le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie – terre d’élection du nouveau président de la Région, Xavier Bertrand. Dès son élection, celui-ci entend imprimer un infléchissement de cette politique. Il souhaite l’étendre à l’agriculture, même si cela ne sera pas vraiment suivi d’effets, hormis sous l’angle énergétique où le développement des méthaniseurs en zone rurale est encouragé. À la fin de l’année 2017, la Mission rev3 est créée, sous la présidence de Philippe Vasseur et est présentée comme « une dynamique d’acteurs à la croisée de la transition énergétique, de la révolution numérique et des nouveaux modèles économiques » (Zuindeau, 2023).
- 16 « Xavier Bertrand rêve d'un réacteur epr dans les Hauts-de-France », francetvinfo.fr, 29 juin 2016 (...)
- 17 Xavier Bertrand déclare ainsi, en juin 2016 à propos des projets éoliens : « Chaque fois qu'il y a (...)
24Mais l’impulsion centralisée de Xavier Bertrand se confirme : il affirme, sans aucune concertation avec les porteurs de rev3 et en présence de Jeremy Rifkin, souhaiter l’implantation de nouveaux équipements nucléaires EPR, sur le territoire de la région16. Il rejette unilatéralement le développement éolien, qui constituait pourtant à cette époque la source principale de production d’énergies renouvelables, au motif que cela réduirait le potentiel agricole et paysager de la région17. De ce fait, la communication institutionnelle (qui parle d’une politique « amplifiée » à partir de 2016 [Depraetere, 2023]) et le déploiement des options de rev3 mettent l’accent sur le développement sélectif des sources d’énergie : on va privilégier le développement des méthaniseurs et la production d’énergie centralisée, réduire la part de l’éolien, développer un discours pro-nucléaire, etc. Ces inflexions prennent le contre-pied des intentions rifkiniennes de développer des énergies renouvelables comme sources d’énergie décentralisée. Elles contredisent également les orientations énoncées dans le référentiel rev3 élaboré en 2015 et dont la version actualisée en septembre 2017 mentionnait encore : « Les projets relevant de rev3 devront contribuer à des objectifs quantitatifs de développement de la production d’énergie issue d’une ou de plusieurs des sources suivantes – du photovoltaïque, – du solaire thermique, – de la petite hydraulique, – des énergies marines renouvelables, – de la biomasse, – de la méthanisation, – de la géothermie… » (cci Hauts-de-France, Région Hauts-de-France, 2017 : 12). Elles se construisent également sans prendre en compte la dimension empathique de la démarche initiée par Rifkin. Lors des Forums d’orientation de rev3, aucune voix ne s’élève pour souligner les contradictions de ces choix.
25La gouvernance interne évolue. Ainsi, les Forums d’orientation, instance de gouvernance consultative de la démarche, deviennent de plus en plus une chambre d’écho aux orientations décidées par la cci et la Région. Ils cessent leur activité à la fin de l’année 2020 et sont rebaptisés plus sobrement « Forum rev3 ». En juillet 2021, le conseiller régional Frédéric Motte succède à Phiippe Vasseur. Il organise, en 2022, la transformation de la Mission rev3 en une Direction de la Région Hauts-de-France. En juin 2022, une nouvelle Feuille de route 2022-2027 est adoptée. Elle s’inscrit dans la continuité des options économiques du Master Plan de 2013, mais insiste davantage sur la consolidation de l’attractivité du territoire. Elle valorise aussi l’innovation et le développement des entreprises ainsi que le renforcement du rôle des collectivités locales, des initiatives citoyennes ou encore de la formation. Ainsi, au fil des années, la Mission rev3 a produit cinq référentiels thématiques (l’enseignement supérieur et la recherche, les parcs et zones d’activités, le renouvellement urbain, le patrimoine immobilier et enfin, les entreprises18). La priorité énergétique insiste davantage à partir de 2023 sur l’énergie décarbonée, ce qui légitime encore plus le recours au nucléaire.
