1La revue Développement Durable & Territoires (DD&T ci-après) a été fondée en 2002 avec pour objectif de renforcer la prise en compte de la dimension territoriale du développement durable (DD) en mettant notamment en avant les principes d’interdépendance (des enjeux, des échelles, des temporalités, etc.) et d’équité. Le DD et le « territoire » constituent tous deux des objets de recherche pluridimensionnels mobilisés et alimentés par différentes disciplines des sciences humaines et sociales telles que l’économie, la géographie, la science politique, le droit, la sociologie, les sciences de gestion, la philosophie, etc. Alors que de nombreuses revues continuent à exiger que leurs auteurs se situent dans une discipline spécifique, DD&T favorise, depuis sa création, les contributions mobilisant plusieurs disciplines (en sciences sociales principalement, mais également en géosciences et en sciences naturelles) afin d’appréhender la complexité des enjeux au croisement de la durabilité et de la dimension territoriale. Plus fondamentalement, la compréhension et l’exploration de leurs articulations sont, pour la revue, une source de questionnement permanent pour faire évoluer les savoirs.
2Malgré le paradoxe apparent induit par le traitement territorial d’une problématique globale, le passage par le territorial est considéré ici comme inévitable. Il permet d’appréhender le « rapport entre le niveau des territoires (local, régional, national) et l’échelon global du DD » (Pecqueur et Zuindeau, 2010). En effet, depuis 20 ans, les recherches publiées dans la revue portent sur l’étude de l’enchevêtrement des enjeux sociaux, politiques, environnementaux et économiques pour être au plus près des manifestations territoriales du cumul et de la convergence des crises (Theys, 2002), mais également pour saisir les propositions (les expérimentations, voire les solutions) issues des territoires. L’émergence de notions comme les inégalités environnementales ou les vulnérabilités sociales et écologiques, qui appellent des approches pluri et interdisciplinaires, y a largement contribué.
3L’articulation des enjeux de court et de long terme pose la question de leur traduction à l’échelle territoriale (Zuindeau, 2006). En effet, si le principe normatif d’équité, intra et intergénérationnelle, est inhérent à la notion de développement durable, il se concrétise en premier lieu par son inscription territoriale (Laganier et al., 2002). Le territoire représente ainsi un espace pertinent et primordial pour étudier la mise en œuvre de la durabilité en tenant compte des frontières administratives et politiques, des contraintes spatiales et des caractéristiques biophysiques qui lui sont propres. Cette inscription spatiale invite à comprendre les modes d’organisation sociaux, économiques et politiques de la durabilité (Laganier et al., 2002) tels qu’ils sont institués par les acteurs des territoires, et appropriés à travers des dispositifs techniques et politiques, des savoir-faire ou encore des pratiques professionnelles (Villalba, 2009). Le territoire est aussi un lieu d’appartenance, de construction des identités et d’expression des cultures locales au sein duquel s’incarnent des formes d’attachement à celui-ci, des manières de vivre et de percevoir les enjeux de durabilité, ou encore des opportunités d’observer les recompositions des défis socio-économiques et politiques en cours.
4La réalité de l’urgence sociale et écologique est de plus en plus manifeste dans les territoires, malgré des politiques de durabilité instituées depuis plus de 30 ans (Villalba et Petit, 2014). Par conséquent, l’articulation des notions de « territoire » et de « durabilité » met au premier plan, d’une part, la convergence des enjeux sociaux, spatiaux, temporels et culturels et, d’autre part, les conséquences territoriales des transformations biophysiques et toutes les problématiques qui en découlent en matière de gouvernance. Elle engage aussi à initier, développer et renforcer les débats scientifiques interdisciplinaires sur la capacité des communautés d’acteurs à porter leur attention sur les recompositions des pratiques, des savoirs, et des discours qui se déploient dans les territoires, pour vivre en contexte de basculements, et pas simplement pour les gérer ou réduire leurs effets.