26Quel bilan tirer de cette politique ? Ses promoteurs estiment que rev3 est désormais une réalité économique « prégnante » (Mission rev3, 2018). La communication souligne les 26 770 entreprises aux activités rev3 dont près de 6 200 avec rev3 en activité principale. Cela représenterait 159 000 emplois (6,7 % du total hdf) liés à rev3 et plus de 52 000 emplois nouveaux entre 2013 et 2018 (une croissance de + 17,4 % à +21,1 % pour le cœur de cible). L’économie circulaire serait particulièrement visée (+ 25 000 emplois), puis les énergies renouvelables (+ 22 000 emplois) et le bâtiment « durable » (+ 10 000 emplois). Depuis 2014, près de 1 500 projets auraient ainsi été accompagnés (57 % d’entreprises, 22 % de collectivités territoriales), selon les chiffres communiqués lors du World Forum de Lille d’octobre 2022.
- 19 Rappelons que pour financer la transition, le Master Plan tablait sur 5 milliards d’euros par an s (...)
27Pourtant, sur le plan méthodologique, l’estimation de son impact est compliquée à établir, en termes d’emplois, de création d’entreprises, d’innovation et de brevets. Tout d’abord, la tri puis rev3 agrègent des projets qui avaient émergé avant même que cette dynamique soit initiée. Il en va ainsi de l’opération portant sur l’isolation de 100 000 logements en région Nord-Pas-de-Calais, annoncée dès 2011. On ne dégage pas de nouveaux moyens financiers pour de nouvelles politiques régionales, mais on flèche différemment les crédits existants sur les objectifs de rev3, en en faisant, par exemple, un élément de conditionnalité des aides. On peut aussi aider les porteurs de projet à aller rechercher des cofinancements européens, dans le cadre du programme feder par exemple19. Ensuite, la labellisation rev3 des projets et politiques fluctue selon les priorités régionales et les différentes étapes du Master Plan. Comment dès lors attribuer précisément la création d’emplois sur le territoire avec les effets de rev3 ? Les quantifications établies restent à préciser, notamment sans comparaison avec d’autres régions de France n’ayant pas bénéficié de cette même politique (Belarouci, 2022). Il est aussi difficile de saisir la part des projets vraiment structurants, développant une approche systémique et où la majorité des piliers initiaux du modèle rifkinien pourraient se retrouver.
28Finalement, l’opérationnalisation de la politique tri/rev3 a consisté dans une traduction/appropriation singulière du modèle élaboré par Jeremy Rifkin, conduisant à s’émanciper de l’influence que celui-ci pouvait avoir sur les orientations prises par cette politique régionale au départ. Toutefois, la caractéristique principale que nous avons analysée dans la première partie de ce texte, mettant en évidence le pragmatisme et le développement d’une pensée opérationnelle des contradictions chez Rifkin, loin de s’estomper dans la mise en œuvre proposée en région, n’a fait que s’accentuer au fil du temps, quitte à prendre le contrepied des principes sur lesquels Rifkin avait lui-même bâti son modèle. Nous explorons dans la sous-section suivante une illustration particulière de ces contradictions, qui se révèlent à travers une appropriation sélective de la crise écologique.
29Pour illustrer plus concrètement l’opération de cadrage, nous souhaitons insister sur le travail de sélection des contours de la catastrophe écologique pourtant centrale chez Rifkin, ce qui produit une minimisation de la profondeur de la crise et conduit à élaborer un perspective réformiste faible au sein de la tri, puis de rev3.
30Rifkin aime réaliser, dans ses écrits comme dans ses interventions orales, une fresque historique mettant en scène un double récit : celui de l’évolution des techniques (notamment de communication, d’énergie et de transport) et du modèle économique qui accompagne celui de l’amélioration des conditions de vie. La dégradation du système Terre pourrait produire une rupture dans ce récit. Dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise (2011), il insiste sur les dynamiques destructrices à l’œuvre (le « risque entropique ») qui menacent l’avenir de l’espèce humaine. Il récidive quelques années plus tard : « Un changement climatique d’origine industrielle met aujourd’hui en danger nos écosystèmes et menace la survie de l’humanité et des autres espèces vivantes » (Rifkin, 2014 : 425). La crise climatique, mais aussi les menaces à l’encontre de la biodiversité – il n’hésite pas à rappeler le rythme d’extinction du vivant (Rifkin, 2014 : 425-433)20 – sont régulièrement mobilisées dans ses écrits et ses interventions, avec des accents que certains qualifient de « deep ecology » (écologie radicale)21. Il souligne aussi la nécessité de prendre en considération le risque nucléaire civil, mais n’évoque que marginalement le péril atomique militaire22. Il s’interroge aussi souvent sur le lien entre nos choix techniques et nos capacités de développement. Dans Le New Deal vert mondial. Pourquoi la civilisation fossile va s’effondrer d’ici 2028 – Le plan économique pour sauver la vie sur terre (2020), il présente l’effondrement de la civilisation fossile comme un fait indéniable23 qui doit désormais s’inscrire au cœur des politiques économiques (Rifkin, 2020 : 376 et 444). Il se démarque d’une vision totalement catastrophiste, estimant qu’il est encore temps d’infléchir nos politiques24 et parvenir à « la prochaine ère25 », cette « Nouvelle Donne verte » qui réaliserait une « transition en l’espace de 20 ans, soit le temps d’une génération » (Rifkin, 2020 : 27). Cela ne peut se réaliser, précise-t-il, sans une adaptation importante et rapide de nos économies et nos marchés, en opérant des arbitrages institutionnels et des transformations des modes de production et de consommation et en transformant notre rapport à l’énergie. Il ne s’agit pas de proposer la décroissance ou la sobriété26, mais de contribuer à l’essor d’une société plus empathique et solidaire, notamment vis-à-vis des plus démunis, en réorientant la finalité de l’économie libérale. Ainsi, Rifkin réaffirme la possibilité de concilier croissance et bien-être, même en prenant en compte les crises écologiques actuelles. Il voit dans « le progrès technique la solution aux problèmes, la base d’une sotériologie assurant l’avènement d’un monde meilleur » (Noé, 2013). Cette sotériologie révèle toute l’ambiguïté de la pensée écologique de Rifkin : accepter l’état des lieux plus que préoccupant du système Terre, tout en proposant une stratégie politique produisant à la fois une minimisation de la crise écologique et une réaffirmation des options techniciennes qui favorisent une perspective linéaire du développement.
- 27 Nous soulignons.
- 28 Ces acteurs reprennent souvent le qualificatif d’« alarmant » : « Cette transition rime désormais (...)
31La perspective alarmiste de Rifkin est très présente dans les premières déclarations fondatrices de la tri : « Notre civilisation industrielle est à un tournant. Le pétrole et les autres énergies fossiles qui constituent le mode de vie industriel actuel touchent à leur fin […]. Toute l’infrastructure industrielle construite à partir des énergies fossiles est vieillissante et dans un état de délabrement avancé. Il en résulte une hausse dramatique des taux de chômage dans le monde entier. Les gouvernements, les entreprises et les consommateurs sont submergés par les dettes, et les niveaux de vie s’effondrent aux quatre coins du monde. […] Pire encore, les premiers impacts du changement climatique lié aux activités industrielles fondées sur l’énergie fossile font leur apparition, mettant ainsi en péril les capacités de survie à terme de notre espèce.27 » (Rifkin, 2013). La documentation officielle (comme le Master Plan de 2013) ou la communication des partenaires (comme le World Forum ou le Centre ressource du développement durable) n’hésitent pas à publiciser cette perspective28.
32Pour autant, la construction d’un discours qui mobilise quelques schèmes discursifs des limites planétaires suffit-elle à produire des politiques publiques et industrielles ajustées à ce constat ? La politique tri/rev3 demeure centrée sur la transformation de l’usage énergétique dans le processus productif, afin de maintenir le projet développementaliste de la région. Pour Rifkin, comme pour les promoteurs régionaux, il s’agit de transformer « la corne d’abondance durable » (Rifkin, 2014, chapitre 15) conciliant une politique de croissance qui réduirait drastiquement les externalités négatives, afin d’ajuster notre développement à la biocapacité de la Terre (Rifkin, 2014 : 407-409). Et cette transformation est possible en développant les technologies numériques vertes (Rifkin, 2014 : 41) : Les options techniques construiraient des solutions de substitution, de compensation, d’optimisation de l’efficacité énergétique, permettant de réorganiser les systèmes productifs et les échanges sociaux. La matière serait ainsi mieux utilisée et les flux plus maîtrisés. Mais il faudrait aussi s’engager dans un « monde néogandhien » (Rifkin, 2014 : 159-164), de renversement de la finalité financière du capitalisme (Rifkin, 2014 : 105) et de la primauté de la propriété privée comme base des rapports de production (Rifkin, 2005 ; Rifkin, 2014 : 337-380 : « Passer de la propriété à l’accès »). Les porteurs du projet tri/rev3 valorisent essentiellement l’option technique, qui permet de maintenir la perspective de croissance, afin de répondre aux attentes consuméristes de la population et de faciliter la constitution de nouveaux marchés pour les secteurs industriels. En revanche, on ne trouve pas tellement trace de la transformation néogandhienne, de la critique du capitalisme ou de la propriété privée !