5Depuis le lancement de la revue, l’échelle territoriale est affirmée comme la plus adaptée pour expérimenter des pratiques de recherches interdisciplinaires et rassembler des initiatives locales de chercheurs (Zuindeau, 2006). C’est dans cet objectif que le projet éditorial de la revue DD&T s’est construit sur l’idée que l’étude de la durabilité impliquait une approche multidimensionnelle et que son ancrage territorial nécessitait une évolution des pratiques de recherche. Pour parvenir à couvrir ces enjeux, la revue DD&T encourage les recherches (pluri)disciplinaires à tenter l’expérience de l’interdisciplinarité (Laganier et al., 2002 : 12) : « parce qu’il incite à décloisonner les savoirs (à la fois scientifique et profane), qu’il encourage à la reproblématisation de questions traditionnelles (temporalité, équité, etc.), ou bien encore parce qu’il suppose de nouvelles procédures de liaison entre le savant et le politique, le DD inciterait à l’usage de l’interdisciplinarité. Les enjeux qu’il porte engagent effectivement à des repositionnements des disciplines les unes vis-à-vis des autres et concourent à transformer les contenus disciplinaires en même temps qu’évoluent les objets de recherche » (Petit et al., 2010 : 41).
6Au-delà des définitions conceptuelles (et de la distinction entre les notions de pluri-, inter- et transdisciplinarité) (Borderon et al., 2015), la revue valorise les recherches qui explorent l’interdisciplinarité. Elle accorde une attention particulière au croisement des disciplines et des savoirs – sur le plan méthodologique, épistémologique et réflexif – enrichis par « l’étude des interactions des systèmes sociaux avec les systèmes naturels » (Laganier et al., 2002 : 12). Plus qu’un enjeu conceptuel et théorique, l’interdisciplinarité est devenue, au sein de la revue, une motivation pour la mise en pratique des dynamiques de recherche diversifiées, en constante évolution. C’est dans une logique de réseau que la revue expérimente et anime depuis 20 ans une « interdisciplinarité par le bas » (Zuindeau, 2006 : 286). Concrètement, elle rassemble des communautés de chercheuses et de chercheurs mobilisées autour des enjeux territoriaux de la durabilité, dont certaines sont engagées dans les initiatives locales de durabilité, à l’échelle des territoires français (notamment en Hauts-de-France pour certains collègues de la revue) ou internationaux (en Europe, au Nord et au Sud). La logique de réseau constitue un socle fondamental pour expérimenter les savoirs et les pratiques de recherche, pour penser et analyser la manière dont les acteurs transforment les territoires à partir des enjeux de durabilité, et discutent les outils, les méthodes et les dispositifs pour opérationnaliser ces transformations.
7Vingt ans après sa création, ce projet anime toujours autant le comité de rédaction et les pratiques éditoriales de la revue. Un numéro spécial « anniversaire 20 ans » est en cours de préparation pour 2022. Il tirera le bilan de la trajectoire éditoriale et des pratiques de la revue. Sans tout « divulgâcher », nous pouvons déjà dire qu’au fil des ans, les dossiers appelant des regards croisés et une approche interdisciplinaire se sont succédé, confirmant le besoin et la pertinence d’aborder les thématiques, les notions et les enjeux de durabilité en croisant les apports disciplinaires. Ainsi, un rapide tour d’horizon des dossiers publiés par la revue révèle l’étendue et la multitude d’objets complexes susceptibles de bénéficier de cette pratique : le paysage, la biodiversité, la lutte contre le changement climatique, l’adaptation, la maîtrise de la demande en énergie, les communs, la mobilité, ou encore le patrimoine, etc.
8Des projets conceptuels et programmatiques voient aussi le jour. Les numéros : « L’écologisation des pratiques et la territorialisation des activités » (vol. 11, n° 1), « Les objets techniques et le cycle hydrosocial » (vol. 10, n° 3), « Les relations entre les dimensions matérielles et immatérielles des communs » (vol. 10, n° 1), « Les regards disciplinaires et perspectives critiques sur la durabilité forte en SHS » (vol. 10, n° 1), « La perte de biodiversité, liée au New Public Management et au néolibéralisme » (vol. 9, n° 3), « Les temps des territoires » (vol. 9, n° 2), « Les analyses institutionnelles des paiements pour services environnementaux » (vol. 7, n° 1), « Les nouveaux modèles productifs en lien avec l’écologie industrielle et l’économie de la fonctionnalité » (vol. 5, n° 1), « Les trames vertes urbaines » (vol. 3, n° 2), etc. ne sont pas une simple juxtaposition d’articles issus de différentes disciplines. Les appels à contributions aux dossiers conduisent les chercheur·e·s à proposer des papiers visant à approfondir des objets conceptuels communs, à initier des programmes de recherche prometteurs et à renouveler les approches relationnelles entre la nature et les sociétés. Les dossiers croisent les disciplines des sciences sociales, parfois même celles des géosciences, et cherchent à dépasser les difficultés méthodologiques et épistémologiques internes à chaque discipline, et celles posées par l’interdisciplinarité. Derrière ces dossiers, ce sont des communautés de chercheur·e·s qui s’expriment et/ou se créent autour de pratiques de recherche.