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- 33 Consulté le 12 septembre 2021.
33Si l’on prend au sérieux l’option centrale de Rifkin et des promoteurs locaux, ne s’agit-il pas d’une vision tronquée de la réalité du numérique ? Rifkin mobilise de nombreuses études pro-numériques, mais il ne dit rien des controverses autour de la capacité de ces énergies à répondre à l’extension des inégalités sociales et leurs limites écologiques29. Le coût environnemental du numérique est considérable (émission de gaz à effet de serre30, utilisation de ressources31…). Tous ces effets rebond (Pitron, 2018 ; Bordage, 2019)32, ces contradictions fondamentales, sont absentes des écrits de Rifkin comme des programmes locaux de la tri/rev3. Pour Jean Gadrey, cela « relève d’un déterminisme technologique comme il en existe peu33 ». Au contraire, le modèle rev3 est régulièrement présenté comme participant à « accélérer les transitions en proposant une réponse aux limites du modèle économique linéaire et de la mondialisation. Les 17 Objectifs de dd proposéspar l’onu posent l’ambition d’une transformation du monde […] Les ambitions de rev3 ciblent déjà un certain nombre d’odd : n° 7, n° 8, n° 9, n° 11, n° 12, n° 13, n° 1. » (Cerdd, Manifeste pour une rev3 citoyenne, 2020 : 5). On assiste en réalité à un important travail de sélection des figures de la crise écologique et des options politiques mises en œuvre dans le but de conserver la cohérence du projet d’émancipation technique porté par Rifkin et ses adeptes. Cette politique de découplage opère des réagencements d’informations présentées, afin de maintenir le projet d’une croissance économique à moindre coût environnemental.
34Terminons cette rapide confrontation des contradictions d’appropriation en soulevant la question centrale du nucléaire. Rifkin a constamment souligné son opposition à cette énergie : « Il nous faudra désactiver et démanteler toute l’infrastructure énergétique bloquée, fondée sur les combustibles fossiles et le nucléaire – les pipelines, les centrales électriques, les installations de stockage, etc. […] il faut se fixer des objectifs ambitieux pour remplacer les énergies fossiles et nucléaire par les énergies solaire et éolienne et autres sources renouvelables » (Rifkin, 2020 : 42 et 111). Pourtant, tant dans la communication institutionnelle que dans les options politiques portées par l’actuelle présidence de Région ou la cci, rien n’est dit sur les menaces liées au nucléaire ! Au contraire : désormais, le nucléaire apparaît dans la communication institutionnelle comme participant activement à la politique rev3, comme le montre le diagramme suivant :
Figure 1. Scénario rev3 de transition vers une économie décarbonnée à l’horizon 2050
Source : Zuindeau, 2023
- 34 Rifkin explique pourtant, à travers l’exemple du Texas, qu’il peut peser sur les options énergétiq (...)
35Cette incorporation du nucléaire se justifie au nom de « la décarbonation et du développement durable » (Depraetere, 2023) afin de réaliser une approche globale pour un territoire zéro carbone en 2050. Pourtant, Rifkin continue de féliciter l’activisme des acteurs locaux, alors même que l’un des principaux leaders s’oppose aux éoliennes et est favorable à l’implantation de nouvelles installations nucléaires sur le territoire régional34.
36L’institutionnalisation des options rifkiniennes met en valeur le processus de traduction utilisé, qui est à la fois employé comme une modalité de légitimation de la part du personnel dirigeant local, public comme privé, autrement dit par « les forces vives du territoire » (Depraetere, 2023), afin d’assurer la continuité de la promotion de leurs objectifs politiques clés (comme la compétitivité territoriale de la Région) et qui peut aussi permettre une transposition d’une intention assez incertaine dans ses frontières, comme nous l’avons vu en première partie, en instrument opérationnel pouvant aboutir à certaines transformations. La traduction ainsi réalisée des perspectives rifkiniennes permet d’insister sur les dimensions opérationnelles et techniques (changement des rapports à l’énergie dans les secteurs industriels par exemple). En opérant un effet de cadrage, elle permet de conforter les options économiques préexistantes tout en minimisant l’entrée de nouvelles options dans la conduite de l’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004). Les responsables procèdent alors à un cadrage des politiques développées, c’est-à-dire que les autorités en charge du développement du projet réussissent à imposer un usage restrictif de la notion (comme on l’a vu sur les questions écologiques), destiné à répondre à certains objectifs prédéterminés (Benford et Snow, 2012). Ce cadrage cognitif et normatif, en même temps qu’il participe à la légitimation de cette politique, offre une forme de cohérence à la politique rev3, d’autant plus qu’elle s’inspire des référents communément admis par ces décideurs (innovation, compétition, efficacité, production…).
37Notre objectif dans ce texte était de confronter l’analyse critique du modèle rifkinien à celle de sa mise en opération dans le cadre de la démarche portée par la Région Hauts-de-France, en faisant l’hypothèse que les situations créées par cette opérationnalisation ne peuvent être déconnectées de la formulation de l’argumentaire théorique leur servant de sous-bassement. Dans cette logique, il nous apparaît utile d’insister dans cette conclusion sur quelques traits saillants. L’analyse du discours rifkinien a permis de préciser les dimensions centrales de la conception théorique de la tri. Selon Jeremy Rifkin, il est indispensable de replacer la posture positiviste à l’égard du progrès technique dans une analyse critique de l’évolution du capitalisme au xxe siècle, et en particulier de la tendance observée à une concentration des capacités de maîtrise de la production industrielle dans les mains de quelques entreprises, phénomène largement alimenté par une matrice énergie/communication spécifique.
38De la même manière, l’émergence d’une nouvelle matrice énergie/communication pour faire face aux catastrophes écologiques annoncées et fonder les bases d’un « plan économique pour sauver la vie sur Terre », doit selon lui s’inscrire dans l’émergence d’une nouvelle civilisation qui accepte de rompre définitivement avec les lois de l’économie politique classique, celles théorisées à la fin du xviiie siècle qui privilégiaient les lois de causalité mécanique valorisant la recherche de l’intérêt personnel et de la propriété privée. Dans cette perspective, l’utopie technologique ne peut se concevoir sans sa mise au service d’une société dans laquelle les interactions à l’échelle planétaire, y compris avec l’ensemble des êtres vivants, doivent fonder les bases d’une empathie généralisée et d’un capitalisme coopératif, et privilégier ainsi l’analyse de leurs conséquences pour la planète.
39Nous avons souligné, par ailleurs, que cette posture théorique, pour intéressante qu’elle soit, n’est pas exempte d’ambiguïtés qui obèrent sa capacité à servir de fil conducteur à son opérationnalisation et facilite une interprétation en termes de solutionnisme technologique des grands enjeux environnementaux. Plus précisément, cet argumentaire n’examine pas réellement l’ensemble des conséquences écologiques d’un recours croissant à la technologie, tel le numérique, et laisse dans l’ombre la question de l’empreinte écologique d’une activité économique globale qui privilégie encore la croissance économique sur la sobriété. Ces limites, d’ordre théorique, permettent d’éclairer les faiblesses observées de la démarche rev3 en Région Hauts-de-France.
40Ces limites se retrouvent dans la traduction opérationnelle de la pensée rifkinienne proposée par les acteurs de la Région Hauts-de-France. L’œcuménisme politique originel qui prévalait au moment du lancement de la démarche, s’il renvoie aux multiples facettes de l’argumentaire rifkinien, a surtout largement favorisé l’expression d’une version faible du changement attendu d’objectifs et de pratiques, laissant de côté des dimensions essentielles tenant à la critique rifkinienne du capitalisme libéral. Au fil de l’évolution de la démarche, en effet, il s’est agi davantage de rassembler le maximum d’actions, parfois contradictoires entre elles ou avec les principes de l’argumentaire rifkinien, plutôt que de construire collectivement et à partir d’une procédure démocratique associant l’ensemble des acteurs un véritable projet de transformation du territoire. Au total, notre analyse invite donc à un regard critique vis-à-vis d’une pensée solutionniste et de son application, plutôt enclines l’une et l’autre à privilégier l’œcuménisme général sur des actions partagées réellement transformatrices des comportements.