9La revue DD&T valorise ainsi des approches interdisciplinaires, parfois expérimentales, appliquées à l’étude des enjeux socio-économiques et politiques de la durabilité. Elle encourage les approches originales qui stimulent et transforment les pratiques et les modes de production des savoirs, déconstruisent les notions issues du champ du développement durable et mobilisent des outils de différentes disciplines. L’exigence est donc renforcée pour donner des gages de maîtrise épistémologique, voire ontologique. Tel est l’apport de l’interdisciplinarité dans la revue : elle vise à ouvrir de nouveaux horizons de recherche et à construire des objets et des cadres d’analyse inédits tout autant qu’elle contribue à aborder la complexité des enjeux spatiaux et temporels de la durabilité.
10Comme au sein de tout espace de réflexion, il est difficile de prévoir ce qui émergera au cours des 20 ans à venir, notamment d’un point de vue thématique. Au même titre que pour les crises écologiques et climatiques à venir, l’incertitude est radicale. Néanmoins, cette incertitude est ici réjouissante et féconde ! L’avenir de la ligne éditoriale de la revue est donc avant tout une affaire d’engagements autour des enjeux et des objectifs suivants :
- maintenir des critères scientifiques exigeants et des pratiques éditoriales transparentes (Audouit et al., 2020) qui contribuent à faire de la revue une actrice incontournable pour la recherche autour des enjeux de durabilité ;
- encourager les approches interdisciplinaires à même de produire des connaissances nouvelles et de dynamiser les disciplines elles-mêmes, dans l’objectif de saisir les nouveaux enjeux liés aux bouleversements écologiques et sociaux, et de tenter d’y répondre ;
- faire coïncider les temps de la réflexion et de l’action au niveau des pratiques de publication (Audouit et al., 2020). Plus généralement, il s’agit de rendre possibles la production et la valorisation des travaux dont l’objectif est de favoriser et d’outiller les échanges de savoirs avec les acteurs des territoires, notamment via l’association éponyme [https://assoddt.hypotheses.org/] et la rubrique « Points de vue » de la revue. À titre d’exemple, la prochaine journée d’étude organisée le 07 octobre 2021 par l’association DD&T est intitulée « Transformations sociales, techniques et écologiques. Regards croisés sur la Troisième révolution industrielle : expérimentations territoriales, politiques et dispositifs » ;
- soutenir le déploiement des approches critiques de la durabilité vis-à-vis des outils, méthodes, notions, théories et mises en pratique, toujours dans une perspective constructive pour améliorer et diversifier la compréhension des enjeux territoriaux de la durabilité et de nos capacités réelles d’action. La notion de développement durable est elle-même sujette à des critiques relatives à son historique, son ambivalence, etc. Si certains y voient un oxymore, elle a néanmoins permis de fédérer des communautés de recherche multiples et interdisciplinaires, et d’initier des collaborations avec des acteurs des territoires, parfois perçus comme éloignés du monde académique.
11Voilà quelques engagements pour appréhender l’horizon. Maintenant, « y’a plus qu’à ! ». La revue peut notamment compter sur son fabuleux comité de rédaction pour s’y atteler. Plus qu’un simple support éditorial, il constitue une communauté riche de disciplines et de pratiques de recherche multiples. DD&T offre un espace de débat scientifique à travers la publication de recherches s’attaquant à des défis épistémologiques et méthodologiques tout en explorant l’interdisciplinarité (Petit et al., 2010). En résumé, la revue anime un projet de recherche « en marchant » pour étudier la mise en pratique de l’interdisciplinarité par des communautés de recherche au service de la territorialisation des enjeux de durabilité.
12Au plaisir de faire le point dans 20 ans pour apprécier le chemin parcouru… D’ici là, bonne lecture !